Leçon 18.   Vivre et exister          

    L’existence, c’est communément le fait d’être dans l’expérience. La rose dans le vase « existe », elle est là près de ma main, elle rayonne son existence dans la perception que je puis en avoir, elle se donne dans ses formes délicates et son parfum. Elle existe en ce sens pour moi, dans la conscience que j’en ai. Mais elle est dans l’ordre des choses et dans l’ordre de la Nature. Nous disons à l’enfant qui grandit : « mais non, le père Noël n’existe pas » et il est déçu, il croyait dans son existence.

    Cependant, nous ne pouvons pas mettre toute existence sur le même plan. En tant qu’être humain, je n’existe pas à la manière d’une chose et la seule référence à ma place dans la nature ne suffit pas à m’indiquer où est le sens de mon existence. On pourrait bien sûr dire qu’exister, c’est simplement vivre, mais exister est-ce seulement vivre ? Ce mot « vivre » n’est-il pas bon seulement pour désigner une existence seulement vitale ou l’existence de l’animal qui effectivement, d’un point de vue biologique « vit ». Mais sait-il seulement qu’il existe ? Aurai-je seulement le sentiment d’exister si je me contentais de « vivre » ?

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A. L’expérience de l’absurde

    Essayons de nous interroger avec attention sur notre expérience de l’existence, mais aussi sur le sentiment d’inexistence. Supposons que je me trouve sur un banc, dans un jardin public. Je suis là, assis sur le banc. Devant moi une rangée d’arbres bien taillés. Un chien passe et quelques pigeons viennent se poser sur les cailloux du parc. Les arbres, le chien, les pigeons, les cailloux existent. Je peux cependant marquer une différence entre ce qui est inerte, tel le gravier, et ce qui est vivant et manifeste un mouvement tel l’oiseau. La pierre existe sous une certaine forme. Le gravier est poli par le passage des promeneurs. Il maintient son existence dans une forme, contre une dégradation continuelle. Il maintient sa cohésion propre. Le caillou persévère dans l’Être d’une manière très élémentaire. Je ne dis pas qu’il vit. L’arbre a une existence plus riche, puisqu’il a en lui déjà un principe de croissance. L’oiseau lui aussi existe, mais il existe avec non seulement un principe de cohésion et de développement biologique, mais aussi avec une capacité de mouvement et une forme rudimentaire de pensée. Il est vivant. Lui aussi tend à se conserver. Il n’est rien qui dans la Nature ne cherche à persévérer dans l’Être. (texte)

    1) C’est là qu’il nous faut prendre la mesure du sens exact que nous donnons aux mots. Sur le fondement de la vigilance, je peux dire que la pierre existe, je ne peux pas dire qu’elle vit, par contre de l’oiseau je peux dire qu’il existe et qu’il vit. Le terme vivre peut s’entendre au sens:

    a) biologique et c’est à cela que l’on pense tout d’abord, c’est-à-dire que nous réduisons la vie au phénomène vivant. Le vivant est l'objet d'étude de la biologie.

    ---------------b) phénoménologique. Il y a pourtant une autre signification de la vie. La Vie c’est aussi ce qui se manifeste à soi-même dans le vécu de la conscience. Je ne peux pas préjuger de ce qu’éprouve l’oiseau. Il est peut-être possible qu'existe une forme virtuelle de conscience dans le caillou dont je ne peux rien dire. Mais je sais bien par expérience que je vis en ce sens que je m’éprouve moi-même dans des vécus. La plénitude de la Vie, telle que je puis parfois l’éprouver, est une plénitude d’éveil et une plénitude de conscience, ce n’est pas d’abord un fonctionnement biochimique. Par extension, je suis porté à considérer le terme exister à partir du vécu. Nous en avons parfaitement le droit, mais nous devons aussi nous rendre compte qu’alors le mot ne relève pas de la biologie, mais plutôt de l’approche d’une phénoménologie de la Vie. Mais si l’existence est ce que nous vivons, ce que nous vivons est différent de ce que nous pouvons seulement penser de la Vie. L’existence n’est pas un simple concept, elle est la réalité elle-même.

    2) Et c’est là que surgit la difficulté.Nous suffit-il d’exister pour savoir ce que signifie exister ? Rien n’est moins sûr et c’est ce que veut montrer Sartre dans La Nausée. Les arbres dans le jardin sont là, « il y a » les pigeons, le chien qui court, la racine de marronnier. Tout cela « existe » devant moi, mais pourquoi ? Je n’en sais rien. Cela surgit d’abord devant moi et ce n’est qu’ensuite que je puis en trouver le sens. L’existence s’impose à moi avant la connaissance que je puis en avoir. Dans les termes de l’existentialisme sartrien, l’existence précède l’essence. Le statut de l’existant, c’est d’être jeté là, dans une pesanteur si lourde qu’elle en est oppressante. La racine de marronnier « existe » sans qu’il me soit donné une raison de son existence. Mais que veut dire « cela existe », sans « raison » ? L’absurde. Le sentiment premier de l’existence pour Sartre est donc l’absurde. L’existence jaillit là devant, jetée comme le papier dans la poubelle, sans que je n’y comprenne rien. Ce n’est qu’après avoir subit cette dégringolade d’existence « qui poisse tout comme de la confiture », que je peux lui donner un sens quelconque. Cet arbre, cela « sert à décorer », ces pigeons viennent dans ce tableau naturel "pour agrémenter" le jardin, ce chien est "à la recherche" de son maître. Je peux trouver une raison pourquoi cela existe, plutôt que le rien sans raison, le rien en ce lieu, ou en cette place. Si je ne projetais pas un sens sur les choses, je serais laissé au niveau du sentiment de jaillissement immédiat, je serais dans le non-sens ; or de ce non-sens ne peut venir qu’un dégoût, une nausée : toutes ces choses jetées là c’est indécent, obscène, dégoûtant. Elles sont d’emblée de trop : elle sont là massives, lourdes, muettes, sans que l’on sache pourquoi, sans raison.

    « J’étais tout à l'heure au jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.

    Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais senti ce que voulait dire « exister ». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je pensais comme eux « la mer est verte; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette, mais je ne sentais pas que ça existait,.[...]

    J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître ; je comprenais la Nausée, je la possédais. A vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu'à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que l’existence n’est pas la nécessité ». (texte) (texte) (texte) (exercice 3b)

    Notons bien, selon Sartre, l’existence n’a pas de justification nécessaire : cela veut dire, qu’après tout, il n’y a pas de raison pour laquelle ceci ou cela existe plutôt ainsi qu’autrement. Ce jardin public, ce pourrait être un terrain vague. Le chien pourrait ne pas exister. Les pigeons auraient pu recevoir une décharge de chevrotine. Et moi dans tout çà ? Suis-je moi-même différent du reste ? Non. Moi aussi je suis dans la déréliction, moi aussi je suis jeté là semble-t-il sans l’avoir voulu, sans savoir pourquoi, sans savoir ce que je suis. Je suis comme toutes ces choses, mon existence précède mon essence. Cela veut dire aussi bien que je n’ai pas d’essence déterminée qui soit là disponible. .Je ne suis pas né avec une sorte de mode d’emploi de l’existence, j’ai été jeté au monde comme un paquet sur le trottoir, ignorant et hagard. Ma vie est absurde, comme toute cette existence absurde, car de fait, tout est contingent, (R) rien n’existe nécessairement. Ma vie n’a pas plus de sens que tout le reste. A partir de là, il me faut bien donner un sens et me donner un sens. Telle est la justification de l’engagement pour Sartre. L’existence, prise en elle-même, si elle est absurde, doit recevoir une prescription de sens. Or en tant que conscience intentionnelle, j’effectue cette prescription dans mes projets. Un projet permet la projection du sens. Un projet, c’est ce qui fait que je ne suis pas seulement là, comme un pot de confiture sur l’étagère, mais que je suis là pour quelque chose ou beaucoup mieux : un projet se construit surtout pour quelqu’un. Un projet n’est pas un désir superficiel, ni un simple choix. Le projet enveloppe autrui dans la construction d’un monde commun. Un projet, cela vous sort de l’absurdité de la vie. Si moi, existence indigente et vide, je peux mentalement me projeter, je peux me donner des raisons d’exister – par rapport aux autres. Je me donne du sens en me donnant un certain rôle dans ce monde absurde. Il ne faut pas en effet que ma liberté soit laissée à elle-même, sinon elle s’effondrerait au contact de l’absurde, il me faut donc l’engager d’une manière ou d’une autre. Sinon c’est la noyade.

    2) Mais l’autre, devant moi, est dans la même situation que moi, tout aussi vide et égaré. Lui, le garçon de café sur la terrasse joue un rôle, il joue à être « garçon de café ». Il se prend pour un garçon de café. Mais c’est un mensonge, il est comme moi, une liberté vide qui se donne un rôle pour se sentir exister dans un monde absurde. C’est la comédie de la vie. Exister pour l’homme c’est jouer la pantomime d’un rôle social. Parce qu’au fond nous sommes rien, nous avons besoin d’échapper au vide, d’être quelque chose et nous comblons ce besoin dans le service d’autrui. L’autre m’aide à exister, il me renvoie le sens que je me donne (texte). Nous fabriquons notre monde de projections mutuelles. Je me prends pour un client au bar. Le garçon de café se sent heureux d’être considéré dans ce rôle de garçon de café. Cela lui donne une importance, un sens sous le regard de l’autre. Si demain il est privé de sons travail, il souffrira d’une perte de sens. Il ne sera plus rien. Néant, ce qu’il est déjà, par delà les petites comédies et les projections. (texte) Son existence cessera d’avoir un sens et il retombera dans l’angoisse. Lui ôter sa fonction, c’est lui ôter son rôle, c’est lui ôter son sens d’être (celui qui est prescrit par l'intentionnalité), le rendre à ce qu’il est, une liberté vide dans un monde absurde. Cela explique pourquoi Sartre admet que je ne peux pas rencontrer « l’intériorité » d’autrui. L’intériorité est un mythe. L’autre est comme moi, une outre pleine de vent, un masque changeant, un courant d'air ; il n’a pas plus d’être nécessaire que moi. Si je pouvais entrer dans sa conscience, je serais aussitôt jeté dehors, là-bas, dans un objet quelconque. Si j’entrais dans la conscience du garçon de café, je serais jeté dans ce geste d’un client qui demande l’addition. On ne rencontre jamais que des personnages, on ne rencontre qu’une extériorité, sous la forme de la projection d’un rôle donné : et Sartre d’assimiler l’intimité à un bruit de déglutition de lavabo ! Cependant, l’autre me soutient tout de même dans l’existence, puisque mon projet l’enveloppe, puisqu’il est en fait parti-prenante de tout projet, de tout engagement. C’est ensemble que nous pouvons donner du sens à cette existence absurde et la construire. Je me crée moi-même de cette manière et l’autre est aussi co-créateur de ce que je suis. 

B. Passion d'exister, malaise d'exister

    Nous ne pouvons pas accepter ce genre de thèse sans examen . (texte) Nous ne pouvons pas non plus envoyer promener Sartre, en faisant du psychologisme : pour ne voir qu'un discours angoissé et à le discréditer pour cette seule raison. Nous devons comprendre. Il peut paraître assez étrange de choisir une expérience qui est la perte du sens de l’existence pour caractériser justement le sens de l’existence. Chez le même auteur, c’est tout aussi étrange que de choisir le conflit, qui est l’échec de la communication, comme sens premier de la relation humaine ! Mais cette perte est elle-même pleine de sens en tant que perte. La perte de sens semble une perte de soi, perte d'affirmation, une perte de la confiance. Faiblesse. Que se passe-t-il quand l’esprit devient faible et qu’ainsi la vie devient faible ? L’existence semble s’effondrer. C’est comme si autour de moi tout s’écroulait. Mes doigts glissent sur la paroi des choses et je ne peux plus m’accrocher à rien, je tombe, je m’effondre dans l’angoisse. Au moment où je m’effondre, les choses, les objets, les personnes mêmes cessent d’avoir pour moi un sens. Si mon existence n’a pas de sens, plus rien n’a de sens. Je me dis : « à quoi bon ? » A la limite, tout m’indiffère, tout me dégoûte. Inutile de chercher très loin le prototype de cette expérience, il suffit d’entrer dans le vécu de la dépression pour éprouver et comprendre l’effondrement du sens de l’existence dans l’absurdité.

    ---------------Mais comprenons bien ce qu’implique existentiellement la dépression. La vigilance quotidienne maintient la pression, maintient une tension, des exigences, elle est toujours sous la coupe d’un devoir-être. "Fait attention. Tu dois ceci, tu dois cela, tu devras ceci, tu devras cela. Prend soin de ton avenir. Tu dois devenir quelqu’un" : la pression sociale vient d'une identification au temps psychologique. Je suis moi-même pétri de désirs de toutes sortes, qui me tire vers demain et m’installent dans l’attente. Le futur m’appelle et son appel rend mon présent insignifiant et ma réalité fade et inconsistante. C’est le temps psychologique, et par suite le désir, qui permet de projeter un ailleurs. C’est le désir qui projette en avant l’ombre d’un sens possible. Je mise toute mon existence dans un désir et… voilà un échec cinglant, une déception et toutes mes représentations s’effondrent et perdent leur sens. Je me retrouve déçu, vide. A la pression succède la dé-pression. Et quand,  suite d’une déception, la Force de la vie se retire, apparaît l’état de faiblesse et  se manifeste la pensée : « à quoi bon... », « tout cela n’a pas de sens », « si j’avais été différent… Si la vie avait été différente... mais non, hélas je ne suis que ce que je suis ! ». Le mental juge et pose cette existence qui se « sent de trop ». La pensée qui dit vouloir « être autre » est une pensée faible, c’est une pensée issue de la faiblesse et avec la faiblesse, tout intérêt se retire et l’existence perd son sens. C’est le temps psychologique qui accuse la faiblesse, en donnant une pseudo réalité à l’ailleurs et l’autrement, contre l'ici et le maintenant. (texte)

    C’est seulement quant la Vie coïncide avec elle-même dans l’instant présent, qu’elle connaît l’épanouissement de sa Force et de son Sens. La donation entière de la plénitude de la Vie est disponible si je ne me dégage pas de la Vie. Alors seulement la Vie est réellement vécue, et elle est alors un renouvellement constant de l’intérêt vers le Monde. Elle est une passion sans motif, une Passion, un émerveillement renouvelé devant ce qui est. Dans cette conscience, ce n’est pas le sentiment du vide de sens qui domine, mais tout à l’inverse celui d’une richesse de sens qui déborde et que la pensée ne peut pas circonscrire. La Vie est elle-même son propre intérêt, elle est la Passion de l’Être à exister. Elle trouve son sens en elle-même dans sa propre expansion de soi. Le vide de l’existence, est le rétrécissement du champ de l’intérêt que provoque la pensée, projetant le sens dans un avenir sous la forme d’un objet limité. Et le comble, c’est que jeté dans le temps, il ne me reste communément que le divertissement pour occuper ma pensée. Pour le consommateur postmoderne, quand le seul intérêt consiste dans les jeux et les matchs de football à la télévision, il est clair que le reste du temps, la vie n’a guère de valeur et corrélativement pas de sens. Le sens de l’exister s’est ratatiné autour d’un seul objet, et  il a entraîné avec lui l’ennui où il est la plupart du temps délaissé, cet ennui qui dit qu'au fond que vivre, c’est peut-être seulement se nourrir et dormir ! Comme le disait un jeune téléspectateur lors d’une enquête : « La T.V. m'évite de m'ennuyer. C'est un moyen de tuer le temps... Rien dans la vie ne m'intéresse. La T.V. me fait oublier que je n'ai pas de but". (texte) Quand la vie n'est que fuite, évasion, elle ne se donne plus à elle-même, elle ne convoque plus ses potentialités intérieures, passive, elle ne crée plus rien. Et rien ne peut plus la satisfaire, puisqu'elle a entrepris de se défaire de soi.

    C’est seulement quand je me donne corps et âme à chaque instant que j’ai le sentiment que la Vie est une aventure pleine de sens. L'existence et l'essence sont simultanées. Les sous-produits de la pensée, comme le « désir », ou l'« engagement », ne suffisent pas pour rejoindre le courant naturel d’expansion de la Vie et son Sens. Le mental engage une présence à l’être, mais qui reste limitée, parce qu'il participe de la temporalité ek-statique de l'existence. La vie sous la coupe de la pensée ne trouve la coïncidence avec soi que dans une brève étreinte d’un désir, l’étreinte d’une satisfaction provisoire, avant que ne renaisse l’éternel poursuite de son objet. La Présence totale, la Présence entière au maintenant, la Passion sans motif, ne relèvent pas de la pensée, ni du désir. Seule une attention complète au maintenant donne la Plénitude de la Vie, une plénitude qui n’est pas l’expression du désir, et qui est donnée avant tout désir et avant tout pro-jet, dans un Éveil sans faille au maintenant. La plénitude de la Vie n'est donc donnée que dans la mise entre parenthèses du temps psychologique et de son ek-stase perpétuelle. Le sentiment de plénitude de l’existence n’est donné que dans une disponibilité au maintenant. Sans cette donation entière de la conscience à ce qui est, la vie ne prend un sens que de manière accidentelle, quand le désir vient parfois rencontrer le réel, le reste du temps elle n’a guère de sens. Elle est une misère d’exister, sans raison d’exister. Revenu de tout, cette vie finit par se perdre dans les nuages de ses fantasmes, elle ne reprend pied que de loin ne loin, quand la réalité daigne nous accorder un de nos plaisirs. Le monde, mesuré à l’aune de la pensée est un désert, et le  maintenant-actuel un long calvaire à endurer, entre deux petites récompenses que la vie voudra bien nous accorder. Une errance.

    La disponibilité à soi est pourtant entre nos mains. L’ouverture à ce qui est nous appartient. Il n’y a aucune recette pour la commander. Elle est à elle-même son propre foyer. Aucune cause ne la contraint, car elle n’a pas de forme. Si donc nous cherchons une voie pour retrouver le Sens, cette voie ne peut-être qu’en nous-mêmes. Sans distance et sans temps. Nous sommes l’obstacle et nous sommes aussi la route. Alors comment ? Un intérêt sincère pour la connaissance serait un appui. C’est cet intérêt que Platon trouvait dans l’émerveillement devant l’Être, comme lieu de naissance de la philosophie. S’étonner, c’est se tenir dans l’ouverture de la conscience, c’est se tenir dans l’éveil au maintenant. S’émerveiller, c’est rencontre le prodige de la Manifestation de ce qui est. C’est renouveler l’élan de l’intelligence vers l’Être. Il y a loin entre l’expérience de l’Être comme émerveillement, dans la Pensée grecque, et le sentiment de l’absurde dans l’existentialisme contemporain ! Étrange. Comment l’Être peut-il à la fois se rencontrer comme une vacuité de sens et une surabondance de Sens ? C’est l’ouverture à ce qui est qui commande la rencontre de l’existence.

    Mais peut-on commander cette conversion du regard ? Y a-t-il moyen de provoquer une sorte de mutation de la conscience, par où serait libéré le Sens? Puis-je trouver cet état d’ouverture qui est un accueil du sens de l’Être, un accueil qui n’est pas une simple prescription de sens venue du désir ? Est-il possible de vivre l’existence dans une continuelle révélation du Sens ? Tant que nous n’aurons pas trouvé cette ouverture, nous serons effectivement condamnés à ne chercher le sens que dans nos projections mentales, dans la projection de nos attentes. La Plénitude de la Vie ne sera alors qu’un rêve. Ou plutôt, nous serons condamné à créer ce rêve dans la projection de nos désirs, sans jamais le rencontrer en chair et en os. De toute manière, cette question est verticale. Elle nous frappe en pleine figure et personne ne saurait se résoudre par un système ou des formules toutes faites, et surtout à notre place ! Personne ne peut exister à ma place. Personne d’autre que moi ne peux rencontrer l’amour de la Vie qui donne l’abondance du Sens. Tout ce que je puis faire c’est au moins d’essayer de comprendre comment naît l’absurdité de la vie dans le mental qui la fabrique, et peut-être qu’en voyant cette absurdité je saisirai tout d’un coup ce que représente la plénitude de la vie. (texte)

C. Le sentiment de l’existence

   Il est cependant des moments particuliers où l’existence se présente à nous dans une singulière profondeur, des expériences verticales où la plénitude de l’existence affleure, où le sentiment de l’existence n’a pas du tout la coloration qu’il prend dans l’analyse de Sartre. Nous en avons un exemple étonnant dans un passage des Rêveries du Promeneur solitaire de Jean Jacques Rousseau. Il s’agit bien d’une expérience, non d’une construction purement intellectuelle, comme celle de La Nausée. (Sartre avouait que La Nausée n’était qu’une pure fiction ne renvoyant pas à son expérience personnelle). Peut-il y avoir un sentiment de l'Etre, débarrassé de tout pathos psychologique, une sorte de râsa, comme le formule l'esthétique de l'Inde, une saveur pleine du sentiment d’exister ?

1) Rousseau le découvre sur la pente de la contemplation de la Nature au bord du lac de Bienne dans Les Rêveries du promeneur solitaire:

« Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute agitation la plongeait dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissaient quelques faibles et courtes réflexions sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image ; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité d'un mouvement continu qui me berçait ». (texte)

     La contemplation de la Nature n'excite pas le travail du mental. Elle ne donne pas de l’eau au moulin de la projection et n'alimente pas l’agitation du désir. Ce qui est, comme totalité de la Nature, réside dans un présent qui ne connaît pas le tiraillement perpétuel de la conscience vers un futur, l'agitation temporelle du désir, de l'espoir et de la crainte ; bref, la dualité être/devoir-être qui fait déjà chercher du regard ce qui n'est pas présent. Ce qui est respire l'être dans une paix qui réconcilie toutes les oppositions et efface la dualité. La paix de l'Être se communique dans le recueillement. Le lac se donne lui-même dans un murmure, et ce murmure, entre en harmonie avec celui qui l'écoute. Écouter ici c’est contempler. Qu’est ce que contempler ? C’est abolir la séparation, la dualité en le sujet et l’objet. C’est se laisser être, c’est être en harmonie avec l’Être ; et dans l’harmonie retrouvée, il y a résonance entre l'intérieur et l'extérieur. Dans la contemplation prend fin le processus de la dualité.  (texte) La contemplation met fin de la dispersion de la pensée dans ses préoccupations et son grouillement ordinaire. La perception du bruit continu des vagues fait très peu de chose, elle déplace l'attention prise dans sa propre agitation, vers le mouvement harmonique de la Nature. Le changement dans la Nature ne comporte en lui-même aucune prise, il s'épanouit dans un laisser-être qui n'impose rien, n'exige rien, mais se contente d'être. La transition, depuis une attention aux prises avec la pensée, à une attention accordée à ce qui est, n'est pas intellectuelle ou représentative ; elle est sensible, elle s'accomplit dans le milieu du sentiment. La réduction de l'agitation des pensées va avec le lâcher-prise par où la conscience vient, au cœur du sentiment, s'accorder à ce qui est. Ou mieux, cet accord est par avance déjà réalisé au niveau du sentiment. La fenêtre ouverte ne crée pas la brise fraîche, mais il importe qu'elle soit ouverte pour que le vent puisse entrer. Le sentiment d'être, le parfum de l’existence n’est d’aucune provenance particulière et se manifeste en réalité sans cause. Il n'est pas une projection,  une humeur psychologique, ni une raison intellectuelle. En lui, il n'y a même plus de conscience du « moi », car le sentiment d’être transcende les humeurs de l’ego. Il y a l'Être pur et sa donation dans le je suis, donation qui précède l'apparition de cette redondance inutile du "moi". Quand nous sommes totalement présent, le sens de l’ego reflue.  

    ---------------Ce qui est étonnant dans le texte de Rousseau, c’est qu’il fait un lien précis entre le sentiment de l’existence et le bonheur. Il nous donne à comprendre que la poursuite d’une satisfaction dans le temps est une illusion et que le bonheur réel est simplement dans la conscience d’être ici et maintenant.

    2) En d’autres termes, l’être est là, sous le bruissement de la pensée. Le don du silence est l'aube de la présence au cœur du sentiment du Soi. La Présence  à l’être n'est pas une réflexion de l'intellect se saisissant lui-même sous la forme d'une représentation de soi. La croyance selon laquelle la présence serait le résultat d'une conscience réflexive, repose sur une méconnaissance du statut auto-référent de la conscience.  Le je suis ne requiert aucune gymnastique réflexive pour rayonner de son être, il est l'Invisible présence par laquelle tout le reste est réfléchi et rendu présent. Cependant, dans la conscience habituelle, notre attention est sans cesse portée sur l'objet, sur ma pensée ; je pense un objet et simultanément je me donne l’identité du penseur. La vigilance habituelle est accompagnée de l'effort vers les choses, de la tension-vers le monde de l'action dans le monde. La vigilance est ek-sistence. La vigilance n’est pas la présence. Elle est tendue vers ce qui n’est pas encore et vers ce qu’elle cherche. Or pour être, il n'y a rien à faire ! C’est absurde. On ne peut pas « faire-être » ! Cette hantise du devoir-être, d'une non-conformité avec la représentation d’une attente, d'un but, engendre une division… et cette division nous place vis-à-vis de nous-mêmes au-dessous de toute attente. Elle appartient au domaine de l'avoir et non pas au royaume de l'être.

    Ce que Rousseau a entrevu, c’est que la conscience-de-soi est en réalité un pur sentiment d'être qui n'est investi d'aucune valeur appartenant à la pensée emportée dans le temps. Contre toute la tradition cartésienne, Rousseau dit que la conscience-de-soi, se donne à elle-même "sans prendre la peine de penser" ! Il nous faut comprendre que la pensée est dans la représentation une présence seconde et non la présence originaire. Elle est comme un vol d'oiseau dans le ciel de l'Être, elle passe en déployant la durée dans la représentation. Une pensée passe, puis une autre pensée et ainsi de suite, mais la pensée ne crée pas l’Être, elle le représente. La pensée ne crée pas le soi, elle se déploie sur un Fond de subjectivité pure qui est antérieur à la pensée et à sa créature, l’ego. La pensée est comme le roulement indéfini de l'ego sur le sol immobile du soi.

    On n'a pas assez remarqué la profondeur du texte de Rousseau sur ce point. Son interprétation, il est vrai, heurte de front notre cartésianisme, qui, en identifiant la conscience avec la pensée, ne reconnaît d'existence que dans la saisie de la pensée. Or si on suit Rousseau, dans la formule « je pense donc je suis », les termes importants ne sont pas « je pense », mais « je suis ». « Je suis » est le séjour originaire de la conscience. Le « donc » n’ajoute rien.  Si le je suis, dans son être même, transcende l'activité de la pensée, cela signifie qu'en-deçà du penseur de la réflexion, il y a le Témoin de cette pensée. Quand le silence de ce qui est devient profondément vivant, l'éveil à l'objet est éveil à Soi, et dans cet état, Rousseau l’a compris, les "faibles et courtes réflexions" restent à la surface, et ils perdent leur pouvoir de précipiter la conscience dans le mouvement du temps. Les "impressions" restent donc "légères" et "s'effacent" d'elles-mêmes, car laissées à elles-mêmes, sans la prise de la vigilance, les pensées vont spontanément vers leur fin.

    Avec le sentiment de l'Être, se donne une forme de conscience différente de la conscience habituelle, une conscience qui participe de l'éveil. L’expérience de l’Être n’est pas une chute dans l'engourdissement du sommeil, avec cette lourdeur caractéristique de l'inertie. Dans le sommeil profond il y a bien aussi une disparition des pensées, mais au profit de l'inconscience, de l'ignorance présente dans l’inertie. Or si l'éveil est bien une détente, il n'est pas pour autant une perte de conscience. L'éveil est une conscience qui, libérée  de la tyrannie des pensées confuses, élève l'intelligence à sa plus haute acuité, là même où elle est aussi pure sensibilité et pure intuition. Lucidité sans faille, pleine conscience de ce qui se manifeste en soi-même et hors de soi.

Comprendre la profondeur du sentiment de l’existence, comprendre que le soi est éveillé dans le Silence nous demande de rompre avec l'intellectualisme. Partant de notre expérience de la vigilance, nous sommes habitués à "occuper" notre pensée avec un objet, et nous croyons aussi qu'il nous suffit, pour être conscient, de tricoter un peu plus adroitement avec nos pensées que d'ordinaire ! Nous croyons que pour « exister » au sens plein il faut « penser » beaucoup plus !

Que nous montre l’expérience à laquelle fait référence Rousseau ? L’expérience de l’être n'est ni une évasion de la Pensée, ni une préoccupation inquiète et pénétrée d'angoisse. L'être est dans son essence infiniment plus simple que toute la complexité retorse des représentations mentales et de notre pathos érigé en métaphysique. Dans le rayonnement de l’Être, le sentiment de l’existence est très simple, très dépouillé et il porte en lui une plénitude. La plénitude d’être est ce que nous avons connu dans la spontanéité de l’enfance. Mais nous nous sommes éloignés de l’être et notre existence s’est intérieurement racornie. Le sens du moi a creusé une séparation. Et puis, de toute manière, la simplicité d’être n'intéresse pas l'ego habile à jongler avec la complexité de ses idées. Le mental, ligoté dans ses représentations, a tendance à détourner de ce qui est. Il ignore la présence à l’Être et préfère la pensée de la présence. L’ego, aux prises avec ses pensées, centré sur lui-même et en souci de devenir, est en fait très intellectuel. Or nous avons vu que l'ego n’est que l'agent du mental. Une entité produite par la pensée. Comment serait-il à même d'appréhender l’être, d’avoir une ouverture a luminosité consciente dont il procède, lui qui justement réfléchit la lumière de la présence et la rapporte à ses objets de pensée ? Dès qu’il y a une profondeur du sentiment de l’Être, le sens de l’ego disparaît.  La luminosité originaire du je suis n'est pas empruntée à la réflexivité de la pensée, elle la précède. (texte) Le domaine de l'objet de la pensée (texte) est, par rapport au soi, non-conscience, ou seulement conscience empruntée, c'est-à-dire conscience-de-quelque-chose. Le domaine du Sujet pur est le champ d'une conscience, qui, en tant que Sujet, est dans son être même conscience-de-soi. Nous pouvons manipuler, penser les objets, parce qu’il peut y avoir une prise sur l’extériorité, mais sur l’intériorité pure et la présence, il n’y a pas de prise objective. Et pourtant, il y a bien expérience. Il y a la respiration d’un sentiment profond et indéfinissable. Métaphysique. En réalité non conceptualisable. La palpitation secrète de la Vie.

    Il est bien sûr facile de rétorquer  : oui, mais on ne peut tout de même pas passer son temps à regarder un lac, pour sentir la plénitude de l'existence ! Autre objection : Rousseau est un solitaire ennemi des hommes ! Mais le sentiment de l’existence est-il nécessairement perdu au milieu d’une ville et au milieu des hommes ? Si la plénitude, comme le bonheur, est un état d’être, elle n’a rapport ni au lieu, ni aux circonstances. Qui nous dit que la plénitude de l'existence n'est pas donnée maintenant? En vivant dans la Présence, ne serons-nous justement pas plus proche des autres ? Ne faut-il pas aussi accepter, selon le beau titre d’un livre de Stephen Jourdain, La bienheureuse Solitude de l'Ame, accepter que la Solitude soit vivante pour nous soyons enfin plus intime avec chacun ?

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    Exister, ce n’est pas seulement vivre (au sens biologique et économique), et encore moins survivre, se borner à vivre ne remplit pas le sens de l’existence. Nous pensons d'ordinaire que pour que l'existence prenne un sens, il faut qu'elle se donne un projet. Pourtant, le sens de l’existence n’est pas rempli dans le pro-jet. Le projet est en effet une condition ek-satique de la conscience liée au futur. Le sens de la Vie n’est pas dans son ek-stase temporelle. L’expérience de l’absurde n’est pas une expérience de l’existence, mais de l’inexistence, un frôlement de la Vacuité qui n’en retient en plus que la négativité. Même l’engagement, qui est sensé fournir un sens, ne suffit pas, l’engagement, comme artifice n’est pas le Sens de l’existence. L’engagement devrait être davantage qu’une bouée de secours d’une existence déficiente et faible, il devrait être une expansion de soi. Il devrait être porté par la Présence à soi.

La Présence à Soi contient la plénitude de l'Être et cette plénitude n'est pas redevable du temps psychologique. Le sentiment d'être contient en soi sa propre plénitude. C’est en quoi justement l’expérience de Rousseau relève d’un véritable sentiment de l’existence. Or ce qui semble à ce moment là s’imposer, c’est que l’essence ne succède pas à l’existence, mais est donnée avec elle. L’essence est auto-révélation de Soi. Si le sens de mon existence ne m’est pas donné comme le mode d’emploi avec le paquet acheté au supermarché, c’est que justement, l’existence se révèle perpétuellement à elle-même. La Vie se découvre à elle-même dans la mesure où elle est vécue dans une absolue coïncidence. En-stase intemporelle.

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Questions:

1. Faut-il invoquer seulement des raisons historiques pour rendre compte de la vogue de la littérature de l'absurde à l'après-guerre?

2. Quelles relations y a-t-il entre le temps psychologique et le sentiment de l'absurde?

3. Faut-il croire que le projet permet "d'échapper à l'ennui" et de "fuir l'absurdité de l'existence"?

4. Faut-il ajouter "une" passion à la vie pour la rendre "intéressante"?

5. La plénitude de l'Être ne nous est-elle accessible qu'au contact de la Nature?

6. Faut-il distinguer la Présence au maintenant du sentiment d'exister en général?

7. Est-ce le souci constant de devenir de l'ego qui crée l'angoisse ou le seul sentiment de l'impermanence?

Dialogue et commentaires

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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