Notre époque est témoin d’une hostilité croissante à la science et à la technique. Méfiance à l’égard des produits pharmaceutiques, inquiétudes écologiques, soucis pour les espèces autre que l’homme, rejet des produits génétiquement modifiés, autant de problèmes qui confrontent l’homme d’aujourd’hui qui se vit plutôt comme la victime du monde qu’il a pourtant lui-même construit, que l’inventeur de ce monde. Tout se passe comme s’il avait joué avec le feu sans comprendre ce qu’il faisait, se réveille soudainement quand brûle sa maison, et se demande paniqué comment l’éteindre, se jurant qu’il ne jouera plus jamais avec les allumettes, que celles-ci sont la cause de tous ses malheurs, et qu’il les lui faut jeter immédiatement. Alors que la mortalité ne cesse de diminuer, que nos maisons confortables nous mettent à l’abri contre la plupart des sautes d’humeur de la nature que faisaient peur à nos ancêtres – inondations, froid, tempête, orage – et que nos ventres sont on ne pourrait plus pleins, l’homme de nos jours se sent en danger. Un changement climatique le menace comme autrefois la fin du monde, l’environnement se détériore et se retourne contre lui, et ce qu’il trouve dans son assiette est une nourriture de Frankenstein, comestible en apparence, toxique en réalité. Et l’homme, comme d’habitude, est l’auteur de ses malheurs. Seule différence, autrefois le péché était moral et religieux, aujourd’hui il est technique. Parce que l’homme s’est éloigné de la nature, il se trouve à la fois aliéné et coupable, contemplant comme un enfant éhonté les bêtises qu’il a faites et attendant dans l’angoisse la punition imminente par une mère qui ne pardonne pas.
Cette angoisse est-elle justifiée ? Qu’est-ce qui nous fait peur dans la technique ? Est-il raisonnable de vouloir s’en passer ? L’avenir de l’homme peut-il être autrement que technique ?
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La technique effraie beaucoup d’entre nous. Morphologiquement elle est étrange, et cadre mal avec les arbres, les fleurs, les forêts et les lacs qui nous entourent depuis notre apparition sur la planète. Elle n’est pas faite de la même étoffe, elle ne vit pas, elle n’est pas « naturelle ». Ainsi nous sommes nombreux à nous méfier d’elle, et à l’éviter autant que nous pouvons. Nous fuyons la ville lorsque cela nous est possible, et recherchons la montagne, la mer, les villages traditionnels. Comme si nous étions en danger, nous nous réfugions dans la nature, préférons les médecines douces aux produits de l’industrie pharmaceutique, les aliments biologiques ‘du terroir’ aux congelés et OGM du supermarché, et les produits artisanaux aux objets fabriqués en masse le long de chaînes de production robotisés.
La technique nous apparaît laide. Les fabriques, notamment celles qui datent du 19e siècle, sont perçues – à juste titre – comme des monstruosités architecturales. Ces gigantesques tas de briques jetés dans la nature comme autant de boîtes de conserve ruinent le paysage autant que leurs vilaines cheminées le polluent de leurs exhalations toxiques et noires. Les vulgaires panneaux de publicité qui s’échelonnent le long des routes ôtent au voyage le plaisir de découvrir ce qu’il y a autour de soi, et le réduisent à sa simple fonction, le déplacement d’un endroit à un autre. De même, les fils électriques et téléphoniques, qui sillonnent le pays dans les sens, cassent le visage de nos champs et chemins comme des fissures la toile d’un maître. Ils démolissent également les œuvres d’art qui s’y trouvent, les belles ruines classiques, les petites églises de village, les châteaux. Ainsi Michel Henry s’insurge contre une ligne à haute tension érigée, sans autre égard que l’utilité, au-dessus des restes d’une forteresse du 6e siècle à Eleuthère en Grèce. La technique n’a aucun égard à la sensibilité, elle ne vise que l’utile et le profit, ignorant que le monde de l’utile et du profit est le même monde que celui de la sensibilité et de l’esthétique. La technique superpose ses objets à la nature, comme si les deux constituaient deux mondes à part dont l’un n’a pas à se soucier de l’autre. Or la technique advient dans le monde même de la nature et de l’art, elle s’y infiltre comme une plante parasitaire, et le dénature de sa présence. C’est pourquoi Michel Henry écrit dans La Barbarie que « la sensibilité ne délimite pas un domaine particulier de l’expérience humaine, un secteur de l’Être qu’on pourrait en effet négliger pour mieux s’adonner à l’étude de tel autre. En tant que son substrat, la sensibilité est le Tout de l’expérience et ainsi le Tout du monde, ce en quoi celui-ci se propose nécessairement comme un Tout. » C’est donc en pleine nature, dans ce qui s’offre à nous comme à la fois beau et familier, que la technique fait ses ravages. La technique, bien que se présentant comme autre que la nature, et comme indifférente à la sensibilité, est toutefois présente dans ce même monde sensible, visible tout autant à l’œil de l’artiste et de l’amant de la nature comme à celui qui recherche le confort et l’utile.
Néanmoins la laideur n’est pas le seul reproche que nous faisons à la technique. Bien plus grave, nous lui reprochons son agressivité. Ainsi, dans ses Essais et Conférences, Heidegger analyse l’arraisonnement de la nature par la technique. L’arraisonnement est l’interrogation d’un suspect par la police ou le juge d’instruction. (texte) C’est sommer quelqu’un à s’expliquer, à prouver qu’il n’a rien à se reprocher. L’arraisonnement se fait bien entendu par rapport à une norme. Le suspect doit prouver qu’il est innocent, c'est-à-dire qu’il n’a rien fait qui se heurte à la loi qu’incarnent la police et le juge. C’est ainsi que Kant écrit dans la préface à la Critique de la Raison Pure que la science doit soumettre la nature à ses interrogations au lieu de se laisser conduire par elle comme à la lisière. Reprocher à la technique d’arraisonner la nature, c’est lui reprocher de soumettre la nature à ses propres lois et critères, et d’examiner à quel point elle s’y plie. Ainsi l’arraisonnement revient à dénaturer la nature, à en faire de la technique. Ce que nous reprochons surtout à la technique, c’est donc de transformer la nature en technique, et ainsi de l’anéantir purement et simplement. Heidegger compare à ce titre la présence d’une centrale électrique sur le Rhin, et celle d’un petit pont en bois. « La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ses conséquences s’enchaînent l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. » Ainsi la construction de la centrale électrique revient à éliminer le fleuve en tant que fleuve pour en faire un mécanisme qui fait tourner une machine. Le fleuve lui-même devient une machine, un objet technique et meurt en tant que chose naturelle.
Ainsi la technique s’érige en ennemi de la nature qui la dévore peu à peu. Nous songeons à ces images dystopiques d’un hiver nucléaire imaginaire qui nous montrent des paysages déserts et gris, sans vie aucune, et où ne reste qu’un arbre sec et sans feuillages dont la seule fonction dans ce tableau est de nous signaler sa disparition imminente. Nous imaginons une Terre prochaine où toute vie – pour autant qu’il en reste une – se passera dans ces jungles de béton que sont les mégapoles et qui d’ici peu, à cause d’une technique qui se répand comme une épidémie, couvriront l’ensemble de la planète. Des arbres en fer forgé aux feuilles de verre, des fleurs en plastique, des fleuves verdâtres ou noirs de pollution et des mers mortes, constitueront l’unique nature ; le futur que semble nous offrir la technique s’étend sur une voie asphaltée qui n’aboutit jamais que sur une autre voie asphaltée identique à la première. L’avenir que nous font imaginer l’informatique et la biotechnologie s’avoisine donc de celui que dépeint Huxley dans Le Meilleur des mondes. Car qui peut se sentir chez lui dans un monde où toute l’existence se déroule comme sur une chaîne de production automobile qu’un être déshumanisé et puéril, libidineux, matérialiste et drogué en permanence, pour qui l’existence est un enchaînement mécanique de gestes utiles à la société et de plaisirs élémentaires ? Les seuls êtres humains, ceux encore capables et désireux de se poser des questions, de souffrir et d’aimer, de s’éprouver comme vivants et comme parties de la vie, ou pour reprendre une expression forgée par Michel Henry, comme corpspropriés à la nature, ont été relégués à une île car ils constituent une entrave à la société post-fordienne où il n’y a pas de place pour Shakespeare et les thèmes complexes que soulèvent ses pièces. Ainsi nous sommes nombreux à rêver d’un retour à la nature. Comme Rousseau dans les Rêveries du Promeneur Solitaire nous nous éloignons d’une civilisation artificielle pour retrouver la montagne, le lac, le silence de la forêt. Nous nous opposons à la culture d’organismes génétiquement modifiés, et si nous le pouvons, nous cultivons nous-mêmes nos fruits et légumes. Nous demandons un traitement homéopathique de préférence, nous nous soignons aux plantes. Si le trajet le rend possible nous nous rendons à pied ou à vélo à notre travail. Nous aimerions vivre « comme au bon vieux temps » d’avant la technique dans une petite maison et sa cheminée, près du fleuve où n’existait encore que le pont en bois, où l’on s’éclairait à la bougie, où les pesticides n’avaient pas encore été inventés et où les plaisirs culturels étaient simples : fêtes de village entre gens qui se connaissaient depuis des générations, cueillettes au bois, discussions et lectures au coin du feu. Le passé nous apparaît comme un âge d’or où l’homme vivait en harmonie avec la nature, une époque d’avant la chute où nos compagnes étaient les bêtes de la forêt et de la ferme, où l’air était respirable et l’eau jaillissait, fraîche et bleue, du rocher, où le travail impliquait un contact immédiat avec la substance travaillée, que ce fut le sol ou un matériau trouvé dans l’entourage, et où la journée se passait à des occupations simples et sans prétention comme le tissage, le tricotage, le labourage ou la poterie.
Néanmoins cette vision du passé n’est-elle pas romantique ? Lorsque nous songeons à la maison dans la clairière entourée de bois et de fleurs, à quelle époque précise de l’histoire la situons-nous ? Et ce pont pittoresque sur le Rhin, quand exactement fut-il construit et dans quelles conditions ? En effet, il nous faut soigneusement distinguer entre d’un côté, un passé imaginaire, présent un peu partout dans la culture, que ce soit les séries télévisées, les films dits ‘historiques’ (Les Trois Mousquetaires, Fanfan la Tulipe), les romans populaires (Les enfants de la Terre par Jean Auel par exemple) ou les spots publicitaires (ainsi une publicité au cinéma pour le fromage de Cantal montre un paysan « d’autrefois » qui ouvre souriant son paquet de fromage entouré de champs ensoleillés et de bottes de paille), et de l’autre le passé des historiens qui reconstruisent du mieux qu’ils peuvent ce que furent les conditions réelles d’existence à chaque époque. Regardons de plus près cette maison qui nous fait tant rêver de la belle vie d’antan. Elle est primitive, elle n’a ni eau courante, ni électricité. Ainsi l’eau doit être cherchée au puits ou à la rivière les plus proches, ce qui n’est pas nécessairement autour du coin. Ensuite elle doit être chauffée. Cela exige le feu et donc le bois, qu’un bûcheron obtient en abattant un arbre avec une simple hache et la force de son corps, et qu’il doit ensuite porter sur son dos jusque sa maison, ou jusqu’au marché où il le vendra. Les bûcherons se rompent vite à la tache, leurs dos ne font pas des vieux os. Une fois le bois dans la cheminée, il est temps de faire cuire la soupe dans la marmite. Si on la veut le soir, il faut commencer à la faire cuire le matin car au-dessus d’un feu de cheminée une cuisson demande plusieurs heures et donc beaucoup de bois.
Il en est de même pour le rôti qu’il faut faire tourner longtemps au-dessus du feu dans la cheminée ; pour cela on emploie soit un chien de petite taille enfermé dans une cage posée sur une roue chauffée par en dessous, de telle façon que le chien court sur la roue qui lui brûle les pattes, et cela fait tourner la roue reliée à la broche, soit un enfant tournant des heures durant une roue posée sur un pilier, et reliée à la broche. Le mobilier est primitif, le matelas dur, les draps en lin ou laine également, et la maison est difficile à chauffer. L’air à l’intérieur est malsain car la ventilation est mauvaise. L’hiver on y souffre du froid et de l’humidité. Elle est poussiéreuse, et les insectes y sont très présents car on n’a pas encore les moyens de se débarrasser des charançons et autres infestations. L’hiver et le soir la seule lumière vient de la chandelle, qui est trop faible pour l’œil humain qui y travaille, et la vue baisse prématurément chez les personnes qui passent leurs soirées à filer la laine, à raccommoder les vêtements usés ou à en tricoter des neufs. Et ce pont en bois si cher à Heidegger, quand et par qui fut-il construit ? Au 17e siècle ? Au 16e ? Ou peut-être à une époque encore plus reculée, la fin ou le milieu du Moyen Âge ? Quelque soit l’époque, les conditions de vie et de travail de ceux qui l’ont construit sont loin de faire rêver.
Selon l’économiste Robert Vogel, dans The Escape from Hunger and Premature Death, jusqu’au 18e siècle et le début de l’ère industrielle, le peuple en Europe souffre de malnutrition chronique. Ainsi le peuple a une taille moyenne de 10 à 20 cm inférieure à celle de la population actuelle et de la population bourgeoise et aristocratique de l’époque (un aristocrate mesure une tête de plus en moyenne qu’un homme du peuple), car lorsque le corps en croissance ne trouve pas le aliments qu’il lui faut, il croît moins, ce qui réduit la quantité de calories nécessaires à son maintien, mais écourte son espérance de vie. Comme les mères sont mal nourries durant la grossesse, le fœtus se développe mal, et jusqu’au 19e siècle les malformations de naissance (bossus, pied-bot, arriérations mentales etc.) sont beaucoup plus fréquentes que de nos jours. Une autre conséquence de la malnutrition des femmes enceintes (elles-mêmes filles de mères sous-alimentées) et des enfants en bas âge est le sous-développement des organes internes (poumons, foie, reins, cœur, pancréas). Pour cette raison ces organes étaient atrophiés et fragiles, et leur durée de vie moindre que chez le français moderne. Ainsi, contrairement à ce que disent les insurgés contre « la vie d’aujourd’hui » et ses mauvaises habitudes alimentaires responsables de nombreuses maladies chroniques que l’on imagine n’existaient pas autrefois, les maladies dégénératives tel le diabète et les maladies cardio-vasculaires, ainsi que les insuffisances rénales et hépatites, étaient bien plus fréquentes avant, et advenaient à une âge plus précoce, souvent vers la mi-trentaine ou la quarantaine (contre la soixantaine aujourd’hui). La sous-alimentation est aussi une des raisons des très fréquentes morts en couches avant le 18e siècle. Comme l’alimentation accessible au peuple était de qualité médiocre (relativement pauvre en calories et protéines), le peuple n’avait que peu de calories en surplus pour effectuer un travail autre que celui du maintien en vie de leur propre corps. Pour cette raison, le travail effectué en atelier et au champ était plus lent et moins efficace que le travail que peut effectuer un homme de nos jours du même âge. En outre, les 10% à 20% les plus pauvres étaient à ce point faibles qu’ils ne pouvaient effectuer que quelques heures de marche lente par jour, ce qui explique en partie le grand nombre de mendiants en Europe jusqu’au début de l’âge industriel.
Nous sommes donc loin de l’artisan idéal des marxistes qui se réalise en transformant la matière qu’il travaille ! Cette analyse du passé nous montre que le passé dont rêvons beaucoup d’entre nous est un passé idéalisé qui n’a jamais existé. Et ce rêve d’un temps où l’on vivait mieux est un rêve fort ancien qui existe à toutes les époques. Ainsi les français de la Renaissance songeaient à un âge d’or d’avant la chute de l’Empire Romain, où l’on était plus civilisé et détenait du savoir véritable. Au 13e siècle, un oncle de Dante cité dans la Divine Comédie se plaint qu’avant, au temps de l’arrière grand-père de Dante, les pères élevaient mieux leurs enfants et la vie dans les villes étaient plus facile, alors que « maintenant » les enfants ne respectent plus l’autorité paternelle et la vie à Florence est insupportable. Et de nos jours on tourne le regard soit vers l’époque de nos grands-parents, soit vers un âge d’or de l’humanité, que ce soit une civilisation védique où l’on vivait « en harmonie avec la nature » et « maîtrisait toutes ses lois », ou quelque autre temps mythique lorsque le feu de la cheminée d’une maison pittoresque s’élevait vers un ciel bleu où, comme dans un film de Walt Disney, les oiseaux et les petits lapins venaient rendre visite.
Si donc l’idée d’une vie en harmonie avec la nature par un retour au bon vieux temps ne résiste pas à la critique, ceci nous invite à examiner l’idée même de la nature comme bonne. Car sous-jacente à ce rêve d’une vie plus « naturelle » est l’idée de la nature comme une norme dont il faut se rapprocher pour être bien, et qui, si on s’en éloigne, on paye cet écart de sa santé et de son bonheur. L’arraisonnement de la nature inquiète parce que soumettre la nature aux critères humains est lui faire violence, ce qui à son tour implique qu’elle va se venger. Or l’idée de la nature comme bonne et sage est aussi romantique que celle du passé comme âge d’or. La nature est ce qu’elle est, parfois à notre avantage, parfois à notre désavantage. Si la nature nous fournit eau, nourriture, oxygène, vie et croissance, elle nous offre tout autant les maladies, les disettes, les catastrophes naturelles, le déclin et la mort. La vie au sein de la nature, strictement parlant, est celle des chasseurs-cueilleurs de l’âge paléolithique. Contrairement à un croyance populaire, ils n’étaient pas sains et souffraient de maladies dégénératives malgré leur vie active et alimentation on ne pourrait plus « naturelle ». Ainsi Robert Freitas rapporte dans Nanomedicine que l’homme dit « des cavernes » souffrait du cancer des os, d’arthrite et de tuberculose, comme le démontre l’analyse ses restes retrouvées.
C’est en prenant distance par rapport à la nature que l’homme a pu petit à petit, au fur et à mesure de ses inventions, améliorer progressivement sa qualité de vie. Et cette distance, c’est la technique. Ce qui rend la maison dans la clairière si attrayante, ce ne sont pas tant les fleurs qui l’entourent et son toit de chaume, mais l’eau courante, l’électricité, le chauffage, le lave-linge et le lave-vaisselle, les divers appareils électroménagers, le téléphone et la voiture dans le garage. C’est aussi une agriculture efficace qui produit une quantité de nourriture telle qu’en Europe, la malnutrition chronique de la population n’est plus qu’un souvenir. Nous avons beau taper sur la technique et la rendre responsable de tous nos maux, nous ne pouvons pas nous passer d’elle car elle est la cause même de notre sortie d’une caverne humide, froide, dangereuse et misérable. Et le développement de la technique exige l’arraisonnement de la nature, c'est-à-dire sa soumission aux lois de notre raison qui nous la rendent intelligible utilisable. Pour dompter la nature qui depuis si longtemps nous soumet à ses caprices, il nous faut savoir comment elle fonctionne et comment nous pouvons la mettre à notre service et ceci exige l’interrogation critique sur la nature et l’exploitation de ses possibilités. Si nous rejetons la technique, nous nous retrouverons au même stade que l’homme d’avant elle, et nous avons vu que ses conditions de vie n’ont rien d’enviable. Nous répondons donc à Heidegger que, oui, la science arraisonne la nature, et qu’il n’y là aucun mal, qu’au contraire c’est une nécessité pour que notre vie sur la planète ne soit plus, pour reprendre l’expression de Hobbes, (texte) « cruelle, primitive et brève ».
Cependant, tout en acceptant que nous ne pouvons pas faire sans la technique, et qu’au fond nous ne voulons pas faire marche arrière vers un passé où la vie était bien plus dure que maintenant, nous continuons à reprocher à la technique sa laideur, sa saleté et ses méfaits évidents. Effectivement, personne n’aime inhaler les fumées nocives des millions de voitures qui circulent dans le monde, et la présence de substances radioactives et chimiques dans la nature, ainsi que les pesticides et engrais artificiels dans nos aliments, inquiètent. Les usines, les voies asphaltées, les sites éoliens et les centrales électriques et nucléaires sont laids et, s’ils résolvent des problèmes, ils en créent également. Les camions, les aéroports et les autoroutes sont bruyants et rendent la vie à proximité peu supportable. La technique nuit à certains aspects de la nature que nous aimerions préserver : forêts défrichés qui ne se renouvellent plus et suscitent des glissements de terrain, extinction de plusieurs espèces végétales et animales, épuisement des ressources naturelles, lacs réduits et menacés de disparaître (l’Aral en Russie, la Mer morte en Jordanie), réchauffement de la planète qui pourra avoir des conséquences graves. Il nous semble donc être dans une impasse : nous sommes dépendants d’une technique qui cependant est entrain de détruire notre milieu naturel. Comment faire face à cette situation ?
Lorsque nous parlons de technique, il faut toujours avoir deux choses à l’esprit : la première est que la technique est toujours la technique d’une certaine époque. La deuxième est que le progrès technique accélère de manière exponentielle car une génération naissante de techniques nouvelles s’appuie sur les découvertes de la génération précédente. En premier lieu donc, la technique évolue. A une époque, pas si lointaine, les voitures circulaient sans catalyseur ; aujourd’hui on cherche à développer la voiture hybride qui roule en partie à l’électricité ; le but est la voiture soit entièrement électrique, soit solaire. Les deux solutions sont étudiées actuellement ; c’est pourquoi les voitures à carburant appartiendront un jour au passé, et qu’il est réaliste d’imaginer qu’elles auront pratiquement disparu vers le milieu ou la fin du 21e siècle. L’énergie à base de pétrole et de gaz, ou de fission nucléaire sera également abandonnée au profit soit de l’énergie de la fusion nucléaire, (document) à condition que celle-ci pourra être développée et ceci à un prix qui ne soit pas prohibitif, soit au profit de l’énergie solaire, propre et abondante, mais difficile à rentabiliser avec les moyens techniques actuels.
En ce qui concerne l’agriculture, il faut souligner qu’une agriculture dite biologique, qui ne se sert nullement d’engrais et de pesticides chimiques, ne peut en aucun cas nourrir 6 milliards de personnes, et même s’il est théoriquement possible de nourrir les français au biologique, le prix des aliments augmenterait considérablement et le choix serait fort réduit. L’agriculture biologique n’est donc pas l’agriculture du futur ; celle-ci est bien plutôt l’agriculture à base d’organismes génétiquement modifiés, décriée en Europe mais acceptée aux États-Unis et en Asie. En effet, en modifiant un produit agricole on peut l’immuniser contre un pathogène, ce qui permet d’éviter les pesticides, faire qu’il croît plus facilement, ce qui diminue, voire supprime, le besoin d’engrais, intensifier sa durée post-récolte et ses qualités gustatives (pour en finir avec ces tomates ou ces fraises sans goût !). Dans le tiers-monde l’agriculture à base d’OGM est essentielle : ainsi, on peut modifier un produit de base pour lui permettre de croître même dans des conditions de grande sécheresse ; modifier son feuillage afin qu’il élimine des produits toxiques du sol (de grande importance au Bangladesh où l’arsenic est très présent dans les puits d’eau) ; ou cultiver un riz à taux surélevé de vitamine A (le riz adjoint d’un gène de la jonquille, afin de combattre cette carence dans certains pays asiatiques). Puisque la culture d’OGM est en général plus rentable et peut se faire, selon les modifications de chaque produit, dans toute sorte de sol autrefois stérile, ceci réduit la surface agricole et permet de libérer une partie de la terre pour d’autres fonctions, notamment la reforestation. Ceci rendra éventuellement une partie de leur habitat aux bêtes que l’agriculture grignote à son avantage depuis sa naissance, diminuant de plus en plus la surface réservées aux espèces autres que l’homme. Ainsi, des forêts européens présentes à la fin de l’Empire Romain il ne reste que quelques taches en Pologne et en Scandinavie, le reste étant défriché depuis la fin de l’Antiquité pour faire place à nos cultures. Ceci a pratiquement exterminé les loups, les lynx et les ours de cette partie du monde.
Les bactéries –modifiées ou non selon le cas – s’avèrent d’excellents dépollueurs. Elles sont capables de digérer et de neutraliser des substances à base de chlore, certaines substances radioactives et de nombreux déchets industriels. La pollution de la nature voit donc une fin pointer à l’horizon, mais cet horizon n’est pas un retour au paléolithique, mais une marche en avant de la même technique qui l’avait causée en premier lieu. Comme pour certains poisons, leur antidote est parfois une dose de plus de ce même poison ! Ainsi, les techniques de demain élimineront certains des problèmes les plus graves que nous reprochons à la technique actuelle ; ce n’est donc pas en rejetant la technique que nous résoudront ces problèmes, mais bien en la développant. Plus un pays investit dans la recherche, plus il en vient vite à bout avec la pollution et la famine. En deuxième lieu, il faut garder à l’esprit que le rythme du progrès accélère. Ainsi, alors que ça fait un siècle que nos véhicules à carburant empestent villes et routes, et deux siècles que nos usines empoisonnent l’atmosphère, il faudra moins de temps pour développer des solutions, une fois que les investissements nécessaires seront faits (ce qui dépend autant de facteurs économiques et intérêts financiers que de faisabilité scientifique). Dans son livre The Singularity is Near l’inventeur américain Ray Kurzweil explique que le progrès technique se développe et progresse de manière exponentielle. Ainsi l’espacement entre les diverses étapes de la technique se rétrécit à chaque étape. Par exemple le temps pour progresser des outils en pierre polie à l’agriculture avoisine les 100000 ans, alors que le temps pour progresser du l’agriculture à la roue et à l’écriture n’a demandé que 10000 ans, et le progrès de l’écriture à l’imprimerie 5000 ans. De même, 300 ans s’écoulent entre la Renaissance (Gutenberg, découverte du nouveau monde) et la Révolution Industrielle, mais une fois la machine à vapeur en place il ne faut que deux siècles pour que la lumière électrique et le téléphone ne fassent leur apparition (fin 19e siècle), et un demi-siècle plus tard la télévision, puis trente ans plus tard le PC, et 10 ans plus tard le téléphone portable. Plus une technique se développe, plus elle fournit des instruments et des outils à la prochaine génération de techniques. Prenons par exemple le développement de l’informatique : en 1900 elle n’existe que sous forme de carte perforée et son utilisation est limitée. On s’en sert par exemple pour créer un registre des immigrés aux États-Unis. Puis, en 1940 l’ordinateur qui a permis aux alliés de craquer le code militaire allemand, est à base de relais. En 1950, les relais sont remplacés par des tubes à vide, puis par des transistors, et finalement en 1980 par des circuits intégrés qui ne cessent de se miniaturiser. Il est donc réaliste de s’attendre à ce que le progrès technique se fera plus rapidement au 21e siècle qu’au 20e et que les nouvelles technologies mettront moins de temps à être développées que les techniques qui les précèdent.
Ces techniques seront plus propres, moins visibles et encombrantes, plus puissantes et plus rapides. Nous devons nous attendre à un progrès médical considérable au 21e siècle, avec des médicaments et des traitements génétiquement personnalisés, ciblant des tissus, voire des cellules précises ; des véhicules silencieux, non polluants et pratiquement automatiques, ce qui réduira de beaucoup les accidents graves ; une informatisation poussée de nos maisons et de notre travail, ainsi que la présence de robots et d’intelligence artificielle qui libéreront l’homme des tâches les plus ingrates (travail dans les mines, travail à l’usine, travail ménagers, travaux à risque – bâtiments, sous-marins, militaires – et travail nocturne). Les industries lourdes pourront soit être déplacées sur la lune, soit céder la place à la nanotechnologie, (texte) qui se fera à base de logiciels dans des fabriques miniatures installées sur nos bureaux. Le temps des usines sales et laides touche à sa fin et, libérées des fils électriques et téléphoniques (les appels se feront par satellite ou par internet sans fil), nos campagnes retrouveront leur belle allure. (texte)
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Ainsi, le rejet de la technique, bien que compréhensible, est à la fois dangereux et naïf. Il nous bloquerait à un stade précoce de la technique où celle-ci est encore pataude et immature, alors qu’elle demande à se développer. Une fois parvenue à maturité, la technique s’intégrera aisément dans la nature, que ce soit l’environnement (qu’elle préservera tout en assurant sa sécurité pour l’homme), ou nos propre corps et vêtements. L’homme ne peut faire sans la technique. Sans elle, il est esclave d’une nature capricieuse et intransigeante, et réduit à une vie animale.
La technique est à la fois l’expression de l’intelligence humaine, et son allié contre les forces naturelles qui le menacent de toute part. Le futur est technique ou le futur n’est pas. Si l’homme en reste à brûler des carburants, il détruira le climat et l’air qu’il respire, et sera dépendant d’une ressource naturelle en voie d’épuisement. S’il en reste à une agriculture à base de pesticides et d’engrais chimiques il appauvrit le sol, qui ne peut se régénérer. S’il s’en tient aux antibiotiques, les espèces résistantes deviendront de plus en plus nombreuses. C’est pourquoi l’homme peut et doit faire son possible pour que cette technique se développe à son plus haut point. Ce n’est pas le meilleur choix possible. C’est le seul.
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© 2006, Catarina Lamm
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