Leçon 157.   Dieu, la raison et l’existence        

    Dans le cadre de l’interprétation finaliste de la Nature, pour Aristote, rien de ce qui existe indépendamment de la puissance de l’homme ne peut être aléatoire. « La Nature ne fait rien en vain». Si une chose existe, ce n’est certainement pas par le seul effet du hasard. Chaque chose est à sa place et existe conformément à sa nature. La nature d’une chose définit sa finalité et trace son devenir. Ainsi, quand nous repérons dans la nature un ordre, nous devons en prendre toute la mesure ontologique. Nous le faisons, avec nos moyens humains, en disant qu’il doit y avoir une raison pour laquelle les choses sont ce qu’elles sont et ne sont pas autrement. Si ce n’était pas la puissance de la Nature qui était à l’œuvre dans l’univers, mais une sorte de divinité capricieuse, il y aurait de l’arbitraire, et à la limite n’importe quoi pourrait se produire n’importe comment. Mais le désordre n’est pas ce qui domine dans la Nature.

    Le hasard existe certes, mais il y a une telle puissance d’organisation dans la Nature qu’il n’est pas raisonnable de penser que l’arbitraire puisse avoir une place centrale. L’absurdité que nous trouvons dans la Nature, il vaut mieux la référer à notre ignorance plutôt que d’y voir un principe immanent. L’Univers est si intelligemment ordonné qu’une connaissance complète des principes, des causes et des forces à l’œuvre dans la Nature nous délivrerait de la prétention téméraire consistant à affirmer l’existence d’une totale contingence. Mais pouvons-nous avoir une idée juste du plan d’ensemble de l’univers ? N’est-ce pas une question qui nous reconduit directement à la théologie ?

Quel Dieu devons-nous supposer pour rendre raison de toute existence? La question du sens de l’existence peut-elle recevoir une réponse théologique ?

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A. Dieu et le principe de raison

    Le propre de la raison, explique Leibniz, c’est de chercher à rendre compte de tout ce qui existe, de rendre raison de l’existence. Il serait irrationnel d’affirmer que quelque chose soit sans raison. « Il y a deux grands principes de nos raisonnements ; l’un est le principe de contradiction… l’autre est celui de la raison suffisante : c’est que jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire qui puisse servir à rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon ». On peut donc dire qu’il y a deux principes parallèles, un principe interne propre au discours qui veut qu’il ne soit pas contradictoire, ce qui annihilerait son sens ; et un principe externe, que tout dans la Nature ait sa raison d’être, sans quoi subsisterait dans l’existence de l’incompréhensible. Il en va de la puissance de la raison que de les accepter et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. La raison serait tout à fait impuissante si la nature était le lieu d’expression des fantasmes d’un dieu halluciné. Nous ne pouvons pas admettre une gratuité absolue de l’existence, sans détruire aussitôt toute tentative rationnelle de comprendre ce qui est. Nous devons postuler au contraire qu’en principe nihil est sine ratione, rien n’existe sans raison. (texte)

 ---------------1) Nous avons déjà discuté du problème posé par le principe de contradiction et de la limitation posé par le principe du tiers exclus. Ce que nous devons examiner maintenant, c’est la valeur du principe de raison et de l’usage que nous pouvons en faire dans la théologie. Le mot « théologie » veut dire « logique de Dieu ». Il existe une théologie révélée, celle qui tire ses principes d’un texte sacré : la Bible, le Coran, Le Nouveau Testament etc. Dans le contexte des religions sémitiques, seule la foi est sensée y donner accès et la foi relève d’une décision individuelle qui relève plus du cœur que de la raison.  Il existe aussi une forme de théologie rationnelle, qui elle est sensée ne s’appuyer que sur la lumière naturelle de l’intelligence et non sur l’adhésion à un credo.

    S’agissant de la « logique de Dieu », il semble a priori correct de s’appuyer sur la raison et même de recourir au principe de raison. Nous y gagnons une indépendance à l’égard des credo et la possibilité de communiquer sur la question de la nature de Dieu avec tout homme doué de raison.

    Cependant, comment mettre en œuvre le principe de raison ? La première difficulté que nous rencontrons tient à la manière dont nous pouvons penser la relation entre l’existence et Dieu.

-                            Ou bien, nous raisonnons comme les grecs en voyant l’existence comme une Manifestation infinie dans le Devenir, qui découle d’un principe éternel qui est une sorte d’Architecte cosmique.

-                            Ou bien nous pratiquons une distinction entre le Principe et l’existence et nous parlons de Création en marquant une séparation entre le Créateur et le créé.

    Partons de la seconde hypothèse qui dit que Dieu a créé le monde. Si Dieu n’est pas fou, ce qui rendrait le concept de Dieu absurde, il devait avoir des raisons de le faire. L’univers créé est Un ne peut pas être fragmenté. Il forme un système où chaque chose est liée avec toutes les autres. Cela implique que la raison dernière de l’existence se tire, non d’une existence en particulier, mais de la perfection du système constitué par elles. Maintenant, dire que l’univers est séparé de son créateur, à plus forte raison, dire qu’il a été créé ex nihilo, à partir de rien, suppose un choix. A ce niveau, qui n’est pas celui de l’homme, le choix répond à une intelligence de la totalité, une intelligence parfaite. L’intelligence divine ne peut être velléitaire ou capricieuse, elle ne peut diriger ses choix (texte) que par une Providence. Ainsi, toute raison justificative de l’existence renvoie au choix divin, c'est-à-dire à la Providence. S’il y a choix, il faut faire une différence entre ce qui est simplement possible et ce qui est effectivement réel. Le possible est une simple potentialité d’existence. Le réel est un possible qui a été élu par Dieu. (texte) Dieu doit dans son entendement infini contempler la totalité des choses possibles, mais il ne fait passer à l’existence que celles qui sont compossibles, compatibles entre elles et avec les lois de sa Providence. Ce choix repose nécessairement sur des raisons. En effet : « si tous les possibles par là même existant, il n’y aurait pas besoin d’une raison de l’existence ; il suffirait de la simple possibilité. Aussi bien, Dieu lui-même ne serait que dans la mesure où il est possible ». Or cela voudrait dire que Dieu ne choisirait pas. Mais dans ce cas, nous ne pourrions pas nous tourner avec une piété religieuse vers un tel Dieu, car il ne serait pas vraiment soucieux de sa création. Plus grave, s’il n’y a pas de choix, « il y aura égale facilité pour que le malheur arrive aux bons et aux méchants. Ce sera la ruine de toute la philosophie morale ».

    Il faut avouer que l’argument de la morale est un peu faible. Il est impossible d’écarter de la doctrine de Leibniz l’idée d’un Dieu moral. Cependant, la question ici n’est pas de savoir comment nous bricoler une idée de Dieu compatible avec la religion et la morale. Ce serait passer commande d’un Dieu qui ne serait qu’une invention de l’homme, pour justifier l’autorité de la religion établie. Non, la vraie question, c’est de comprendre la relation entre l’Être de Dieu et l’existence et tout particulièrement de l’existence humaine. Poser cette question à partir du principe de raison, c’est avant tout se prononcer sur la nécessité de l’existence.

    Or il y a au moins une existence qui est nécessaire et d’une nécessité absolue et métaphysique : celle de Dieu lui-même. Si Deus est, Deus est » si Dieu est Dieu, Dieu ne peut qu’être, disait Saint Augustin. L’essence de Dieu enveloppe son existence. S’il est un attribut que l’on ne saurait retirer de l’essence de Dieu, c’est bien la toute-puissance. Dieu existe nécessairement, car il n’est rien ne dehors de lui, ni en lui, qui puisse l’empêcher d’exister. Si nous admettons que l’existence est une qualité nous dirons alors ceci : 

-          L’Être souverainement parfait qu’est Dieu contient toutes les perfections.

-          Or l’existence est une perfection, il est en effet meilleur d’exister que de n’exister point.

-          Donc l’Être souverainement parfait existe, donc Dieu existe.

    C’est ce qu’on appelle la preuve ontologique. « Dieu seul (ou l’Être nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe sil est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucune bornes, aucune négation, et par conséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori». A Dieu appartient l’existence nécessaire et absolue. En Dieu la possibilité pure implique immédiatement la réalité. 

    2) Mais, ce n’est valide que pour Dieu, car si la Création est séparée du Créateur et qu’elle résulte d’un choix , celui-ci aurait pu aussi bien ne pas être fait, ou aurait pu être tout différent. L’existence n’a pas de statut nécessaire. La Création n’est pas la Manifestation, il y a une distance infinie et infranchissable entre le statut du Créateur et celui de la créature.  A la créature revient l’existence contingente et relative. Il n’y a donc pas contradiction à ce que  Pierre, Denise ou Jacques, n’existent pas. Il nous suffit pour le comprendre d’imaginer un monde différent, ce que chacun de nous fait aisément en se représentant un ailleurs et un autrement que ce qui existe. Nous nous plaignons des limitations de notre existence corporelle, nous admettons qu’elle est temporelle, passagère, limitée et relative. C’est une concession majeure à l’argument. En comparaison, Dieu semble vraiment « tout-Autre », il est l’Etre éternel, sempiternel, infini et absolu. Il suffit pour l’admettre de s’incliner devant la fuite du temps et d’user du langage de la dualité. Une fois la contingence admise, tout le reste suit : nous admettrons « qu’aux choses contingentes il faut trouver une raison pourquoi elles existent plutôt que de n’exister pas ». Par définition, le nécessaire, c’est ce qui ne pourrait être autrement n’est sans qu’il y ait contradiction. Sa raison, il la trouve en lui-même. Les trois angles du triangle forment nécessairement 180°. Le contingent est ce dont l’opposé est possible sans qu’il y ait contradiction. Il a donc besoin d’une raison extérieure à lui-même pour exister. (texte)

    Cependant, si tout dans la Nature était contingent, rien ne pourrait fonder cette contingence en raison. Il faut bien, pour rendre raison des existences contingentes qu’il y ait un être nécessaire, donc Dieu. En reportant l’argument sur le principe de la causalité, on dira que chaque état de l’univers est déterminé par l’état précédent, il faut donc remonter de cause en cause, et cette régression irait à l’infini si on ne trouvait pas une Cause première et absolue. La raison première des choses doit se trouver en dehors de la série des causes qui procèdent d’elle. La raison première du monde ne peut être que dans un Être qui soit d’une nécessité absolue et métaphysique. Transcendant à la création elle-même. C’est la preuve cosmologique. A contingentia mundi.

    Reste alors les deux questions : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Et : pourquoi l’existence de ce monde-ci et non pas celle d’un autre ? Si on suit l’hypothèse précédente, le monde a été créé par une Volonté infinie guidée par le seul principe du meilleur. Le monde créé est cependant contingent et il ne peut recevoir de raison d’exister que de la volonté qui l’a créé. Dès lors : « la vraie raison pourquoi ces choses-ci existent plutôt que celles-là, doit être tirée des libres décrets de la volonté divine, dont le premier est qu’il veut agir en tout le mieux possible comme il convient à un être souverainement sage». Le principe du meilleur est la seule loi qui peut convenir à un être parfait. Il admet la compatibilité des êtres particuliers au sein d’un monde comportant le maximum de diversité possible. En d’autres termes, Dieu choisit entre les possibles et ne fait passer à l’existence les compossibles, ceux qui composent ensemble le meilleur monde possible. Le maximum de diversité permet de parcourir tous les degrés de l’imparfait au parfait. Ce qui implique simultanément la présence dans le monde du mal, (texte) comme du bien. Ce qui doit être pris en compte, c’est la perfection harmonique de l’ensemble (texte) et non pas la seule considération d’une partie ou d’un état spécifique du monde. Mais ce que nous ne devons surtout pas perdre de vue, c’est que chaque existence se déduit d’une raison puisée dans l’entendement infini de Dieu. Elle est en fait prédéterminée (texte) à être ce qu’elle doit être. En tant que monade, toute existence douée de conscience est un point de vue sur l’univers, et toute existence est inséparable de toutes les autres, puisque ensemble elles composent le monde que Dieu a choisi de créer.

B. L’Être puissance infinie d'exister

    Le choix est un concept qui a toute sa valeur au niveau du libre-arbitre humain, mais qu’est-ce qui nous assure qu’il a une pertinence pour Dieu ? L’Être en qui la Puissance n’a aucune borne a-t-il  besoin de choisir quoi que ce soit ? L’idée même de besoin rapportée à la divinité n’est-elle pas une surimposition anthropomorphique ? Ce serait s’imaginer une puissance qui serait moins que la Toute-Puissance, ou bien que la Plénitude n’est pas pleine, que l’Absolu n’est pas absolu. Métaphysiquement, cela ne veut rien dire. Ainsi, pour Spinoza, la Création est un épanchement infini de l’Être dans une infinité de modes d’existence.

     1) Dieu ou la Nature, Deus sive natura, sont une seule et même Substance douée d’une infinité d’attributs, dont nous connaissons principalement deux d’entre eux : la Pensée et l’Étendue. En Dieu la Pensée est un entendement infini, une intelligence infinie qui enveloppe toutes les essences dans l’Être. En Dieu, l’Étendue constitue le domaine infini des choses qui enveloppe toutes les existences dans la procession du temps. L’Intelligence infinie connaît toutes choses dans la perspective de l’éternité. (texte) Sous l’attribut de l’étendue se déroulent tous les modes appartenant à la Durée. L’essence de Dieu transcende l’espace et le temps, c’est pourquoi il est dit éternel. Ainsi, « en Dieu, il n’y a ni inconstance, ni changement».

    Aussi a-t-il « dû décréter de toute éternité qu’il produirait les choses qu’il produit actuellement ; et, comme rien n’est plus nécessaire que l’existence de ce que Dieu a décrété qui existerait, il s’ensuit que la nécessité d’exister est de toute éternité dans les choses créées. Et nous ne pouvons pas dire que ces choses sont contingentes parce que Dieu aurait pu décréter autre chose ; car, n’y ayant dans l’éternité ni quand, ni avant, ni après, ni aucune affection temporelle, on ne peut dire que Dieu existât avant ces décrets de façon à pouvoir décréter autre chose».

    L’idée même de contingence n’est donc en ce sens rien d’autre qu’une erreur de intellect, une forme d’ignorance, dû au fait que l’entendement humain est surtout soumis à l’empire de l’imagination. C’est l’imagination qui nous fait voir les choses ailleurs et autrement et l’imagination est une forme de connaissance imparfaite. C’est elle qui invente les formes variées et séduisantes de la contingence ou encore, c’est elle qui nous porte à croire que la contingence est dans le réel, alors qu’elle n’est qu’un concept formé par la pensée. Si nous considérons la Nature en tant qu’elle dépend de Dieu, nous ne trouverons « dans les choses rien de contingent, c’est-à-dire qui, envisagé du côté de l’être réel, puisse exister ou ne pas exister, ou, pour parler selon l’usage ordinaire, soit contingent réellement». La Nature est une puissance infinie de Manifestation. Spinoza dit nature naturante, expression qui désigne Dieu même dans son essence. La Nature naturée est l’ensemble des attributs et modes qui découlent de sa substance. Ce que nous appelons Création est un Acte continu et non pas une initiative aléatoire située à un moment du passé et distincte de la création actuelle dans le présent. (texte) La Puissance à l’œuvre dans la Création est une Force qui ne cesse pas un seul instant de se manifester en acte dans une infinité de formes.

    « La même force est requise pour créer une chose que la conserver. Par suite, nulle chose créée ne fait quoi que ce soit par sa propre force, de même que nulle chose créée n’a commencé d’exister par sa propre force, d’où il suit que rien n’arrive sinon par la force de la cause qui crée toutes choses, c’est-à-dire de Dieu qui par son concours prolonge à chaque instant l’existence de toutes choses. Rien n’arrivant que par la seule puissance divine il est facile de voir que tout ce qui arrive, arrive par la force du décret de Dieu et de sa volonté ».

    L’Être est perpétuellement en Acte. Il n’est pas « possible » ou « contingent » dans son être même, car ces deux mots désignent des manières de penser et non des propriétés réelles. A tout bien considérer, qu’est-ce que le possible ? « On dit qu’une chose est possible quand nous en connaissons la cause efficiente mais que nous ignorons si cette cause est déterminée. D’où suit que nous pouvons la considérer elle-même comme possible, mais non comme nécessaire ni comme impossible ». (texte) Notons bien que Spinoza précise de manière explicite que « l’impossibilité ne peut pas être comptée au nombre des affections de l’être». Non seulement elle est un simple concept qui est une simple négation. Qu’est-ce que le contingent ? Nous avons vu qu’il appartient à la nature de Dieu d’envelopper à la fois l’essence et l’existence, sans qu’il soit possible de les séparer. Cependant, en ce qui concerne les choses, nous pouvons considérer l’une et l’autre séparément. En prenant à part l’essence, sans connaître la cause, nous considérons alors une chose comme contingente. Ce terme n’équivaut pas avec ce qui est contradictoire, tel un cercle carré, ou une Chimère. Une Chimère n’a pas sa place dans l’entendement. Ce n’est qu’un être verbal. Au fond, explique Spinoza, le contingent est une sorte d’intermédiaire entre Dieu et Chimère : « Si…nous avons égard à l’essence d’une chose simplement mais non à sa cause, nous la dirons contingente ; c’est-à-dire, nous la considérerons, pour ainsi parler, comme intermédiaire entre Dieu et une Chimère ; parce qu’en effet nous ne trouvons en elle, l’envisageant du côté de l’essence, aucune nécessité d’exister, comme dans l’essence divine, et aucune contradiction ou impossibilité, comme dans une Chimère ». Ainsi, « possible » et « contingent » ne sont que « des défauts de notre perception et non quoi que ce soit de réel ».

    ---------------2) Pour ses adversaires, la doctrine de Spinoza se présente donc comme un nécessitarisme. (texte) Ce qui effraie, c’est la négation en Dieu de l’existence du libre-arbitre et l’idée que la Création est une Manifestation intégrale qui découle de la nature de Dieu sans être aucunement séparée de lui. En effet, l’hypothèse selon laquelle le monde actuel ne serait qu’un possible élu par un choix de Dieu, au nom d’un principe du meilleur, du point de vue de Spinoza, relève de la plus haute fantaisie. L’Être souverainement parfait ne poursuit aucun projet comme un homme pourrait le faire en se lançant dans une entreprise pour obtenir un résultat qui serait meilleur que ce qu’il possède déjà maintenant. L’idée commune de « volonté » ou de « but » ne convient pas à Dieu. « Tout changement qui dépend de la volonté du sujet se fait afin de rendre son état meilleur, ce qui ne peut avoir lieu dans l’Être souverainement parfait ». Dieu n’agit pas comme l’être humain pour éviter un dommage, ou « en vue d’acquérir quelque bien qui manque ». La Perfection en Dieu est intemporelle et ainsi, Dieu est dit Immuable. L’idée de manque est en contradiction avec l’essence de l’Absolu. Comme nous l’avons vu, ce sont les récits culturels de l’humanité qui ont accrédité pareille idée. C’est la religion qui a inventé un fossé entre Dieu et la Nature et qui a imaginé que la Nature était marquée par le péché et se trouvait placée en dehors de Dieu. De fait, le Dieu de la religion est un Dieu moral. Parce que les hommes sont soumis à la condition du temps, parce qu’ils sont en proie à des désirs sans nombre, ils ont dû inventer une divinité à leur image. Ils ont donc produit l’illusion de la séparation, l’illusion du manque et pour parachever le tout l’illusion de l’obligation. Ils se sont imaginés un Dieu lointain, farouche et exigeant, ayant des besoins et imposant des obligations. Dieu ne saurait être soumis au temps, c’est plutôt le temps qui est au regard de Dieu une illusion. Dieu n’est séparé de rien et toutes choses sont en lui et vivent de sa puissance et dans son unité absolue. Dieu ne manque de rien, car il possède déjà toutes choses, il n’a donc pas de besoin et par conséquent il ne saurait imposer des obligations.

    Nous disons communément qu’être libre, c’est ne pas être soumis à une contrainte. Une chose parfaitement libre manifeste en totalité sa nature, sans être soumise à une quelconque restriction. En ce sens, pour Spinoza, Dieu est parfaitement libre, car rien ne saurait s’opposer à lui. Sa Manifestation en tant que Nature est donc infinie et elle enveloppe une infinie liberté. Cette manifestation ne peut être qu’une libre nécessité. La liberté absolue est la liberté d’être intégralement Soi sans que rien ne puisse s’opposer à cette Manifestation en acte. Cela ne ressemble en rien à un caprice, une valse hésitation entre ceci ou cela, un choix de velléitaire qui maladroitement se demanderait où se trouve le meilleur. L’Acte absolu est immédiat et spontané, comme il sied précisément à un être parfait. Cette liberté est aussi nécessairement une sagesse qui s’oppose à la folie d’un libre-arbitre absolu. De cette sagesse cependant, nous n’avons qu’une connaissance très ténue, car elle est intrinsèquement liée à la totalité des lois qui composent l’essence de la Nature et nous n’avons qu’une connaissance limitée de ces lois. (texte) Cependant, il ne fait aucun doute que leur arrangement doit être suprêmement ordonné. La raison qui nous révèle l’ordre de l’existence est à même de nous reconduire à l’unité de l’Etre et il est certain qu’une liberté rationnelle est certainement plus proche de l’essence de la Nature que toutes les fantaisies imaginatives suggérée par l’idée de libre-arbitre.

     3) On peut comprendre que l’homme, mécontent de son existence, se soit mis en tête de trouver en dehors de lui les raisons de son malheur. Il a du d’abord inventer la dualité brutale et irréductible bien/mal et en faire des principes transcendants. En réalité, pour Spinoza, le bien et le mal n’existent pas au sein de l’Être,  ce qui existe, c’est ce qui est bon ou mauvais relativement à chacun. Est bon ce qui favorise l’expansion de la nature d’une chose, est mauvais ce qui la contrarie. (texte) L’expansion du conatus se traduit pas un sentiment, celui de la Joie qui rejoint par le haut la béatitude de l’union avec Dieu. Le sentiment de diminution de la puissance d’exister en une chose est appelé tristesse. Il n’est pas dans la nature de Dieu de juger en bien et en mal. Ce type de jugement est humain, trop humain, et ne participe pas d’une connaissance de l’Être. Si l’on demande si Dieu connaît les péchés humains, il faudra répondre : « puis donc que les maux et les péchés ne sont rien dans les choses, mais seulement dans l’esprit humain comparant les choses entre elles, il s’ensuit que Dieu ne les connaît pas en dehors de l’esprit humain».

    L’imagination humaine étant sans limite, les hommes ont dû aussi broder sur cette dualité. Dieu devenait pour eux le principe du Bien. S’il y avait des choses qui ne s’accordaient pas avec le bien et que pourtant le Dieu dans lequel les hommes croyaient était bon, c’est… qu’il devait y avoir un autre principe symétrique à Dieu ! Un principe du mal ! Et ils ont inventé le Diable ! Ils auraient dû se rendre compte que leur image de Dieu devenait de plus en plus folklorique, car en faisant cela, ils niaient en Dieu la Toute puissance que par ailleurs ils affirmaient. Ils auraient dû comprendre qu’en réalité, il n’y a dans la Nature qu’un jeu de forces en constante interaction, un jeu de forces dans lequel la création est inséparable de la conservation et de la destruction. Il n’était pas possible d’opérer une dissociation dans la totalité. L’univers est réellement Un. C’est donc une mythologie très compliquée qu’il fallu inventer pour justifier l’illusion première de la séparation en y ajoutant avec le jugement, le Juge, puis le Tentateur et tuti quanti. Mais le résultat a bien été l’élaboration d’une image qui n’est rien d’autre que le Dieu de la religion qui sert le plus souvent de caution à la morale. Le Dieu qui punit ou récompense, qui exige obéissance, qui maudit les pêcheurs pour l’éternité ou glorifie les justes et les reçoit en grande pompe au paradis. Avec un tel appareil conceptuel, le sens de l’existence humaine devenait extrêmement confus et compliqué. Il était chargé du poids d’un mystérieux péché des origines dont plus personne ne pouvait justifier le sens, car la dernière parole de la théologie était justement de proclamer que l’homme ne peut rien y comprendre, mais doit se contenter d’obéir à la loi. Il fallait désormais non seulement vivre dans la souffrance, mais en plus la considérer comme sacrée, car venue de Dieu pour le repentir et le salut de l’homme.

    Inutile de dire tout cela est très éloigné de ce que dit Spinoza de la relation entre l’homme et Dieu. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’étoile de Spinoza brille de sa propre lumière intemporelle, auréolée d’une indéniable spiritualité dans laquelle, soudainement, Dieu semble infiniment proche et dépouillé de toutes les surimpositions religieuses. On l’a souvent écrit : chez Spinoza règne une atmosphère rare. Il y a dans cette philosophie une lumière et une intuition qui ne s’éteint pas. Bergson disait que tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza. Dans la misère et la confusion spirituelle qui caractérise notre temps, nous ferions bien de l’entendre.

C. La crise de l’intellect spéculatif et le « sans pourquoi »

Comment pourrions ne pas l’entendre ? La démarche de Spinoza présuppose que la texture intelligible des idées peut être appréhendée en elle-même et que l’idée est bien plus qu’un concept forgée par la représentation. Elle présuppose l’aptitude de l’intelligence à saisir intuitivement une essence qui n’est pas une fiction produite pas l’intellect, mais qui appartient à la trame intelligible du réel. Bref, elle est une connaissance métaphysique. A partir du moment où l’on nie  l’intuition métaphysique, on nie la possibilité qu’a l’esprit de s’aventurer par la puissance de sa propre vision dans le royaume des idées. Tout discours de type métaphysique devient impossible. C’est ce type de critique qui apparaît chez Kant et dont le prolongement s’étend jusqu’à l’existentialisme contemporain.

1) L’idée directrice de la Critique de la Raison Pure, c’est que le seul ordre d’expérience sur lequel la pensée peut légitimement s’appuyer est l’expérience empirique. Kant affirme même que l’esprit humain est enfermé dans les bornes de l’expérience empirique.  «Si nous ne partions pas de l’expérience ou si nous ne procédions pas suivant les lois de l’enchaînement empirique des phénomènes, nous nous flatterions vainement de vouloir deviner et rechercher l’existence de quelque chose ».  La théorie de la connaissance de Kant suppose que l’idée doit être confrontée à l’expérience, sur le modèle de la physique confrontant ses hypothèses au verdict de l’expérimentation. Tant que nous nous situons dans l’ordre la pensée hypothético-déductive, nous pouvons effectivement corroborer une hypothèse ou bien encore la falsifier. L’élaboration théorique est une œuvre de la raison et elle ne relève pas de la seule observation, cependant, sa validité tient à la confrontation expérimentale. Kant estime que, par contre, pour ce qui en est des objets de la pensée pure, telle que Dieu, la liberté, l’âme etc. tout ce dont parle la métaphysique, « il n’y a aucun moyen de reconnaître leur existence ».

« Quelle que soient la nature et l’étendue du contenu de notre concept d’un objet, nous sommes bien obligé de sortir de ce concept pour lui attribuer l’existence ». Il ne suffit donc pas de penser Dieu, il faut encore vérifier que ce concept correspond à quelque chose de réel, sinon nous ne pourrons pas faire de distinction entre le vrai et l’imaginaire et la pensée se condamne dès lors à parler dans le vide. A toute idée doit correspondre une intuition, et Kant ajoute une intuition dans l’expérience empirique. Ce que Kant nie, c’est la possibilité de l’expérience intellectuelle dans laquelle la donation intuitive de l’idée pourrait être offerte. Kant est le type même du penseur plus discursif qu’intuitif (R). Le mot « intuition » chez Kant a donc un sens très restreint. Pour donner un exemple, le concept de gravité prend un sens, parce que je trouve dans l’expérience une « intuition » correspondante, qui n’est rien d’autre qu’un constat factuel : qu’un corps abandonné à lui-même chute vers le centre de la Terre.

---------------On comprend toute de suite qu’avec ce type de présupposé, l’argument ontologique perd toute sa valeur. Il ne suffit pas de penser Dieu pour connaître si au concept de Dieu correspond quelque chose de réel. Dieu est un « objet de la pensée pure » (?)  et Kant part du principe qu’aux objets de la pensée pure ne correspond aucune expérience possible. Il élimine la métaphysique en déclarant qu’elle ne saurait avoir une portée car elle ne s’appuie sur aucune expérience possible. Si on dit que Dieu est Toute-puissance, c’est là un jugement qui est certes nécessaire. Dès que l’on pose le concept de Dieu, on pose du même coup la Toute-puissance. Mais si on déclare que Dieu n’est pas, la Toute-puissance est supprimée sans qu’il y ait la moindre contradiction. La réalité dans le concept de la chose n’a rien à voir avec l’existence dans le concept du prédicat qu’on lui ajoute. Le concept pour Kant ne contient qu’un possible. Rien de plus. On aura beau faire le tour du concept indéfiniment, on y trouvera jamais en lui l’existence qui est nécessairement extérieure au concept. (texte) Si j’ai le choix entre une somme de cent thalers réels ici sur la table et celle de cent thalers possibles, je n’hésiterai pas, je prendrai les cent thalers réels. Ainsi, « on ne deviendra pas plus riche en connaissance avec de simples idée qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse ». En d’autres termes, l’existence n’est pas un prédicat. Il y a quelque chose de plus, quelque chose d’insaisissable dans l’existence qui ne peut pas s’enfermer dans un prédicat logique. (texte) Je peux dire que la rose est rouge, qu’elle a des feuilles vertes, qu’elle a une tige ronde et des épines etc. mais je n’ai pas le droit de ranger dans cet inventaire que la rose « existe », comme si c’était là un prédicat, et une qualité parmi d’autres. On ne peut pas fabriquer une existence en ajoutant des idées les unes aux autres. De l’idée, il n’est pas possible de passer directement à l’existence. Nous aurons beau énumérer les attributs d’une chose en idée, nous ne pourrons pas  pour autant en déduire son existence. L’existence ne peut pas être trouvée analytiquement dans son concept. Pour Kant, elle s’y ajoute, de sorte que l’existence de l’objet consiste précisément en ce qu’il est posé hors de la pensée (texte).

Toutefois, cela ne veut pas dire que Kant nie l’existence de Dieu. Comme pour tous les objets de la pensée pure, il le déclare seulement inconnaissable. Kant est un agnostique. Pourtant, si Dieu est impensable pour la raison, il est indispensable pour la morale. Dieu peut être l’objet d’une foi et non d’une connaissance. En fait, Kant dit qu’il a voulu substituer au savoir la croyance. C’est la religion qui produit l’agnostique. Kant en reste en matière de théologie à un piétisme traditionnel et il maintient une séparation franche entre l’ordre du savoir, qui se borne aux phénomènes et l’ordre de la foi qui porte sur le champ nouménal. Ce qui est étrange chez lui, c’est qu’en condamnant d’un côté la spéculation, il en use largement pour ce qui est de théoriser la nature de la raison. La Critique de la Raison Pure est une  pure construction spéculative qui ne s’appuie sur aucune expérience possible. Elle prétend énoncer logiquement le développement conceptuel des conditions de possibilité de la raison elle-même. Kant ne voit pas que celle logique elle-même est lignée à une forme d’expérience. Kant s’érige en juge de la métaphysique et entend légiférer sur le droit que la raison aurait de spéculer en dehors de toute expérience possible.

2) Kant lègue donc à l’histoire de la philosophie occidentale ses orientations positivistes ; mais, curieusement, il ouvre aussi nécessairement la voie de l’idéalisme qui viendra après lui. Prenant appui sur l’effort logique du traitement des catégories de l’entendement de la Critique de la Raison Pure, Hegel réhabilite la spéculation sous une forme nouvelle. Il invente une machine à spéculer fondée sur la triade thèse-antithèse-synthèse appelée « dialectique », avec laquelle il entend résoudre tous les processus réels. Physique, art, anthropologie, histoire, tout y passe. La « Logique de Dieu », c’est la dialectique. Hegel refuse l’idée kantienne selon laquelle l’existence ne serait pas donnée dans la pensée. Bien au contraire, le réel, c’est le rationnel, le rationnel est le réel. Tout processus réel est déductible de la pensée. L’existence sous toutes ses formes est déductible de la pensée dialectique. Jamais l’ambition du système totalitaire ne s’est donnée carrière autant que dans la pensée hégélienne. Du coup, Hegel s’étant engouffré dans le piège dénoncé par Kant, la réaction ne devait pas manquer  de se produire.

Du vivant de Hegel, elle est déjà dans la stature haute en couleur de Schopenhauer qui ne rate pas une occasion de se moquer de son rival. En substance : je ne vois en moi ni hors de moi de réel rien qui soit rationnel ! Ce qui est rationnel, ce n’est que la représentation de l’intellect et non la vie elle-même !! L’existence est portée par un Vouloir-vivre qui passe toute raison !!! Il est symptomatique que la carrière de Schopenhauer commence par une thèse portant sur le principe de raison: La quadruple Racine du Principe de la Raison suffisante » et qu’elle se perpétue dans Le Monde comme Volonté de représentation. C’est de là que nous sommes parti ; mais le résultat stupéfiant, c’est que Schopenhauer pousse à outrance l’idée que l’existence est dépourvue de toute raison au point de montrer que la seule raison d’être de la Vie, c’est la Vie elle-même. Ce jaillissement de l’existence sans « pourquoi », Schopenhauer l’appelle le Vouloir vivre. Exit donc l’hypothèse du Dieu chrétien, d’un Dieu providentiel disposant toute existence selon un programme pensé par avance. Par contre, silence sur Spinoza.

L’insurrection contre Hegel est orchestrée ensuite par Kierkegaard et elle va donner naissance au courant appelé « existentialisme ». Ce que Kierkegaard va montrer, c’est que la pensée purement logique de Hegel est vide de tout contenu, précisément parce qu’elle fait abstraction de l’existence. Elle se borne à réduire l’existence à une possibilité formelle. La critique de fond est celle-ci : « la pensée abstraite est la pensée dans laquelle il n’y a pas de sujet pensant ». La seule chose qui lui importe, c’est « le système ». Avec Hegel, on n’aime pas, on ne souffre pas, on ne croit pas, mais par contre, on sait ce qu’est l’amour, on sait ce qu’est la souffrance ou ce qu’est la foi ! C’est dans le système. La Vie réelle est subjectivité pure. (texte) La vérité de la Vie est dans sa subjectivité immémoriale. Le seul accès possible à la Vie se trouve non dans le concept formé par la raison, mais dans l’immanence de la Passion de la Vie pour elle-même. Le seul chemin ouvert est la subjectivité. L’Etre ne se rencontre qu’en soi-même, dans le pathétique dans lequel la vie s’éprouve elle-même. La pensée du système n’est pas habitée. Elle reste dans les limbes de l’abstraction, parce qu’elle est confinée dans la représentation. Mais la représentation n’est pas l’Etre, mais seulement son reflet dans une construction de l’intellect. La représentation ne sera jamais la venue à Soi de la Vie pour elle-même. Kierkegaard reste un penseur chrétien - très proche de Pascal dans la manière dont il évoque la foi et Dieu - mais il a incontestablement ouvert une voie.

Il suffisait donc d’un léger glissement, d’une pichenette, pour que de l’existentialisme chrétien d’un Kierkegaard, on passe à l’existentialisme athée de Sartre. Dans L’Existentialisme est un Humanisme, Sartre revient sur les tentatives des philosophes modernes de fonder l’existence en raison sur l’Être nécessaire qu’est Dieu. Il barre d’un trait l’Être nécessaire de Dieu et déclare tout de go qu’il n’y a que de la contingence et que la contingence c’est l’absolu ! C’est l’argument de La Nausée. L’existence se consomme dans sa pure déréliction. Elle est un être jeté là absurde et c’est pourquoi la vie n’a fondamentalement pas de sens, parce qu’elle n’a pas de raison de ce point de vue. (exercice 6a)

3) Dans Le Principe de Raison Heidegger commente un vers d’Angelus Silesius :

« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,

N’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». (texte)

La forme poétique importe ici autant que l’idée. La rose se contente d’être, et c’est dans cette gratuité que se situe la Présence. Comme le dit aussi Krisnamurti dans une conférence sur l’amour, la rose donne de sa beauté et de son parfum, que vous vous tourniez vers elle ou non. Il est dans sa nature d’être une offrande qui n’attend pas de retour et c’est bien en cela qu’elle passe toute raison. L’image de la rose est la métaphore de l’amour. L’amour trouve sa joie dans une offrande qui n’attend pas de retour et qui se dispense de toute « raison ». La « rose est sans pourquoi » énonce que, contre toutes les attentes du principe de raison, il y a dans l’Être une gratuité, une donation. Aussi le jardinier qui entoure la rose de soin, la nourrit rend dans son amour la gratitude qu’il éprouve dans  la présence de la rose. Ce n’est pas le prix de la rose qui lui importe, car ce prix qui n’est rien d’autre qu’une formulation restreinte du principe de raison.

Mais cette attitude aimante du jardinier n’est pas la conscience habituelle :

« L’homme diffère de la rose en ce que souvent, du coin de l’œil, il suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense  de lui et attend de lui. Mais , là même où nous ne lançons pas ce regard furtif et intéressé, nous ne pouvons pas, nous autres hommes, demeurer des êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe sert sans par là nous observer aussi nous-mêmes. De cette attention, la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler comme Leibniz : La rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournissent les raison de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose ». (texte)

Mais ne pourrions-nous pas imaginer que l’homme puisse aussi être au monde à la manière de la rose ? « Au fond le plus secret de son être l’homme n’est véritablement que s’il est à sa manière comme la rose – sans pourquoi».

Et puis, exiger une raison, n’est-ce pas tenter de soumettre et de contrôler ? N’est-ce pas porter sur le monde un regard déjà mercantile parce qu’on voudrait réduire son mystère à un réseau serré d’explications ? Le principe de raison qui exige de toute existence qu’elle donne sa raison n’est-il pas en un sens… prédateur ? Est-ce un hasard si justement la démarche policière qui consiste à mettre la main sur suspect s’appelle arraisonnement ? (texte) Si la science est par nature une exigence d’explication, parce qu’elle est mise en œuvre du principe de raison, si la technique est le prolongement armé de la science objective, faut-il s’étonner qu’elle soit un arraisonnement systématique de la Nature ? N’y a-t-il pas une opposition nette entre la relation poétique avec la Nature qui est accueil, ouverture où tout intérêt est suspendu, et d’un autre côté la relation technique entre l’homme et la Nature qui est mainmise, asservissement et domination ?

Les questions sont en suspend. Ce qui étonne surtout Heidegger, c’est que ce fameux principe de raison que nous appliquons universellement et qui passe pour une évidence, n’a lui-même pas de raison et reste infondé ! Nous ne nous demandons pas : pourquoi il faudrait absolument que toutes choses ait une raison ? (un enfant seul peut poser cette question). Le mental littéralement fonctionne dans la linéarité du principe de raison. Le principe de raison est ce qui rend le mental redoutablement fonctionnel. S’il advenait que l’esprit au cœur de la Présence soit reconduit à l’émerveillement d’être, le mental s’effacerait. Satori de l’intellect. C’est un jeu que pratique le Zen avec les paradoxes : arrêter le mental et épouser le mouvement émerveillé de la jouissance esthétique… Plus de pourquoi. L’Être même. Silence au-delà du mental. Présence.

La pensée qui a peur de ne plus penser réactive les schémas du mental, au premier rang duquel figure le principe du raison. Pourtant, accepter de ne pas savoir, c’est accepter l’Inconnu. Ce qui est une forme élevée d’intelligence. Quand l’intelligence se tient dans l’ouverture, l’esprit cesse de juger et de condamner. Il s’accorde alors spontanément avec l’Être en qui le bien et le mal n’ont pas résidence. Il cesse de vouloir s’ériger en juge souverain de la Nature, de la Vie et de l’humanité. Il devient plus humain parce que plus simple, simple de cette humanité qui est capable de don, de partage et de générosité. La reconnaissance de la gratuité au sein de l’Etre ne mène pas à l’absurde, bien au contraire. La gratuité ne signifie pas non plus que l’existence est purement hasard. Le hasard est par définition un principe  lui-même dérivé du principe de raison, comme nous l’avons vu  chez Cournot qui le rattache au calcul des probabilités. Et pourtant, la gratuité renvoie à un principe de Manifestation qui comporte en un sens du jeu en un double sens : a) Du jeu dans le fonctionnement souple des lois de la Nature. b) Du Jeu au sens où la Manifestation est lila, où elle joue en elle-même, ce qui est finalement le sens le plus élevé de la gratuité. L’Être joue avec lui-même le jeu de la Manifestation infinie sans autre but que de s’expérimenter lui-même infiniment. Ce qui est le pied-de-nez  le plus drôle et le plus élégant que l’on puisse adresser au principe de raison. C’est exactement ce que dit S. Aurobindo dans ses aphorismes en parlant du Jeu divin de la Création.

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    A la question : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Nous pourrions répondre avec Leibniz que Dieu a voulu qu’il en soit ainsi afin de produire le meilleur des mondes possibles. On n’évite pas les grincements de dents de la morale avec cette solution. Voltaire a écrit son Candide pour se moquer de l’optimisme de Leibniz. Un Dieu moral pose des problèmes moraux et l’homme a tôt fait de lever les poings vers lui, sitôt que la violence surgit dans le meilleur des mondes possibles.

    La position de Spinoza aligne sur cette question une remarquable cohérence. Elle évite les travers d’une représentation anthropomorphique et offre la voie d’une Éthique de la joie. La joie est peut être le chemin le plus court vers Dieu. Certainement plus court en tout cas que les tribulations du péché et du repentir.

    Enfin, nous venons de voir que le principe de raison lui-même peut être suspendu et que cela n’implique nullement l’absurdité, l’horreur absolue ou le non sens. Non. La gratuité au sein de l’Être nous ramène vers la Présence. Une conscience très différente de la traction de la vigilance soumise à l’empire du principe de raison. Peut être le sens de la Simplicité. De la Modicité comme dit Heidegger.

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      © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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