Leçon 131. Recherches sur l'intelligence formelle dans la Nature

    Depuis la destruction de la représentation chosique de la matière accomplie par la théorie de la relativité et la théorie quantique, les concepts fondamentaux permettant de penser les phénomènes physiques sont devenus ceux de champ et d’énergie. Dans la nouvelle physique, ce que nous appelons chose est une configuration locale d’un champ d’énergie non séparable de l’univers dans son ensemble.

    Cependant, le concept de champ, tel qu’on le rencontre dans la théorie quantique reste marqué d’un flou caractéristique et d’une indétermination fondamentale. On dit de l’électron qu’il est une sorte de nuée, de nuage dans lequel sa détermination en tant qu’apparition événementielle ne dépend que de nos instruments de mesure. A l’opposé, dans tout ce que nous observons, au niveau macroscopique dans notre perception, dans l’attitude naturelle, nous trouvons des structures bien définies.

    Le passage d’un champ indéfini vers l’univers structuré dans des formes  fait problème. Si l’univers jaillit à chaque instant de la Vacuité d’un champ unifié sous-jacent à la matière telle que nous la percevons, si une fluctuation chaotique en est l’origine, il n’en reste pas moins que la forme organisée est sa loi la plus évidente. L’organisation de l’univers suit même une loi de complexité croissante, depuis les structures cristallines en passant par les entités vivantes jusqu’à l’homme pensant. L’existence des formes, suppose nécessaire une causalité formelle à l’œuvre dans la Nature. La question est donc de faire le lien entre le champ fondamental et les formes manifestées.

    Est-il possible de mettre en évidence une matrice formelle œuvrant dans la Nature ? Quel rapport y a-t-il entre les champs et les structures complexes ? La mise en évidence de formes, morphé, de propriétés morphiques dans la Nature, a conduit Rupert Sheldrake à l’élaboration d’une théorie de la causalité formelle qui se réapproprie le concept de champ, tel que l’on peut le rencontrer par exemple dans l’électromagnétisme. Sheldrake tente de faire un pont entre le concept physique de champ et l’organisation structurelle des vivants. L’objet de cette leçon sera d’explorer cette perspective.

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A. Le concept de champ et son extension

    Nous avons vu plus haut qu’il était possible de considérer l’ensemble de l’univers comme un champ d’énergie en perpétuelle auto-transformation. Dans cette nouvelle vision, le concept d’objet solide a une valeur qui est relatif à une échelle de perception qui est celle du sujet dans l’état de veille. La théorie quantique montre d’autre part que le champ d’énergie de l’Univers est aussi un champ unifié qui met en corrélation infinie les événements qui se produisent en lui. Elle nous oblige aussi à renoncer au concept de causalité locale en pensant l’événement comme une maille dans une trame infinie de l’espace-temps-causalité. Nous savons que le champ unifié est aussi un champ d’information non-local. Le seul modèle de représentation de l’information compatible avec la nature même des champs est le paradigme holographique. Nous avons aussi vu, en référence avec les travaux de Karl Pribam, que la mémoire humaine, sous la forme des souvenirs, contrairement à ce que croyaient les neurologues du XIX ème siècle, n’est pas stockée dans une « case » précise du cerveau. La mémoire souvenir possède des propriétés holographique, indéniablement, elle est d’avantage un champ qu’un objet.

     ---------------1) Le concept de champ n’est pas une découverte récente. Il devait être connu dans la plus haute antiquité. Les traditions spirituelles anciennes parlaient de l’âme bien plus comme d’un champ de conscience enveloppant le corps-physique que comme d’un objet. On savait que l’ambre frotté attire sans contact les brins de paille. La réflexion la plus élémentaire sur le fonctionnement de la boussole conduit à penser qu’il existe dans la Nature une action à distance. A la Modernité, de manière assez paradoxale, c’est la physique qui a fait obstacle au développement de ce concept en raison de son paradigme mécaniste. On sait que chez les cartésiens, la causalité est seulement causalité par contact. Descartes avait pourtant imaginé une « théorie des tourbillons », mais elle est restée lettre morte. Les cartésiens verront dans l’idée d’action à distance avancée par Newton, une hérésie finaliste. C’est pourtant le coup de génie de Newton est d’avoir introduit en physique cette idée d’action à distance, idée qui est passée d’abord pour une monstruosité logique. Newton bouscule le paradigme mécaniste en introduisant un concept très nouveau qui va connaître un développement très important par la suite. Il faudra cependant attendre Faraday pour que la notion de champ de forces s’installe définitivement dans la physique. Faraday développe ce concept à partir de recherches sur l'électricité et le magnétisme. Maxwell, après lui, en donnera un développement cohérent et l’usage des mathématiques vectorielles permettra d’en asseoir complètement sa représentation, au point qu’aujourd’hui, ce chapitre est un des classiques de la physique. (texte)

    Que produit un champ ? Prenons l’exemple classique de l’aimant et de la limaille de fer. Le champ est dans notre expérience invisible, sauf quand on peut, avec des artifices expérimentaux, parvenir à le manifester, comme dans l’expérience de la limaille de fer. Ce qu’on observe, c’est que l'action du champ dessine une forme. Le champ modèle une structure spatiale. La poudre de fer suit la configuration du champ magnétique, elle épouse son champ de force et se crée ainsi une organisation structurelle caractéristique. La finesse du grain semble rendre l’objet ici très sensible aux influences de champ. Mais nous savons que tout objet de taille plus élevée reçoit aussi une influence. Nous savons par exemple qu’il existe un champ magnétique terrestre. Une chose aussi simple que le fait d’avoir les pieds sur Terre n’est explicable qu’en supposant un champ de gravitation que pourtant nous ne voyons pas. Il en est de même de la relation entre les corps célestes, entre les étoiles et les planètes et de leurs mouvements. Nous ne voyons pas dans quoi se propagent les ondes radio et pourtant, nous notre poste fonctionne dans une pièce fermée de la maison, sans être directement arrosé par une antenne qui serait dehors. Notre poste de télévision contient un tuner qui lui décode des ondes porteuses d’images, ondes qui restent aussi invisibles, comme les ondes utilisées en réseau informatique ou celles qui servent de support aux téléphones portables. Il est clair que le concept de champ enveloppe tout à la fois une notion de structure et qu’il peut porter une information.  

    Faraday admettait la réalité physique des champs, mais pour lui, ils n’étaient pas constitués de matière ordinaire. Les lignes de forces perceptibles autour de l’aimant avaient selon lui :

    a) soit une existence physique en tant qu’état de ce qu’on appelait dans les anciennes cosmologies « l’Éther », le plus subtil des éléments dans les anciennes cosmologies.

    b) soit en tant qu’état de « simple espace », comme lignes de forces, modifications de l’espace.

    Maxwell, par la suite, adopta la première interprétation en voyant dans le champ un état spécifique de l’Éther. Selon lui, l’Éther avait une nature très proche des fluides dans lesquels on forme des tourbillons. En 1916 Lorenz considérait que l’Éther, comme siège de l’électromagnétisme, avait son énergie propre et sa vibration, et en un sens, un certain degré de substantialité.

    Einstein suivit lui la seconde interprétation de Faraday en considérant que le concept d’Éther était superflu. Selon Einstein, le champ électro­magnétique imprègne l’espace. Le champ n’a plus la moindre base mécanique, il est le siège de processus complexes et il possède à la fois énergie et mouvement. Il peut entrer en relation avec la matière et même échanger avec elle de l’énergie et du mouvement. Cependant, le champ reste indépendant de la matière et ne doit certainement pas être considéré comme un simple état de la matière, c’est plutôt un état de l’espace. L’effort d’Einstein dans la théorie de la relativité générale est d’étendre le concept de champ aux phénomènes liés à la gravitation. La synthèse géniale d’Einstein consiste à montrer que le concept newtonien de force gravitationnelle agissant à distance, se laisse mieux interpréter comme champ de gravitation, ce qui désigne en réalité un continuum espace-temps qui est courbé à proximité de la matière. La gravitation devient alors une conséquence des propriétés géométriques de l’espace-temps. La théorie d’Einstein enveloppe des objets à très grande échelle, tels que le mouvement des planètes et elle est donc d’abord concernée à la structure globale de l’univers.

    2) A l’autre extrême du spectre, dans l’infiniment petit, nous savons aujourd’hui que nous ne pouvons plus en physique continuer à maintenir une interprétation des particules sous la forme de petites billes, comme on le croyait au XIX ème siècle. Le concept de champ a-t-il une portée dans l’infiniment petit ?
    C’est la théorie quantique qui répond à ce genre de question. Elle part de l’idée que les atomes absorbent et émettent de la lumière en « paquets», ou quanta. En fait, un rayon lumineux possède cet aspect particulier de se présenter sous un double aspect celui d’une onde ou d’une particule. Les particules en question sont appelées photons. En 1924 Louis de Broglie montre que, de même que les ondes de lumière ont à la fois des propriétés de particules et d’ondes, les particules de la matière ont aussi des propriétés  des ondes. Jusqu’alors, les physiciens étaient encore tributaires de la vieille idée de particules sous la forme de très petites boules de billard. Or La théorie quantique aboutit à une représentation dans laquelle toute matière a un aspect d’onde, y compris les atomes et les molécules plus complexes.
    Il faut donc raisonner avec un nouveau concept, celui de champ de matière quantique. Dans cette interprétation, on dira qu’il existe un type de champ propre à chaque  particule. On dira que l’électron est un quantum du champ électron/positron,  ou le proton un quantum du champ proton/antiproton. Dans les interactions, les champs entrent en relation les uns avec les autres ainsi qu’avec les champs électromagnétiques. Il n’existe plus alors de dualité champ/particule. De plus, le champ de matière quantique est décrit comme unitaire et c’est en lui que se spécifie la probabilité de trouver des quanta en un point particulier de l’espace-temps. Comme nous l’avons vu, les particules sont des manifestations de la réalité sous-jacente des champs. Comme les champs ne sont rien d’autre que des états de l’espace, ou du vide, il faut finalement conclure que le vide lui-même est en fluctuation. Il est une énergie perpétuellement en mouvement d’où apparaissent et où retournent les quanta. Une particule et son antiparticule peuvent acquérir une existence virtuelle en un point de l’espace-temps et y disparaître à nouveau. La physique a dissout les anciens atomes dans un système complexe de champs quantifiés. Dans l’idée de Louis De Broglie, les atomes et les molécules étaient des quanta sous la forme d’ondes, comme en réalité toutes les formes de la matière.

B. Le vivant et les champs morphiques

    Il faut bien reconnaître que la biologie est très loin d’avoir assimilé les avancées de la physique. Les biologistes moléculaires continuent de raisonner avec un paradigme mécaniste. « Ils traitent de molécules qu’ils appréhendent, dans la plupart des cas, comme composées d’atomes de type boule de billard… les atomes semblent toujours fournir un fondement ferme et rassurant à la biologie et dans une large mesure à la chimie ». La logique de la fragmentation du savoir qui est caractéristique de l’état de notre science actuelle contribue à cet état de fait. Le passage à une science de la complexité est loin d’être accompli. C’est aussi le cas de l’enseignement scolaire de la biologie qui est massivement mécaniste. On n’est donc pas surpris de trouver chez certains biologistes des professions de foi mécaniste et une interprétation de la physique qui date du siècle passé. C’est un des mérites du travail de Sheldrake de mettre en relation les données de la nouvelle physique et les problèmes fondamentaux de la biologie.

    1) La théorie des champs morphiques de Sheldrake s’inscrit dans une continuité en biologie. « Au début des années 1920 trois biologistes, au moins, suggérèrent indépendamment que, dans les organismes vivants, la morphogenèse est organisée par des champs : Hans Spemann, 1921, Alexander Gurwitsch, 1922, Paul Weiss, 1923. Ces champs furent dit de développement, embryonnaires ou morphogénétiques ». Ils devaient permettre de mieux comprendre l’organisation du développement et les processus de régénération après une lésion d’un tissus. Quand on coupe un membre de batracien celui-ci de lui-même retrouve sa forme originelle. On a l'impression qu'il existe à l'endroit de la partie amputée une empreinte invisible auxquels les éléments physico-chimiques en cause dans la régénération viennent se conformer. Le champ morphogénétique (texte) d’une espèce est à l’image de cette empreinte. Gurwitsch pensait que le milieu dans lequel se déroule le processus de formation de l’embryon st un champ enveloppant dans le sens où le pense les physiciens.
    Après avoir résumé ces apports, Sheldrake, p. 117 développe sa propre hypothèse, celle de la causalité formative. Le principe général que suit Sheldrake est celui-ci : si à un moment t1, une entité se comporte d'une certaine manière et que dans le moment t2 suivant, une autre entité semblable se trouve placée dans des circonstances similaires, la probabilité pour qu'elle se comporte de façon identique sera augmentée. Supposons une surface molle sur laquelle roule des billes. Chacune va tracer un sillon derrière elle. Quand une bille se trouve derrière une autre, elle aura nécessairement tendance à suivre le sillon tracé par la première et sa trajectoire sera orientée par la forme. Cette loi est appelée loi de la causalité formative. Sheldrake suppose l’action d’un champ physique particulier qu’il appelle champ morphique qui joue le rôle d’une sorte de moule. Si une modification de comportement d’une entité se produit dans certaines conditions, elle aura aussi pour effet de modifier son champ morphique. Il s’ensuit qu’une autre entité se trouvant placée plus tard dans des circonstances analogues, entrera alors en résonance morphique avec le champ et son comportement sera influencé par lui. Ce qu’il faut souligner, c’est que dans le cadre de cette théorie, le monde physique, à travers les champs morphiques, possède donc déjà le prototype d’une mémoire. « L’hypothèse de la causalité formative suggère que la mémoire est inhérente à la nature », elle est présente dans les atomes, les molécules, les cristaux, et même du cosmos dans son ensemble. D’où les développements très riches de Sheldrake dans La Mémoire de l’Univers.
    La Mémoire de l’Univers commence par une citation de Pascal dans les Pensées: « La coutume est une seconde nature... J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume ». La mémoire est inhérente à la nature. Elle est présente dans le développement du vivant, son évolution, ses actions et interactions. C’est en raison de la présence d’une mémoire cumulative, que la nature des choses devient, par répétition, de plus en plus habituelle. Si les choses sont ce qu'elles sont, c’est parce qu'elles ont par le passé été ce qu’elles ont été sous la loi du temps. La semence du chêne prend, dans son développement la forme et les habitudes caractéristiques du chêne. Elle est apte à se comporter d’une manière typique, parce qu’elle hérite de la nature des chênes qui l’ont précédé : à son bagage génétique chimique s’ajoute les habitudes de développement des innombrables chênes qui ont précédé dans le passé. De même, si l’hirondelle cherche des insectes, lisse ses plumes, vole, nidifie, se nourrit, migre, se reproduit ; elle le fait comme toutes les hirondelles avant elle ; elle hérite aussi de la mémoire collective de son espèce, en sorte que le comportement des hirondelles passées est toujours présent en elle. Cette mémoire collective a présidé à son développement, et en tant qu’individualité vivante et elle contribue aussi à la former.
    ---------------Pourquoi utiliser le concept de champ pour décrire le siège de la mémoire du vivant? La théorie génétique mécaniste ne suffit-elle pas pour expliquer la permanence des structures vivantes ? N’a-t-elle pas montré que tout vivant possède un bagage génétique dans son ADN qui prédétermine ce qu’il sera ? Sheldrake montre au fil des pages que l’héritage du code génétique est insuffisant pour comprendre la structure et le comportement du vivant : «Alors que la théorie mécaniste impute la plupart des phénomènes héréditaires à l'héritage génétique rassemblé dans l'ADN, l'hypothèse de la causalité formative présume que les organismes héritent également des champs morphogénétiques d'organismes antérieurs appartenant à la même espèce. Ce second type d'héritage intervient via la résonance morphique et non via les gènes. L'hérédité inclut donc tant l'héritage génétique que la résonance morphique des formes antérieures semblables ». Sheldrake utilise l’analogie (R) du bâtiment . « L’information relative à la structure d’une maison n’est pas entièrement contenue dans les matériaux de construction, même si ceux-ci sont fournis en unité modulaire. Les même matériaux peuvent être employés pour construire des maisons de formes différentes ; l’inverse est également vrai, des maisons de forme identique peuvent être bâtie au moyen de matériaux différents, des pierres au lieu de briques, par exemple ». Si la structure des protéines est préformée par des champs, ceux–ci doivent être capables de produire des structures similaires, même si les séquences d’acides aminés sont différentes. De même, la manière la plus élégante de comprendre pourquoi les structures d’acides aminés sont aussi stables, est de supposer l’existence d’un champ d’organisation. Nous savons que les organismes vivant héritent de gènes de leurs ancêtres. « Selon l’hypothèse de la causalité formative, ils héritent aussi des champ morphiques. L’hérédité dépend à la fois des gènes et de la résonance morphique ». (texte)

    2) Venons maintenant à une application sur la théorie de la mémoire animale. La mémoire est inhérente à tous les vivants. Dans l’hypothèse de Sheldrake, cela s’entend sur deux plans :

    a) « Tous héritent de la mémoire collective de leur espèce par résonance morphique des organismes antérieurs de même lignée ».
    b) « Ensuite, les organismes individuels sont soumis à la résonance morphique de leur propre passé ; cette autorésonance fournit le fondement souvenirs et de leurs habitudes individuels ».

    Le comportement ne peut donc pas être réduit à une simple résultante de processus physico-chimiques. Il est enveloppé par l’action des champs et leur activité d’organisation. Pour être encore plus net : « le comportement n’est pas plus programmé dans le système nerveux que la morphogenèse dans les gènes ». On croyait au XIX ième siècle que la mémoire pouvait s’expliquer par la présence de modifications chimiques dans le cerveau. Les tentatives pour les localiser ont toujours échoué, si bien que l’hypothèse n’a tenu que comme un simple présupposé mécaniste : L’idée que la mémoire « doit » dépendre de traces matérielles. C’est un cas tout à fait typique de persistance d’un paradigme normatif qui ne cadre plus avec l’observation. Le modèle remonte historiquement à Descartes et sa théorie hydraulique du flux des « esprits animaux » pour expliquer les actions réflexe. On sait que Pavlov, dans sa théorie des réflexes conditionnés, avoue clairement son obédience à Descartes. Cependant, une série d’expérience l’a obligé à exprimer un net scepticisme à l’égard de la théorie de l’arc réflexe à travers le cortex moteur. Il avait remarqué que des animaux ayant subi une très forte lésion cérébrale conservaient des performances identiques. Karl Lashley, par la suite, a vérifié que des rats ayant appris à réagir de manière précise à la lumière, réagissaient de façon identique après l’ablation de presque tout le cortex moteur . La même ablation réalisée sur des singes, après une convalescence de douze semaines, n’empêchait pas les animaux de refaire les mêmes mouvements qu’ils avaient appris auparavant. Lashley a « démontré que les habitudes apprises étaient préservées même après la destruction des régions associatives du cerveau. Les habitudes survivaient aussi à une série d’incisions profondes dans le cortex cérébral destinées à détruire certaines de ses connexions croisées. En outre, dans le cas où le cortex cérébral était intact, l’ablation de structures subcorticales, telles que le cervelet, n’affectait pas non plus la mémoire ». Et puis, comment concilier la durée de vie de plusieurs années d’un souvenir et le fait que les molécules et les cellules sont constamment remplacées dans le corps ? Comment faire pour que la trace reste intacte contre un constant changement moléculaire ? Lashley s’est incliné devant les faits et il a donc abandonné la théorie réflexe de l’apprentissage. Ce qu’il avouait directement, c’est que très visiblement, il y avait un « caractère unitaire de chaque habitude ». Ce qui est un petit pas timide dans le sens de la théorie holographique de la mémoire de Karl Pribram, son étudiant. Lashley restait si attaché au paradigme mécaniste qu’il n’eut pas l’idée que les souvenirs n’étaient tout simplement pas stockés dans le cerveau. Il suggéra seulement que les souvenirs devaient être « répartis » en différentes régions du cerveau. C’est Pribram qui développera l’idée de schème d’interférences holographiques. Selon ce modèle, de manière très paradoxale, la mémoire est à la fois partout et nulle part en particulier. On voit que ce genre d’hypothèse ne prend tout son sens que si on rompt complètement avec le modèle mécaniste, pour suivre celui de la causalité formative. C’est dans ce contexte que nous pouvons vérifier à quel point l’hypothèse mécaniste n’est qu’un acte de foi que l’expérience n’a jamais pu étayer sérieusement.
    Si l’hypothèse de la causalité formative est juste, il doit être possible d’interpréter d’emblée la mémoire en terme de résonance morphique. « Si les souvenirs dépendent de champ morphiques, ils ne doivent pas être stockés dans le cerveau, mais peuvent être liés à la résonance morphique du passé de l’organisme. Après des lésions de diverses parties du cerveau, ces champs sont peut-être capable d’organiser les cellules nerveuses d’autres régions pour qu’elles remplissent les mêmes fonctions que précédemment ». Mieux : on peut parfaitement mettre à l’épreuve les deux théories. Si l’hypothèse de la causalité formative est dans le vrai, on devrait observer que les souvenirs habituels d’un organisme influencent par résonance morphique un autre organisme. Ce qui resterait inexplicable dans la théorie des traces mémorielles. Il existe beaucoup d’expériences de ce type. Prenons celle de W. McDougall sur des rats de laboratoire. Les rats sont dressés pour sortir soit d’un coté éclairé, avec une décharge électrique, soit de l’autre plus sombre, mais sans danger. Dans la seconde expérience, on éclaire la seconde sortie, en mettant la décharge électrique. L’idée, c’est que le rat apprenne qu’il est dangereux d’emprunter une sortie éclairée. La première génération commit 165 erreurs. Les générations suivantes apprirent de plus en plus rapidement. La trentième ne faisait plus que 20 erreurs. McDougall prouva que cela ne pouvait pas venir d’une sélection génétique des rats plus intelligents, car même en choisissant les plus stupides de chaque génération, le taux d’apprentissage s’améliorait tout de même. Une polémique se déclencha autour de l’interprétation des résultats. Restait à recommencer l’expérience. Ce que fit F.A.E. Crew à Édimbourg : la première génération apprit le comportement très vite, avec en moyenne 25 erreurs ! « Ces animaux paraissaient en être au stade où se trouvaient les rats de McDougall lorsque celui-ci avaient interrompu ses expériences. Ni lui, ni Crew ne réussirent à expliquer cet effet ». Même expérience à Melbourne avec W.E. Agar. Là aussi la première génération de rats testés apprenait bien plus rapidement que les rats originaux de McDougall. En faisant des tests sur des rats ne descendant pas de parents dressés, l’équipe de W.E. Agar observa le même phénomène, ce qui l'amena à conclure que l’augmentation ne pouvait pas être due à une héritage lamarckien.
    Ce que soutient l’hypothèse de la causalité formative, c’est que « toutes choses demeurant égales », il doit y avoir une accélération de l’apprentissage, à chaque fois que les animaux sont dressés ou qu’ils gagnent un type d’habitude différent. Si l’hypothèse mécaniste échoue à expliquer ces phénomènes, ils paraissent par contre tout à fait logiques, si on prend en compte l’hypothèse de la résonance morphique.

    Autre exemple, donné au tout début et reprit plus loin p. 183 : « Quand les mésange bleues apprennent un comportement nouveau – voler du lait en arrachant la capsule de la bouteille, par exemple – toutes les mésanges bleues, où qu’elles soient, même hors de portée des moyens de communications normaux, devraient révéler une tendance croissante à apprendre le même comportement ». Il s’agit d'une mémoire collective renfermant tous les phénomènes vivants, aussi distants soient-ils dans l'espace et dans le temps. Le cas des mésanges bleues est très documenté et il met en évidence la propagation cette fois-ci spontanée d’une habitude, celle de l’ouverture des bouteilles de lait par les oiseaux. Le phénomène a été enregistré pour la première fois en 1921 à Southampton et on a suivi sa propagation de 1930 à 1947. Or on sait que les mésanges ne s’aventurent pas à plus de quelques kilomètres de leur nid. La propagation de ce comportement s’est pourtant nettement étendue et accélérée dans le temps. De plus, en Suède, au Danemark et en Hollande, les bouteilles de lait avaient disparu pendant la guerre. Elles ne revinrent qu’en 1947, 1948. Il est tout à fait improbable que des mésanges ayant appris cette habitude aient survécu à la durée de la guerre. Et pourtant, on constata le même phénomène. La meilleure manière de rendre compte de cette étrangeté consiste, à dire que le comportement instinctif de la mésange la portant à piquer un objet étrange avec son bec a été enveloppé par un schème contenu dans le champ morphique de l’espèce. Sheldrake insiste pour dire que le champ morphique n’est pas à lui seul une cause. Chez les mésanges, « le comportement est organisés par des champs morphiques associés aux activités du système nerveux ». Cependant, il est important de comprendre que dans cette interprétation il n’existe pas de séparation radicale entre l’un et l’autre. Tout ce que l’on peut dire, c’est que les habitudes acquises par certains animaux viennent faciliter l’acquisition des mêmes habitudes par d’autres animaux de la même espèce et cela même en l’absence de tout moyen de connexion physique connu. Et c’est la raison pour laquelle le concept de champ a ici toute sa pertinence. L’incidence logique de ces effets donne à penser qu’ils auraient une signification considérable d’un point de vue évolutionniste. A vrai dire, on ne voit pas comment la théorie de l’évolution pourrait ne pas prendre en compte l’hypothèse de la causalité formative.
 

C. Causalité formelle, champ de conscience et mémoire

    Il n’y a pas de raison de penser que le comportement humain échappe à l’action de la résonance morphique. Les exemples précédents suggèrent que l’action de la causalité formelle doit aussi se rencontrer dans l’ordre des activités collectives d’apprentissage chez l’homme. Il est possible d’élaborer des tests permettant de montrer qu’effectivement nos aptitudes sont facilitées par le fait que de très nombreuses personnes les ont appris avant nous. Sheldrake mentionne une expérience faite avec une comptine enfantine, des études sur l’apprentissage des langues, un test effectué avec le morse, avec l’utilisation d’un clavier QWERTY comparé avec un autre. Cependant, le point le plus intéressant est d’examiner l’apport de la causalité formelle à la compréhension de la conscience perceptive, en liaison avec la mémoire personnelle et l’habitude. Quelles relations peut-on trouver entre le champ de conscience dans lequel se développe notre activité mentale et le concept de champ morphique ?

    ---------------1) Les thèses développées par Sheldrake sont très proches d’une voie d’exploration de la perception aujourd’hui démodée, celle qui a été développée par la théorie de la forme (Gestalt) dans les années 1920. Ce n’est pas une mince surprise de retrouver sous la plume de Sheldrake une analyse de points de vue que l’on croyait consignés à jamais dans de vieux manuels de philosophie. Selon Kurt Koffka, la perception ne doit jamais être considérée comme fragmentaire, car toute appréhension du réel est globale, dans une configuration de champ dynamique. Sheldrake cite un texte étonnant, décrivant l’expérience d’un sujet qui prend un bain de soleil en montagne et entend tout d’un coup un appel au secours :

    « Au départ, votre champ était, de fait, homogène, et vous entreteniez avec lui une relation d’équilibre. Nulle action, nulle tension. Dans un tel état, même la différenciation du moi et de l’environnement tend à s’estomper : je fais partie intégrante du paysage et celui-ci fait partie intégrante de moi. Tout change lorsque le cri perçant, poignant, vient troubler la sérénité du silence. Un instant plus tôt, toutes les directions avaient une dynamique égale, maintenant il n’en reste qu’une vers laquelle vous vous sentez attiré. Cette direction est chargée de force, l’environnement semble se contracter, comme si un sillon venait se former dans une surface place et vous entraînant vers le fond. Simultanément, se produit une nette différentiation entre votre moi et la voix, un haut degré de tension dans l’ensemble du champ ».

    Ce qui est remarquable dans ce texte, c’est qu’il reconnaît que la perception se déroule fondamentalement dans une unité sensible qui précède la dualité sujet/objet, unité qui est semblable à l’enveloppement d’un champ. C’est à l’intérieur de cette unité que surgit, grâce à l’appel, une tension qui va s’organiser dans la dualité sujet/objet. Cependant, en réalité, il n’y a pas de une division réelle ; ce qui se produit, c’est une modification des lignes de force de la perception que le sujet va très vite expérimenter dans la dualité sujet/objet. La description est à tout point remarquable, car elle est tout à la fois purement phénoménologique et elle se développe aussi dans une formulation en terme de champ. Ce qui est indispensable. Si nous étions d’avantage présents au cœur de la sensibilité au monde, nous percevrions notre environnement dans un dégradé de plus en plus flou dans lequel nous sommes en relation avec le monde. La sensation est par nature globale et la meilleure manière de la décrire, c’est d’en parler en terme de champ. Quand une personne vient à notre rencontre, nous ne la recevons pas d’abord comme un « objet » pour « moi », un « sujet ». Nous sentons sa présence à l’intérieur de la modification subtile du champ de notre perception autour de nous, comme un entour du corps. Koffka remarque que le champ reste rarement à l’état homogène. Pour la plupart d’entre nous, seule la contemplation de la Nature, comme dans le texte de Rousseau vu plus haut, permet de maintenir l’homogénéité du champ et le sentiment d’unité. L’intentionnalité consciente lance la flèche d’un objectif ou d’une fin, ce qui trace des lignes de forces dans le champ. Les joueurs de football par exemple, « perçoivent le terrain comme un champ de lignes changeantes dont la direction principale les conduit vers le but… Toutes les performances motrices des joueurs évoluant dans le champ sont liées à des déplacements visuels ». Sheldrake ajoute ici que la réponse, à l’intérieur du champ, n’est pas d’ordre logique. C’est l’appréhension globale du champ qui produit les performances motrices. Le joueur le plus habile est celui qui sent les lignes de forces du champ, plus que celui qui pense et calcule en rupture avec l’appréhension globale. Sheldrake utilise parfois la formule : « être branché sur le champ morphique » et c’est ici que nous comprenons concrètement ce que cela veut dire.
    Si nous considérons toutes les conduites habituelles, nous pouvons tout aussi bien dire qu’elles sont organisées sans que nous en soyons conscients par des champs comportementaux. A l’inverse, une activité mentale de réflexion, de délibération « n’implique pas nécessairement un comportement manifeste. Elle est plus concernée par un comportement virtuel ou possibles ». Si nous voulons en ce domaine maintenir un concept de champ, il faudra parler de champs mentaux. Chez l'homme, la distinction entre les deux est indécelable, car les seconds se fondent dans les premiers (cf. L’exemple du jeu vidéo nouveau où s’effectue un passage des champs mentaux aux champs comportementaux).
    L’intention consciente trace le sillon que l’habitude va suivre. Dans le langage de Sheldrake, c’est l’autorésonance morphique qui en perpétue la mémoire. La mémoire à court terme préserve des éléments d’expérience récente sous la forme d’un d’écho. L’exemple le plus simple est celui de la rémanence immédiate d’une visage entrevu dans la rue, l’image perdurant quelques secondes. Mais elle est insuffisante sur la durée. Pour que la mémoire demeure, il faut qu’elle soit portée par un champ et structurée à partir d’un schème. Il doit donc y avoir une relation entre l’attention structurant et un schème moteur. « Si ces éléments n’étaient pas reliés les uns aux autres par un champ de niveau supérieur, ils manqueraient de cohérence. Leur coexistence temporaire s’estomperait bientôt, et ils ne subsisteraient pas de schème cohérent à se remémorer. La mémoire à long terme est différente. Elle dépend de l’établissement de champs de niveau supérieur, lesquels peuvent redevenir présents par résonance morphique. Cet établissement de champs nouveaux dépend de notre attention. L’attention est quelque sorte le revers de l’habituation ».

    2) Mais les souvenirs ? Ils ne sont pas structurés par des schèmes sous la forme d’habituation. Ils n’entrent pas dans le cadre d’une répétition. Ce que nous appelons nos souvenirs concernent des événements uniques, advenus dans des lieux particuliers. « C’est précisément le caractère unique de ces expériences passées qui nous permet de nous les remémorer consciemment ». C’est un point, nous l’avons vu, sur lequel Bergson a été particulièrement pertinent. Bergson fait une différence nette entre la mémoire-habitude, liée à un schème moteur et la mémoire-souvenir intimement liée à la vie de l’esprit. Bergson montre que si l’habitude peut effectivement être rattachée à une structure du système nerveux, elle peut à la rigueur être ramenée au cerveau. Une lésion cérébrale est susceptible de perturber le rappel. Ce sur quoi par contre Bergson insiste, c’est l’idée que le souvenir se conserve non dans le cerveau, mais dans l’esprit. La pure temporalité vécue de la perception ne peut pas être placée ailleurs que dans la Durée spirituelle. Le souvenir a cependant besoin pour s’actualiser des schèmes moteurs du cerveau.

    Nous venons de voir que la différence entre l’approche Gestalt et la causalité formative tenait à peu de choses, si ce n’est que Koffka adhère encore à la théorie mécaniste des traces mémorielles, ce que l’hypothèse de la causalité formative conteste. Nous voyons que la position de Sheldrake est donc très proche de celle de Bergson . Le point sur lequel ils se séparent, c’est que Sheldrake soutient que la mémoire est inhérente à la Nature sous la forme de champs appuyés par la résonance morphique. Bergson citait lui Leibniz, pour dire que la matière n’est qu’un « esprit instantané » et qu’elle serait donc dépourvue de mémoire. Bergson ne voit de mémoire que supportée par une conscience, par un esprit. Seul un esprit pourrait conserver et se souvenir, la matière serait alors fragmentation et oubli. Est-ce un dualisme ? Bergson ne partage pas les vues classiques de Descartes opposant la substance pensante par laquelle l’homme, doué d’une âme, s’oppose à la substance étendue qui définit la matière. Il s’appuie sur la nature du vivant pour dire que la conscience est virtuellement présente dans tout ce qui vit. Il montre aussi dans L’Energie spirituelle que la conscience n’est pas nécessairement liée à un cerveau. Cependant, il n’a pas l’audace d’un Shri Aurobindo soutenant que la conscience est involuée dans la matière. Et c’est là que la théorie de la causalité formative apporte son éclairage. Comment comprendre que la conscience soit davantage comme un champ qu’une chose matérielle ou le sous-produit d’une chose matérielle appelée « cerveau » ? L’influence du paradigme mécaniste a toujours incliné notre représentation dans la même direction : à savoir de penser l’esprit comme une «chose» étrange logée dans une autre « chose » appelée « corps ». Mais l’esprit n’est pas une chose, parce qu’il n’est pas un objet. L’objet n’existe que pour un sujet et les choses ne sont rien de plus que des objets pourvus de propriétés substantielles. Il est dans la nature du champ morphique de porter une information. L'information possède un pouvoir d’organisation. Si nous voyons dans l’esprit un champ d’organisation, il devient possible de comprendre que l’atteinte aux cellules nerveuses puisse ne pas affecter les souvenirs. Le champ morphique réorganise la matière cérébrale restante et restructure les fonctions par lesquelles l’esprit s’exprime à travers le corps. Les souvenirs peuvent revenir, ce qui reste inexplicable dans une hypothèse mécaniste. Nous pouvons aussi comprendre la somatisation des processus conscients et inconscients dans le corps. Une souffrance intérieure profonde longtemps portée finit par marquer son empreinte dans la structure organique. Nous portons le visage de nos passions et la trace de notre passé. De la même manière, l’effet placebo, qui parait si incompréhensible à la médecine mécaniste cesse d’être une sorte d’aberration. Le mental induit la production d’hormones spécifiques. Comme le montre bien Deepak Chopra, le corps est une fabuleuse usine chimique que nous programmons inconsciemment ou consciemment par la pensée. Cette idée de programmation colle à merveille avec la théorie de la causalité formelle. Sans vouloir être excessif nous pouvons tout de même dire que Sheldrake réussit de manière remarquable à reprendre la métaphore informatique. En tout cas de façon bien plus satisfaisante que dans les versions matérialistes les plus courantes. Les orientations organisationnelles des champs morphique, les chréodes, « sont semblables à des programmes en ce sens qu’elles sont des structures d’organisation et qu’elles ont une finalité : elles sont dirigées vers des objectifs ». Sheldrake propose de substituer l’expression champ morphique à celle de programme.

    Nous avons vu l’échec qui a conduit à renoncer à l’idée de trace mémorielle. La solution consistant à dire que l’information devrait être distribuée un peu partout dans le cerveau est habile, mais le problème, c’est que c’est une hypothèse invérifiable en pratique. La réponse est claire : « La nature intangible des traces mémorielle s’explique aisément à la lumière de la causalité formative : elles n’existent pas. La mémoire dépend de la résonance morphique des schèmes d’activité passés du cerveau lui-même. Nous nous branchons sur nous-mêmes dans le passé ; nous ne transportons pas nos souvenirs dans notre cerveau ».

    Ce point de vue doit naturellement être étendu au-delà de l’individualité personnelle, car cette mémoire n’est pas, par principe, strictement localisée. D’un côté « nous avons nos souvenirs propres parce que nous sommes plus similaire à nous-mêmes dans le passé qu’à quiconque ; nous sommes soumis à une autorésonance hautement spécifique de nos états antérieurs ». Mais parce qu’ici la théorie abandonne délibérément le concept de séparation, il y a aussi une mémoire collective. « Nous sommes aussi similaires aux membres de notre famille, aux membres des groupes sociaux auxquels nous appartenons, aux individus qui ont le même langage et la même culture que nous, et dans une certaine mesure, à tous les êtres humains, passés et présents ». Nous sommes influencés par les schèmes mentaux d’autrui, lesquels forment une matrice de pensée collective qui est activée via la résonance morphique. Nous ne pouvons pas citer toutes les implications que Sheldrake en tire, mais il y a au moins trois thèmes de recherche importants :

    a) L’hypothèse de la causalité formative rejoint directement la théorie de l’inconscient collectif de Carl Gustav Jung. Si la mémoire est essentiellement un champ morphique, et  qu’elle a une résonance collective, l’implication est qu’il doit y avoir un fond de mémoire liée à l’expérience humaine passée. Ce n’est donc pas du tout un hasard si, sous la plume de Jung, la notion d’archétype est interprétée exactement dans le sens de la résonance morphique. Témoin ce passage cité par Sheldrake : « Il existe autant d’archétypes que de situation typiques dans la vie. Une répétition interminable a gravé ces expériences dans notre constitution psychique… Quand une situation survient, qui correspond à un archétype donné, celui-ci est activé ». Il y aurait moyen de clarifier les concepts employés par Jung en les resituant à l’intérieur de la théorie de la causalité formative.
    b) De la théorie de l'inconscient collectif à celle de la synchronicité il n'y a qu'un pas. Le travail de Jung conduit dans ce domaine lui a permis de donner un essai d’explication de la communication d’information non-locale. De même serait aussi possible, en partant des hypothèses de Sheldrake, de donner un éclairage nouveau sur des phénomènes que l'on consigne à tort dans la sphère du surnaturel : ceux qui supposent la télépathie. L’action de la résonance morphique suppose un enveloppement par les champs des événements individuels et une corrélation à l’intérieur des champs. Inévitablement, l’hypothèse de la causalité formative devait pouvoir tirer des conséquences dans cette direction, en sortant de l'obscurité le concept d'inconscient collectif. Sur ce point Sheldrake est très net et il retourne carrément l’opinion habituelle : du point de vue de la causalité formative, la télépathie n’est pas du tout un phénomène « surnaturel », mais une propriété naturelle des champs morphiques. Ce sur quoi nous devrions nous interroger, c’est plutôt la raison pour laquelle nous avons depuis la modernité été incapable d’en reconnaître la portée. La nouvelle physique nous oblige à prendre en compte l’interconnexion des phénomènes dans l’univers. La nature des champs implique une communication indivise dans la Nature. Rien d’étonnant donc à ce que Sheldrake ait mis au point une batterie de tests empiriques dans la direction de la vérification de cette conséquence. D’où les recueils de témoignages et le travail sur les animaux de compagnie et l’homme, une étude sur un perroquet, les recherches conduites dans des université américaines sur les fluctuations de la conscience collective mondiale lors des événements historiques majeurs etc.
    c) Autre extension : si l'hypothèse de la causalité formative est juste, elle est aussi capable de fournir un élément pertinent d’explication concernant les données très importantes fournies par les régressions dans la mémoire. Sheldrake en dit deux mots dans La Mémoire de l'univers. « Une personne peut, pour l’une ou l’autre raison, se brancher, par résonance morphique, sur le champ d’un tiers ayant vécu dans le passé. Voilà qui permettrait d’expliquer le transfert de souvenirs sans avoir à faire intervenir un défunt ». L’existence d’un fond mémoriel est en accord avec la théorie de la causalité formative. « L’idée qu’une mémoire collective sous-tend notre activité mentale est une conséquence naturelle de la notion de causalité formative ».
 

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    Nous avons tenté dans cette leçon de présenter les perspectives ouvertes par l’hypothèse de la causalité formative et le renouvellement de problématique qu’elle permet. Sheldrake admet fort bien que la théorie doit encore être précisée et que la nature des champs morphiques reste obscure. Une théorie nouvelle se juge avant tout à sa fécondité et sur ce plan on ne peut pas reprocher à la théorie formelle de Sheldrake de ne pas ouvrir des perspectives nouvelles. Les incidences philosophiques de L’Ame de la nature, autre texte important que nous n’avons pas exploré ici donnent un appui sérieux à l’hypothèse Gaïa de James Lovelock et renouvelle le paradigme de la Nature. C’est exactement ce réenchantement de la Nature qu’attendait I. Prigogine dans La Nouvelle alliance. Sheldrake a contribué largement à nous débarrasser de cette idée simpliste d’une nature stupide opposé à la seule créature douée d’intelligence que serait l’homme. Exit la vision de Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité. Bienvenue au renouvellement de la biologie et à la rencontre de la physique la plus avancée et des sciences de la vie.

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     © Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan,
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