Depuis la destruction de la représentation chosique de la matière accomplie par la théorie de la relativité et la théorie quantique, les concepts fondamentaux permettant de penser les phénomènes physiques sont devenus ceux de champ et d’énergie. Dans la nouvelle physique, ce que nous appelons chose est une configuration locale d’un champ d’énergie non séparable de l’univers dans son ensemble.
Cependant, le concept de champ, tel qu’on le rencontre dans la théorie quantique reste marqué d’un flou caractéristique et d’une indétermination fondamentale. On dit de l’électron qu’il est une sorte de nuée, de nuage dans lequel sa détermination en tant qu’apparition événementielle ne dépend que de nos instruments de mesure. A l’opposé, dans tout ce que nous observons, au niveau macroscopique dans notre perception, dans l’attitude naturelle, nous trouvons des structures bien définies.
Le passage d’un champ indéfini vers l’univers structuré dans des formes fait problème. Si l’univers jaillit à chaque instant de la Vacuité d’un champ unifié sous-jacent à la matière telle que nous la percevons, si une fluctuation chaotique en est l’origine, il n’en reste pas moins que la forme organisée est sa loi la plus évidente. L’organisation de l’univers suit même une loi de complexité croissante, depuis les structures cristallines en passant par les entités vivantes jusqu’à l’homme pensant. L’existence des formes, suppose nécessaire une causalité formelle à l’œuvre dans la Nature. La question est donc de faire le lien entre le champ fondamental et les formes manifestées.
Est-il possible de mettre en évidence une matrice formelle œuvrant dans la Nature ? Quel rapport y a-t-il entre les champs et les structures complexes ? La mise en évidence de formes, morphé, de propriétés morphiques dans la Nature, a conduit Rupert Sheldrake à l’élaboration d’une théorie de la causalité formelle qui se réapproprie le concept de champ, tel que l’on peut le rencontrer par exemple dans l’électromagnétisme. Sheldrake tente de faire un pont entre le concept physique de champ et l’organisation structurelle des vivants. L’objet de cette leçon sera d’explorer cette perspective.
* *
*
Nous avons vu plus haut qu’il était possible de considérer l’ensemble de l’univers comme un champ d’énergie en perpétuelle auto-transformation. Dans cette nouvelle vision, le concept d’objet solide a une valeur qui est relatif à une échelle de perception qui est celle du sujet dans l’état de veille. La théorie quantique montre d’autre part que le champ d’énergie de l’Univers est aussi un champ unifié qui met en corrélation infinie les événements qui se produisent en lui. Elle nous oblige aussi à renoncer au concept de causalité locale en pensant l’événement comme une maille dans une trame infinie de l’espace-temps-causalité. Nous savons que le champ unifié est aussi un champ d’information non-local. Le seul modèle de représentation de l’information compatible avec la nature même des champs est le paradigme holographique. Nous avons aussi vu, en référence avec les travaux de Karl Pribam, que la mémoire humaine, sous la forme des souvenirs, contrairement à ce que croyaient les neurologues du XIX ème siècle, n’est pas stockée dans une « case » précise du cerveau. La mémoire souvenir possède des propriétés holographique, indéniablement, elle est d’avantage un champ qu’un objet.
---------------1) Le
concept de champ n’est pas une découverte récente. Il devait être connu dans la
plus haute antiquité. Les traditions spirituelles anciennes parlaient de l’âme
bien plus comme d’un champ de conscience enveloppant le corps-physique que comme
d’un objet. On savait que l’ambre frotté attire sans contact les brins de
paille. La réflexion la plus élémentaire sur le fonctionnement de la boussole
conduit à penser qu’il existe dans la Nature une action à distance. A la
Modernité, de manière assez paradoxale, c’est la physique qui a fait obstacle au
développement de ce concept en raison de son paradigme mécaniste. On sait que
chez les cartésiens, la causalité est seulement causalité par contact.
Descartes avait pourtant imaginé une « théorie des tourbillons », mais elle est
restée lettre morte. Les cartésiens verront dans l’idée d’action à distance
avancée par Newton, une hérésie finaliste. C’est pourtant le coup de génie de
Newton est d’avoir introduit en physique cette idée d’action à distance, idée
qui est passée d’abord pour une monstruosité logique. Newton bouscule le
paradigme mécaniste en introduisant un concept très nouveau qui va connaître un
développement très important par la suite. Il faudra cependant attendre Faraday
pour que la notion de champ de forces s’installe définitivement dans la
physique. Faraday développe ce concept à partir de recherches sur l'électricité
et le magnétisme. Maxwell, après lui, en donnera un développement cohérent et
l’usage des mathématiques vectorielles permettra d’en asseoir complètement sa
représentation, au point qu’aujourd’hui, ce chapitre est un des classiques de la
physique. (texte)
Que produit
un champ ? Prenons l’exemple classique de l’aimant et de la limaille de fer. Le
champ est dans notre expérience invisible, sauf quand on peut, avec des
artifices expérimentaux, parvenir à le manifester, comme dans l’expérience de la
limaille de fer. Ce qu’on observe, c’est que l'action du champ dessine une
forme. Le champ modèle une structure spatiale. La poudre de
fer suit
la configuration du champ magnétique, elle épouse son champ de force et
se crée ainsi une organisation structurelle caractéristique. La finesse
du grain semble rendre l’objet ici très sensible aux influences de champ. Mais
nous savons que tout objet de taille plus élevée reçoit aussi une influence.
Nous savons par exemple qu’il existe un champ magnétique terrestre. Une chose
aussi simple que le fait d’avoir les pieds sur Terre n’est explicable qu’en
supposant un champ de gravitation que pourtant nous ne voyons pas. Il en
est de même de la relation entre les corps célestes, entre les étoiles et les
planètes et de leurs mouvements. Nous ne voyons pas dans quoi se propagent les
ondes radio et pourtant, nous notre poste fonctionne dans une pièce fermée
de la maison, sans être directement arrosé par une antenne qui serait dehors.
Notre poste de télévision contient un tuner qui lui décode des ondes porteuses
d’images, ondes qui restent aussi invisibles, comme les ondes utilisées en
réseau informatique ou celles qui servent de support aux téléphones portables.
Il est clair que le concept de champ enveloppe tout à la fois une notion de
structure et qu’il peut porter une information.
Faraday admettait la réalité physique des champs, mais pour lui, ils n’étaient pas constitués de matière ordinaire. Les lignes de forces perceptibles autour de l’aimant avaient selon lui :
a) soit une existence physique en tant qu’état de ce qu’on appelait dans les anciennes cosmologies « l’Éther », le plus subtil des éléments dans les anciennes cosmologies.
b) soit en tant qu’état de « simple espace », comme lignes de forces, modifications de l’espace.
Maxwell, par la suite, adopta la première interprétation en voyant dans le champ un état spécifique de l’Éther. Selon lui, l’Éther avait une nature très proche des fluides dans lesquels on forme des tourbillons. En 1916 Lorenz considérait que l’Éther, comme siège de l’électromagnétisme, avait son énergie propre et sa vibration, et en un sens, un certain degré de substantialité.
Einstein suivit lui la seconde interprétation de Faraday en considérant que le concept d’Éther était superflu. Selon Einstein, le champ électromagnétique imprègne l’espace. Le champ n’a plus la moindre base mécanique, il est le siège de processus complexes et il possède à la fois énergie et mouvement. Il peut entrer en relation avec la matière et même échanger avec elle de l’énergie et du mouvement. Cependant, le champ reste indépendant de la matière et ne doit certainement pas être considéré comme un simple état de la matière, c’est plutôt un état de l’espace. L’effort d’Einstein dans la théorie de la relativité générale est d’étendre le concept de champ aux phénomènes liés à la gravitation. La synthèse géniale d’Einstein consiste à montrer que le concept newtonien de force gravitationnelle agissant à distance, se laisse mieux interpréter comme champ de gravitation, ce qui désigne en réalité un continuum espace-temps qui est courbé à proximité de la matière. La gravitation devient alors une conséquence des propriétés géométriques de l’espace-temps. La théorie d’Einstein enveloppe des objets à très grande échelle, tels que le mouvement des planètes et elle est donc d’abord concernée à la structure globale de l’univers.
2) A
l’autre extrême du spectre, dans l’infiniment petit,
nous savons aujourd’hui que nous ne pouvons plus en physique continuer à
maintenir une interprétation des particules sous la forme de petites billes,
comme on le croyait au XIX ème siècle. Le concept de champ a-t-il une portée
dans l’infiniment petit ?
C’est la théorie quantique qui répond à ce genre de
question. Elle part de l’idée que les atomes absorbent et émettent de la lumière
en « paquets», ou quanta. En fait, un rayon lumineux possède cet aspect
particulier de se présenter sous un double aspect celui d’une onde ou d’une
particule. Les particules en question sont appelées photons. En 1924
Louis de
Broglie montre que, de même que les ondes de lumière ont à la fois des
propriétés de particules et d’ondes, les particules de la matière ont aussi des
propriétés des ondes. Jusqu’alors, les physiciens étaient encore tributaires de
la vieille idée de particules sous la forme de très petites
boules de billard. Or
La théorie quantique aboutit à une représentation dans laquelle toute
matière a un aspect d’onde, y compris les atomes et les molécules plus
complexes.
Il faut donc raisonner avec un nouveau concept, celui de
champ de matière quantique. Dans cette interprétation, on dira qu’il existe
un type de champ propre à chaque particule. On dira que l’électron est
un quantum du champ électron/positron, ou le proton un quantum du champ
proton/antiproton. Dans les interactions, les champs entrent en relation les uns
avec les autres ainsi qu’avec les champs électromagnétiques. Il n’existe plus
alors de dualité champ/particule. De plus, le champ de matière quantique est
décrit comme unitaire et c’est en lui que se spécifie la probabilité de trouver
des quanta en un point particulier de l’espace-temps. Comme nous l’avons vu, les
particules sont des manifestations de la réalité sous-jacente des champs. Comme
les champs ne sont rien d’autre que des états de l’espace, ou du vide, il faut
finalement conclure que le vide lui-même est en
fluctuation. Il est une énergie
perpétuellement en mouvement d’où apparaissent et où retournent les quanta. Une
particule et son antiparticule peuvent acquérir une existence virtuelle
en un point de l’espace-temps et y disparaître à nouveau. La physique a dissout
les anciens atomes dans un système complexe de champs quantifiés. Dans l’idée de Louis De Broglie, les atomes et les molécules
étaient des quanta sous la forme d’ondes, comme en réalité toutes
les formes de la matière.
Il faut bien
reconnaître que la biologie est très loin d’avoir assimilé les avancées de la
physique. Les biologistes moléculaires continuent de raisonner avec un paradigme
mécaniste. « Ils traitent de molécules qu’ils appréhendent, dans la plupart des
cas, comme composées d’atomes de type boule de
billard… les atomes semblent toujours fournir un fondement ferme et rassurant à
la biologie et dans une large mesure à la chimie ». La logique de la
fragmentation du savoir qui est caractéristique de l’état de notre science actuelle contribue à cet état de
fait. Le passage à une science de la complexité est
loin d’être accompli. C’est aussi le cas de l’enseignement scolaire de la
biologie qui est massivement mécaniste. On n’est donc pas surpris de trouver
chez certains biologistes des professions de foi
mécaniste et une interprétation de la physique qui date du siècle passé.
C’est un des mérites du travail de Sheldrake de mettre en relation les
données
de la nouvelle physique et les problèmes fondamentaux de la biologie.
1) La théorie des champs morphiques de
Sheldrake s’inscrit dans une continuité
en biologie. « Au début des années 1920 trois biologistes, au moins, suggérèrent
indépendamment que, dans les organismes vivants, la morphogenèse est organisée
par des champs : Hans Spemann, 1921, Alexander Gurwitsch, 1922, Paul Weiss,
1923. Ces champs furent dit de développement, embryonnaires ou morphogénétiques
». Ils devaient permettre de mieux comprendre l’organisation du développement et
les processus de régénération après une lésion d’un tissus. Quand on coupe un
membre de batracien celui-ci de lui-même retrouve sa forme originelle. On a
l'impression qu'il existe à l'endroit de la partie amputée une empreinte
invisible auxquels les éléments physico-chimiques en cause dans la régénération
viennent se conformer. Le champ morphogénétique (texte) d’une espèce est à l’image de
cette empreinte. Gurwitsch pensait que le milieu dans lequel se déroule
le processus de formation de l’embryon st un champ enveloppant dans le sens où
le pense les physiciens.
Après avoir résumé ces apports, Sheldrake, p. 117 développe
sa propre hypothèse, celle de la causalité formative. Le principe général
que suit Sheldrake est celui-ci : si à un moment t1, une entité se comporte
d'une certaine manière et que dans le moment t2 suivant, une autre entité
semblable se trouve placée dans des circonstances similaires, la probabilité
pour qu'elle se comporte de façon identique sera augmentée. Supposons une
surface molle sur laquelle roule des billes. Chacune va tracer un sillon
derrière elle. Quand une bille se trouve derrière une autre, elle aura
nécessairement tendance à suivre le sillon tracé par la première et sa
trajectoire sera orientée par la forme. Cette loi est appelée loi de la
causalité formative. Sheldrake suppose l’action d’un champ physique particulier
qu’il appelle champ morphique qui joue le rôle d’une sorte de moule. Si
une modification de comportement d’une entité se produit dans certaines
conditions, elle aura aussi pour effet de modifier son champ morphique. Il
s’ensuit qu’une autre entité se trouvant placée plus tard dans des circonstances
analogues, entrera alors en résonance morphique avec le champ et son
comportement sera influencé par lui. Ce qu’il faut souligner, c’est que dans le
cadre de cette théorie, le monde physique, à travers les champs morphiques,
possède donc déjà le prototype d’une mémoire. « L’hypothèse de la
causalité formative suggère que la mémoire est inhérente à la nature », elle est
présente dans les atomes, les molécules, les cristaux, et même du cosmos dans
son ensemble. D’où les développements très riches de Sheldrake dans La
Mémoire de l’Univers.
La Mémoire de l’Univers commence par une citation de
Pascal dans les
Pensées: « La coutume est une seconde nature... J'ai
grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume ». La
mémoire est inhérente à la nature. Elle est présente dans le développement du
vivant, son évolution, ses actions et interactions. C’est en raison de la
présence d’une mémoire cumulative, que la nature des choses devient, par
répétition, de plus en plus habituelle. Si les choses sont ce qu'elles sont,
c’est parce qu'elles ont par le passé été ce qu’elles ont été sous la loi du
temps. La semence du chêne prend, dans son développement la forme et les
habitudes caractéristiques du chêne. Elle est apte à se comporter d’une manière
typique, parce qu’elle hérite de la nature des chênes qui l’ont précédé : à son
bagage génétique chimique s’ajoute les habitudes de développement des
innombrables chênes qui ont précédé dans le passé. De même, si l’hirondelle
cherche des insectes, lisse ses plumes, vole, nidifie, se nourrit, migre, se
reproduit ; elle le fait comme toutes les hirondelles avant elle ; elle hérite
aussi de la mémoire collective de son espèce, en sorte que le comportement des
hirondelles passées est toujours présent en elle. Cette mémoire collective a
présidé à son développement, et en tant qu’individualité vivante et elle
contribue aussi à la former.
---------------Pourquoi utiliser le concept de champ pour décrire le siège
de la mémoire du vivant? La théorie génétique mécaniste ne suffit-elle pas pour
expliquer la permanence des structures vivantes ? N’a-t-elle pas montré que tout
vivant possède un bagage génétique dans son ADN qui prédétermine ce qu’il sera ?
Sheldrake montre au fil des pages que l’héritage du code génétique est
insuffisant pour comprendre la structure et le comportement du vivant : «Alors
que la théorie mécaniste impute la plupart des phénomènes héréditaires à
l'héritage génétique rassemblé dans l'ADN, l'hypothèse de la causalité formative
présume que les organismes héritent également des champs morphogénétiques
d'organismes antérieurs appartenant à la même espèce. Ce second type d'héritage
intervient via la résonance morphique et non via les gènes. L'hérédité inclut
donc tant l'héritage génétique que la résonance morphique des formes antérieures
semblables ». Sheldrake utilise l’analogie (R) du bâtiment . « L’information
relative à la structure d’une maison n’est pas entièrement contenue dans les
matériaux de construction, même si ceux-ci sont fournis en unité modulaire. Les
même matériaux peuvent être employés pour construire des maisons de formes
différentes ; l’inverse est également vrai, des maisons de forme identique
peuvent être bâtie au moyen de matériaux différents, des pierres au lieu de
briques, par exemple ». Si la structure des protéines est préformée par des
champs, ceux–ci doivent être capables de produire des structures similaires,
même si les séquences d’acides aminés sont différentes. De même, la manière la
plus élégante de comprendre pourquoi les structures d’acides aminés sont aussi
stables, est de supposer l’existence d’un champ d’organisation. Nous savons que
les organismes vivant héritent de gènes de leurs ancêtres. « Selon l’hypothèse
de la causalité formative, ils héritent aussi des champ morphiques. L’hérédité
dépend à la fois des gènes et de la résonance morphique ». (texte)
2) Venons maintenant à une application sur la théorie de la
mémoire animale. La mémoire est inhérente à tous les vivants. Dans l’hypothèse
de Sheldrake, cela s’entend sur deux plans :
a) « Tous
héritent de la mémoire collective de leur espèce par résonance morphique
des organismes antérieurs de même lignée ».
b) « Ensuite, les organismes individuels sont soumis à la
résonance morphique de leur propre passé ; cette autorésonance fournit le
fondement souvenirs et de leurs habitudes individuels ».
Le
comportement ne peut donc pas être réduit à une simple résultante de processus
physico-chimiques. Il est enveloppé par l’action des champs et leur activité
d’organisation. Pour être encore plus net : « le comportement n’est pas plus
programmé dans le système nerveux que la morphogenèse dans les gènes ». On
croyait au XIX ième siècle que la mémoire pouvait s’expliquer par la présence de
modifications chimiques dans le cerveau. Les tentatives pour les localiser ont
toujours échoué, si bien que l’hypothèse n’a tenu que comme un simple présupposé
mécaniste : L’idée que la mémoire « doit » dépendre de
traces matérielles. C’est
un cas tout à fait typique de persistance d’un paradigme normatif qui ne
cadre plus avec l’observation. Le modèle remonte historiquement à Descartes et
sa théorie hydraulique du flux des « esprits animaux » pour expliquer les
actions réflexe. On sait que Pavlov, dans sa théorie des
réflexes conditionnés, avoue clairement
son obédience à Descartes. Cependant, une série d’expérience l’a obligé à
exprimer un net scepticisme à l’égard de la théorie de l’arc réflexe à travers
le cortex moteur. Il avait remarqué que des animaux ayant subi une très forte
lésion cérébrale conservaient des performances identiques. Karl
Lashley, par la
suite, a vérifié que des rats ayant appris à réagir de manière précise à la
lumière, réagissaient de façon identique après l’ablation de presque tout le
cortex moteur . La même ablation réalisée sur des singes, après une
convalescence de douze semaines, n’empêchait pas les animaux de refaire les
mêmes mouvements qu’ils avaient appris auparavant. Lashley a « démontré que les
habitudes apprises étaient préservées même après la destruction des régions
associatives du cerveau. Les habitudes survivaient aussi à une série d’incisions
profondes dans le cortex cérébral destinées à détruire certaines de ses
connexions croisées. En outre, dans le cas où le cortex cérébral était intact,
l’ablation de structures subcorticales, telles que le cervelet, n’affectait pas
non plus la mémoire ». Et puis, comment concilier la durée de vie de plusieurs
années d’un souvenir et le fait que les molécules et les cellules sont
constamment remplacées dans le corps ? Comment faire pour que la trace reste
intacte contre un constant changement moléculaire ? Lashley s’est incliné devant
les faits et il a donc abandonné la théorie réflexe de l’apprentissage. Ce qu’il
avouait directement, c’est que très visiblement, il y avait un « caractère
unitaire de chaque habitude ». Ce qui est un petit pas timide dans le sens
de la théorie holographique de la mémoire
de Karl Pribram, son étudiant. Lashley restait si attaché au paradigme
mécaniste qu’il n’eut pas l’idée que les souvenirs n’étaient tout simplement pas
stockés dans le cerveau. Il suggéra seulement que les souvenirs devaient être «
répartis » en différentes régions du cerveau. C’est Pribram qui développera
l’idée de schème d’interférences holographiques. Selon ce modèle, de manière très
paradoxale, la mémoire est à la fois partout et nulle part en particulier.
On voit que ce genre d’hypothèse ne prend tout son sens que si on rompt
complètement avec le modèle mécaniste, pour suivre celui de la causalité
formative. C’est dans ce contexte que nous pouvons vérifier à quel
point l’hypothèse mécaniste n’est qu’un acte de foi que
l’expérience n’a jamais pu étayer sérieusement.
Si l’hypothèse de la causalité formative est juste, il doit
être possible d’interpréter d’emblée la mémoire en terme de résonance morphique.
« Si les souvenirs dépendent de champ morphiques, ils ne doivent pas être
stockés dans le cerveau, mais peuvent
être liés à la résonance morphique du passé de l’organisme. Après des
lésions de diverses parties du cerveau, ces champs sont peut-être capable
d’organiser les cellules nerveuses d’autres régions pour qu’elles remplissent
les mêmes fonctions que précédemment ». Mieux : on peut parfaitement mettre à
l’épreuve les deux théories. Si l’hypothèse de la causalité formative est
dans le vrai, on devrait
observer que les souvenirs habituels d’un organisme influencent par
résonance morphique un autre organisme. Ce qui resterait inexplicable dans la
théorie des traces mémorielles. Il existe beaucoup d’expériences
de ce type.
Prenons celle de W. McDougall sur des rats de laboratoire. Les rats sont dressés
pour sortir soit d’un coté éclairé, avec une décharge électrique,
soit de l’autre plus sombre, mais sans danger. Dans la seconde expérience, on
éclaire la seconde sortie, en mettant la décharge électrique. L’idée, c’est que
le rat apprenne qu’il est dangereux d’emprunter une sortie éclairée. La première
génération commit 165 erreurs. Les générations suivantes apprirent de plus en
plus rapidement. La trentième ne faisait plus que 20 erreurs. McDougall
prouva que cela ne pouvait pas venir d’une sélection génétique des rats plus
intelligents, car même en choisissant les plus stupides de chaque génération, le
taux d’apprentissage s’améliorait tout de même. Une polémique se déclencha
autour de l’interprétation des résultats. Restait à recommencer l’expérience. Ce
que fit F.A.E. Crew à Édimbourg : la première génération apprit le comportement
très vite, avec en moyenne 25 erreurs ! « Ces animaux paraissaient en être au
stade où se trouvaient les rats de McDougall lorsque celui-ci avaient interrompu
ses expériences. Ni lui, ni Crew ne réussirent à expliquer cet effet ». Même
expérience à Melbourne avec W.E. Agar. Là aussi la première génération de rats
testés apprenait bien plus rapidement que les rats originaux de McDougall. En
faisant des tests sur des rats ne descendant pas de parents dressés, l’équipe de
W.E. Agar observa le même phénomène, ce qui l'amena à conclure que
l’augmentation ne pouvait pas être due à une héritage lamarckien.
Ce que soutient l’hypothèse de la causalité formative, c’est
que « toutes choses demeurant égales », il doit y avoir une accélération de
l’apprentissage, à chaque fois que les animaux sont dressés ou qu’ils gagnent un
type d’habitude différent. Si l’hypothèse mécaniste échoue à expliquer ces
phénomènes, ils paraissent par contre tout à fait logiques, si on prend en
compte l’hypothèse de la résonance morphique.
Autre exemple, donné au tout début et reprit plus loin p. 183
: « Quand les mésange bleues apprennent un comportement nouveau – voler du lait
en arrachant la capsule de la bouteille, par exemple – toutes les mésanges
bleues, où qu’elles soient, même hors de portée des moyens de communications
normaux, devraient révéler une tendance croissante à apprendre le même
comportement ». Il s’agit d'une mémoire collective renfermant tous les
phénomènes vivants, aussi distants soient-ils dans l'espace et dans le temps. Le
cas des mésanges bleues est très
documenté
et il met en évidence la propagation cette fois-ci spontanée d’une habitude,
celle de l’ouverture des bouteilles de lait par les oiseaux. Le phénomène a été
enregistré pour la première fois en 1921 à Southampton et on a suivi sa
propagation de 1930 à 1947. Or on sait que les mésanges ne s’aventurent pas à
plus de quelques kilomètres de leur nid. La propagation de ce comportement s’est
pourtant nettement étendue et accélérée dans le temps. De plus, en Suède, au
Danemark et en Hollande, les bouteilles de lait avaient disparu pendant la
guerre. Elles ne revinrent qu’en 1947, 1948. Il est tout à fait improbable que
des mésanges ayant appris cette habitude aient survécu à la durée de la guerre.
Et pourtant, on constata le même phénomène. La meilleure manière de rendre
compte de cette étrangeté consiste, à dire que le comportement instinctif de la
mésange la portant à piquer un objet étrange avec son bec a été enveloppé par un
schème contenu dans le champ morphique de l’espèce. Sheldrake insiste pour
dire que le champ morphique n’est pas à lui seul une cause. Chez les mésanges, «
le comportement est organisés par des champs morphiques associés aux
activités du système nerveux ». Cependant, il est important de comprendre que
dans cette interprétation il n’existe pas de séparation radicale entre l’un
et l’autre. Tout ce que l’on peut dire, c’est que les habitudes acquises par
certains animaux viennent faciliter l’acquisition des mêmes habitudes par
d’autres animaux de la même espèce et cela même en l’absence de tout moyen de
connexion physique connu. Et c’est la raison pour laquelle le concept de
champ a ici toute sa pertinence. L’incidence logique de ces effets donne à
penser qu’ils auraient une signification considérable d’un point de vue
évolutionniste. A vrai dire, on ne voit pas
comment la théorie de l’évolution pourrait ne pas prendre en compte l’hypothèse
de la causalité formative.
Il n’y a pas
de raison de penser que le comportement humain échappe à l’action de la
résonance morphique. Les exemples précédents suggèrent que l’action de la
causalité formelle doit aussi se rencontrer dans l’ordre des activités
collectives d’apprentissage chez l’homme. Il est possible d’élaborer des tests
permettant de montrer qu’effectivement nos aptitudes sont facilitées par le fait
que de très nombreuses personnes les ont appris avant nous. Sheldrake mentionne
une expérience faite avec une comptine enfantine, des études sur l’apprentissage
des langues, un test effectué avec le morse, avec l’utilisation d’un clavier
QWERTY comparé avec un autre. Cependant, le point le plus intéressant est
d’examiner l’apport de la causalité formelle à la compréhension de la conscience
perceptive, en liaison avec la mémoire personnelle et l’habitude. Quelles
relations peut-on trouver entre le champ de conscience dans lequel se développe
notre activité mentale et le concept de champ morphique ?
---------------1) Les thèses développées par Sheldrake sont très proches
d’une voie d’exploration de la perception aujourd’hui démodée, celle qui a été
développée par la théorie de la forme (Gestalt) dans les années 1920. Ce n’est
pas une mince surprise de retrouver sous la plume de Sheldrake une analyse de
points de vue que l’on croyait consignés à jamais dans de vieux manuels de
philosophie. Selon Kurt Koffka, la perception ne doit jamais être considérée
comme fragmentaire, car toute appréhension du réel est globale, dans une
configuration de champ dynamique. Sheldrake cite un texte étonnant, décrivant
l’expérience d’un sujet qui prend un bain de soleil en montagne et entend tout
d’un coup un appel au secours :
« Au départ, votre champ était, de fait, homogène, et vous entreteniez avec lui une relation d’équilibre. Nulle action, nulle tension. Dans un tel état, même la différenciation du moi et de l’environnement tend à s’estomper : je fais partie intégrante du paysage et celui-ci fait partie intégrante de moi. Tout change lorsque le cri perçant, poignant, vient troubler la sérénité du silence. Un instant plus tôt, toutes les directions avaient une dynamique égale, maintenant il n’en reste qu’une vers laquelle vous vous sentez attiré. Cette direction est chargée de force, l’environnement semble se contracter, comme si un sillon venait se former dans une surface place et vous entraînant vers le fond. Simultanément, se produit une nette différentiation entre votre moi et la voix, un haut degré de tension dans l’ensemble du champ ».
Ce qui est
remarquable dans ce texte, c’est qu’il reconnaît que la perception se déroule fondamentalement dans une unité sensible qui précède la dualité
sujet/objet, unité qui est semblable à l’enveloppement d’un champ. C’est à
l’intérieur de cette unité que surgit, grâce à l’appel, une tension qui va
s’organiser dans la dualité sujet/objet. Cependant, en réalité, il n’y a
pas de une division réelle ; ce qui se produit, c’est une modification des
lignes de force de la perception que le sujet va très vite expérimenter dans la
dualité sujet/objet. La description est à tout point remarquable,
car elle est
tout à la fois purement phénoménologique et elle se développe aussi dans
une formulation en terme de champ. Ce qui est indispensable. Si nous
étions d’avantage présents au cœur de la sensibilité au monde, nous percevrions
notre environnement dans un dégradé de plus en plus flou dans lequel nous sommes
en relation avec le monde. La sensation est par nature globale et la
meilleure manière de la décrire, c’est d’en parler en terme de champ. Quand une
personne vient à notre rencontre, nous ne la recevons pas d’abord comme un «
objet » pour « moi », un « sujet ». Nous sentons sa présence à l’intérieur de la
modification subtile du champ de notre perception autour de nous, comme un
entour du corps. Koffka
remarque que le champ reste rarement à l’état homogène. Pour la plupart d’entre
nous, seule la contemplation de la Nature, comme dans le texte de Rousseau vu
plus haut, permet de maintenir l’homogénéité du champ et le sentiment d’unité.
L’intentionnalité consciente lance la flèche d’un objectif ou d’une fin, ce qui
trace des lignes de forces dans le champ. Les joueurs de football par exemple, «
perçoivent le terrain comme un champ de lignes changeantes dont la direction
principale les conduit vers le but… Toutes les performances motrices des joueurs
évoluant dans le champ sont liées à des déplacements visuels ». Sheldrake ajoute
ici que la réponse, à l’intérieur du champ, n’est pas d’ordre logique. C’est
l’appréhension globale du champ qui produit les performances motrices. Le
joueur le plus habile est celui qui sent les lignes de forces du champ, plus que
celui qui pense et calcule en rupture avec l’appréhension globale. Sheldrake
utilise parfois la formule : « être branché sur le champ morphique » et c’est
ici que nous comprenons concrètement ce que cela veut dire.
Si nous considérons toutes les conduites habituelles, nous
pouvons tout aussi bien dire qu’elles sont organisées sans que nous en soyons
conscients par des champs comportementaux. A l’inverse, une activité
mentale de réflexion, de délibération « n’implique pas nécessairement un
comportement manifeste. Elle est plus concernée par un comportement virtuel ou
possibles ». Si nous voulons en ce domaine maintenir un concept de champ, il
faudra parler de champs mentaux. Chez l'homme, la distinction entre les
deux est indécelable, car les seconds se fondent dans les premiers (cf.
L’exemple du jeu vidéo nouveau où s’effectue un passage des champs mentaux aux
champs comportementaux).
L’intention consciente trace le sillon que l’habitude va suivre. Dans le langage
de Sheldrake, c’est l’autorésonance morphique qui en perpétue la mémoire. La
mémoire à court terme préserve des éléments d’expérience récente sous la forme
d’un d’écho. L’exemple le plus simple est celui de la rémanence immédiate d’une
visage entrevu dans la rue, l’image perdurant quelques secondes. Mais elle est
insuffisante sur la durée. Pour que la mémoire demeure, il faut qu’elle soit
portée par un champ et structurée à partir d’un schème. Il doit donc y
avoir une relation entre l’attention structurant et un schème moteur. « Si ces
éléments n’étaient pas reliés les uns aux autres par un champ de niveau
supérieur, ils manqueraient de cohérence. Leur coexistence temporaire
s’estomperait bientôt, et ils ne subsisteraient pas de schème cohérent à se
remémorer. La mémoire à long terme est différente. Elle dépend de
l’établissement de champs de niveau supérieur, lesquels peuvent redevenir
présents par résonance morphique. Cet établissement de champs nouveaux dépend de
notre attention. L’attention est quelque sorte le revers de l’habituation ».
2) Mais les souvenirs ? Ils ne sont pas structurés par des
schèmes sous la forme d’habituation. Ils n’entrent pas dans le cadre d’une
répétition. Ce que nous appelons nos souvenirs concernent des événements
uniques, advenus dans des lieux particuliers. « C’est précisément le caractère
unique de ces expériences passées qui nous permet de nous les remémorer
consciemment ». C’est un point, nous l’avons vu, sur lequel Bergson a été
particulièrement pertinent. Bergson fait une différence nette entre la
mémoire-habitude, liée à un schème moteur et la
mémoire-souvenir
intimement liée à la vie de l’esprit. Bergson montre que si l’habitude peut
effectivement être rattachée à une structure du système nerveux, elle peut à la
rigueur être ramenée au cerveau. Une lésion cérébrale est susceptible de
perturber le rappel. Ce sur quoi par contre Bergson insiste, c’est l’idée que le
souvenir se conserve non dans le cerveau, mais dans l’esprit. La pure
temporalité vécue de la perception ne peut pas être placée ailleurs que dans la
Durée spirituelle. Le souvenir a cependant besoin pour s’actualiser des
schèmes moteurs du cerveau.
Nous venons
de voir que la différence entre l’approche Gestalt et la causalité formative
tenait à peu de choses, si ce n’est que Koffka adhère encore à la théorie
mécaniste des traces mémorielles, ce que l’hypothèse de la causalité formative
conteste. Nous voyons que la position de Sheldrake est donc très proche de celle
de Bergson . Le point sur lequel ils se séparent, c’est que Sheldrake soutient
que la mémoire est inhérente à la Nature sous la forme de champs appuyés par la
résonance morphique. Bergson citait lui Leibniz, pour dire que la matière n’est
qu’un « esprit instantané » et qu’elle serait donc dépourvue de mémoire. Bergson
ne voit de mémoire que supportée par une conscience, par un esprit. Seul
un esprit pourrait conserver et se souvenir, la matière serait alors
fragmentation et oubli. Est-ce un dualisme ? Bergson ne partage pas les vues
classiques de Descartes opposant la substance pensante par laquelle l’homme,
doué d’une âme, s’oppose à la substance étendue qui définit la matière. Il
s’appuie sur la nature du vivant pour dire que la conscience est virtuellement
présente dans tout ce qui vit. Il montre aussi dans L’Energie spirituelle
que la conscience n’est pas nécessairement liée à un cerveau. Cependant, il n’a
pas l’audace d’un Shri Aurobindo soutenant que la conscience est
involuée dans
la matière. Et c’est là que la théorie de la causalité formative apporte son
éclairage. Comment comprendre que la conscience soit davantage comme un champ
qu’une chose matérielle ou le sous-produit d’une chose matérielle appelée «
cerveau » ? L’influence du paradigme mécaniste a toujours incliné notre
représentation dans la même direction : à savoir de penser l’esprit comme une
«chose» étrange logée dans une autre « chose » appelée «
corps ». Mais l’esprit
n’est pas une chose, parce qu’il n’est pas un objet. L’objet n’existe que pour
un sujet et les choses ne sont rien de plus que des objets pourvus de propriétés
substantielles. Il est dans la nature du champ morphique de porter une
information. L'information possède un pouvoir d’organisation. Si nous voyons dans l’esprit
un champ d’organisation, il devient possible de comprendre que l’atteinte aux
cellules nerveuses puisse ne pas affecter les souvenirs. Le champ morphique
réorganise la matière cérébrale restante et restructure les fonctions par
lesquelles l’esprit s’exprime à travers le corps. Les souvenirs peuvent revenir,
ce qui reste inexplicable dans une hypothèse mécaniste. Nous pouvons aussi
comprendre la somatisation des processus conscients et inconscients dans
le corps. Une souffrance intérieure profonde longtemps portée finit par marquer
son empreinte dans la structure organique. Nous portons le visage de nos
passions et la trace de notre passé. De la même manière, l’effet
placebo,
qui parait si incompréhensible à la médecine mécaniste cesse d’être une sorte
d’aberration. Le mental induit la production d’hormones spécifiques. Comme le
montre bien Deepak Chopra, le corps est une fabuleuse usine chimique que nous
programmons inconsciemment ou consciemment par la pensée. Cette idée de
programmation colle à merveille avec la théorie de la causalité formelle. Sans
vouloir être excessif nous pouvons tout de même dire que
Sheldrake réussit de manière remarquable à reprendre la métaphore informatique.
En tout cas de façon bien plus satisfaisante que dans les versions
matérialistes les plus courantes. Les orientations organisationnelles des champs
morphique, les chréodes, « sont semblables à des programmes en ce sens
qu’elles sont des structures d’organisation et qu’elles ont une finalité : elles
sont dirigées vers des objectifs ». Sheldrake propose de substituer l’expression
champ morphique à celle de programme.
Nous avons vu l’échec qui a conduit à renoncer à l’idée de
trace mémorielle. La solution consistant à dire que l’information devrait être
distribuée un peu partout dans le cerveau est habile, mais le problème, c’est
que c’est une hypothèse invérifiable en pratique. La réponse est claire : « La
nature intangible des traces mémorielle s’explique aisément à la lumière de la
causalité formative : elles n’existent pas. La mémoire dépend de la résonance
morphique des schèmes d’activité passés du cerveau lui-même. Nous nous branchons
sur nous-mêmes dans le passé ; nous ne transportons pas nos souvenirs dans notre
cerveau ».
Ce point de vue doit naturellement être étendu au-delà de
l’individualité personnelle, car cette mémoire n’est pas, par principe,
strictement localisée. D’un côté « nous avons
nos souvenirs propres parce que
nous sommes plus similaire à nous-mêmes dans le passé qu’à quiconque ; nous
sommes soumis à une autorésonance hautement spécifique de nos états antérieurs
». Mais parce qu’ici la théorie abandonne délibérément le concept de séparation,
il y a aussi une mémoire collective. « Nous sommes aussi similaires aux membres
de notre famille, aux membres des groupes sociaux auxquels nous appartenons, aux
individus qui ont le même langage et la même culture que nous, et dans une
certaine mesure, à tous les êtres humains, passés et présents ». Nous sommes
influencés par les schèmes mentaux d’autrui, lesquels forment une matrice de
pensée collective qui est activée via la
résonance morphique. Nous ne pouvons pas citer toutes les implications que
Sheldrake en tire, mais il y a au moins trois thèmes de recherche importants :
a)
L’hypothèse de la causalité formative rejoint directement la
théorie de
l’inconscient collectif de Carl Gustav Jung.
Si la mémoire est essentiellement un champ morphique, et qu’elle a une
résonance collective, l’implication est qu’il doit y avoir un fond de mémoire
liée à l’expérience humaine passée. Ce n’est donc pas du tout un hasard
si, sous la plume de Jung, la notion d’archétype est interprétée exactement dans
le sens de la résonance morphique. Témoin ce passage cité par Sheldrake : « Il existe autant d’archétypes que de
situation typiques dans la vie. Une répétition interminable a gravé ces
expériences dans notre constitution psychique… Quand une situation survient, qui
correspond à un archétype donné, celui-ci est activé ». Il y aurait moyen de
clarifier les concepts employés par Jung en les resituant à l’intérieur de la
théorie de la causalité formative.
b) De la théorie de l'inconscient collectif à celle de la
synchronicité il n'y a qu'un pas.
Le travail de Jung
conduit dans ce domaine lui a permis de donner un essai d’explication de la
communication d’information non-locale. De même serait aussi possible, en partant des hypothèses de
Sheldrake, de donner un éclairage nouveau sur des phénomènes que l'on consigne à
tort dans la sphère du surnaturel : ceux qui supposent la télépathie. L’action de la résonance
morphique suppose un enveloppement par les champs des événements
individuels et une corrélation à l’intérieur des champs. Inévitablement,
l’hypothèse de la causalité formative devait pouvoir tirer des conséquences dans
cette direction, en sortant de l'obscurité le concept d'inconscient
collectif. Sur ce point Sheldrake est très net et il retourne carrément
l’opinion habituelle : du point de vue de la causalité formative, la
télépathie n’est pas du tout un
phénomène « surnaturel », mais une propriété naturelle des champs
morphiques. Ce sur quoi nous devrions nous interroger, c’est plutôt la raison
pour laquelle nous avons depuis la modernité été incapable d’en reconnaître la
portée. La nouvelle physique nous oblige à prendre en compte l’interconnexion
des phénomènes dans l’univers. La nature des champs implique une communication
indivise dans la Nature. Rien d’étonnant donc à ce que Sheldrake ait mis au
point une batterie de tests empiriques dans la direction de la vérification de
cette conséquence. D’où les recueils de témoignages et le travail sur les
animaux de compagnie et l’homme, une étude sur un perroquet, les recherches
conduites dans des université américaines sur les fluctuations de la conscience
collective mondiale lors des événements historiques majeurs etc.
c) Autre extension : si l'hypothèse de la causalité formative
est juste, elle est aussi capable de fournir un élément pertinent d’explication
concernant les données très importantes fournies par les
régressions dans la mémoire. Sheldrake en dit
deux mots dans La Mémoire de l'univers. « Une personne peut, pour l’une ou
l’autre raison, se brancher, par résonance morphique, sur le champ d’un tiers
ayant vécu dans le passé. Voilà qui permettrait d’expliquer le transfert de
souvenirs sans avoir à faire intervenir un défunt ». L’existence d’un fond
mémoriel est en accord avec la théorie de la causalité formative. « L’idée
qu’une mémoire collective sous-tend notre activité mentale est une conséquence
naturelle de la notion de causalité formative ».
* *
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Nous avons tenté dans cette leçon de présenter les perspectives ouvertes par l’hypothèse de la causalité formative et le renouvellement de problématique qu’elle permet. Sheldrake admet fort bien que la théorie doit encore être précisée et que la nature des champs morphiques reste obscure. Une théorie nouvelle se juge avant tout à sa fécondité et sur ce plan on ne peut pas reprocher à la théorie formelle de Sheldrake de ne pas ouvrir des perspectives nouvelles. Les incidences philosophiques de L’Ame de la nature, autre texte important que nous n’avons pas exploré ici donnent un appui sérieux à l’hypothèse Gaïa de James Lovelock et renouvelle le paradigme de la Nature. C’est exactement ce réenchantement de la Nature qu’attendait I. Prigogine dans La Nouvelle alliance. Sheldrake a contribué largement à nous débarrasser de cette idée simpliste d’une nature stupide opposé à la seule créature douée d’intelligence que serait l’homme. Exit la vision de Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité. Bienvenue au renouvellement de la biologie et à la rencontre de la physique la plus avancée et des sciences de la vie.
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© Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan,
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