Leçon 158.    Le sens de la souffrance     

    S’il n’était question que de mettre fin à la douleur, le problème serait vite résolu. Nous disposons d’une impressionnante pharmacopée. De l’aspirine à la morphine en passant par les analgésiques les plus variés, les moyens ne manquent pas pour agir contre la douleur. Mais la souffrance est plus radicale que la douleur. On peut souffrir dans son cœur sans avoir mal dans son corps. Il est même tout à fait possible au milieu d’une douleur cuisante de goûter une joie indicible. Un sportif le sait et une femme qui libère l’enfant de sa chair le sait aussi. C’est étrange, mais le moment le plus heureux de la vie peut être aussi celui cela fait le plus mal !

    Mais la souffrance ? Ce déchirement intérieur de l’humiliation, des blessures affectives, les orages de dénégation de soi, l’humeur sombre qui vous ronge et vous tue à petit feu, le passé infernal qui vous poursuit et vous accuse, les regrets inextinguibles, l’amertume qui vous ronge, le malaise qui ne vous quitte pas, cette vallée de larme d’une existence malheureuse, c’est tout de même autre chose ! On peut tenter de noyer cela dans l’alcool, la drogue, le cinéma, l’orgie de télévision, on peut tenter de se dérider avec une forte dose de spectacle comique… Cela ne sert à rien, car la souffrance revient encore plus forte. Elle colle même tellement à l’ego qu’il finit par en faire son chapitre principal d’identité : se prendre pour une personne incurablement malheureuse est un scénario que l’ego affectionne et dans lequel il se complaît. Cela permet au moins d’attirer l’attention d’autrui.

    C’est une banalité de dire que l’homme désire le bonheur et non la souffrance. Mais il faut se méfier des banalités. Chez la plupart d’entre nous cette affirmation est purement une parole en l’air. Nous entretenons avec la souffrance un rapport complexe. Avons-nous seulement assez de cohérence, assez de suite dans les idées, pour faire en sorte que notre vie ne soit pas en permanence labourée par la souffrance ? Et si la souffrance était auto-engendrée ? Et si nous nous faisions souffrir consciemment ou inconsciemment ? Alors ? Faut-il donner un sens à la souffrance ?

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A. Phénoménologie de la souffrance

    Une philosophie qui ferait l’impasse sur la souffrance ne serait guère sérieuse. Autant lire des babillages de salon ou feuilleter des magazines de mode. Le rappel à un peu plus de sérieux commence peut être là. La souffrance fait intimement partie d’une vie humaine. Le plus souvent, ce que nous n’apprenons pas d’une observation pleinement lucide, nous devons un jour l’apprendre dans l’expérience amère de nos erreurs. Une compréhension juste de la vie peut nous permette de faire l’économie de bien des souffrances inutiles et nous permettre  d’accepter une souffrance qui soit être traversée.

     1) Revenons sur la distinction entre la souffrance et la douleur. La douleur est ce qui nous fait dire : j’ai mal , ce qui invariablement désigne une localisation dans le corps-physique : « je suis tombé de vélo, j’ai mal à la jambe », « j’ai une migraine terrible, j’ai mal à la tête », « une de mes molaires est cariée,  j’ai mal très mal aux dents ». La souffrance est différente, parce que nous la formulerons plutôt en disant  je suis mal . « Je suis dans un état de malaise constant depuis que mon amie m’a quitté », « je me sens vide et déprimé la plupart du temps », « je me sens en permanence tendu, anxieux », « je me sens harassé, je vis dans une peur constante », « ma vie est un enfer», « je ne me supporte plus » etc. (texte) (exercice 5a)

    Que la douleur  se dise avec le verbe avoir et la souffrance avec le verbe être n’est bien sûr pas un hasard. Quand la qualité d’auto-référence de la conscience est éveillée en moi, je situe la douleur au-dehors, ce qui veut dire que je suis pas identifié à elle et que je ne me reconnais pas dans la douleur. La douleur n’appartient pas à mon être même, elle est ce que j’ai. Elle est dans l’ordre de l’avoir. (texte) Toutefois, - cela fait partie de l’arsenal de l’ego - dans un état névrotique, elle peut être utilisée comme composante de l’identité. Le sujet s’identifie alors à l’ob-jet douleur et, comme le dit souvent Eckhart Tolle, c’est un processus d’ob-session et de compulsion du mental. Dans un état plus proche de l’équilibre, la douleur est perçue dans l’ordre de l’avoir, comme une épine dans ma chair et je suis différent d’elle. Ma réaction naturelle, c’est de m’insurger, de lutter contre la douleur, de chercher à m’en débarrasser pour ensuite tenter de l’éviter dans le futur. Comme le couple douleur/plaisir est un duel, je suis porté inversement à vouloir m’installer dans le plaisir, à vouloir le conserver, à le rechercher dans l’avenir. Nous voudrions le plaisir sans la douleur, comme s’il était possible d’avoir l’un sans l’autre et de les séparer ! Ce qui est bien sûr une illusion, car on ne sépare pas ce qui va ensemble dans la dualité.

     Il en va autrement de la souffrance, car elle est sentie de manière globale, comme étendue à tout mon être et non pas localisée dans une région spécifique. On dit : « je suis mal en ce moment ». De manière très caractéristique, nous ne dirons pas « j’ai bien », mais je suis bien. Le bonheur est un état de bien-être, ce qui veut dire être bien dans l’Être. La souffrance est une sorte de contagion interne du mal dans l’Être, un mal-être, un mal-aise global, radical, profond, que nous ne posons pas hors de nous mais en nous.

    La question délicate est de savoir s’il ne s’agit pas encore d’une forme subtile d’identification. Quand je souffre, je suis si profondément identifié à la souffrance, je me sens si complètement submergé, noyé dans la souffrance que ne trouve que mon moi souffrant. Je n’ai pas d’emblée l’idée que la souffrance puisse se distinguer de moi, car précisément le moi est le moi souffrant. Le pathos de la souffrance est le moi souffrant, le moi s’éprouvant affectivement comme souffrance et si je ne suis que ce moi, bien évidemment l’énormité de sa souffrance est toute ma réalité.

    ------------------------------Il y a cependant quelques indications qui peuvent me faire penser que la souffrance n’est pas mon être le plus intime. C’est déjà dans les mots. Le terme souffrir est liée au latin sub-ferre qui signifie « porter en dessous ». La souffrance est littéralement un fardeau qui m’écrase, mais qu’il est pourtant possible de déposer. Dans la souffrance gît le labeur qui consiste à porter un poids avec soi pour aller de ci de là dans le temps. Celui qui porte une charge sur son dos n’est pas la charge qu’il porte. Cela veut dire aussi que la souffrance, quelque soit sa durée, ne dure qu’un temps et qu’elle est en définitive seulement traversée. La souffrance a besoin du temps, la souffrance est portée par l’identification au temps. Supposons que nous nous tenions pleinement dans le moment présent, sans donner un aliment au temps psychologique, la souffrance pourrait-elle se maintenir ? (cf. Eckhart Tolle texte) La douleur oui, mais la souffrance, ce n’est pas sûr. La souffrance se maintient bien évidemment quand le mental génère le poids écrasant de ses problèmes et qu’il anticipe avec angoisse ce que sera le futur. Mais sans la projection du temps, y a-t-il dans le présent, ici et maintenant, réellement un problème ?

    2) Ce qui peut nous permettre de le penser, c’est le message que mon corps me délivre ici et maintenant sous la forme d’une douleur. J’ai très mal au dos. Comme une aiguille dans ma colonne vertébrale. La douleur est lancinante et là-dessus, pas question de discuter, il me faut agir. Appeler un médecin. Prendre de l’aspirine. La douleur surgit brutalement, avec violence. Je me demande combien de temps elle va durer. Si cela va empirer. Si la douleur augmente encore, combien de tems est-ce que je vais pouvoir tenir ? Je suis très tendu, je me raidis sur ma chaise, je cherche un endroit où m’allonger. C’est un état très pénible. Il est tout à fait possible qu’existe des moyens permettant de suspendre la conscience de la douleur. C’est ce que la littérature du Yoga montre par exemple. C’est ce que font les fakirs. La démonstration de l’acupuncture est très éloquente. Il est possible, explique l’Ayur-Veda, de travailler sur les nâdis et d’arrêter la douleur. Cependant, ces moyens ne sont pas communément accessibles. Où ils le sont dans des circonstances exceptionnelles. Témoin le cas de ces accidents de la route où une mère est tellement inquiète pour son enfant, qu’elle va tout faire pour le sortir de la voiture, pour se rendre compte dix minutes plus tard qu’elle a une côte cassée. Et la douleur arrive, terrible cuisante, parce que sa conscience est revenue vers son corps, alors qu’auparavant un sursaut de vigilance lui avait fait complètement oublier la douleur. Le déplacement de l’attention est capable de prouesse remarquables.

    Et nous parlons bien ici de douleur et non de souffrance, comme celle résultant du sentiment d’être accablé de problèmes insurmontables qui pèsent sur mes épaules du poids d’un passé ou qui gangrènent mon futur en ne m’offrant qu’une issue pénible et déchirante. Dans le recentrement exact dans le présent, les problèmes s’évanouissent, ce qui surgit dans le champ de conscience, c’est l’urgence d’une réponse adéquate. La lucidité commande une réponse rapide. Son pouvoir est tel que dans l’urgence, elle dissout le discours mental qui génère la souffrance et qu’elle peut même parfois mettre entre parenthèses la conscience de la douleur. Mais quand nous revenons à la conscience habituelle, le premier contact vrai avec le réel peut être la douleur. Si j’ai mal, j’ai mal. Inutile de chercher à le nier ; et dans ce sens juste et vrai, effectivement je souffre. Cette souffrance est étroitement liée à l’incarnation, c’est une souffrance physique et non une souffrance d’ordre psychologique auto-engendrée. Il serait insultant de la nier. (texte) Nous n’allons pas dire à celui qui se tord de douleur sur sa couche : « mais non, mais non tu n’as pas mal… c’est psychologique ! ». C’est cruel et stupide. De même, quand la souffrance auto-engendrée se somatise sous la forme du malaise, le malaise de l’estomac noué d’angoisse, des sueurs froides, des larmes qui n’arrêtent pas de couler, du hoquet interminable, quand la peur est si forte qu’elle nous coupe le souffle, que nous avons de la peine à respirer ; il serait tout malvenu de ressortir : « mais non, mais non tu n’as pas mal… c’est psychologique ! ». Quand la douleur est là, elle est là. Ce n’est pas le concept de la douleur, c’est la douleur en chair et en os. Ce que nous savons de notre propre souffrance devrait nous intimer à plus de compassion devant la douleur d’un autre.

    Aussi ne pouvons-nous pas séparer entièrement souffrance et douleur. Nous pouvons les distinguer, mais pas les séparer. Par exemple, si la douleur au dos devient chronique, je finis par la faire passer de l’avoir dans l’être. Je dirais « non merci » à l’invitation à une promenade en vélo en disant que « je souffre du dos », ce qui ne veut pas dire que j’ai mal actuellement, ce qui est la douleur, mais que cette propension à éprouver des douleurs dans le dos est un point faible dans mon corps. De la même raison, les affres du deuil nous montrent que nous pouvons aussi bien dire « la souffrance du deuil » et « la douleur du deuil ». Le visage déchiré d’un rictus de douleur de la veuve, c’est une manifestation physique patente. En même temps, il est incontestable que le chagrin est une des situations de la vie dans lesquelles le moi s’isole, se replie sur lui-même. La souffrance suppose un état réflexif qui est le mental lui-même. Tant que le deuil n’a pas été fait, l’ego peut rejouer indéfiniment le disque de la souffrance et il serait franchement malhonnête de ne voir dans le deuil que la douleur,  alors qu’il s’agit bel et bien d’un processus psychique où l’implication du sujet est complète. « Faire son deuil » ne veut pas dire avaler trois aspirines et un euphorisant, mais faire un travail sur soi pour accepter la séparation. Un travail sur la souffrance. Accepter la séparation c’est dénouer le lien de l’attachement et là, nous sommes en plein dans la problématique de l’ego.

     Nous ne sommes donc pas ici dans une configuration dualiste de la relation entre la conscience et le corps. Cette représentation existe dans la médecine allopathique. Le généraliste peut se contenter de donner des pilules et tirer un trait sur la dimension psycho-somatique de la maladie. Ce qui est une erreur grave. Comme nous l’avons vu, tout ce que l’esprit pense est auto-transformé dans le corps sous la forme de molécules, de sorte qu’il n’y a qu’une seule manière juste de raisonner ici, celle qui nous dit que l’incarnation implique la totalité corps-esprit. Il n’y a pas vraiment de maladie 100% organique, car une maladie s’installe sur un terrain psychique. Il n’existe pas vraiment de « pensées gratuites », car toute pensée a une force, y compris dans le corps. Bien naïf serait celui qui s’imaginerait pouvoir entretenir des pensées suicidaires et morbides, sans que cela se reporte sur son état physique, sous la forme de dépression. Inversement, nous savons que rien n’est plus tonique pour le vital qu’une âme joyeuse. (texte) L’amour est nourrissant jusque dans les cellules du corps. Toute pensée s’auto-transforme dans le corps et celui qui macère des pensées continuelles de souffrance va implacablement dessiner l’ornière dans laquelle la douleur va apparaître. La souffrance crée le terrain favorable sur lequel la douleur ne manquera pas de surgir. Il faut sortir du dualisme légué par Descartes pour comprendre la Vie dans sa totalité. Mieux : il faut envisager l’homme comme une triade âme-esprit-corps.

B. La sacralisation de la souffrance et son sens

    Que veut dire l’expression « sens de la souffrance » ? Que la souffrance ait un sens signifie qu’elle n’est pas absurde, ce qui est absurde étant dépourvu de sens. Cependant, le jour où nous en venons à comprendre que la Vie dans sa Plénitude est par essence création de Soi, qu’elle n’a pas besoin d’un « pourquoi » pour être justifiée, nous pouvons très bien admettre qu’en un sens la vie est absurde. Cela n’a rien de choquant, c’est au contraire puissamment libérateur, puisque le sens de la Vie est sa Manifestation elle-même. Ce qui fait problème, c’est  l’absurdité de la souffrance. Nous ne pouvons pas souhaiter que des êtres souffrent, l’expansion du bonheur est le but de la création. Ajouter à la présence terrible de la souffrance dans notre monde, l’idée qu’elle n’a pas de sens ou qu'elle ne sert à rien, serait une déclaration d’un cynisme achevé. Une pensée diabolique. Vient alors l’idée de justifier la présence de la souffrance en ce monde en lui donnant un sens. Et c’est là que le tour de passe-passe risque d’être inquiétant, car donner un sens à la souffrance ne veut pas nécessairement découvrir son véritable sens.

     1) Nous sommes bien obligé de concéder au dolorisme une place dans cette analyse. Nous entendons sous ce terme une doctrine qui cherche idéaliser la souffrance, à en faire l’éloge, mais à l’exalter, à la sacraliser d’une manière ou d’une autre. (texte)

    Contrairement à ce que nous pourrions penser, c’est une idée extrêmement répandue dans nos mentalités. Elle permet même de fabriquer toutes sortes de tirades de comptoir et même de composer des pseudo-proverbes :  « Il faut souffrir pour être belle » !! « Si l’homme est un apprenti, la douleur est son maître » !!!  Nous admirons au cinéma les esthètes de la souffrance et l’esthétisation de la souffrance passe sous nos latitudes pour le fin du fin de la spiritualité. Nous pourrions ici allonger la liste d’une vingtaine de films célèbres pour le montrer. Prenez pas exemple la trilogie de Kill Bill. La « spiritualité des arts martiaux ». Très représentative du dolorisme esthétisé. Je ne parle pas de la vie de Jésus tournée par Mel Gibson. Je vous en laisse l’appréciation.

    Pourquoi cette fascination de la souffrance dans un monde qui par ailleurs célèbre de manière tapageuse dans les encarts publicitaires  le bonheur euphorique? La postmodernité est fondée sur une forme d’hédonisme liée à la consommation, mais celui-ci produit un profond malaise et il est aussi accompagné d’un goût sado-masochiste assez prononcé. Peut être pour se dérider de l’ennui. Du piercing, aux défenestrations du body-art, en passant par les pratiques sexuelles de la perversité, on voit bien que les jouissances de la douleur ne contredisent pas la frénésie sociale de la quête du bien-être. Faut-il y voir la trace ancienne dans l’inconscient collectif d’une exaltation religieuse de la souffrance ?

    Ce que personne ne peut nier, c’est l’opposition historique constante de l’Eglise à la suppression de la douleur. Quelques faits. Au Moyen-Age, l’Eglise condamnait sévèrement et interdisait l’utilisation les plantes apaisantes. En 1799, le pasteur Joseph Priestley découvre ce qui sera plus tard un anesthésiant majeur, le protoxyde d’azote. Il est poursuivi par les foudres de l’Eglise et doit s’exiler aux USA. Un pharmacien, Humphry Davy,  lui succède et les chirurgiens constatent que ce gaz soulage nettement la douleur. La réaction ne se fait pas attendre, l’usage en est interdit. En 1806, Frédéric Guillaume Adam Sertuerner, préparateur chez un apothicaire de Westphalie, va introduire l’usage d’un dérivé somnifère de l’opium qu’il baptisera morphine en 1817. Il est jeté par l’ordre des médecins. En 1846, Simpson, un gynécologue écossais, est condamné par le clergé calviniste pour avoir osé aider des femmes à accoucher sous chloroforme etc.

    ------------------------------Le « Tu enfanteras dans la douleur » de la Bible n’a visiblement pas été oublié ! Le sentiment d’être quelque part fautive pour avoir fait une péridurale travaille toujours l’esprit des femmes qui ont eu un enfant avec ce recours. On peut toujours chercher à le nier, mais les récits culturels ont la peau dure. Si une femme est assez mal à l’aise sur ce point, c’est qu’il y a bien une croyance ambiante qui lie cette « faute » à une culpabilité archaïque, celle du Péché originel. Cela fait des siècles que l’Eglise soutient que ce qui donne un sens à la souffrance, c’est qu’elle est nécessaire au Salut de l’âme. La prosopopée chrétienne de la souffrance se formulerait ainsi :

    « Il faut que l’homme souffre pour connaître la rédemption, comme le Christ a souffert pour les hommes sur la croix. La rémission des péchés et le retour au Père éternel est à ce prix. Le moment de la douleur est le moment où Dieu vient visiter l’âme. En souffrant pour donner la vie, la femme est châtiée par là même où elle a péché. La souffrance n’est pas absurde, elle a un sens, elle est une épreuve de l’âme revenant vers Dieu. Il faut boire le Calice jusqu’à la lie. Le vrai sens de la souffrance, c’est le Sacrifice. Que le Christ soit venu parmi les hommes et que dans sa Passion il soit allé jusqu’au dénuement ultime de la souffrance en prenant sur lui tous les péchés du monde, cela force le respect et confine au sublime. Qui sommes-nous, pauvres pécheurs, pour revendiquer un quelconque sens de la Vie, quand celui qui a dit « Je suis la Vie » a montré la voie du Salut par sa crucifixion ? Rien que des vermisseaux. Que celui qui entende le message chrétien, prenne donc avec lui sa croix, car la souffrance devient sacrée quand elle a été choisie par Dieu pour la rémission des péchés. Elle est la sublimation de l’esprit. La Foi seule donne la justification de la souffrance en nous montrant que non seulement elle est nécessaire, mais que personne ne souffre en vain. La glorieuse histoire de l’Eglise est aussi celle de ses martyrs. Celui qui aura souffert en ce monde dans la Foi recevra dans l’autre monde la béatitude des justes ».

    2) Dans une précédente leçon, nous avons distingué avec Bergson la religion statique qui perpétue le dogme et les rites et la religion dynamique qui revivifie le message originel dans une mystique. Cf. Les Deux sources de la Morale et de la Religion. Nous avons dit que, dans le cours du temps, le fossé s’agrandissait entre la religion commune, qui n’est plus alors qu’une morale et l’esprit de la religion contenue dans sa mystique. La vitalité d’une religion se mesure à la flamme de sa mystique. La religion dogmatique connaît la dégradation et elle est aux prises avec la logique de pouvoir qui tient à toute organisation qui veut se conserver. Il y a un moment où, engloutis sous les commentaires, où on ne sait plus vraiment ce que les textes sacrés veulent dire et où l’esprit s’en va. Cependant, personne ne niera que le feu de l’esprit se rallument chez les mystiques. C’est donc vers eux qu’il faut se tourner pour comprendre une religion.

    Alors ? Que disent les mystiques chrétiens ? Rejettent-ils le dolorisme ou bien le confortent-ils ? Prenons l’exemple d’une stigmatisée canadienne, Georgette Faniel. Elle connaissait des souffrances quotidiennes, basculant dans la joie, processus appelé par les théologiens « transverbération ». Son confesseur, le Père Girard, disait que le Père Eternel lui avait même demandé de renoncer à la joie pour s’offrir encore davantage pour le salut du monde. Il disait que cette souffrance était la source de Salut pour des millions d’âmes qui grâce sans elle ne connaîtrait pas Dieu. Au milieu de la douleur la plus terrible, Georgette Faniel répétait : « Seigneur, que ta volonté soit faite, je t’offre toute ma souffrance, pour les mourants, pour les enfants qui n’ont rien à manger, pour les blessés, pour tous ceux qui vont mourir aujourd’hui, pour l’Eglise ». Elle portait les souffrances du Christ dans ses pieds, dans ses mains et sur son front et c’est pendant la célébration de l’Eucharistie qu’elle souffrait le plus. A la question de savoir si offrir la souffrance était importante aux yeux de Dieu, elle répondait :

    « Oui, parce que nous accomplissons ce qu’Il a demandé, de porter notre croix. Alors la souffrance pour moi c’est une partie de la croix, aussi bien physique que spirituelle».

    Question d’un journaliste : »On ne peut pas lui offrir notre joie ou notre bonheur à la place de la souffrance ? ». Réponse :

« C’est difficile à comprendre, ça se vit. J’éprouve de la joie de savoir que j’exécute la volonté de Dieu, d’accepter ce qu’Il me demande sans me révolter. Il faut savoir que la souffrance a trois degrés : nous pouvons expier nos fautes, coopérer au salut des hommes avec le Christ et aussi le mériter. Celle-là, personne ne peut vous l’enlever. Cependant, il y n’y a de joie dans la souffrance que si elle est acceptée. Le Père et le Christ me demandent régulièrement de souffrir et ils m’en apportent pour racheter les âmes ».

     3) Le cas est extrême, mais pas très original. La littérature chrétienne abonde de témoignages de ce genre. Et pas seulement chez les stigmatisés. C’est à partir de ce genre de référence d’autorité que l’on peut dire que pour le chrétien, « la souffrance plaît à Dieu ». Cela peut choquer profondément, car c’est  une exigence d’une incroyable cruauté. Qu’on le veuille ou non, le dolorisme est profondément inscrit dans le christianisme. Les prêtres aujourd’hui ne veulent plus prêcher la souffrance, la plupart d’entre eux préfèrent dire que, devant la souffrance, nous devons conserver une pudeur. La pudeur devant l’indicible. Le mystique stigmatisé vit une épreuve strictement personnelle. Un choix. Peut être faudrait-il le laisser dans le mystère et refuser de le commenter. Surtout ne pas en faire un dogme ! Et encore moins un idéal ascétique !! Ce qui est certain, c’est qu’il est impossible de rejeter le dolorisme de la doctrine chrétienne, sans dénaturer le christianisme. Ce serait proposer une soupe fadasse, sans rapport avec son message originel.

    La gravité du problème de la justification de la souffrance dans notre culture est là. Humainement parlant, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas sanctifier la douleur. Un médecin, un aide soignant, une infirmière passe sa vie à soulager la souffrance. Une vie humaine ne reçoit sa pleine dignité que lorsqu’elle est vécue dans sa plénitude, libérée de la souffrance. L’idée que « la souffrance plaît à Dieu » est peut être l’erreur la plus sinistre que la religion ait semée dans la conscience humaine. Cette prétendue donation de sens, qui offre en contrepartie un salut dans l’au-delà mérite d’être dénoncée sans la moindre compromission. Le procès du dolorisme chrétien (texte) a été conduit de manière insistante par Nietzsche dans toute son œuvre et notamment dans La Généalogie de la Morale dans cette direction. L’idéal ascétique légitime la souffrance et lui donne un sens :

    « L'homme, l'animal le plus vaillant et le plus endurci à la souffrance, ne refuse pas en soi la souffrance, il la veut, il la recherche même, pourvu qu'on lui en montre le sens, un pourquoi de la souffrance. C'est l'absence de sens et non celle-ci qui était la malédiction jusqu'ici répandue sur l'humanité, — et l'idéal ascétique lui offrait un sens ! Jusqu'ici c'était le seul sens ; n'importe quel sens vaut mieux que pas du tout; à cet égard l'idéal ascétique était le "faute de mieux" par excellence qu'on pouvait trouver. En lui, la souffrance était interprétée. » (texte)

    Il s’agitait de projeter sur la souffrance une interprétation qui la rende non seulement acceptable, mais la magnifie dans une portée qui échappe au sujet vivant qui l’éprouve. Mais qui le reconduit dans la Foi au sein de l’Église. L’idéal ascétique dit que l’âme est sauvée par la souffrance, mais cette interprétation, explique Nietzsche, est vénéneuse pour la Vie, car le salut se trouve désormais au-delà d’elle, dans un arrière-monde. Toutes les souffrances, dit Nietzsche se trouvent alignées dans la perspective de la Faute. Il ne reste plus alors à l’homme religieux qu’à se dire que cette existence souffreteuse, elle ne peut avoir de sens que comme un passage douloureux vers l’au-delà de ce monde. L’homme religieux doit donc se dégager de tout intérêt pour la Terre, et patienter jusqu’à ce moment heureux où il pourra enfin la quitter. Toute religion qui se laisse contaminer par l’idéal ascétique et le transforme en morale commune ne peut que corrompre profondément la vie de l’intérieur. Si la critique de Nietzsche atteint le christianisme de plein fouet, elle peut aussi être dirigée en un sens contre l’Islam,  l’hindouisme et le bouddhisme, dans la mesure où là aussi, l’idéal ascétique a eut pour effet de fournir une légitimation de la fuite du monde.  

C. Comprendre la souffrance

    Reprenons notre question plus directement : « Lorsque vous souffrez, lorsque vous avez une douleur, quel sens cela a-t-il ? Je ne pense pas que votre question se rapporte à la douleur physique, mais à la souffrance et à la douleur psychologiques, qui ont des sens différents, à différents niveaux de la conscience. Quel est le sens de la souffrance ? Pourquoi voulez-vous qu'elle ait un sens ? Non point qu'elle n'en ait pas, nous allons chercher à le savoir. Mais pourquoi voulez-vous le savoir ? Pourquoi voulez vous savoir « pourquoi » vous souffrez ? »  (texte)

    1) Il est essentiel de rester avec cette question : « Lorsque vous vous posez cette question « pourquoi est-ce que je souffre ? » et que vous cherchez la cause de la souffrance, n'êtes-vous pas en train de fuir la souffrance, d'essayer de vous évader ? Le fait est celui-ci je souffre ; mais dès l'instant que je fais intervenir ma pensée pour agir sur ma souffrance en demandant « pourquoi ? » j'en ai déjà atténué l'intensité. En d'autres termes nous voulons que la souffrance soit diluée, allégée, écartée par des explications ». Le fait de chercher un soulagement et de le trouver dans une explication qui m’est donnée de l’extérieur ne peut pas me donner une compréhension de la souffrance. Or toute souffrance éprouvée a quelque chose à me dire. Il est vrai qu’il y a toute sortes de manières de se procurer des pansements psychologiques pour les poser ensuite sur la souffrance : ce qui est l’acception la plus commune de l’expression « sens de la souffrance ». On peut aller trouver un prêtre pour lui attribuer un sens religieux, (c’est la volonté de Dieu ! c’est votre karma ! ). On peut aussi se complaire dans les explications savantes d’un biologiste qui donnera une cause cérébrale ; ou se rabattre sur un sociologue qui dira que la souffrance est causée par un monde injuste qui crée des conditions de vie infernales. On peut aller trouver un psychanalyste qui invariablement ira en trouver la cause dans une petite enfance incestueuse etc. Des explications, on peut en trouver à la pelle.

    Or il y a le fait : je souffre. Mais que se passe-t-il si je me rend compte que ce genre de passe-temps n’est qu’une diversion superficielle. Que se passe-t-il si je ne veux plus fuir, si je suis affranchi du désir de fuir la souffrance dans des explications ? « Je peux alors comprendre le contenu de la souffrance ».

    « Il arrive que je suis complètement conscient de la souffrance. Je ne la condamne pas, je ne la justifie pas, je souffre et c'est tout. Mais alors, je peux suivre son mouvement, je peux suivre tout ce contenu de sa signification ; le « suivre » dans le sens d'essayer de le comprendre. Que veut dire souffrir ? Qu'est-ce qui souffre ? Je ne me demande pas « pourquoi » il y a souffrance, ni quelle est la « cause » de la souffrance; mais « que se passe-t-il en fait » ? Je ne sais pas si vous voyez la différence je suis simplement dans l'état où la souffrance se perçoit ; elle n'est, pas distincte de moi à la façon dont un objet est séparé de l'observateur ; elle est partie intégrante de moi-même, tout moi souffre. Dès lors, je peux suivre son mouvement, voir où elle me mène ».

    En courant de-ci delà après des spécialistes, des experts de la souffrance, j’entretiens une relation duelle avec la souffrance. Je l’éprouve, mais en même temps, je cherche à l’éloigner de moi, sans écouter ce qu’elle a à me dire. Dans cette division, je n’ai pas la moindre attention à ce qui se produit en moi. La souffrance ne peut avoir une éloquence que si j’accepte de la vivre, que si j’accepte d’être traversé par la souffrance sans introduire une division produite par la pensée. C’est seulement dans l’expérience non-duelle de la souffrance que celle-ci peut être comprise en profondeur. Dans La Révolution du Silence, une femme vient chercher une consolation, car elle souffre d’avoir perdu son mari. Toutefois, elle se rend vite compte que la conversation ne cherchera pas à lui procurer ce pourquoi elle est venue. Elle dit : « vous ne me consolez pas ». Krishnamurti n’hésite pas à répondre à son interlocutrice que si elle veut une simple « consolation » à sa souffrance, elle peut repartir et aller trouver un prêtre ou quelqu’un d’autre. La question radicale est : voulez-vous voir directement votre souffrance ? Sans échappatoire ? Or cette question ne peut avoir qu’un seul sens : voulez-vous vous voir vous-même ? Qu’est-ce que la souffrance ? Ramène vers : qui souffre ? Si nous observons ce qui est vécu dans la souffrance, nous voyons que la souffrance est « Une perturbation à différents niveaux, depuis le niveau physique jusqu'aux différentes couches du subconscient. C'est une forme aiguë de perturbation, qui m'est pénible ». Mais cette état où je suis malheureux colle étroitement à moi, il est le moi sous une forme très spécifique.

    « Mon fils est mort ; j'avais construit autour de lui tous mes espoirs (ou autour de ma fille, ou de mon mari, prenez n'importe quel exemple). J'en avais fait mon idole, à l'image de tout ce que je désirais. Et c'était mon compagnon, etc. vous savez tout ce qu'on dit. Or soudain il n'est plus là. C'est une grave perturbation, n'est-ce pas ? Et cette perturbation, je l'appelle souffrance. Si je n'aime pas cette souffrance, je me dis « pourquoi est-ce que je souffre ? » « Je l'aimais tellement. » « Il était ceci » Je me raconte une histoire et cette histoire est mon histoire, elle est l’ego lui-même et rien d’autre. Ce que je découvre alors, c’est que ce chagrin est une façon de m’apitoyer sur moi-même, ce que l’ego exprime en disant que « la vie est vraiment cruelle, elle m’a privé de celui que je voulais garder pour moi ». Je peux parfaitement voir ce jeu de l’ego qui se raconte une histoire. Ainsi, «  je vois que j'ai donné de l'importance à moi-même et non à la personne que j'aimais. Celle-ci avait comme rôle de me cacher ma misère, ma solitude, mon infortune. J'espérais qu'elle aurait pu accomplir tout ce que « moi » je n'avais pas pu être. Mais elle n'est plus là, je suis abandonné, seul, perdu. Sans elle, je ne suis rien. Alors je pleure. Non parce qu'elle est partie, mais parce que je demeure »... C’est cela moi souffrant. Quand l’ego a été vu, il est démasqué, immédiatement, l’identification à la souffrance est grillée. C’est fulgurant. C’est le moment où, dans le chapitre précédemment cité, l’interlocutrice regarde un oiseau qui vient de se poser, se lève... et s’en va. Elle a compris.

    Dans ce cas, être avec la souffrance, dans la passive (texte) épreuve de la souffrance ne veut pas dire s’y complaire. C’est l’identification qui,  en retournant cent fois le couteau dans la plaie, perpétue le jeu mental sado-masochiste entretenant la souffrance et la fait durer. Inversement, le rejet, la condamnation, la fuite de la souffrance est un évitement ce qui est. Elle ne permet pas de comprendre la souffrance. Il ne s’agit donc pas de « positiver » la souffrance. Ni identification, ni condamnation, c’est le sens exact de la lucidité. Comprendre, c’est prendre avec soi ce qui est et quand la souffrance est là, la comprendre c’est être avec elle, la laisser s’exprimer et voir de proche en proche ses ramifications. La compréhension directe n’implique aucun temps. Elle est immédiatement dans l’instant, dans le voir. Il est possible de se libérer de la souffrance, dans la mesure même où elle est auto-engendrée. La fin de la souffrance est inséparable de la fin de l’empire de l’ego.

    2) Cela ne veut donc en aucun cas dire qu’il s’agit de fuir la souffrance, bien au contraire. Quand la souffrance est là, elle est ici et maintenant, il est impossible de lui échapper et si nous cherchons à lui échapper, invariablement, elle revient à la charge. Peut importe quelle en est la « cause ». Comme sentiment et sentiment de soi, elle est tout à fait réelle ; elle est affective et le propre de l’affectivité c’est bien justement d’être à ce point au cœur de notre vie, qu’il n’est pas possible de lui échapper. Je peux « penser » à autre chose, mais mes sentiments sont là, qui me rappellent instamment ce dont un divertissement éventuel voudrait me détourner. Les sentiments demandent d’être respectés et écoutés, car ils disent ce que je suis maintenant. Ils sont la voix de l’âme. Si je suis accablé de souffrance, je suis accablé de souffrance et rien d’autre. Mes sentiments disent ce que je suis et je ne peux pas sortir de ce que je suis. Je ne peux que m’en donner l’illusion. Je peux feindre, me raconter des histoires et dire que « je ne devrais pas » souffrir, que ce n’est pas « bien », ou encore jouer le petit jeu cérémonial habituel de la politesse : « oh, oui, oui, cela va bien !  », ce que dément aussitôt ce rictus, cette pâleur du visage, cette expression de tristesse infinie qui revient, dès que nous cessons de contrôler. Si la souffrance est là, même quand elle est sourde et cachée, elle est.  La souffrance se souffre elle-même, quoi que je fasse pour chercher à y échapper. Le fait même de vouloir lui échapper rencontre en réalité une invincible contradiction : il est impossible d’échapper à soi, car précisément être soi est ce qui constitue la Vie elle-même. Dès lors, l’échappement à soi, la fuite hors de soi est toujours vouée à l’échec. Quoi que nous puissions faire pour nous étourdir, si la souffrance est là, au niveau du sentiment, nous ne pourrons pas réellement la quitter. Dès lors, il ne s’agit donc que de coïncider avec Soi pour lui donner accueil sans entretenir de division. Alors, alors seulement nous pourrons faire cette expérience étrange qu’une souffrance totalement acceptée, non seulement se révèle à elle-même dans la profondeur de ses ramifications, mais se détache et se transforme en Joie. (texte)

    C’est ici que nous pouvons reconnaître la proximité remarquable du texte précédent avec l’intuition centrale qui rayonne dans toute l’œuvre de Michel Henry. La souffrance fait signe vers le grand mystère de l’immanence absolue du sentiment. Nous pourrions même aller plus loin et dire que le sentiment est lui-même un « souffrir » radicalement immanent, car il est le soi originellement donné à lui-même, le soi ne pouvant se séparer de soi, il est la dimension radicale de la passivité ontologique. (texte) Nous disons du sentiment le plus élevé qu’il est passion et la plupart d’entre nous ne comprenons pas pourquoi le mot Passion est liée à la passivité, car nous avons fini pas confondre l’activité et le divertissement avec la passion. Or la racine commune des deux termes s’éclaire quand nous comprenons que la Passion est précisément cette condition dans laquelle la vie s’éprouve elle-même dans sa plus haute intensité, la condition dans laquelle la Vie est un souffrir de soi-même. Dans le sentiment, la Vie rencontre sa transparence vraie, qui n’est pas une transparence à travers laquelle on pourrait voir autre chose, comme la transparence d’une vitre qui laisse voir le passage des voitures dans la rue. La translucidité du sentiment ne révèle que le soi s’affectant lui-même. Trans-lucidité de la Vie s’éprouvant elle-même comme Soi. Ce qui est appelé ipséité en termes technique.

    « L'interprétation de l'essence de l'ipséité comme affectivité reçoit sa signification ontologique dernière et devient possible avec l'interprétation de l'affectivité comme trouvant son essence dans le « souffrir ». Avec la passivité originelle de l'être à l'égard de soi telle qu'elle se réalise dans le souffrir s'accomplit, comme dépassement de l'immanence, identique à celle-ci, le dépassement du Soi vers ce qu'il est, l'obtention par lui de son être propre et, identiquement, le dépassement dans l'identité du sentiment vers son propre contenu, son surgissement en lui-même dans la profusion de sa richesse intérieure, le devenir de son être effectif et sa consistance... » (texte)

    Mettre en relation, comme le fait Michel Henry, la souffrance et le sentiment n’a donc rien de morbide ou d’arbitraire, mais désigne au contraire l’essentiel de la relation de soi à soi qui a lieu dans la passive épreuve du sentiment. Du même coup, désigner le calvaire du Christ comme sa Passion laisse entrevoir une profondeur que le dolorisme lui-même tend à masquer.

    Enfin, que l’amour inconditionnel puisse prendre sur soi la souffrance d’autrui et s’exprime dans la compassion, voilà qui ne devrait pas non plus nous surprendre. Le pathétique de la souffrance qui n’est pas exactement la mienne, la sympathie m’y donne encore accès dans la relation. La souffrance est très souvent sur les visages de ces gens que l’on dit bien portant et qui précisément ne sont bien portant que de le dire sans l’être. Il n’est pas nécessaire que la souffrance soit la mienne pour que je puisse en faire la passive épreuve. Elle est ambiante, car elle dans le cœur des hommes qui souffrent et comme je ne suis séparé de rien ni de personne, elle peut m’envahir à tout moment, ne serait-ce qu’en croisant le regard désespéré d’un inconnu dans la rue. Même enfermé dans une grotte ou dans un monastère, nous ne pourrons pas échapper à son trouble. Si nous sommes un temps soit peu sensible et lucide, nous l’éprouverons et elle nous traversera. Les tombereaux de souffrance qui déferlent du monde dit Satprem. C’est certainement ce que Bouddha a voulu dire dans la première des nobles vérités, « sarvam duhkam », tout est souffrance, car la condition de l’homme dans l’ignorance est souffrance. (texte) Ce n’est pas une déclaration cynique, ni une invitation au pessimisme à la manière de Schopenhauer, (texte) c’est un état de fait. Ceux qui ont traversé le fleuve de la souffrance alimentée par l’ego n’en sont pas quittes pour autant. C’est la raison pour laquelle, il y a parfois même dans le regard des hommes libérés cette infinie tristesse d’une compassion qui porte en elle toute la souffrance du monde.

    Comprendre la souffrance, ce n’est donc pas seulement attribuer un sens à la souffrance en lui donnant une interprétation permettant de la justifier ou de l’expliquer. La compréhension véritable de la souffrance est immanente. Que la souffrance soit bel et présente ne veut pas dire pour autant qu’elle est nécessaire. La souffrance peut être transcendée, peut être transfigurée. On dit qu’il y existe chez l’enfant des douleurs de croissance. De la même manière, la souffrance, consciemment assumée est une épreuve de croissance intérieure qui nous invite à remonter à son origine dans l’ego. Elle est le sérieux implacable qui congédie la légèreté et l’insouciance qui nous portent à rester à la surface de nous-mêmes, sans jamais opérer de mise en question. Quand la vie est vécue dans l’inconscience et qu’elle s’oublie, quand l’empire de l’ego la cantonne dans une sphère matérielle limité, il vient nécessairement un temps où, l’âme ne pouvant plus supporter  les limites lance un appel. Un message de souffrance. Qui mérite d’être entendu. (texte)

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Nous sommes capables d’utiliser toutes sortes de systèmes pour régler son compte à la souffrance. Quand la souffrance est là, quand la souffrance nous interroge, ce n’est pas pour autant que toutes les réponses se valent. Tenter de remédier à la douleur est une nécessité qui a priori ne se discute pas. Le médecin se doit d’y répondre du mieux qu’il peut. Que vaudrait une médecine incapable d’apporter un soulagement au patient ? (texte) Par quel biais retors pourrait-on légitimement de maintenir dans la souffrance celui qui a mal ? Aucune déontologie sérieuse ne peut se permettre de sacraliser la souffrance. Il faut plutôt s’inquiéter de la persistance des préjugés archaïques qui flattent la douleur. Le dolorisme n’a pas sa place dans une morale digne de ce nom parce que la compassion est à la racine de toute morale.

Il n’en reste pas moins que nous pouvons comprendre comme un choix éthique strictement individuel la décision du mystique de vivre consciemment la douleur, mais nous nous garderons bien d’en tirer une maxime à portée générale qui aurait un sens pour la morale. Ce serait, comme Nietzsche l’a montré, introduire dans notre système de valeurs un idéal porteur d’un dangereux ressentiment contre la vie elle-même.

Il y dans l’épreuve consciente de la souffrance une décision qui consiste à coïncider avec ce que nous sommes qui n’a rien d’absurde. La mise en lumière de la souffrance plonge dans ses racines. Ce qui est éclairé dans la lucidité est libéré. Non pas qu’il faille lutter contre la souffrance – ce qui ne fait que la renforcer – mais ce qu’il est important de comprendre, c’est que nous éliminons par le biais de la souffrance. La souffrance veut d’elle-même s’évacuer. La Vie ne veut pas la souffrance et quand la souffrance est là, elle n’attend que le moment où elle sera libérée.

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  © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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