Leçon 111.    Le paradigme mécaniste      

    La modernité s’est développée au XVIIème siècle à partir d’une ambition et d’un idéal, l’approche objective de la connaissance. Pour les Lumières, il s’agissait de s’affranchir de la tutelle de l’autorité religieuse, de constituer un savoir rationnel, objectif, progressif, transmissible, indépendant des opinions personnelles de ceux qui pourraient s’y consacrer et dont les applications concrètes, sous formes de techniques, devaient se traduire par une amélioration générale de la condition humaine.

    En physique, la réalisation de cet idéal a consisté tout d’abord à mettre en œuvre un modèle, le paradigme mécaniste et à en développer les implications. Du XVII ème, jusqu’à une période récente, la science est restée très largement mécaniste (texte). Pourtant, dès le début, des insuffisances ont été mises en évidence. Entre le paradigme mécaniste du contact et du choc de Descartes et Galilée et le paradigme mécaniste de l’attraction, il y a déjà des différences considérables. Ce qui caractérise le mécanisme, c’est plutôt le rejet du finalisme. Dans le mécanisme, la causalité est seulement temporelle. Elle n’est pas investie d’une fin à atteindre.

    Mais le rejet du finalisme est-il justifié ? Est-ce, de la part des Lumières, un parti-pris idéologique, afin de rompre avec le système d’Aristote qui régnait auparavant ? L’approche objective de la connaissance implique-t-elle nécessairement le rejet du finalisme ? La science implique-t-elle nécessairement une représentation mécaniste de la Nature ? Est-il possible de maintenir l’idéal du développement de l’approche objective de la connaissance, tout en dépassant le paradigme du mécanisme ?

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A. Machine et mécanisme

    Pour commencer, il est indispensable de préciser les concepts qui sont en jeu. Il est important de ne pas mélanger des termes tels que objet technique, outil, machine et mécanisme. Un objet technique est un produit industriel qui le plus souvent remplit une fonction utilitaire (un tournevis, une machine à laver), mais peut aussi s’éloigner de toute utilité (le gadget en plastique de la boîte de céréales). Lorsqu’il est dévoué à une fonction très spécifique, on l’appelle un outil (le rabot, la scie, le sécateur, le pied de biche). Quand l’outil, est guidé dans ses déplacement par un assemblage de structures, nous parlons de machine.

    1) Soyons un peu plus précis. Dans les termes de Georges Canguilhem, dans La Connaissance de la Vie :

    Une machine est : «  une construction artificielle œuvre de l’homme, dont une fonction essentielle dépend de mécanismes ».

    Un mécanisme est « une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration. Le mécanisme est donc un assemblage de parties déformables avec restauration périodique des même rapports entre parties ».

    Un assemblage « consiste en un système de liaisons comportant des degrés de liberté déterminés : par exemple un balancier de pendule, une soupape sur came, comportent un degré de liberté ; un écrou sur axe fileté en comporte deux ». Une montre, par exemple, comporte toute une série de rouages qui, transforment mouvement (le ressort), vers des engrenages, qui mettent en mouvement les aiguilles sur le cadran. Son fonctionnement n’est assuré que si, en tant que structure, elle conserve son unité. Elle ne doit pas partir en morceaux dans son fonctionnement. Le mouvement des parties doit être strictement réglé. Les assemblages viennent cadrer le mouvement des solides dans la translation selon un degré de liberté (le va et vient de l’étau-limeur), deux degrés la rotation avec translation (la vis qui fait avancer la tourelle sur la fraiseuse), ou plusieurs (l’articulation d’un levier de vitesse sur une voiture). Un « mécanisme règle et transforme un mouvement dont l’impulsion lui est communiquée. Mécanisme n’est pas moteur ». En effet, le rôle d’un mécanisme consiste seulement à communiquer de proche en proche un mouvement. Les contrepoids à l’entrée du garage permettent de faire monter et descendre aisément la grille. Le mouvement du poids tire la corde, la corde fait tourner la poulie, la poulie enroule la grille. Il y a bien mécanisme, même quand il n’y a pas de moteur. Mais bien sûr, il est plus facile de laisser la mise en mouvement de l’ensemble à une énergie qui n’est pas celle de l’effort d’un homme, mais une énergie naturelle, l’homme se bornant alors à pousser un bouton pour déclencher le processus. (texte)

    ---------------Un moteur est une source d'énergie initiant et maintenant le mouvement. On peut l'adjoindre à la machine et il est le plus souvent thermique (le moteur à explosion de la voiture) ou électrique (le sèche-cheveux et l’aspirateur).

    Un dispositif d’autocontrôle, de feed-back, est un système qui permet au mouvement de la machine de se limiter lui-même. Il peut être adjoint, mais n'est pas du tout impliqué dans le concept élémentaire de mécanisme. Il peut très bien y avoir mécanisme sans dispositifs d’autocontrôle, sans boucle de rétroaction.

    On fait d’ordinaire remonter l’invention de l’outil à la préhistoire. Par contre, les historiens font le plus souvent remonter l’utilisation systématique de machines à la Modernité. Ce genre de thèse est en accord avec le développement historique du paradigme mécaniste, mais ce n’est pas du tout exact, car on trouve des utilisations de mécanismes très ingénieux jusque dans la plus haute antiquité. Les civilisations les plus anciennes de l’humanité connaissaient déjà l’usage des mécanismes. Ce serait naïveté –modernocentrisme- que d’en faire remonter l’existence seulement à la Renaissance ; et ce qui se produit à la Modernité, c’est un développement sans précédent de machines, une créativité débordante de la part des premiers « ingénieurs », pas l’invention de la machine.

    Au théâtre, au XVIIème siècle, on utilisait toutes sortes de mécanismes ingénieux pour faire descendre des objets, soulever des acteurs, ouvrir des trappes etc. La serrurerie était très développée et surtout, on savait déjà fabriquer des automates. L’utilisation de mécanismes précède, et de très loin, la théorisation physique des mécanismes, telle qu’elle va se développer dans les sciences modernes. Ce n’est pas la science de Descartes qui a permis de fabriquer des automates, mais ce sont les prodiges que Descartes a vu déployer dans les automates de Vaucanson qui lui dont donné l’illustration du pouvoir d’explication mécaniste intégrale de l’univers, idée qu’il a développé avec Galilée notamment. (texte) Dans le Discours de la Méthode, Descartes élabore un projet dans lequel la physique, comme théorie, est explicitement assignée à la production d’applications pratiques : la fabrication de « machines » vouées à la libération de l’effort, au confort humain et à l’artifice.

    Maintenant, si nous examinons attentivement ce qu’est une machine, nous y trouverons des caractéristiques importantes que nous devrons retenir, quand il s’agira par la suite de faire une comparaison avec le vivant.

    2) Une machine est conçue par un ingénieur. Pas d’horloge sans horloger. Pas d’ingénieur, pas de machine, car c’est l’ingénieur qui en élabore le concept, la machine étant la réalisation d’un concept. Par définition, une machine dépend de celui qui l’a d’abord conçue, elle ne peut exister toute seule. Elle est toujours pensée, avant d’être réalisée. L’existence de l’ingénieur est donc supposée dans l’existence de la machine. Comme l’ingénieur est humain, il s’ensuit que toute explication qui recourt au concept de machine suppose par avance l’existence de l’homme : donc est anthropomorphique. Un paradigme explicatif non anthropomorphique ne suppose pas par avance un modèle humain comme référent, ce qui ne peut être le cas de l’explication par la machine.

    Une machine est faite avec des pièces conçues et fabriquées et qui ont été ensuite assemblées. Toute la technologie industrielle humaine est fondée sur l’assemblage (celui qui dans une boutique informatique monte des ordinateurs est un "assembleur"). Depuis le tournevis, jusqu’à l’automobile, toutes les machines humaines sont fabriquées par assemblage. Nous n’avons visiblement pas encore compris à quel point, et pour cette raison, la machine est faible. L’existence des parties dans une machine précède la réalisation du tout. Les ailes, le fuselage, le moteur etc. arrivent dans le grand hangar de l’usine pour être assemblées. Mais la Nature ignore ce procédé d’assemblage. Elle fait beaucoup mieux et bien plus sophistiqué. Elle travaille tout de suite dans la très haute technologie. Dans la Nature, dans le vivant, non seulement le tout précède l’existence de ses parties, mais les parties sont auto-développées dans un processus séquentiel qui ne nécessite aucun agent extérieur. Nous sommes très loin, dans nos machines humaines, de la perfection de l’existence organique. Il faudrait même dire que le vivant constitue à ce titre est un idéal qui sert de modèle à la conception future de machines. Un idéal qui n’est pas atteint. Le plus sophistiqué de nos robots est beaucoup moins bien conçu qu’une simple libellule. Une machine qui serait capable de se reproduire, d’auto-développer ses parties, de s’auto-réparer au fur et à mesure, à partir de composants microscopiques, depuis l’infiniment petit, n’aurait plus du tout la forme grossière d’un assemblage mécanique. Elle serait bien plus intelligente. Ce serait d’une technologie tellement avancée qu’elle n’est pas encore présente sur Terre. Il serait alors tout à fait bienvenu de comparer la machine fabriquée par l’homme, au vivant, en prenant le vivant pour modèle. Ce qui n’est plus du tout de l’anthropomorphisme, mais la reconnaissance d’une la finalité œuvrant dans la Nature dans son caractère exemplaire. Nous sommes donc assez loin dans la conception de nos machines d’un finalisme bien compris.

    Une fois assemblée et en fonctionnement, une machine est soumise à la loi d’entropie générale de l’univers, qui veut que tout système physique isolé tende à la désorganisation progressive. On a beau faire, une machine fait partie du règne de la matière et non du vivant. Elle tend à perdre l’ordre que l’ingénieur lui a donné lors de sa fabrication et elle ne peut que s’user, se dégrader. Elle doit être entretenue, réglée et réparée de l’extérieur.Elle est dans une dépendance totale à l’égard des soins de l’homme. Elle est dépourvue d’autonomie. Elle est bonne à jeter dès qu’elle cesse d’être utile. Son maintient dans l’existence suppose l’action de l’homme. Erwin Shrödinger dans Qu’est-ce que la vie remarquait que le propre de la vie est d’inverser le processus de l’entropie. Quand la matière tend vers le désordre, la vie elle maintient en permanence et reconstruit de l’ordre, elle est néguentropie. Ce qu’aucune de nos machines actuelles n’est capable de faire, la nature l’opère constamment sous nos yeux : un hérisson, une gazelle ou un écureuil le font à chaque instant. Ils maintiennent une structure. Un seul regard sur un animal devrait nous rendre plus modeste et nous remettre en place. Nous avons mis nos machines sur un piédestal et nous pensons pouvoir juger le vivant en fonction des machines ! C’est une prétention sotte et déplacée. La vie mérite infiniment plus d’admiration et de respect, c’est elle qui devrait figurer sur le piédestal et servir à juger de l’avancement des machines.

    Non seulement cela, mais il arrive toujours un moment où de toute manière, la technique se développant, la machine est guettée par l’obsolescence. On fait mieux, plus commode, plus efficace, plus pratique ; en bref, la fonction de la machine demeure, mais le progrès technique parvient à la réaliser mieux, ce qui est cause du rejet des machines antérieures et de leur renvoi à la casse. Avant même que l’usure ait réellement produit son effet. La machine n’a pas été conçue pour durer. Et sa temporalité n’a même pas l’intelligence réelle d’un progrès. Il est tout à fait possible que l’obsolescence soit purement économique et n’ait aucun rapport avec l’adéquation entre la machine et sa fonction. Il faut que le chauffe-eau casse pour que l’on puisse le remplacer. Il est prévu pour casser. Pour que l’on puisse en acheter un autre. Auquel cas, la conception, la production, la suppression des machines dépend de facteurs tout à fait externes qui ne sont même pas liés à l’efficacité de l’action. Le système économique du capitalisme encourage la prolifération de l’inutile et abolit la frontière entre la machine utile, qui rend effectivement service à l’homme, et le gadget inutile. L’économie de la Nature est bien plus intelligente, tant dans sa production, dans sa gestion que dans le recyclage. Ainsi, que ce soit pour sa création, sa conservation ou sa destruction, la machine dépend entièrement de l’homme et de son vouloir. Elle n’a pas de nécessité inscrite dans la Nature, ni d’existence indépendante et séparée. Son concept n’est même jamais achevé et son existence est précaire.

    Le plus curieux dans l’affaire, c’est que nous nous servons pourtant de son modèle pour juger des productions de la Nature ! On reproche à l’interprétation finaliste de la Nature d’Aristote son « anthropomorphisme ». Critique simpliste. Le finalisme et l’anthropomorphisme ne sont pas identiques.

    - Le finalisme est une doctrine qui reconnaît une intelligence à l’œuvre dans la nature, en identifiant la relation entre moyen-fin qu’elle implique et les visées qu’elle poursuit. Dire que l’œil est fait pour voir, n’est en rien une explication anthropomorphique, c’est la reconnaissance d’une fonction et de la manière dont elle est intelligemment réalisée. L’œil humain n’est pas l’œil de la mouche. La disposition de l’œil n’est pas la même chez le poisson, l’épervier ou le chimpanzé. Elle est adéquate à la perception de chacun d’eux. Elle est un agencement tout à fait remarquable des moyens aux fins. (texte)

    - L’anthropomorphisme par contre est une critique adressée à une interprétation qui explique un phénomène naturel par une analogie (R) aux productions et aux comportements humains en supposant qu’ils ont été organisés en vue de l’homme. L’anthropomorphisme effectue une surimposition, sur des phénomènes naturels, des motivations humaines en guise d’explication. Dire que la paille est attirée par l’ambre « parce qu’elle veut boire », dire que les lignes sur le melon sont « des tracés que la nature a prévu pour que l’homme puisse le couper en part » est une forme d’anthropomorphisme naïf. De même, pour Spinoza, dire que Dieu est jaloux, querelleur, irrité, vengeur, capricieux, c’est projeter sur Dieu la nature humaine et c’est de l’anthropomorphisme. Il faut bien comprendre, qu’au moment où Descartes écrit, le finalisme issu d’Aristote a été défiguré, caricaturé jusqu’à l’absurde. La caricature du finalisme est devenue au Moyen Age de l’anthropomorphisme confus. Cela, n’importe quel esprit sensé pouvait le comprendre.

    ---------------Comme l’a montré Khün, un paradigme a nécessairement une assise sociale et une portée idéologique. Son succès ne va pas sans une dogmatique. Ce qui se traduit au XVIIIème siècle par un combat idéologique contre l’anthropomorphisme, qui devient la faute épistémologique suprême. Au pays du savoir, l’anthropomorphisme n’a pas droit de cité, il est à l’index et rangé dans les tabous et les interdits. Et le finalisme tombe dans le même sac.

    Or, l’ironie de l’histoire, c’est que la lutte idéologique contre l’héritage de l’aristotélisme va complètement occulter la réapparition de l’anthropomorphisme dans la représentation mécaniste. Au XVIII siècle, quand le paradigme du mécanisme s’est solidement implanté, l’idée selon laquelle l’univers est composé de « machines » devient un lieu commun. Voici ce qu’écrit Baglivi, un médecin italien, en 1696 : « Examinez avec quelque attention l’économie physique de l’homme : qu’y trouvez-vous ? Les mâchoires armées de dents, qu’est-ce autre chose que des tenailles ? L’estomac n’est qu’une cornue ; les veines, les artères, le système entier des vaisseaux, ce sont des tubes hydrauliques ; le cœur est un ressort ; les viscères ne sont que des filtres, des cribles ; le poumon n’est qu’un soufflet ; qu’est que les muscles ? Sinon des cordes. Qu’est-ce que l’angle oculaire ? Si ce n’est une poulie, et ainsi de suite ». Ce sont des mécanismes usuels, dont l’homme peut se servir, qui sont ici surimposés à l’organisme en guise d’explication physiologique. Difficile de faire mieux en matière d’anthropomorphisme ! De faire plus naïf. Le caractère simpliste d’une telle explication saute aux yeux. Mais il n’embarrasse personne à l’aube de la science moderne. L’influence du mécanisme est très présente. Mais inaperçue en tant que structure idéologique. Le paradigme mécaniste se sert d’une production humaine, une machine, il entreprend d’en surimposer la structure sur les phénomènes naturels et il raisonne en se servant d’une analogie : faire comme si l’univers était une machine. (texte) N’est-ce pas le type même d’une explication anthropomorphique ? Canguilhem précise : anthropomorphisme technologique.

Pour que cette représentation ne soit pas anthropomorphique, il faudrait :

    a) que l’on admette aussi une différence entre ce qui est naturel, donc ce n’est pas créé par l’homme et ce qui est artificiel, créé par l’homme.

    b) Ce qui reviendrait à restreindre les prétentions du mécanisme ou se borner à y voir seulement un principe explicatif commode, mais sans plus ; sûrement pas un principe ayant une portée ontologique.

    Or, dès l’origine, le paradigme mécaniste est pris au pied de la lettre, au point qu’il élimine la différence entre le naturel et l’artificiel, au seul profit de l’artifice. Témoin ce qu’écrit Descartes dans les Principes de la philosophie : « Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose… toutes les règles des Mécaniques appartiennent à la Physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » texte. Nous sommes aujourd’hui tellement imprégnés de cette manière de penser, que nous ne voyons dans la Nature qu’une sorte d’atelier, ou de salle de machines. Nous avons perdu la finesse de l’observation et la sensibilité capable d’éveiller en nous le sens du naturel. Du coup, nous avons perdu le sens de cette différence qu’Aristote pouvait marquer entre naturel et artificiel. Hans Jonas le dit très bien dans Le Phénomène de la Vie, « La métaphore de l’atelier de la nature, dans lequel la science va fouiller pour apprendre ses procédures, exprime de manière populaire que la distinction entre naturel et artificiel, si fondamentale pour la philosophie classique, a perdu sa signification ». La science mécaniste est de part en part artificielle. Deux siècles après Descartes on écrira que « la nature de l’homme, c’est l’artifice » !

    Le paradigme mécaniste, tel qu’il se met en place avec Descartes et Galilée, pour devenir une science normale, est un système d’explication dans lequel la représentation de la causalité est modelée sur l’analyse (R) de machines élémentaires. Loin d’être englobant et neutre, il comporte au contraire d’emblée un réductionnisme. Il réduit la manifestation des phénomènes naturels à un ordre de succession temporelle, en éliminant la causalité comme intention, comme fins. Loin de se présenter comme un sous-sytème à l’intérieur du finalisme, il tend plutôt à vouloir l’éliminer. L’explication qu’il est capable fournir de la loi naturelle n’enveloppe aucun sens de l’ajustement à une fin. Dans le paradigme mécaniste, la loi naturelle n’exprime que la constance d’un processus, sa nécessité, sa détermination infrangible.

B. Mécanisme et causalité

    Pourquoi donc se servir de la machine comme modèle d’explication de la Nature ? Comment expliquer la pérennité du paradigme mécaniste ?

    1) La séduction du mécanisme tient à la simplicité (voire au caractère simpliste) du concept de causalité dont il se sert et qui trouve sa réalisation immédiate dans les mécanismes que nous rencontrons partout dans notre expérience empirique.

    Il est naturel, pour le mental humain, de chercher derrière un phénomène B, avant son apparition « une » (unique) « cause » (R) (facteur conditionnant l’apparition) en voyant B comme « l’effet » de A. il est naturel de considérer que l’état B est « l’effet » d’une « cause A » antérieure, comme il est naturel de penser cette relation de manière ponctuelle et linéaire. Ce mode de pensée est élémentaire dans l’attitude naturelle. Il n’a rien de particulièrement « scientifique ». En suivant cette représentation, nous raisonnons ainsi de manière très simple, en terme de mouvement, dans une représentation linéaire du temps.

        Cause ð effet

            A ð B

    Dans un mécanisme, le mouvement se communique par contact d’un élément à un autre. Dans la montre, un rouage A entraîne un autre rouage B qui en entraîne un autre C et ainsi de suite, jusqu’aux aiguilles de la montre. On a donc :

        A ð B ð C ð D

    Il est donc extrêmement simple de projeter ce schéma mental de la causalité transitive sur n’importe quel objet. Il fournit une explication très minimaliste, d’accès facile pour l’intellect et qui peut être dupliquée et généralisée indéfiniment. Il suffit pour cela d’admettre par avance l’hypothèse selon laquelle tous les objets physiques, soumis au mouvement, sont comme des pièces dans une immense horloge qu’est la nature. Une boule de billard vient heurter une autre boule, puis la bande etc. Le choc entre la boule A et la boule B s’explique mécaniquement. Les mouvements produits par les machines sont des déplacements géométriques qui sont mesurables. La poulie décrit un cercle autour de son axe. La translation de l’étau-limeur se fait selon un segment de droite. Une courbe bien précise décrit la transmission du mouvement d’une route dentée à une autre. Le langage de la géométrie et de l’arithmétique vient donc s’appliquer directement à l’analyse mécaniste d’un phénomène physique. Il est dès lors possible de reconstituer un équivalent formel mathématique (un schéma sur un plan), de l’objet physique en fixant ses coordonnées précises et ses mesures.Dès l’instant où il devient possible de formaliser le mouvement, tout en quantifiant ses différents aspects, il devient possible de dégager les lois du mouvement. Quand on possède les lois, il est possible délibérément de les mettre en œuvre et de les utiliser. Le système est donc remarquablement efficace au niveau de l’expérience empirique. Il fonctionne très bien dans la physique des solides, à l’échelle de l’expérience humaine ordinaire.

    Le paradigme mécaniste inauguré par Descartes et Galilée était donc appelé à une brillante carrière. Et il a obtenu le triomphe qu’il escomptait. Mais, comme tout paradigme instaurant une science normale, il a aussi ouvert la voie à des critiques le remettant en cause et exigeant son dépassement.

    Le mécanisme cartésien est un mécanisme du contact et du choc. Newton va provoquer un scandale quand il introduira un nouveau modèle, celui de l’action à distance, en contradiction directe avec le modèle légué par Descartes. L’incompréhension totale de la physique de Newton dans les milieux cartésiens est à ce titre un exemple fameux de la lutte idéologique qui se déroule entre paradigmes concurrents. L’histoire ultérieure de la physique n’a fait que déconstruire les hypothèses du mécanisme cartésien.

    2) Mais ce qu’il en reste, et c’est le plus important, c’est le schéma général de la causalité résultant de l’approche mécaniste, schéma qui demeure très tenace, surtout en dehors du champ de la physique. L’approche objective de la connaissance, qui est la science même suppose : l’application du principe de raison suffisante, le postulat de l’objectivité, la mise en place d’un dispositif de preuve et la reproductibilité des résultats obtenus. Or le mécanisme permet d’orienter la recherche dans un sens régressif de B vers A. Il propose de donner une explication de ce qui existe en remontant de cause en cause vers une origine x d’où découlerait la relation de A à B. Il donne du temps une interprétation linéaire A-----B. Il identifie le fait de pouvoir, pour l’intellect, remonter de cause en cause par l’application du principe de raison ---------------suffisante A est la raison de l’apparition de B. Il garantie l’objectivité, en posant l’objet comme existant en soi, séparé de l’observateur et mû par la puissance du processus causal. A ð B est un processus extérieur au sujet S qui l’analyse dit "objectif", parce que l'observateur est séparé de l'observé. L'explication fournit les moyens de la preuve, en exhibant les conditions qui ont rendu possible l’apparition de B à partir de A. Elle assure la reproductibilité en garantissant que le seul fait en laboratoire de réunir les conditions qui ont permis l’apparition de A nécessairement produira B. Ce qui inclut la croyance dans le déterminisme, mais enveloppe aussi une représentation du hasard. C’est ce schéma que l’on retrouve omniprésent dans les explications scientifiques et qui n’est pratiquement jamais remis en cause par le détail.

    Comme le montre admirablement Joël de Rosnay dans Le Macroscope, l’explication causale, si on envisage sa structure temporelle a la forme schématique d’un cône d’expansion marqué par la divergence :

    « De ce fait, c’est vers le passé, vers les origines, que la science va spontanément chercher la « certitude ». Chaque cause peut être reliée à une cause plus générale et antécédente. Partis du faîte de l’arbre, nous descendons vers les grosses branches qui divergent à partir du tronc. Des milliards d’homme sur terre, on en arrive au premier couple. Du foisonnement des formes de la vie, à la première cellule. De toute la matière présente dans l’univers à l’atome primitif » etc. D’où l’obsession de la recherche d’une première cause. La divergence est aussi le signe d’un processus temporel d’accroissement de l’entropie.

    Or nous savons aujourd'hui que ce schéma est très insuffisant. La vie inverse la flèche du temps, la vie est néguentropie. La vie lutte contre la tendance au désordre, construit et reconstruit un ordre intelligent au sein de structures extrêmement complexes, dans une flèche du temps non pas divergente, mais convergente. A chaque fois que nous devons aborder l’être vivant, dans le détail de ses fonctions (la fonction de l’œil, le rôle du pancréas, des cellules des os etc.), nous sommes obligés d’introduire une interprétation par la finalité. (R) Il est assez visible en effet que le tout gouverne et ordonne les parties. La partie ne se comprend que dans sa finalité par rapport au tout. C’est dans cette représentation que la biologie prend son envol en occident avec Aristote. Il ne peut être question dès lors de voir dans l’être vivant une simple machine. Il n’y a pas de « pièces » dans un corps vivant, comme il y a des pièces dans une montre. Si on peut encore parler de parties, c’est en comprenant qu’ici la partie n’existe que par rapport à un tout qui l’inscrit comme partie dans le tout, à travers son agencement de moyens en vue de fins. Toute l’extraordinaire complexité du vivant vient de là.

    Dans la cosmogénèse, l’application du principe de finalité conduit à la reconnaissance de la complexité-conscience comme principe du mouvement naturel de l’évolution. Pour Teilhard de Chardin, la formation de la lithosphère, la formation de la biosphère conduisent au développement de la noosphère. Ce qu’il appelle le point oméga est l’issue vers laquelle la manifestation de la Vie sur la terre conduit. La libération de la Conscience qui a été préparée par des millions d’années d’évolution. Schématiquement cela donne ceci :

    Si on se place du point de vue du mécanisme, l’opposition entre l’approche causale sous-jacente au mécanisme et l’interprétation finaliste est nette. Il est clairement admis dans les milieux scientifiques que la finalité n’est pas une explication, « c’est plutôt une implication » dit Joël de Rosnay. Elle a un caractère trop général. Ce qui caractérise le développement de la science en occident depuis la modernité, et jusqu’à une période très récente, c’est l’incapacité de concilier ces deux points de vue. Prenant l’image de la lunette, Joël de Rosnay résume la situation ainsi :

    a) « En mettant au point sur l’évolution divergente, on perd de vue sa direction, sa signification, sa finalité. Les valeurs humaines, le subjectif, l’affectif, le sens de la vie n’on pas de place dans l’explication causale. De même que le devenir, la création, l’action libre. L’avantage de l’explication causale est de pouvoir démontrer ce qu’elle avance par la preuve scientifique ».

    b) A l’inverse, « quand on met au point exclusivement sur l’évolution convergente, c’est tout le détail des phénomènes sous-jacents qui devient flou. On a beau être convaincu de la direction ou de la signification de l’évolution, de l’interprétation qu’on donne aux faits, aux événements ou à la finalité de chaque acte, on n’a aucune preuve à offrir ».

    L’exercice mental que propose Joël de Rosnay dans Le Macroscope c’est de superposer les deux cônes :

   

    Dans ce schéma, ce qui est ébauché c’est un retour de la cause vers l’objet, une boucle. Cet agencement double fait apparaître un concept nouveau, inaccessible à la pensée mécaniste classique, celui de la causalité circulaire.

    Examinons posément la question. Au niveau de la conscience, la complémentarité des deux processus est assez évidente. Rien n’empêche de rendre compte des actes d’un homme en disant qu’il a été poussé par des causes et qu’il avait des motivations étranges. L’intention aligne le tracé de l‘action, l’intention est une visée et une création. Et « il y a inversion apparente du temps par la conscience créatrice ». La fuite du temps est dispersive, elle naît de la représentation linéaire et mécanique du temps ; mais est donc ralentie, rassemblée, condensée, cristallisée par la création consciente qui a lieu dans le maintenant présent. En la conscience s’effectue un croisement temporel : « Sa vie s’écoule dans le temps de la mort, mais son action organisatrice sur les système physiques et conceptuels est dans le temps de la vie ». Joël de Rosnay ajoute que toute création consciente est analogue à du temps potentiel et « le temps potentiel, c’est de l’information ». Plus loin, il va jusqu’à en tirer la conséquence : tout se passe comme « s’il n’existait dans l’univers que de l’énergie informée (la matière) ; substrat de la connaissance ; et de l’esprit matérialisé (l’information), support de l’action créatrice ».

    Mais ne peut-on pas dire que c’est exactement ce qui constitue le vivant et l’a toujours constitué ? Tous les systèmes vivants, y compris la Terre. Une simple machine, telle que celle qui servait de modèle à Descartes, est incapable de gérer de l’information. Mais une machine cybernétique oui. C’est la révolution radicale qu’apporte la cybernétique au vieux débat mécanisme/finalisme. Nous n’allons pas reprendre ici des analyses conduites ailleurs. Disons seulement que nous savons maintenant que le comportement des êtres vivants implique une remarquable aptitude intelligente à utiliser de l’information. C’est la reproduction simplifiée de ces comportements, qui est tentée en laboratoire avec les machines cybernétiques qui comportent un système d’auto-contrôle. Ce qui revient en fait à réintroduire la finalité dans le concept même de la machine. L’homme est très maladroit, ses essais restent des balbutiements encore très, très loin de la perfection de ce que la Nature sait faire depuis des millions d’années. La mouche qui vole dans le laboratoire est une réussite admirable de miniaturisation, d’intelligence, d’adaptation qui ridiculise par avance le plus beau des prototypes de robot artificiels. Le vivant est doué d’auto-référence. Tous les processus vivants, comme l’homéostasie, sont auto-référents. L’auto-référence se manifeste par l’auto-conservation, l’auto-réparation, l’auto-reproduction.

    ---------------Donc dans une causalité circulaire. « Dans une boucle de causalité circulaire, c’est la flèche du temps qui semble se refermer sur elle-même ». Or notre représentation, qui a été formatée par le paradigme mécaniste, se trouve ici prise en défaut devant un mode de pensée qui lui est étranger. Il faudrait que notre pensée apprenne à cesser de raisonner de manière seulement analytique et qu’elle apprenne à raisonner de manière systémique. « Dès que l’on met en cause la chronologie des événements, notre logique perd pied. Elle est mal à l’aise. Pourquoi ? Simplement parce que seule la chronologie permet l’explication par les causes ». Alors, pour défaire le cercle, la raison veut l’étaler, le mettre à plat sur une ligne. « C’est ce qui se produit dans toute démarche analytique. Incapable d’envisager toutes les interdépendances des mécanismes fonctionnels de la cellule ou du cerveau, nous isolons quelques boucles qui paraissent fondamentales, et nous les ouvrons afin de retrouver les relations de cause à effet ». Et que se passe-t-il dès lors du point de vue de la compréhension ? Nous laissons échapper « quelque chose », en fait l’essentiel, le processus auto-référent. Il y a alors plusieurs manière de formuler ce sentiment de perte : « Quelque chose échappe à l’observation directe. La vie ? La conscience ? L’âme ? ».

    Qu’importe les mots. Ce qui est patent, c’est la limitation interne de notre principe de raison suffisante et de l’explication causale, issus du mécanisme. Selon Grunbaum, l’un et l’autre dépendent en fait d’une convention liée à notre sens adaptatif du temps dans l’attitude naturelle. Convention que nous ne remettons pas en cause. La science classique –celle qui est dominée par le paradigme mécaniste- se développe dans les postulats de l’attitude naturelle. La vie est beaucoup moins mécanique que la science ne l’affirme. Ce que la science a beaucoup de mal à saisir, parce qu’elle s’est elle-même obligée à penser de manière mécaniste. Parce que c’est efficace ! Techniquement efficace.

C. L’ontologie du mécanisme

    Encore une fois, le paradigme mécaniste est une doctrine d’une efficacité redoutable. Mais myope. De la myopie du laborantin efficace. Redoutable comme peut l'être l’esprit calculateur. N’ayant aucun sens de l’Englobant, n’ayant aucun sens de la vie comme un tout, comme un système interconnecté. N’ouvrant aucune perspective globale sur la relation intime de toutes les existences entre elles. Ne donnant aucun sens de la responsabilité de l’homme à l’égard de la vie. Le mécanisme est une forme de pensée fragmentaire.

   1) Descartes, en posant le modèle de l’animal-machine, avait pourtant pris quelques précautions. Il savait très bien qu’une machine, cela n’existe pas sans un ingénieur qui l’a construite. Sinon la comparaison ne veut tout simplement rien dire. En fait, comme le rappelle Canguilhem, deux postulats donnent à la pensée cartésienne sa cohérence :

- a) il existe un Dieu fabricateur,

- b) le vivant est donné préalablement à la construction de la machine.

    De toute manière, « le modèle du vivant-machine, c’est le vivant lui-même ». Si on enlève les postulats cartésiens, toute la construction s’effondre. En réalité, « en substituant le mécanisme à l’organisme, Descartes fait disparaître la téléologie de la vie ; mais il ne la fait disparaître qu’apparemment, parce qu’il la rassemble tout entière au point de départ ».

    Et quel est le point de départ où la téléologie prend son sens ? Ce n’est rien de moins que le point où la Vie est rassemblée, présente et manifeste à elle-même. La réponse pour Descartes est éclatante : dans l’âme. Ce que Descartes avait découvert et posé dans le cogito. C’est par la conscience et en vertu de la conscience de soi que la téléologie prend son sens. Seulement, Descartes taille une dualité insurmontable entre la substance pensante/substance étendue, entre esprit/matière. Il revendique l’empire de l’explication mécaniste pour l’ordre entier de la substance étendue, c'est-à-dire de la matière, et retranche les potentialités de la conscience dans la sphère de l’esprit humain. Le Dieu de Descartes est un dieu de la religion. Mais la référence à Dieu comme créateur des machines vivantes devient indispensable, car c’est Dieu qui a fixé la direction du mouvement des machines. Dès l’origine. C’est Dieu qui a programmé le dispositif mécanique d’exécution des êtres vivants.

    L’homme, lui, ne parvient, en physique, qu’à déchiffrer que les mécanismes de son action. Le paradigme mécaniste était censé délivrer un système d’explications dépourvu d’ambiguïté, dénué de cette obscurité dans laquelle était tombé l’interprétation par les causes finales. En adoptant le mécanisme, la science moderne a cru pouvoir éliminer l’interprétation finaliste d’Aristote, parce qu’elle a cru que le mécanisme était en contradiction avec elle. Ce qui est une erreur colossale. Comme le souligne Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, c’est une erreur de croire que la compréhension aristotélicienne de la Nature est en contradiction avec la science moderne. Le finalisme enveloppe le mécanisme, qui en est un sous-système cohérent et nécessaire. Canguilhem montre d’ailleurs que l’analogie qui consiste à comparer l’être vivant avec une machine est déjà chez Aristote ! Mais la philosophie de la Nature d’Aristote ne pouvait pas tomber dans le piège grossier du réductionnisme, car elle partait d’une intuition englobante de la vie et non d’une analyse mécanistes.

    Et c’est justement le réductionnisme qui triomphe à la modernité et dans la foulée, l’ontologie qui lui est propre. Hans Jonas note que la position du problème de la vie se retourne du tout au tout à la modernité. Pour les anciens, la vie allait de soi. Que l’homme soit en vie, que la vie soit présente en toutes chose était une évidence et même une évidence vivante. Les modernes, qui se retournent vers le peuples traditionnels, sont à ce point différents, qu’ils ont dû inventer un mot pour qualifier pareille appréhension : le « panpsychisme primitif ». Ainsi, l’énigme, pour les anciens, ce n’est pas vraiment l’existence de la vie. L’énigme, c’est plutôt le surgissement de la mort. Dans la mesure où l’on reconnaît l’omniprésence de la vie, la contradiction apportée par la mort devient un problème à résoudre. Problème auquel peuvent s’employer les systèmes de pensée philosophique et à la résolution duquel s’emploie aussi largement la représentation mythique des religions.

    2) Ce qui est tout à fait singulier, c’est le retournement radical de la question de la vie à la Renaissance. « La pensée moderne qui commença à la Renaissance se trouve dans la situation théorique exactement opposée. La mort est la chose naturelle, la vie est le problème ». L’ontologie qui court en occident depuis la modernité est une ontologie dont le modèle est celui de la matière. « L’univers extraordinairement élargi de la cosmologie moderne est conçu comme un champ de masses et de forces inanimées qui opèrent selon les lois de l’inertie et de la distribution quantitative dans l’espace ». Le paradigme mécaniste permet d’en rendre raison, son développement explique qu’au « cours de ce processus l’interdit de l’anthropomorphisme s’étendit au zoomorphisme en général. Ce qui resta, c’est le résidu de la réduction aux propriétés de la simple étendue soumise à la mesure et donc aux mathématiques ».

    Le concept du savoir se réduisitdonc au seul aspect identifiable des processus naturels, par le biais du paradigme mécaniste. Or un processus mécanique, considéré de manière isolé, est sans vie. Ce qui est purement mécanique n’est pas vivant. Le sans vie est donc devenu l’objet du savoir par excellence. « Il est l’état naturel, aussi bien qu’originel des choses. Non pas seulement sous l’angle de la quantité relative, mais aussi sous l’angle de l’authenticité ontologique, le sans vie est la règle, la vie est l’exception énigmatique dans l’existence physique ».

    La conséquence en est que l’ontologie sous-jacente au développement même de la science moderne sous l'égide du mécanisme est une ontologie de la mort. « Considérer la vie comme un problème, c’est ici reconnaître son étrangeté dans le monde mécanique qui est le monde ; l’expliquer, c’est – dans ce climat d’ontologie universelle de la mort – la nier en en faisant l’une des variantes possibles du sans vie ». Et l’ingéniosité de la biologie va s’employer à tenter d’apporter des explications à cette étrangeté. A une étrangeté de principe, parce que les dés sont pipés dès le départ. Il n’est donc pas du tout surprenant de voir Claude Bernard définir la vie comme un ensemble de fonctions qui « résistent à la mort » ! Il n’y a rien de surprenant à ce que l’on se pose la question de savoir par quels mécanismes !! la vie parvient à se maintenir, alors qu’elle ne devrait pas exister, seule la mort existe !!! Donc, « C’est seulement devenu cadavre que le corps est franchement intelligible… Notre pensée est aujourd’hui sous la domination ontologique de la mort ». C’est dans le cadavre que le comportement du vivant cesse d’être énigmatique, parce qu’il s’aligne sur celui de la matière; et que la matière est la réalité. Il est possible de décliner ce genre de postulat de bien des manières et dans tous les domaines des sciences. Par exemple chez Freud, dont l’obédience matérialiste et mécaniste n’est plus à démontrer, la « pulsion de mort » qui ramène le psychique vers le règne inorganique de l’inerte.

    ---------------« Mais en fait et bien que cela soit oublié, il fut un jour où le cosmos était vivant tel qu’il état perçu par l’homme, et son image plus récente sans vie fut construite, ou laissée en résidu, au cours d’un processus de soustraction critique à partir de son contenu originel plus étoffé : en ce sens historique du moins, la conception mécaniste de l’univers contient bien un élément antithétique et n’est pas simplement neutre ». Pourquoi cette absence de neutralité ? Pourquoi cette orientation du savoir due au mécanisme ? Il y a deux manières d’élucider cette question :

    a) Soit de comprendre que ce virage était nécessaire en vertu de l’orientation technique prise par le savoir, conduisant à l’objectivation de la nature à des fins de maîtrise et de domination. C’est l’orientation de G. Canguilhem dans le texte commenté plus haut. Par exemple dans le passage suivant :  « Nous nous trouvons ici en présence d’une attitude typique de l’homme occidental. La mécanisation de la vie, du point de vue théorique, et l’utilisation technique de l’animal sont inséparables. L’homme ne peut se rendre maître et possesseur de la nature que s’il nie toute finalité naturelle et s’il peut tenir toute la nature, y compris la nature apparemment animée, hors lui-même,  pour un moyen ».

    b) Ou bien, hypothèse que privilégie Jonas dans l’article cité, comprendre que ce virage a été pris à partir de l’empire grandissant du dualisme dans la pensée occidentale. Piste peu explorée, mais au combien féconde. Jonas écrit plus loin : « A bien des égards, l’émergence et le long ascendant du dualisme sont parmi les événements les plus décisifs de l’histoire mentale de l’espèce ». Et il est très clair que depuis Descartes, nous avons eu droit de surconsommer de la pensée duelle. La grande majorité des questions philosophique se sont traitées dans des affrontements d’écoles de pensée en opposition duelle. Surtout, lacompréhension de la vie a été marquée par l’opposition substance étendue/substance pensante, ou corps/esprit inaugurée par Descartes qui a laissé aux cartésiens des problèmes quasi-insolubles.

- Une hypothèse en passant : et si, par exemple, la dualité esprit/corps était un point de vue limité, superficiel, valide seulement sur le plan le plus grossier ? Et si, sur un plan plus élevé, il valait beaucoup mieux parler d’une triade : âme-esprit-corps ? – Et si la logique de la dualité devait à un moment céder la place à une logique de la triade ?

    Toujours est-il, que Jonas veut montrer, que « le matérialisme est la véritable ontologie de notre monde depuis la Renaissance, le véritable héritier du dualisme », sans lequel il n’aurait pu apparaître. Il suffisait en effet, après avoir déshydraté l’arbre l’univers de la sève de sa finalité immanente, de biffer l’existence de Dieu, pour ne retrouver partout que l’univers mortel de la causalité mécanique. Pour laisser la place à une ontologie de la mort d’où toute subjectivité vivante avait été par avance évacuée. Le règne de l’objectivité était ouvert et sans partage. Désormais un monisme nouveau pouvait étendre son empire, sur les ruines du dualisme. Le monisme matérialiste. Dès lors, l’onde de choc de la pensée mécaniste devait se traduire par une mutilation de l’image de la Nature. Dans les termes de Georges Vallin dans Lumière du Non-dualisme : « La mutilation que l’humanisme prométhéen de l’homme moderne fera subir à la nature, correspond à un mépris non moins évident de la Nature en tant que porteuse d’un ordre, d’une unité, d’un équilibre ou d’une finalité non posés par l’initiative de l’activité humaine ».

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    Il est bien commode de considérer le paradigme mécaniste comme « neutre » d’un point de vue ontologique. On peut toujours le faire, mais il faut se boucher les oreilles, se fermer les yeux, ignorer toute de l’Histoire depuis la Modernité.

    Qu’il existe des mécanismes à l’œuvre dans la Nature, personne ne le conteste, y compris le finalisme. Qui est tout à fait armé pour le comprendre. Par contre que le mécanisme à lui seul soit capable d’en rendre raison, c’est tout à fait discutable. Descartes le premier n’aurait pas du tout été d’accord. Le mécanisme reste une explication tronquée. Il est incapable de fonder une compréhension authentique de la conscience, une vision englobante de la Terre, de la Nature, de la vie et de l’univers. Quand à la théologie qui prétendait l’accompagner, elle n’est pas meilleure que celle d’Aristote. Le mécanisme n’est pas une philosophie, mais une méthode d’analyse. On chercherait en vain la sagesse qu’il serait capable de produire. Tout ce qu’il a su engendrer, c’est l’esprit technicien. Une petite connaissance est une connaissance dangereuse, une explication fragmentaire est une compréhension morte et une compréhension morte ne peut rien créer de grand et d’élevé. Elle produit un monde à la hauteur de ce qu’elle est. Un monde assez morbide.

    Après l’ancienne alliance de la pensée traditionnelle, après le désenchantement du monde de la science moderne, il y a place pour La Nouvelle Alliance de la science nouvelle et de la Nature. Selon le titre de Prigogine et Stengers. La dépassement du paradigme mécaniste est déjà là dans l’approche systémique et complexe et nous avons toutes les raisons de penser que ce que l’homme sera capable de construire à partir de là sera plus vivant que ce qu’il a pu engendrer jusque là.

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     © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan.
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