Leçon 35.    Le vivant et l’inerte       

    Contrairement aux simples choses, les être vivants sont dotés d’un principe autonome de changement. Cette distinction entre chose et vivant figure déjà chez Aristote. Selon lui, l’être vivant existe par nature, car il porte en lui le principe de son mouvement, principe qu’Aristote désigne du nom de la psyché, l’âme, qui est considérée comme entéléchie ou principe vital. De cette manière, Aristote marque un degré entre le plan d’inerte et celui du vivant. Il fait de l'âme le principe de la vie. Aristote raisonne dans une représentation finaliste de la Nature.

    Mais, depuis la modernité, nous sommes sommes passé de l'interprétation finaliste de la Nature, à une vision mécaniste. Au regard de notre science mécaniste, la distinction entre vivant et inerte peut elle être maintenue ? Il est assez symptomatique que dans la pensée moderne, le terme âme n'est appliqué à l'homme exclusivement. Les progrès de la biologie ont mis en évidence, que bien des spécificité du vivant se ramènent en fait à des caractéristiques matérielles. La question est donc de savoir quel statut reconnaître à cet "objet" particulier qu’est le vivant, et en quoi il peut ne pas se ramener purement et simplement à l’inerte. C’est à partir de là que se déterminent les problèmes spécifiques posés par la biologie. Notre première investigation portera donc sur cette question : en quoi la connaissance du vivant est-elle différente de la connaissance de l’inerte ?

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A. Le phénomène vivant

    Revenons sur nos distinctions introductives. On parlait autrefois des différents règnes de la Nature cette distinction garde sa pertinence du point de vue de la nomenclature des sciences. 1) Le domaine de la matière qui nous renvoie à la physique, à la chimie, la géologie, à l’astronomie etc. 2) Le domaine du vivant nous renvoie à la biologie et ses sous- disciplines telles l’anatomie, la génétique, l’histologie etc. 3) Le domaine de l’humain, avec les sciences humaines, parmi lesquelles la psychologie, la sociologie, l’histoire, l’anthropologie etc. Il est tentant de considérer le vivant comme un intermédiaire où se prépare ce qui sera construit sur son étage, avec le plan de la conscience humaine. La question serait de savoir si ce découpage en règne de la Nature est simplement une vison commode ou s’il s’agit au contraire d’une intuition fondée dans la nature des choses. (texte)

    Y a-t-il des aspects qui différencient le phénomène vital du phénomène matériel ?

    a) Le vivant se présente, face au monde extérieur, comme une totalité distincte, qui présente un certain degré d’autonomie. Par exemple, le corps du renard comporte une sorte de circuit interne de fonctions extrêmement complexes qui maintiennent l’équilibre d’un milieu à une température constante. L’homéostasie ne constitue pas une cas particulier, mais au contraire le type même d’ordonnancement du vivant. Une cellule élémentaire comporte une membrane, forme une tout, une unité vivante autonome. Tout vivant constitue une petit monde biologique, dans le Monde en général. Plus étrange encore, un organisme vivant est structuré comme une ensemble de poupées russes, de totalités emboîtées. Qu’est-ce qu’une cellule en effet sinon déjà une unité, une petite totalité ? La cellule possède un centre, le noyau, un système respiratoire et digestif élémentaire, une délimitation par une membrane, vis-à-vis du monde extérieur. Elle a, dans ses gènes, la totalité de l’information nécessaire à son développement. Au dessus de la cellule, il y a le tissu. Mais le tissu n’est pas qu’un paquet de cellules mises ensemble, il manifeste aussi un structure de totalité. En d’autres termes, ce qui apparaît, dès la cellule, et que l’on retrouve dans le tissus c’est le processus de l’individuation. A l’étage supérieur de l’organe, puis de la totalité de l’organisme, cette valeur est conservée et maintenue. Il est impossible de décrire le vivant comme un paquet de matière chimique désordonné, car ce qui s’impose au contraire c’est un ordre structuré sur une valeur d’individualité. L’individuation est le premier caractère propre du vivant. Elle suppose toujours une structure qui enveloppe une totalité et qui dispose d’un développement autonome.

    b) Le vivant vit trouve sa subsistance dans son milieu, et c’est seulement dans son milieu qu’il trouvera la nourriture qui lui est adapté. Le renard européen ne survivrait pas laissé sur la banquise du pôle ou dans le désert des tropiques. Dans son milieu il puise ce dont il a besoin pour sa nutrition et sa respiration. Nous voilà en présence de concepts typiques du vivant : nous venons de parler de besoin. Le gravier dans la cours n’a pas de besoins, ne respire pas et ne se nourrit pas. Il ne possède pas de faculté d’assimilation. Il est possible cependant, de donner une interprétation chimique de ces phénomènes. On parle d’anabolisme pour désigner l’échange chimique entre le vivant et son milieu dans l’absorption. On appelle catabolisme l’inverse, le rejet des substances usées. Le point commun entre les deux, c'est la faculté originale d’assimilation, premier caractère distinctif du vivant. De la bactérie à l’homme, en passant par la plante, le vivant assimile des substances et en rejette, ce qui ne s’observe pas dans le domaine minéral. Si l’on devait observer dans le domaine minéral cette capacité, par exemple dans le corail, on parlerait aussitôt de vivant. L’être vivant tend à se conserver et il le fait en se maintenant son ordre. Il se développe dans un échange constant avec son milieu dans lequel il puise les éléments dont il a besoin pour croître et entretenir ses fonctions vitales.  Les aliments assimilés deviennent alors la substance même de l’organisme qui s’alimente.

   c) L’être vivant se manifeste aussi par une capacité de respiration. Il transforme, par des réactions complexes de combustion, l’énergie des aliments en énergie utilisable par ses cellules. C’est aussi ce processus qui produit le phénomène de la fermentation associé à la respiration. Là où nous pressentons que quelque chose respire, nous pensons spontanément que cela doit être vivant. Inversement, un des signes habituels de la mort est l’arrêt de la respiration. Notons à ce sujet que l’idée est très ancienne. Dans la médecine ancienne de  l’Inde on parle de la circulation du prana dans le corps

    d) L’être vivant est doué d’une sensibilité au temps qui lui est propre Naissance, croissance, renouvellement des processus vitaux, reproduction, supposent un devenir orienté. (texte)

 ---------------Le processus du temps du vivant ne se réduit pas au processus d’entropie qui règne dans le domaine de la matière. Il lutte en permanence contre l’entropie. Il a une naissance, une croissance, un développement et enfin une mort. Ces processus typique n’ont de sens que dans le phénomène vivant. Le couple vie/mort est lié à des étapes de développement de l’individu vivant dans lesquelles. A cela s’ajoute un phénomène unique : le vivant est capable de reproduction, la reproduction constituant la forme de continuation biologique, à travers l’individu, de l’espèce. Globalement, la matière inerte ne connaît que la flèche de l’entropie croissante et elle ignore la reproduction. On peut nommer développement, ce caractère unique qui distingue radicalement le vivant de l’inerte : seul le vivant et non le minéral, possède un développement successif, séquentiel et ordonné. Seul le vivant traverse une véritable genèse. Seul le vivant semble susceptible de donner une copie exacte de lui-même.

    e) Les organismes vivant peuvent évoluer à travers des mécanismes complexes que l’on repère en biologie comme adaptation et mutations, dans un schéma admis qui est celui de la sélection naturelle. L’évolution est un terme qui ne trouve son sens premier qu’en biologie, comme caractère propre du vivant.

    f) Le vivant est capable de produire son propre mouvement. Il n’est pas seulement déplacé , comme l‘est une chose matérielle. Une bactérie élémentaire a déjà des cils vibratiles

    Ces six caractères se rattachent tous à une propriété essentielle qui est l’auto-référence. L’auto-référence est la caractéristique centrale du vivant, caractéristique à laquelle se ramène toutes les autres. C'est précisément quand l'auto-référence est prise en défaut que la conservation de soi du vivant est altérée. Celle-ci s’exprime par :

    L’auto-conservation. Le vivant a d’abord la capacité de se maintenir en vie par la nutrition, l’assimilation, les réactions énergétiques de respiration ou de fermentation.

    L’auto-référence s’exprime dans l’auto-reproduction qui permet au vivant de propager la vie grâce à la reproduction.

    Enfin, l’auto-référence se traduit aussi par l’auto-régulation qui fait que le vivant parvient à se gérer lui-même, à surmonter des déséquilibres venant du monde extérieur, à synchroniser des réactions d’ensemble. Le vivant possède une faculté, souvent étonnante, d’adaptation. Afin de maintenir sa structure individuelle, le vivant parvient à se plier, dans une certaine mesure, aux modifications du climat, de l’humidité, de la chaleur sans être détruit.

    Tels sont les principaux caractères structurels par lesquels nous sommes en droit de différencier le phénomène vivant du simple phénomène matériel (texte). Cf. Pasteur. Ces caractères sont à ce point spécifiques, qu’ils permettent de faire de la biologie une discipline à part, distincte de la physique.

B. Le réductionnisme biologique

    Pourtant, les progrès de la biologie ont surtout consisté à rattacher ces propriétés à des phénomènes chimiques, de sorte que l’explication du vivant revient souvent à exhiber le comment d’un processus du vivant, dans des processus lié à des échanges chimiques et à des structures moléculaires. Le réductionnisme biologique est la doctrine qui soutient que les phénomènes biologique ne sont pas vraiment spécifiques et qu’ils sont explicables par référence aux mécanismes physico-chimiques. Claude Bernard en son temps déclarait déjà : « La vie n’est qu’un mot dû à l’ignorance et quand nous qualifions un phénomène de ‘vital’, cela équivaut à dire que c’est un phénomène dont nous ignorons la cause prochaine ou la condition ». (texte) En d’autres termes, si nous avions une explication mécaniste solide, elle détruirait aussitôt la spécificité que nous donnons aux phénomènes vivants. De même, invoquer un « principe vital », une « âme » pour rendre compte d’un phénomène vivant ce serait introduire de l’irrationnel et avouer une ignorance des véritables processus. Sous-entendu : les « véritables » processus son physico-chimiques. La force du réductionnisme est de s’appuyer sur quelques arguments fondamentaux :

    Que la matière vivante ne contient pas d’autres éléments chimiques que ceux que contient la matière brute : de l’azote, du carbone, de l’hydrogène, de l’oxygène etc. Les briques chimiques dont le vivant est composé n’ont rien de très différent des éléments matériels. Le vivant ne saurait provenir d’autre chose que de la matière, il n’en n’est qu’une modification.

    On est parvenu à réaliser la synthèse artificielle de beaucoup substances que l’on croyait autrefois produites seulement par le vivant. Les greffes et transplantations d’organes tendent à montrer que l’organisme est semblable à une machine dont on peut changer les pièces.

    Reprenons les trois aspects de l’auto-référence que nous venons de mentionner pour examiner comment ils sont produits. C’est à la réponse à une question comment ? que répond le réductionnisme.

    a) L’auto-conservation constitue un défi important.Comment le vivant parvient-il à résister aux assauts du monde extérieur ? Il doit se comporter comme un transformateur d’énergie branché constamment sur une source qui est le soleil. Il doit pouvoir utiliser l’énergie avec économie. On peut faire une analogie (R) avec la mécanique. De même qu’une automobile réclame des soins constants, des révisions, « une cellule vivante doit maintenir son infrastructure contre la dégradation irréversible qu’exerce le temps. Or il existe des mécaniciens pour s’occuper des voitures, la cellule doit être son propre mécanicien ». « Remettre de l’ordre coûte cher en énergie. Plus un système est ordonné ou organisé (comme la cellule) plus il lui faudra d’énergie pour maintenir son organisation contre la tendance naturelle au désordre ». Comment rendre compte de ce phénomène ? Le monde inerte est régi par une entropie croissante. Le vivant ne fonctionne pas comme la matière inerte, puisqu’il est directement en contradiction avec la seconde loi de la thermodynamique qui stipule qu’un système matériel tend plutôt vers le désordre. Pour lutter contre le désordre, le vivant doit constamment absorber de l’énergie nouvelle qu’il emprunte à ses aliments. Il est obligée de se nourrir pour maintenir sa structure. L’énergie émise par le soleil est captée par les plantes dans la photosynthèse et elle est ensuite consommée par les animaux supérieurs. Un circuit d’économie d’énergie est établi entre les plantes, le soleil et les animaux qui rend la permanence du vivant possible. Ce sont des échanges de gaz carbonique, d’eau, de glucose, d’oxygène qui permettent ce circuit.

    b) L’auto-reproduction s’explique aussi par des mécanismes chimiques, en montrant que la cellule est avant tout une usine moléculaire. Non seulement cette usine veille à son propre entretient, mais en plus elle sait fabriquer ses propres machines. L’auto-reproduction correspond à deux fonctions précises de la cellule, recopier les briques du vivant, contrôler de manière permanente le métabolisme. C’est la tâche des protéines de structure et des enzymes. La recherche génétique a montré que les briques du vivant sont les protéines de structure. Le plan de la maison est inscrit dans une protéine, qui est l’ADN. On a pu mettre en évidence que l’ADN codait une information correspondant à tout l’organisme.

    ---------------c) L’auto-régulation signifie que, dans la gestion des cellules, le vivant doit non seulement se propager et se maintenir, mais exercer sur lui-même un contrôle. Comment est-il capable de décider de fabriquer tel ou tel enzyme ? Qui décide ? Pour comprendre ces mécanismes, on a fait appel à une disciple s’occupant des robots, la cybernétique. Une machine cybernétique est une machine doué d’un certain degré d’auto-régulation. L’enjeu du réductionnisme est de montrer que le pouvoir d’auto-régulation de l’organisme est un phénomène chimique et pas seulement biologique. Quand dans ma maison le chauffage se met en marche tout seul, par l’intermédiaire d’un thermostat, il y a une auto-régulation. L’homéostasie dans le corps, est un processus de ce genre. Entre l’ADN et l’ARN se produit une boucle de régulation analogue. Les gènes de l’ADN transmettent, par l’intermédiaire de l’ARN messager les instructions nécessaires à la fabrication des enzymes qui, travaillant à la chaîne, produisent les molécules essentielles à la survie cellulaire, les métabolites. Ceux-ci peuvent, soit bloquer la chaîne de montage qui les fabriques, soit agir de manière à continuer le production. De cette manière, la cellule adapte en permanence la production dont elle a besoin.

    La génétique parvient de cette manière à montrer les mécanismes biochimiques qui expliquent les phénomènes vivants, en les rattachant à des phénomènes matériels. Il est devenu impossible de pouvoir soutenir un point de vue anti-réductionniste, en contre-pieds avec la doctrine officielle. On ne peut plus en biologie mettre en avant l'existence d'une entité telle qu’un « principe vital », ou une « âme », pour expliquer le vivant par différence à l’inerte. Il existe entre la matière et le vivant, des solutions de continuité, des transitions. La physique contemporaine, en thermodynamique, a pu montrer que l’émergence d’une auto-organisation se produisait même dans des système matériels. Si on fait évaporer une solution d’eau salée, on observe la constitution spontanée de cristaux, qui sont des formations d’ordre. Ce sont des propriétés analogues à celles de la vie. Prigogine, physicien de la thermodynamique a montré que l’auto-organisation est un des résultats de la dissipation de l’énergie un système ouvert sur son environnement. C’est ce qu’il nomme les « structures dissipatives ». (texte)

    Le réductionnisme pense pouvoir montrer quels sont les mécanismes sous-jacents aux structures auto-référentes du vivant. Mais au fond, le problème est-il vraiment là ? Personne n'a jamais soutenu que le finalisme excluait des mécanismes. C'est même toute le contraire. La complexité du vivant suppose que son auto-référence soit réalisée par le biais de certains mécanismes. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la vie soit mécanique. La vie se sert de mécanismes pour se promouvoir elle-même. Une intelligence créatrice auto-référente qui utilise des mécanismes doit nécessairement les transcender. Il faut faire ici bien attention, ce n'est pas parce que nous nous servons d'un paradigme mécaniste d'explication que celui-ci est la réalité même. Il ne faut pas confondre la représentation, le système qui nous sert à expliquer, et le réel lui-même. Même les biologistes qui adhère au paradigme mécaniste finissent toujours par concéder que le vivant est de part en part structuré par des processus finalisés. Monod parle de « téléonomie ». La difficulté est surtout de différencier l’intentionnalité consciente et son action chez l’être humain et la finalité que l’on voudrait voir non-consciente dans la Nature. Nous disons de A qu’il va chez le pharmacien. La visée est une pensée qui met en œuvre des moyens pour aboutir à une fin. Le même type de raisonnement peut être employé pour décrire la fonction de l’œil, de l’estomac, des poumons etc. Voici ce que dit Claude Bernard à ce sujet dans Le Cahier rouge :
    « Quand nous voyons, dans les phénomènes naturels, l’enchaînement qui existe de telle façon que les choses semblent faites dans des buts de prévision, comme l’œil, l’estomac, … qui se forment en vue d’aliments, de lumières futures, etc. Nous ne pouvons nous empêcher de supposer que ces choses sont faites intentionnellement, dans un but déterminé. Parce qu’en effet, quand nous faisons nous même les choses, nous disons que nous les faisons avec intention et nous ne pourrions admettre que c’est le hasard qui a tout fait ». Par principe, en raison du paradigme mécaniste, nous refusons de prêter à la nature vivante une conscience analogue à la nôtre. Ainsi, Claude Bernard, comme Kant, fait du « comme si ». Il raisonne au conditionnelle, en refusant d’admettre une intelligence intentionnelle, tout en la supposant. Il dit : « Nous devons reconnaître dans l’ensemble des phénomènes naturels et leurs rapports déterminés pour des buts déterminés une grande intelligence intentionnelle ».
 

C. Complexité du vivant et évolution

    Mais cela vaut-il vraiment la peine de revisiter une querelle entre réductionniste/antiréductionnisme ? Pourquoi chercher une dualité radicale entre le vivant et l’inerte ?

    Une manière de surmonter cette dualité est de considérer la fécondité de l’action du Temps. Un système matériel, s’auto-organise loin de l’équilibre et peut se comporter comme une horloge , développer de structures spatiales telles l’on peut alors en conclure qu’en fait le désordre sait aussi s’ordonner. C'est ce que montre la thermodynamique. Il apparaît alors que, si la nature n’avait pas sans cesse chamboulé les conditions de la vie sur Terre, si les climats, les accidents géologiques, les irruptions solaires, les combinaisons écologiques n’avaient pas sans cesse changés de manière complètement imprévisible, il n’y aurait sans doute pas eu d’apparition de nouvelles structures dissipatives, rendant possibles de nouvelles espèces vivantes émergeant en dissipant de l’énergie. Ce qui est en cause dans ce débat, selon Prigogine, c’est un concept désuet du temps fondé sur la croyance dans le déterminisme. A l’inverse, si le Temps véritable comporte de l’imprévisible et de la nouveauté, rien n’interdit qu’il puisse générer de l’ordre à partir du désordre. La Nature s’auto-organise spontanément, car l’auto-organisation est dans sa nature et rien ne peut l’empêcher de se structurer à des niveaux toujours plus complexes. Il est inutile d’invoquer une force spéciale, non-physique pour expliquer le vivant, comme l'entéléchie des scolastiques. Mais on ne peut pas non plus opposer brutalement d’un côté l’univers matériel régi par l’entropie et de l’autre le vivant régi par la néguentropie.

    Dans ces conditions, même la biosphère de la Terre pourrait très bien constituer une gigantesque entité vivante auto-régulée, comme le propose L’hypothèse Gaïa de James Lovelock. La nouvelle logique de l’auto-organisation issue de la thermodynamique ne s’y oppose pas. Mieux : la vie paraît dans cette optique avoir spontanément émergé de la matière inerte avec d’emblée une intelligence, une imagination, une force créatrice considérable. Ce que nous discuterons plus loin. Nous pourrions même penser avec Rupert Sheldrake que la mémoire est inhérente à la Nature de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

    Mais ce qui nous apparaît maintenant plus clairement, c’est que la matière de l’univers est organisée en une longue chaîne de complexité croissante. Cette chaîne débute avec les propriété du champ quantique, se poursuite avec les particules élémentaires, les atomes, les molécules, les cellules, les organismes individuels et s’étend enfin aux groupements complexes des niches écologiques et des sociétés humaines. Chaque niveau de complexité fournit les éléments de construction à partir duquel est élaboré le niveau suivant.     

    ---------------Par définition, un système est d’autant plus complexe, qu’il possède un grand nombre d’éléments étroitement dépendants les uns des autres. En ce sens le cerveau, composé de milliards de cellules, est plus complexe qu’une bactérie. Mais le nombre et la variété des liaisons sont encore plus importants que le nombre des éléments. Dans un système complexe, le Tout est plus que la somme des parties. La complexité biologique est non seulement organisation dans l’espace, mais organisation dans le temps. Ce temps est toute la durée de l’évolution. Par exemple, en comparant les os crâniens des singes, archaïques et contemporains, avec ceux de l’Australopithèque, de l’homo erectus, de l’homo habilis, du Néandertalien et de nous-mêmes, on met à jour un processus qui s’étend sur 60 millions d’années et paraît d’une logique implacable : la loi de complexité-conscience. S’il s’avérait que le cours du Temps est bien orienté de cette manière, on devrait alors corriger la seule vision « chaotique » de la théorie de l’évolution. Il y a peut-être une logique qui se déploie à travers le halo du hasard, une logique qui se nourrit du hasard, mais poursuit une progression têtue vers une complexité-consciente de plus en plus élevée. Cf. Barjavel  (texte).

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    C’est une chose que de reconnaître la spécificité du vivant, c’en est une autre que de l’expliquer par la référence à l’inerte en usant d'un paradigme mécaniste, et c’est une tentative encore différente que de chercher des paliers de complexités dans le réel. Le réductionnisme est une doctrine qui prend un parti pris idéologique. Ce n'est pas de la science. Cependant, il est vrai qu'il est implicite dans une interprétation très littérale du paradigme mécaniste. La distinction des paliers de complexité dans le réel relève d'une métaphysique. On en trouve par exemple un essai marqué par des présupposés chrétiens chez Teilhard de Chardin, dans Le Phénomène humain, ou une exposition prodigieuse chez Shri Aurobindo dans son œuvre majeure, La Vie divine.

    Toute la question est de savoir quels concepts sont autorisés dans le cadre de la biologie, eu égard à son paradigme d’objectivité. Il y a plus dans le vivant que dans la matière inerte. La Nature fait dans le vivant un saut dans la complexité, tout en enveloppant le règne précédent.

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Vos commentaires

Questions:

1. Comment expliquer le succès actuel du réductionnisme?

2. Qu'est-ce qui caractérise la relation au temps du vivant?

3. Depuis Aristote, on parler de finalité dans le vivant. Pourquoi?

4. Qu'est-ce que le mécanisme?

5. Qu'est-ce ui différencie une montre d'un être vivant?

6. En quel sens l'individuation est-elle caractéristique de la vie?

7. La relation entre le vivant et son milieu est-elle identique à celle d'un objet inerte à son environnement?

 

       © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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