Leçon 126.   Croissance, décroissance, développement     

     Nous vivons dans un monde surdéterminé par l’économisme. Notre compréhension globale du monde est dominée par la représentation économique. La religion de l’économisme enseigne, propage, maintient et défend un dogme : celui du développement et de la croissance. Quand le chiffre de la croissance est bon, nous avons le devoir de nous réjouir, (texte) s’il est mauvais, nous avons toutes les raisons de déprimer. Notre destin est écrit sur les courbes des économistes et nous avons lié logiquement le bonheur des hommes, la prospérité de nos sociétés et la croissance ininterrompue.

    Et si le bonheur des hommes n’avait en réalité aucun rapport avec une accumulation économique ? Et si la prospérité ne voulait pas dire avoir beaucoup plus, mais vivre beaucoup mieux ? Et si la croissance ne générait pas réellement la prospérité ? Et si la croissance générait plus de destruction, de malheur, de violence que de conditions satisfaisantes pour une vie humaine plus digne ?

    Nous assistons aujourd’hui à une remise en cause sans précédent de la dogmatique de la croissance, au point que la notion de décroissance nécessaire est en train de faire une percée remarquable dans les esprits. De même, il ne manque pas de courants alternatifs pour soutenir que seule la simplicité volontaire peut sauver l’humanité à long terme. Il est temps d’essayer de comprendre ces enjeux en mettant toutes les cartes sur la table. La croissance économique conduit-elle nécessairement à société meilleure ?

    Pourquoi faut-il remettre en cause la notion de croissance ? Sur quel plan possède-t-elle une réelle justification ? Est-ce seulement un concept dont le fondement est économique ? Enfin, quelles sont les raisons qui nous portent à croire que la croissance économique a une valeur ?

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A. Le concept de croissance

    Ne perdons pas de temps et allons droit au but : le terme de croissance n’a pas son origine dans l’économie, mais dans la nature même de la vie.

    1) Il est dans la nature même de la vie, au sens biologique, de chercher à s’accroître et à se développer. Les grecs avaient un mot pour cela, le mot Nature lui-même. La phusis, la Nature, est un mot dérivé du verbe phuein qui veut dire croître. La Nature est celle qui croît. Cependant, dans le contexte de la Nature, croissance se comprend dans un sens très particulier qui n’enveloppe pas du tout le temps linéaire, mais un temps circulaire, ce qui fait une différence très importante.

    a) Il est dans la nature du bouton de rose de croître pour devenir la rose, puis de devenir la graine qui à son tour redonne naissance au rosier. Les potentialités de la rose évoluent, atteignent leur épanouissement, puis s’involuent dans la graine, dans un cycle indéfini. D'autre part, la Nature a deux sens, un sens singulier, la nature d’une chose, et un sens global, la Nature comme totalité. Comme le montrait Aristote, nous ne parlons de croissance qu’au sujet de ce qui est proprement vivant, de ce qui croît, connaît un développement dans la perfection de sa forme, puis décroît, pour permettre un nouveau développement. Nous parlons à juste titre de la croissance d’un enfant et le père se réjouit le jour où il peut lui lâcher la main et le voir marcher seul. Nous connaissons assez bien aujourd’hui les étapes séquentielles du développement du fœtus. Nous savons qu’elles sont extrêmement bien ordonnées et ordonnées par une intelligence globale codée dans l’ADN des cellules. S’il est une expression magnifique de la croissance, c’est bien celle de la croissance du vivant. Les économistes le savent bien, car malgré eux, ils sont obligés de revenir vers le modèle de la vie pour tenter d’expliciter le modèle de la croissance.

    b) Nous pouvons aussi remarquer que la Nature, globalement, si elle n’est pas entravée dans ses processus, se promeut elle-même dans le développement vivant. La Nature cherchera à gagner le terrain saccagé par la guerre. Ce sont les fleurs qui poussent les premières sur les ruines fumantes, comme l’herbe revient sur le gravier, les routes abandonnées et dans les usines désaffectées. Nous avons aujourd’hui une masse considérable d’informations en écologie pour comprendre ce processus global. Nous avons même découvert que la Terre est elle-même un être vivant. Il y a dans le fonctionnement de la Nature des paliers d’équilibre et que spontanément, la vie cherche toujours le palier le plus élevé, la diversité la plus grande. La vie tend à coloniser la matière pour se promouvoir elle-même. La vie fonctionne de manière systémique et là encore, l’économiste ne peut que s’incliner et remarquer que sa propre science ne peut être que modelée sur le caractère systémique de la vie. Que ces processus suivent une logique qui correspond à un temps circulaire est maintenant une proposition qu’il n’est plus possible de nier. Les cycles sont omniprésents dans la Nature, de la plus infime de ses parties à la plus grande. (texte)

    2) Cependant, un changement considérable a été introduit dans notre concept du temps depuis la Modernité, celui du passage du temps cyclique, que toutes les sociétés traditionnelles connaissaient, au temps linéaire. Et ce changement radical altère profondément la signification de la croissance. De l’idée d’un enroulement qui cohère avec soi, on passe à l’idée dépliée d’un vecteur abstrait d’une visée à l’infini. Le temps linaire est inséparable d’un concept clé de la modernité, le concept de progrès qui en est la conséquence logique. Et c’est seulement dans cette perspective que peut se comprendre notre concept actuel de croissance économique dont la portée n’est plus la même. L’idée de temps linéaire qui a envahit toute la pensée du XIX ème siècle suppose qu’en en arrière de nous, dans le passé, il y a des sociétés dites « primitives », « sous-développées ». Nous possédons des outils d’une puissance remarquables dans la techno-science, pour changer nos conditions de vie vers une société « civilisée » et « développée ». Toute transformation technique est sensée conduire à un état meilleur, à un progrès et constitue une étape de « croissance » vers un but (lequel ?). Les sociétés qui ont fait un long chemin sur cette route sont dites « évoluées », « développées ». Celles qui sont en voie de les rattraper sont « en voie de développement ». En bref, le temps linaire, étale le concept de croissance dans l’Histoire et le coupe radicalement de son origine naturelle. Par définition, la croissance économique est non seulement une croissance artificielle, mais surtout, une croissance contre la Nature, parce qu’une croissance dans la conquête de la nature et une croissance dénaturée. Il faut bien s’entendre sur la différence. Que l’homme modifie la Nature est naturel et ce qu’il produit est bien sûr artifice. Tout être vivant agit, et agit dans la Nature. La Nature elle-même, comme le dit Michel Serres, travaille sans arrêt. Par contre, que l’homme entreprenne de domestiquer la Nature, qu’il en vienne à lui surimposer un concept linéaire du temps, implique fondamentalement qu’il en vient à se couper radicalement de la croissance naturelle et de sa rondeur harmonique.

    Ce passage s’effectue quand l’adoption du temps linaire fait basculer la représentation du qualitatif, vers l’idéologie du quantitatif. La bascule d’une représentation de la vie mesurée à l’aune du quantitatif se produit quand apparaît la pensée commence à objectiver la vie, en perdant de vue sa dimension subjective en la délaissant dans les marges de sa propre réalité. Et quel est ce projet  qui parvient à ce résultat colossal? Le projet par lequel la totalité du réel se voit soumis à l’objectivation n’est rien d’autre que la science moderne elle-même. Dans toute son œuvre, et en particulier dans La Barbarie, Michel Henry l’a magistralement démontré. Dès la fondation de la Modernité, on voit apparaître l’idée que l’homme se doit de devenir maître et possesseur de la Nature, afin de tracer la route droite du progrès pour les générations futures. Le mot « progrès » quitte alors définitivement le site originel qui est le sien, dans le cœur de la Vie et s’identifie alors au seul progrès technique. « L’idée d’un progrès esthétique, intellectuel, spirituel ou moral, sis en la vie de l’individu et consistant dans l’auto-développement et l’auto-accroissement des multiples potentialités phénoménologique de cette vie, dans sa culture, n’a plus cours ». Le fondement véritable du progrès est spirituel. C’est dans la transformation des valeurs spirituelles que se dessine le progrès. La Vie en son essence est la subjectivité même, la vie est originellement affective et c’est dans le fondement de son affectivité pure qu’elle peut construire un monde qui porte son amour d’elle-même. Mais quand le divorce est prononcé entre l’intériorité pure de la vie et le monde des objet, quand l’empire de l’extériorité, de la mesure et de l’objectivité règne, alors la négation fait son office et l’idée même de croissance a perdu tout son sens. La perte du sens originaire de la croissance équivaut à l’empire d’une illusion : celle de la représentation objective de la croissance. Conséquemment à ce processus d’illusion, la pensée moderne devait donc objectiver l’idée même de l’économie et imaginer que les processus économique existent « en soi »… et qu’ils gouvernent la Vie !

    ---------------Certes, dans la représentation tragique de la vie, comme en Grèce, on pouvait bien penser qu’un destin étranger conduisait la fortune et l’infortune des hommes, mais avec l’apparition conquérante de l’objectivation technique, la malédiction devient infiniment plus grave :

    « Le développement économique, avec ses lois en apparence autonomes, sa finalité abstraite, ses contradictions incomprises, ses effets imprévisibles, était vécu par les hommes, depuis qu’il constitue un monde spécifique, comme un destin étranger, leur distribuant alternativement prospérité et misère, et le plus souvent celle-ci. Encore ce destin tenait-il sa substance de leur propre vie, de leur travail, de leur espoir et de leur souffrance, même si, de façon incompréhensible, il retournait contre eux leur propre effort, pour les écraser et les asservir. Avec la technique le caractère autonome du développement a cessé d’être une apparence, c’est un mouvement qui n’a aucun rapport avec la vie, qui ne lui demande rien et qui ne apporte rien, rien qui lui ressemble en tout cas, qui soit conforme à son essence et à ses vœux. Ce qu’il lui apporte, ce qu’il lui impose, c’est justement l’autre de la vie ». Michel Henry emploie le terme transcendance noire.  

    3) Abordons maintenant la représentation couramment admise de la croissance. La définition reçue est celle-ci (je la trouve dans un manuel d’économie) : « La croissance économique est l’accroissement sur une longue période des quantités de biens et services produits dans un pays ». Je souligne les termes de longue période, de quantités et de produits à dessein. Et c’est remarquable ce que nous trouvons là ! Longue période est évidemment la transposition du temps linéaire. On voudrait voir sur le tracé dans l’idéal une droite montante. L’érection de la ligne droite de la croissance, voilà qui excite nos technocrates ! Quantité nous montre directement l’idéologie du quantitatif. En somme, c’est un concept industriel : comme une usine doit « produire » en grande quantité des choses que l’on pourra ensuite vendre. C’est le concept d’une entité qui n’est pas la vie humaine, l’« usine ». Plus la productivité est grande, meilleure est la croissance. Il faut remarquer le caractère totalement abstrait et objectivé de cette définition. Il n’y est pas question de la vie individuelle elle-même, mais du commerce des choses et des actes, indépendamment des individus. Du système économique donc considéré comme une entité à part entière. Il est donc possible, sans contradiction, que l’on produise des marchandises inutiles à la pelle, des leurres de consommation à n’en plus finir, cet accroissement sera toujours estampillé du terme « croissance ». C’est crétin au possible, mais marqué dans la définition ! Rien n’est dit de la relation entre les biens et les services et leur valeur et surtout, leur enracinement dans la vie (…inquiétant). Il est présupposé par avance qu’il existe une valeur économique en soi : la preuve tient, c’est le prix ! Le prix, c’est ce qui objective la valeur. Comme si une chose avait une valeur, parce qu’elle avait un prix ! (…affligeant). Notre génération postmoderne est entièrement conditionnée par cette manière de voir. C’est ce que recrache sans la moindre hésitation n’importe quel élève de lycée. C’est ce que l’on répète -et que l’on doit répéter- constamment dans les média -il faut que tout le monde continue à y croire- (…désespérant). Il n’y a pas la moindre allusion dans cette définition à la question des ressources d’où proviennent les biens et les services. Rien sur l’exploitation de la Terre, rien sur l’exploitation des hommes, rien sur l’incidence de la croissance sur la culture. Tout cela est « objectif », scientifique et précisément ce qui est inquiétant, car c’est là un savoir partiel et très limité.

    Continuons avec le jargon de l’économie : « On distingue deux formes de croissance : la croissance extensive est proportionnelle  à l’augmentation des quantités des facteurs de production alors que la croissance intensive est liée à l’augmentation de la productivité du travail et/ou du capital ».

    Il est clair que cette dualité extensive/intensive est une représentation horizontale, elle ne s’enracine en rien dans la verticalité de la vie et de l’individu vivant. Que déboule sur le marché une plus grande quantité de produits ou que la productivité soit multipliée par trois, nous n’en avons rien à faire si cela n’a rien à voir avec la croissance intérieure de la vie. Non seulement cela, mais ce sont des facteurs qui peuvent justement être catastrophiques pour le travailleur soumis aux cadences accélérées d’un travail stupide, pour le décalage entre les nantis et les miséreux, et la violence exponentielle qui en résulte, pour l’état de la planète dont on pille les ressources (document) et dont on pollue partout la surface. Cf. A. Jacquard (texte)

    4) Pour que ce concept bancal tienne la route, il faut nécessairement qu’on l’assortisse d’une énorme puissance de persuasion et devienne une idéologie. Sinon, le bon sens se révolterait contre. La lucidité crierait à l’imposture. Il faut donc parler sans aucune hésitation d’une l’idéologie de la croissance. Il s’agit bel et bien d’une idéologie, car c’est une représentation à caractère collectif qui enveloppe une croyance susceptible de véhiculer une illusion. En amont de l’idéologie de la croissance, il y un fondement de la croyance dans un développement continu et indéfini : nous avons vu que la modernité avait inventé le mythe du progrès. Dans les termes d’Edgar Morin, dans Terre patrie, « au fondement de l’idée maîtresse de développement, il y a le paradigme occidental du progrès. Le développement doit assurer le progrès, lequel doit assurer le développement ». Ce qui implique deux aspects :

    a) « Le mythe global où les sociétés industrielles atteignent au bien-être, réduisent leurs inégalités extrêmes et dispensent aux individus le maximum de bonheur que peut dispenser une société ». C’est effectivement une croyance profondément ancrée dans la conscience collective de l’occident. Nous pensons vivre dans une « société développée ». Nous pensons avoir dépassé en tout point les sociétés « primitives ». Je mets ici le singulier et le pluriel à dessein, exactement comme le fait le sens commun : il y a « la » société développée (unique donc, occidentale par surcroît et bien sûr la nôtre) et « les » sociétés « primitives ». Ce qui est très lourd de sens. Implicitement, même dans les mots, les sociétés traditionnelles sont condamnées à disparaître et un seul modèle « civilisé » doit demeurer.

    b) « D’autre part, c’est cette conception très réductrice, où la croissance économique est le moteur nécessaire et suffisant de tous les développements sociaux, psychiques et moraux ». Quiconque a un tant soit peu ouvert les yeux sur le monde, sait qu’il s’agit là d’un préjugé. En vérité, le développement purement économique est littéralement aveugle au sens de la vie humaine, il ne conduit pas du tout au sens de la communauté, il ne contient pas la moindre once du sens de la culture. Il occulte la richesse spirituelle de l’humain. Pour être clair et net : « la notion de développement s’en trouve gravement sous-développée ». Il en résulte logiquement que la notion connexe de « sous-développement » est tout aussi étriquée : « la notion de sous-développement est un produit pauvre et abstrait de la notion pauvre et abstraire de développement ».

    ---------------Seulement, l’Histoire a eu raison contre tout bon sens : « Liée à la foi aveugle dans la marche en avant irrésistible du progrès, la foi aveugle dans le développement a permis d’éliminer les doutes, d’autres part d’occulter les barbaries mises en œuvre dans le développement du développement. Le mythe du développement a déterminé la croyance qu’il fallait tout sacrifier pour lui. Il a permis de justifier les dictatures impitoyables ». Que celles-ci soient construites sur un modèle de dictature militaire ou d’une idéologie marxiste n’y change rien. Michel Henry dit à ce sujet dans Du Communisme au Capitalisme : « le communisme est un rationalisme radical, la première tentative systématique non pas de penser rationnellement mais de régler l’activité humaine comme s’il s’agissait d’uns système de relation objectives… étranger à la vie ». Notre croyance hallucinée dans le développement a autorisée toutes les complaisances politiques et nous n’avons pas vu arriver ce monde enchanté que la croissance devait nous apporter. Trente années vouées au développement n’ont fait qu’accroître dangereusement l’inégalité entre le nord et le sud. 10% des pays riches absorbent 80% des ressources de la planète et monopolisent le savoir scientifique. Nous détruisons des montagnes de surplus agricoles, pendant que des peuples meurent de faim. Non seulement le tiers monde subit massivement l’exploitation économique de l’occident, mais il subit aussi l’endoctrinement du modèle occidental, « la cécité, la pensée bornée, le sous-développement moral et intellectuel du monde développé », en renonçant à ce qui faisait la richesse et la spécificité de sa propre culture. Le développement purement économique n’a pas réussi à contribuer à une vie décente pour chaque être humain sur la Terre. Il a plutôt alimenté l’avidité de quelques uns et multiplié la misère et l’exclusion du plus grand nombre. Il n’a pas servi la condition du travail, il l’a desservi. Il a en fait contribué au sentiment d’insécurité et d’effroi sur cette planète Terre.

    Maintenant, pourquoi sommes-nous si attachés à l’idée de croissance ? Pourquoi nous sentons-nous menacés quand la croissance vacille ? Nous devons être très attentifs à la résonance de cette question en nous. La réponse est très simple : parce que nous ne pouvons pas renoncer à la vie elle-même, dans sa propre affirmation de soi, dans sa création de soi par soi, bref, dans la croissance au sens originaire. Et là il n’y a pas d’erreur. La dimension d’affirmation phénoménologique de la Vie et la dimension biologique de la condition du vivant ne peuvent pas être niées, car précisément cette négation est la souffrance. L’erreur, c’est d’identifier la jouissance de soi de la vie, son expansion et son bien-être à une idéologie économique. L’illusion commence quand on croit que la croissance économique détermine la vie réelle dans l’affirmation qui lui est propre, alors que c’est la vie qui détermine de part en part la qualité de l’échange et le sens réel de la croissance. L’illusion nous submerge quand nous surimposons à l’économie une idée qui a son site au cœur de la vie, dans le rapport de soi à soi. Ainsi, l’angoisse qui nous étreint à l’idée qu’il faudrait renoncer à la croissance n’a qu’une seule source : elle est intimement liée avec le sentiment de devoir renoncer à être, renoncer à l’épanouissement de soi, ce qui est effectivement contre-nature. Tout le marchandage de la peur autour du concept de croissance est entièrement psychologique et s’alimente à cette origine, en jouant habilement sur le double sens des mots. Ce que nous ne comprenons pas, c’est que la libération intérieure des potentialités de la vie n’a rien à voir avec l’idéologie du quantitatif qui sous-tend la croissance économique. Bien vivre, vivre mieux, ce n’est pas la même chose que vivre avec toujours plus.

B. De la décroissance nécessaire

    L’édifice idéologique de la croissance a commencé à se fissurer quand des doutes sérieux ont commencé à être nettement formulés à l’occasion de la Conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm en 1972. (texte) Pour la première fois, la question était clairement posée de savoir s’il y avait vraiment une compatibilité entre la croissance économique, la prospérité sociale et la préservation de l’environnement. La même année, en 1972, était publié le rapport tonitruant du Club de Rome titrant « halte à la croissance » et pour la première fois l’hypothèse de la croissance zéro était invoquée très sérieusement. Le choc était important. La prise de conscience qu’il fallait arrêter la boulimie de consommation de biens, d’énergie et de ressources, car la Terre ne pouvait pas y survivre était déjà là. Cf. A. Jacquard  J'accuse l'Économie triomphante  (texte)

    Les mentalités changent, mais n’évoluent pas nécessairement. L’audace de la remise en cause qui faisait écrire sur les mur en 68 « on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance » n’a été qu’un feu de paille, qui s’est trop vite éteint. La période des années 90 va laisser libre cours au conformisme idéologique de la croissance - nous entrions dans la postmodernité. - et on oubliera la percée visionnaire d’une compréhension de la croissance en dehors de toute identification ou de toute condamnation idéologique. Le feu couvait, il n’était pas éteint. Par un juste retour des choses, le débat resurgit aujourd’hui, pour prendre un tour encore plus radical. Nous avons de très sérieuses raisons d’envisager que notre futur exige non pas la croissance zéro, mais une croissance négative. Lesquelles ? (texte)

    1) La conférence de Rio en 1992 a fait un pas décisif dans cette direction. Nous savons maintenant que l’idée même de croissance ne va pas de soi. Nous avons enfin commencé à comprendre qu’il est très dangereux de penser à court terme, sans prendre en compte le legs que nous allons laisser aux générations à venir. Il nous apparaît maintenant qu’il est aussi absurde de fragmenter les aspects de la vie de s’imaginer que l’économie est une sphère seulement humaine. Il est complètement irresponsable de ne pas prendre en compte l’environnement et l’état même de la Terre, car tout ce que nous faisons y produit des conséquences. Ces conséquences, nous les avons sous les yeux sous des formes si repoussantes qu’il n’est plus possible de nier. Nous nous rendons compte très clairement que la définition de la croissance par le profit repose sur une séparation complète entre l’argent et la sphère de la vie. Les crises, les krachs boursiers nous montrent que le capital vit dans sa propre sphère financière et qu’il est devenu complètement étranger à la vie des hommes. Nous voyons ahuris les actions en bourses grimper en flèche quand une entreprise licencie par milliers ses employés. C’est un leurre grossier que de donner à croire que l’accroissement du profit génère de la prospérité en direction de tous.

    Nous sommes à moment clé de notre histoire dans l’émergence d’une prise de conscience du fonctionnement systémique de l’économie. Et c’est ce qui nous conduit à l’idée du développement durable.

    Les mots ont leur propre densité. Parler de croissance soutenue et invoquer la nécessité d’un développement durable n’a pas le même sens. La première expression est logiquement inséparable de l’idée de progrès du XIXième siècle et de la flèche montante du temps linéaire. Avec l’arrogance qui les accompagne, l’émulation et la fierté du conquérant qui écrase l’ennemi sur son passage et laisse sur sa route les morts et les estropiés. La seconde expression implique une plus grande humilité et un souci de responsabilité bien plus élevé. Une pensée qui a les pieds sur Terre. Entre les deux, il y a l’amorce d’un changement de paradigme. Le rapport Brundtland de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’O.N.U. dit que le développement durable est : «  Un développement qui répond aux besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».

    C’est ce que Hans Jonas soulignait avec force dans Le Principe Responsabilité. Nous devons veiller à ne pas hypothéquer notre futur et qu’il soit non seulement viable pour les générations à venir, mais que la vie puisse prospérer dans des conditions décentes. Cela implique une mise en relation constante de la responsabilité sociale, de la responsabilité environnementale et de la responsabilité économique. Dans le passé, la politique a été pensée sans relation avec la Terre comme milieu. Les hommes du XIX au contraire s’enorgueillissaient du combat livré contre la Nature ! Le système économique du capitalisme a réussi à se développer dans sa sphère propre, indépendamment de la sphère sociale et de la sphère environnementale. La compréhension des phénomènes sociaux, dans la sociologie du XIXième les présente comme isolés. La relation entre l’homme et la Nature y est complètement occultée. Il est caractéristique que le legs de la modernité positiviste a conduit à dissocier les trois cercles ci-dessus, donc à penser la vie de manière fragmentaire. La pensée fragmentaire est une pensée abstraite et mutilante, parce que la réalité est par essence concrète et toujours globale. Dans une représentation fragmentaire de la réalité, il est impossible de construire quoi que ce soit qui puisse être support de vie, car notre mode de pensée est, dès le départ, en contradiction avec ce qui est. Appréhender de manière complexe, de manière globale, l’échange nous permet de rétablir des relations qui ont été occultées dans la pensée économique issue de la modernité.

    Dans le schéma ci-contre, le terme « vivable » est présenté comme l’intersection de l’environnemental et du social. L’implication en est par exemple que l’habitat humain doit rester en accord avec l’environnement pour rester support de vie. Le terme « équitable » désigne l’intersection entre la sphère sociale et la sphère économique. L’idée, c’est que nous devons inventer une forme de commerce qui nourrisse tout à la fois l’échange et contribue à la prospérité de chacun, sans que personne ne soit lésé (le commerce équitable). Le terme « viable » a été associé à l’intersection de l’environnemental et de l’économique. Il implique que les modes de production de l’économie doivent respecter le développement du milieu vivant et ne pas engendrer des menaces sur l’écosystème, menaces qui seraient payées gravement par les générations à venir. Enfin, le concept de « durable » est présenté à l’intersection des trois cercles social, environnemental, économique, comme une préoccupation centrale devant guider les décisions politiques, économiques et les décisions à l’égard de l’environnement. Le mot "durable" s’oppose aux séductions de l’éphémère de l’hyperproductivité qui est la nôtre dans la société de consommation. Le consommateur veut tout et tout de suite, quelles que soit les conséquences et il a été dressé pour cela par l’idéologie publicitaire. Mettre l’accent sur le durable, c’est porter déjà porter l’attention sur les conséquences de nos choix, car les conséquences se font sentir dans la durée et elles vont dans la direction des générations à venir et même de l’avenir de la Terre.

    Ajoutons encore que l’idée du développement durable reprend trois principes que Hans Jonas développait dans son œuvre majeure Le Principe Responsabilité: (rien que ce titre est tout à fait emblématique de la prise de conscience qui a lieu aujourd’hui) :

    Il est incontestable que l’initiative du développement durable constitue une avancée remarquable, au moins par l’énoncé de tout un catalogue de bonnes intentions. Le problème c’est que la traduction de ces intentions fait aussi l’objet d’un détournement systématique. Il y a en effet une telle incompatibilité entre ces principes et la société de consommation qui est la nôtre, que l’on sent bien que la remise en question devra être radicale. La guerre de résistance du système actuel s’exprime comme elle le peut. Par la ruse. Les bonnes intentions font l’objet d’une récupération idéologique dans le système de la consommation de masse et du profit qui est le nôtre. Le monde des affaires déploie une rhétorique très habile pour nous persuader que le terme développement durable n’est rien d’autre qu’une reformulation de la « croissance ». Il entretient constamment la confusion. Mais, il faut être très net à ce sujet et ne pas se laisser piéger par les mots : « croissance durable » est un oxymore. C'est une expression qui ne veut rien dire. Ce n’est qu’un subterfuge, une ruse pour légitimer moralement une gestion des ressources de la Terre qui continue à en faire l’exploitation. On estampille à tour de bras des initiatives du label « développement durable », alors qu’en réalité on ne modifie par d’un pouce la prédation de la planète. Bref, au final, le développement durable devient un bon concept… publicitaire. Il sert à vendre, à promouvoir et à gagner des parts de marché. Il est devenu une vitrine idéologique. Le flou conceptuel dans lequel on laisser les concepts légitime à peu près n’importe quel usage. On a entendu un président de compagnie pétrolière dire ceci : « Le développement durable, c'est tout d'abord produire plus d'énergie, plus de pétrole, plus de gaz, peut-être plus de charbon et de nucléaire, et certainement plus d'énergies renouvelables. Dans le même temps, il faut s'assurer que cela ne se fait pas au détriment de l'environnement. » C’est à hurler, mais la citation ne laisse aucun doute sur l’aptitude du concept de développement durable à donner une apparence de respectabilité à des pratiques qui reposent en réalité sur l’exploitation.

    2) Il faut aller jusqu’au bout. La question ne peut être clarifiée si on ne met pas les points sur les i en examinant très sérieusement le lien entre l’écologie planétaire et l’économie mondiale. Bref, il faut penser cette question dans une nouvelle discipline qui s’appelle la bioéconomie. C’est dans cette perspective qu’a travaillé l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen auteur de La Décroissance, dont nous allons développer l’argumentation. Cf. André Gorz (texte)

    La pensée économique classique s’est développée dans le cadre scientifique du paradigme mécaniste. Les fondateurs de la science économique voulaient en faire « la mécanique de l’utilité et de l’intérêt individuel ». Ce faisant, ils se sont représenté la relation entre la consommation et la production comme un système clos, indépendant de la réalité physique et coupé de la Nature. Un peu comme le chimiste qui raisonne en faisant des expériences en « vase clos ». Alors que la nouvelle physique remettait très largement en cause l’épistémologie mécaniste, il se trouve que l’économie classique continuait de penser à partir d’une physique devenue obsolète pour les physiciens eux-mêmes. Ainsi, « le fait pourtant évident qu'entre le processus économique et l'environnement matériel il y a une continuelle interaction génératrice d'histoire ne revêt aucun poids pour l'économie orthodoxe ». Pourtant, l’échange économique participe de l’usage que l’homme peut faire de la matière et de l’énergie disponible. La thermodynamique nous dit que l’univers matériel est régit par la loi de l’entropie. « La Loi de l'Entropie est la racine de la rareté économique. Si cette loi n'existait pas, nous pourrions réutiliser l'énergie d'un morceau de charbon à volonté, en le transformant en chaleur, cette chaleur en travail, et ce travail à nouveau en chaleur. En réalité, nous sommes confrontés à une distinction : celle de l’énergie libre ou utilisable et de l’énergie liée ou inutilisable. L’énergie contenue dans un litre de fuel est de l’énergie utilisable, comme celle d’un bloc de charbon. « La quantité fantastique d'énergie thermique contenue dans l'eau des mers, par exemple, est de l'énergie liée. Les bateaux naviguent à la surface de cette énergie mais, pour ce faire, ils ont besoin de l'énergie libre d'un quelconque carburant ». En brûlant l’énergie libre du fuel ou du charbon, se dégage une chaleur, une fumée qui une énergie liée que l’on ne peut plus utiliser. L’énergie libre se dégrade en énergie liée. On formule cette loi de l’entropie en ajoutant que l’énergie libre a une forme ordonnée, en se dégradant, elle tend vers le désordre. La seconde loi de la thermodynamique montre que tout système dont la température augmente voit son désordre augmenter.

    Cependant, Erwin Shrodinger avait, dans un livre célèbre, What is life, montré que le paradoxe du vivant, c’est justement de contrarier la tendance générale au désordre de la matière. Comment l’animal se développe-t-il ? En ingérant une basse entropie pour reconstruire sans cesse son ordre. La vache mange de l’herbe, qui est une structure ordonnée, pour maintenir l’ordre de son propre organisme. Mais il s’agit là d’une exception locale, car le milieu général de la Terre continue lui de voir son entropie augmenter. « Pratiquement tous les organismes vivent de basse entropie sous une forme trouvée immédiatement dans l'environnement. L'homme est l'exception la plus flagrante: il cuit la plus grande partie de sa nourriture et transforme aussi les ressources naturelles en travail mécanique ou en divers objets d'utilité ».

    Trois conséquences importantes : a) La lutte économique que l’homme livre avec la Nature se concentre nécessairement sur la basse entropie. b) La basse entropie est rare dans la Nature, mais dans un sens du mot « rare » qui n’est pas du tout celui que donne Ricardo. Cette rareté correspond aux ressources naturelles. d) L’entropie continue de s’appliquer à toutes les productions humaines : raison pour laquelle une machine s’use et doit être remplacée. Le canal doit être désensablé, la toiture remplacée etc. Ce qui demande de l’énergie et du travail.

    Ainsi, « Le fait de puiser constamment dans les ressources naturelles n'est pas sans incidence sur l'histoire. Il est même, à long terme, l'élément le plus important du destin de l'humanité. Par exemple, c'est en raison du caractère irrévocable de la dégradation entropique de la matière-énergie que les peuples originaires des steppes asiatiques, dont l'économie était fondée sur l'élevage du mouton, commencèrent leur grande migration au début du premier millénaire de notre ère ». Ce n’est donc que dans un monde purement imaginaire que l’on peut croire que les ressources de la Terre sont infinies et que l’on peut ne pas en tenir compte. Ce qu’on allègrement fait le économistes classiques. « Dans un tel monde imaginaire, purement mécanique, il n'y aurait pas de véritable rareté de l'énergie et des matières premières ». L’économie orthodoxe est restée très largement sous la coupe de croyances d’origines religieuses disant que la Nature est inépuisable et qu’elle a été donnée à l’homme pour qu’il en profite en l’exploitant selon son bon vouloir, à la sueur de son front. Mais nous savons aujourd’hui que les ressources de la Terre sont limitées, que le profit peut être dommageable et que la gratuité de notre vouloir est souvent criminelle. Il a fallu des millions d’années pour constituer les nappes de pétrole dont nous disposons. Il n’a fallu que deux siècles pour que nous accaparions cette richesse qui devient maintenant de plus en plus difficile à exploiter et va vers sa fin. De plus, la contradiction n’est pas mince, notre modèle économique fondé sur la croissance illimitée ne fait qu’augmenter de manière constante et accélérée les prélèvements. Et le même raisonnement vaut pour toutes les ressources naturelles. « Aussi longtemps que les ressources alentour sont abondantes et d'un accès facile, il se peut que nous ne nous souciions guère de l'importance de cette perte supplémentaire », mais cette perte est bel et bien là. Que nous voulions regarder le processus en face ou pas. Et c’est là que l’idéologie de la croissance joue un rôle essentiel, car elle permet de dissimuler le processus réel en mettant sous les yeux des « consommateurs » seulement les bénéfices qu’ils en retirent, sans que l’on prenne en compte le coût énergétique que cela suppose. Le coût du processus, conformément aux lois de la thermodynamique, c’est l’accroissement général de l’entropie sous toutes ses formes à sens unique. Nous prélevons dans un capital fini ce dont nous avons besoin. Ainsi, contrairement à ce que la pensée économique orthodoxe pouvait laisser croire, « Le processus économique est solidement arrimé à une base matérielle qui est soumise à des contraintes bien précises. C'est à cause de ces contraintes que le processus économique comporte une évolution irrévocable à sens unique. Dans le monde économique, seule la monnaie circule dans les deux sens ». Mais justement la circulation dans les deux sens de la monnaie est une pure abstraction. Il faut regarder le processus économique de manière systémique et concrète et aller au-delà de la production visible de « valeur économique ». Or nous avons déjà sous les yeux la manifestation visible de ce processus. Ce qui est sous la Terre ne se remarque pas, mais en surface, ce que l’on ne peut nier au moins c’est un effet, celui de la pollution. « Bien que l'épuisement des ressources se soit aussi poursuivi avec une intensité constamment accrue, c'est ordinairement un phénomène massif qui se déroule sous la surface de la terre, où nul ne peut le voir vraiment. La pollution, en revanche, est un phénomène de surface dont l'existence ne peut être ignorée, encore moins niée ». Et l’un n’est pas séparable de l’autre. (texte)

    L’économie issue de la pensée mécaniste a tout simplement ignoré le paramètre Nature. Or en séparant l’économie de la Nature, on la coupe de la réalité. On produit une vision du monde, l’idéologie de la consommation qui est déconnectée de la réalité. Complètement déconnectée de la vie réelle. Et d’ailleurs, nier la réalité au profit d'une construction intellectuelle n’est-ce pas justement le propre d'une idéologie ?

    Une économie saine doit amener l’homme à devenir consciemment l’intendant de la Terre. L’intendant reçoit un mandat pour veiller à ce qu’il a en garde. S’il n’a pas la connaissance nécessaire, il doit être remplacé par un autre intendant plus compétent, ayant une connaissance plus profonde des lois naturelles et de leur intrication dans l’économie. Une économie saine devrait bien évidemment veiller à ne pas épuiser le capital naturel, mieux, elle devrait tout faire pour tenter de lui permettre de se reconstituer. Or il semble que notre machine économique échappe à tout contrôle. Il y a même eu des auteurs pour penser qu’elle était gouvernée par une « main invisible » qui la régulait pour le bien de tous. Comme si le laisser-faire de l’exploitation frénétique allait automatiquement déboucher sur le meilleur des mondes possibles. Ce qui est une vision purement utopique qu’aucun esprit sérieux et intelligent ne peut raisonnablement partager. (texte)

    Au rythme démentiel de notre consommation actuelle, combien nous reste-t-il de réserve de pétrole ? 20 ans pour être très optimiste (la déplétion du pétrole selon certains experts va nous atteindre directement dans moins de dix ans). Nous avons peut être encore 60 années de gaz et peut être 50 ans d'uranium. De toute manière, il est patent que nous consommons désormais plus de ces ressources que nous n’en découvrons de nouvelles. L’extraordinaire croissance de l’Inde et de la Chine sont en train de rapprocher les limites à une cadence effrénée. D'ici à 20 ans, on prévoit un doublement du parc automobile mondial et un doublement de la consommation énergétique mondiale. Plus nous approchons du terme des ressources, plus celles-ci seront difficilement extractibles, ce qui va provoquer une montée des cours. Le fait même que le plus puissant des États, les U.S.A ait opté massivement pour le tout-pétrole n’a pas de quoi nous rassurer. Comme le dit Roegen, le bon sens voudrait au moins que l’on se tourne vers l’énergie solaire. « Si l'énergie utilisable a quelque valeur pour l'humanité, c'est dans la mesure où elle est aussi accessible. L'énergie solaire et ses sous-produits nous sont accessibles pratiquement sans effort ». Donc, « nous devrions nous concentrer sur l'amélioration des utilisations directes de l'énergie solaire, la seule source propre et essentiellement illimitée ».

    Si on fait un examen sérieux de l’état actuel de la Terre, en fait, nous n’avons au maximum 50 ans pour parvenir à effectuer un virage complet de notre civilisation actuelle. La Terre ne négocie pas de délais supplémentaires. Ce n’est pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de sa part. La Nature n’est ni mauvaise ni bonne, elle ne fait que déployer les conséquences de nos actes et nous les renvoyer, c’est à nous que revient la bonne et la mauvaise volonté, dont le résultat se traduira par le monde que nous allons créer pour le futur. Il y a une réelle urgence à sauvegarder notre écosystème. Nous avons déjà supporté les décisions irresponsables du passé, il importe de prendre maintenant des décisions responsables pour le futur. (texte) La bioéconomie suppose, bien sûr, le primat de la politique sur l’économie du profit. Mais au point où nous en sommes, la racine du problème se situe dans la responsabilité individuelle. Il est du devoir de chacun de la de préserver notre environnement naturel et de s’engager à le restituer à nos descendants, au minimum dans l'état où nous l’avons reçu, ou mieux encore, en meilleur état. L’économie doit intégrer la dimension du futur de l’humanité et celle du respect de la Nature. Or jusqu’à présent, « Tous les plans économiques, sans aucune exception, ont visé le taux de croissance économique le plus haut possible. Il n'est pas jusqu'à la théorie même du développement économique qui ne soit solidement amarrée aux modèles de croissance exponentielle ». Ce qui est une erreur fatale dont la dénonciation doit être constante.

C. La simplicité volontaire pour la prospérité de la Terre

    Bref, le paradigme économique fondé sur l’idée de croissance est inapte à servir les intérêts de la vie. Il est intenable, non seulement dans le déséquilibre qu’il crée entre l’homme et la Nature, mais intenable aussi parce qu’il engendre un accroissement des inégalités et des injustices. Non seulement cela, mais il ne crée en définitive qu’un bien-être largement illusoire. Même pour ceux qui en profitent, les pays dit « développés », il ne crée pas une société plus unie, plus cohérente, plus solidaire, plus conviviale. Il produit une société malade de sa propre opulence.

    ---------------1) Il faut d’abord ouvrir les yeux sur la situation mondiale produite par notre modèle économique fondé sur la croissance et sur ce qui nous attend dans un futur proche. (texte) Nous sommes à l’heure actuelle 6 milliards d’hommes sur la Terre, dans un très proche avenir, nous allons être 9 milliards. La question est : combien la Terre peut-elle supporter d’hommes copies conformes de « l’occidental » ? L’occidental, c’est un individu qui a d’énormes besoins et un train de vie luxueux par rapport à l’homme d’une société traditionnelle. (texte) Il consomme une énergie prodigieuse, absorbe une part des ressources de la Terre colossale et accumule une masse de déchets à la hauteur du gigantesque gaspillage dans lequel il vit. Sa seule aspiration, c’est de consommer encore davantage et sa fierté, de pouvoir consommer plus que les « sous-développés », tout en prétendant qu’il les aide, par le biais de la mondialisation. Il les aide à se diriger vers l’unique modèle possible de société, la démocratie consommative à l’occidentale. Or le problème, c’est que pour satisfaire la boulimie consommative de 6 milliards « d’occidentaux », il faudrait au moins 5 ou 6 planètes de type Terre avec toutes leurs ressources. Et encore. Jusqu’à preuve du contraire, nous sommes tous embarqués sur une seule petite planète où il est donc nécessaire d’instituer un partage équitable et de fonder un modèle de vie que la planète puisse supporter dans la durée. La situation actuelle nous montre une énorme inégalité où 10% des êtres humains, les occidentaux, accaparent 80% des richesses de la Terre. La monstruosité, c’est qu’en fait ce mode de vie à l’occidentale a été le résultat d'une spoliation historique et qu’il n’y a donc aucun sens à vouloir le généraliser.

    Albert Jacquard, dans une conférence donnée à Montréal, formule la question de manière abrupte en opposant, disons 1 milliard de privilégiés et 8 milliards d’hommes dans la misère : « Est-ce que les 8 milliards d'autres qui n'auront pratiquement rien vont accepter ça longtemps ? Certainement pas. D'autant plus qu'ils le savent. Ils ont la télévision. Ils voient que les Européens consomment, jouent, s'amusent, organisent des courses avec des voitures qui ont coûté des sommes astronomiques. Imaginez la mentalité d'un paysan marocain qui peine tous les jours pour arriver à survivre et qui voit que, à 2 heures de chez lui, on dépense des sommes pareilles pour s'amuser. Il se dit qu'ils sont fous mais en même temps, il a bien envie d'y aller parce qu'au moins il sera moins pauvre qu'ici ». Avons-nous bien conscience de la somme de sentiments d’injustice, de frustrations, d’envie, de jalousie, de colère rentrée, de ressentiment, de révolte, que produit l’image de notre manière de vivre ? Nous sommes comme des passagers embarqués sur le Titanic à pleine vitesse. Devant nous se profile des icebergs, mais nous sommes tellement occupés avec nos petits soucis quotidiens, nos petits intérêts, nos petites exaltations futiles devant le petit écran que nous ne voyons rien venir. « L'iceberg le plus dangereux est celui de l'inégalité entre les hommes et il faut lutter contre. Or, actuellement, on a l'impression que sur ce Titanic que nous habitons notre principale occupation est de se battre les uns les autres pour avoir de meilleures cabines. Nous les privilégiés qui habitons le pont supérieur, on se bat entre nous (on appelle ça la compétition) pour avoir la cabine la meilleure. Et puis, dans les soutes, il y a les malheureux qui, quand même, un de ces jours, vont sortir du fond du bateau et vont probablement nous passer par-dessus bord. Mais ils n'auront même pas besoin, on aura rencontré d'autres icebergs avant ».
    Albert Jacquard fait allusion à trois autres icebergs : « Le premier iceberg sera un iceberg financier. Avec tous les krachs qui se préparent, on ne pourra échapper à un krach généralisé. C'est l'iceberg le moins dangereux. Le deuxième iceberg est celui de l'armement nucléaire. On n'y pense pas assez. De plus en plus d'États sont en train de s'en doter. Si un de ces États s'en sert, ça pourrait être la fin de l'humanité. Le troisième iceberg est écologique. Nous traitons la Terre comme l'ont traitée nos ancêtres les bactéries qui ont utilisé l'atmosphère comme poubelles ».

    On peut penser qu’il faudrait vraiment être très « optimiste » pour croire que la Terre peut supporter 6 milliards d’occidentaux, mais il faut couper court : c’est une formulation dépourvue de sens, c’est une utopie absurde. Celui qui y croit rêve les yeux ouverts. Il est démentiel de penser que nous devons aider les nations sous-développées à parvenir à "rattraper notre train de vie". C’est de la folie douce qui se traduit par une violence furieuse et une destruction massive. Cela ne veut pas dire qu’il faut rester là à rien faire. Nicholas Georgescu-Roegen rectifie : « il faut aider les nations sous-développées à parvenir aussi vite que possible à une existence digne d'être vécue, mais non point luxueuse ». Il y a une urgence fondamentale à aider là où les peuples souffrent, où la maladie décime des populations entières, où la malnutrition fait des ravages. Il y a urgence à agir pour que partout à la surface du globe l’homme puisse vivre de manière décente. Le mieux, ce serait pour cela que les pays riches se servent de la manne énorme de leur gaspillage éhonté, de leur luxe prétentieux et stupide, de la part considérable de consommation frivole qu’ils entretiennent. Un tout petit renoncement sauverait la vie de millions d’êtres humains et leur rendrait la dignité qui leur manque. Il est urgent de savoir redistribuer ce qui est élémentaire aux conditions d’une vie heureuse. Urgent d’apprendre à réutiliser, recycler, réévaluer ce que nous possédons en commun. Ce qui saperait par avance le développement d’idéologies extrémistes trouvant dans une interprétation de la religion une justification de la guerre sainte contre l’occident.
    Et puisque nous en sommes à la réorientation, imaginons un moment ce que pourrait apporter la réorientation de l’économie de la guerre. C’est une recommandation de La Décroissance : « Il faudrait interdire totalement non seulement la guerre elle-même, mais la production de tous les instruments de guerre ». Il est probable qu’un changement de ce type ne pourrait être produit que dans le contexte d’une société réellement évoluée, hautement civilisée. Pas dans le contexte d’une société de consommation comme la nôtre où la guerre est un mode de vie quotidien : quand elle n’est pas politique, elle est de toute manière économique. Elle est plantée dans une  croyance d'origine culturelle selon laquelle il faut lutter contre la vie (et non s’accorder avec elle), lutter contre la Nature (et non s’accorder avec elle). Ainsi, l’idée que l’extension du capitalisme marchand pourrait « civiliser » la planète est un leurre. Une idée que l’on peut lancer en l’air pour se faire plaisir, mais qui ne résiste pas une seconde à l’examen. Le capitalisme marchand est l’organisation la plus extraordinaire que l’homme ait pu inventer pour justifier et promouvoir la cupidité généralisée, en encourageant la lutte de tous contre tous pour la survie de quelques uns (les plus aptes, donc les plus rapaces). Si on redescend les pieds sur Terre, il faut avouer avec Gandhi que : « Le monde contient bien assez pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous. » Il y en a assez pour tous les êtres humains sur la Terre. Ce n’est pas une utopie, il en a assez pour une vie saine, simple et heureuse. Assez pour la circulation universelle du flux de la vie. Le problème de la nourriture, que l’on agite souvent pour effrayer le sens commun, n’est un problème que si nous conservons le standard actuel de notre mode de vie et ses étalages de supermarché. (texte)  Il suffirait d’une simple réorientation plus végétarienne de notre mode d’alimentation pour que la Terre puisse recevoir sans difficultés 10 milliards d’habitants. Arrêter de consommer ces tonnes de sucre qui entretiennent l’obésité. C’est une question de choix de vie, de choix de société, qui s’impose donc dans la rupture avec le modèle actuel. Donc dans la rupture avec la société de consommation fondée sur la croissance. Ce choix ne fait problème que pour une fraction très faible de l’humanité, la fraction des nantis, à qui on propose de passer à une économie plus frugale. Il n’existe pas pour les 80% de la population de la planète qui vivent sous le seuil de la pauvreté et qui ont eux besoin de soins et de secours.

    2) Faut-il revenir en arrière ? C’est une critique facile des rhéteurs de la croissance que de prétendre que la décroissance nous ferait perdre tous les acquis du progrès. Nicholas Georgescu-Roegen ne prétend pas qu’il faille renoncer à tout : « Bien sot serait celui qui proposerait de renoncer totalement au confort industriel de l'évolution exosomatique. L'humanité ne retournera pas dans les cavernes ». Ce qu’il faut par contre saisir, c’est qu’au « niveau purement logique, il n'y a nul lien nécessaire entre développement et croissance; on pourrait concevoir le développement sans la croissance » (économique). Il suffit d’envisager l’économie comme le service de la vie, dans un sens qualitatif et de cesser de le confondre avec le concept toxique de la croissance économique, qui mise sur l’accumulation objective et ses rejets usagés. « Le véritable produit économique du processus économique n'est pas un flux matériel de déchets mais un flux immatériel : la joie de vivre ». Une société qui sait s’organiser pour rendre possible la joie de vivre des ses membres réussit à atteindre ses buts et rien ne prouve que la consommation frénétique puisse y conduire. On aurait plutôt la preuve du contraire. Il est assez étrange de lire sous la plume d’un économiste une pareille reconnaissance de l’essence pathétique de la vie dans son épanouissement dans la joie. Mais c’est bien dans le flux immatériel de la libre croissance intérieure de la joie de vivre que l’authentique mesure de la croissance a son site. Et certainement pas dans un catalogue de chiffres sur un rapport économique. Ni dans une quantité de biens accumulés. L’élévation du niveau de vie dont le consommateur postmoderne pense bénéficier est une illusion, car il a en réalité un énorme coût humain et un gigantesque coût naturel. Bien plus élevé que le bénéfice que l'on en retire. Nous dépensons bien plus en achats de biens et de services marchands. Mais en raison même de l’entropie, il y a simultanément une dégradation générale qui accompagne la consommation : dégradation de la qualité de la vie, de la qualité de l’air respiré, de l’eau, de l’environnement, avec la médiocrité des aliments et toute la toxicité passive qui les accompagne. Nous nous sommes condamnés à travailler dur pour nous payer les fantasmes de la consommation et ajuster notre mode de vie aux standards postmodernes. Notre malaise d’exister et notre ennui nous portent à surconsommer par compensation. Nous devons partout payer pour accéder à des denrées naturelles (l’eau en bouteilles plastiques !), rejoindre des espaces verts, (en prenant la voiture), trouver un air respirable, aller aux toilettes ou tout simplement s'asseoir ! Le budget que nous consacrons à l’automobile est colossal, comme la perte de vie humaine qu’elle entraîne et la saleté qu’elle répand. Nous payons notre confort et notre soit-disant mode de vie élevé extrêmement cher. Mais le discours idéologique ambiant se garde bien de le signaler. Il met tout dans l’exhibitionnisme technique, l’apparence, et le faire-voir : de l’électro-ménager sophistiqué, à la piscine, en passant par la grosse bagnole et les cinq télévisions de la maison. Produits de croissance.
    On sait que la croissance est mesurée à partir du produit intérieur brut, le PIB. Mais cette mesure est trompeuse. Si nous voulons observer les phénomènes économiques de manière plus complexe, il faudrait corriger le PIB en tenant compte des pertes dues à la dépréciation de la vie, la perte de la culture, la dégradation de l’environnement, à la pollution, inclure l’état de santé déficient etc. Mettre en balance le quantitatif et le qualitatif dans notre manière de vivre et leur aptitude à rayonner dans la joie de vivre. La tentative a été essayée. Un économiste américain, Herman Daly a mis sur pied un indice synthétique, le Genuine Progress Indicator, en français, l’Indicateur de Progrès Authentique ou IPA, qui corrige le produit intérieur brut en prenant en compte quelques éléments de pertes. Appliqué aux U.SA. Cet indice montre que sur plusieurs années, alors que le PIB augmente, l’IPA stagne ou régresse. (texte) Si nous regardons avec impartialité l’état du monde actuel, à travers cette nouvelle mesure, nous serons obligés de reconnaître que le concept de croissance économique est une tromperie. Ce que l’on gagne d’un côté, le plus souvent on le perd de l’autre. La croissance économique est non seulement un mythe, car elle ne tient jamais ses promesses, mais elle est un piège qui se referme comme des mâchoires sur une proie, dans la dépendance qu’elle crée, maintient et perpétue dans la durée. On a inventé le système du crédit pour cela, et des assurances pour rassurer celui qui désormais n’a plus d’autre identité que celle de consommateur.

    3) Il n’y a pas d’autre alternative crédible pour assurer un futur de l’humanité, que de réorienter toutes nos décisions dans le choix d’un mode de vie plus simple et rompre définitivement avec l’idéologie de la consommation qui a été la nôtre jusqu’à présent. Le conditionnement social que nous avons reçu exalte par exemple :
    - l’artifice, jusque dans la survalorisation du gadget,
    - le consommer-jeter pour multiplier l’acte de consommation rapide,
    - la mode pour accélérer de manière vide l’obsolescence des objets.
    Changer de paradigme économique impliquera de se débarrasser ce type de représentation et tout ce qui va avec. Cela voudra dire mettre désormais en avant ce qui est support de vie et à éliminer tout ce qui contribue à la destruction de la vie. Ce qui implique d’abord que nous accordions une importance fondamentale au développement de la conscience de chacun. Et du son sens de la responsabilité qui fait de chacun de nous une personne. « Le rôle essentiel de toute collectivité est d’organiser les échanges de façon à provoquer l’émergence en chaque individu d’une personne ». Un changement de société repose sur une prise de conscience nouvelle, en rupture avec des schémas anciens. Il suppose une rééducation radicale de chacun d’entre nous, en contre-pied avec ce que la société de consommation n’a cessé de nous rentrer dans le crâne jusqu’ici. Nicholas Georgescu-Roegen est assez net : « il est important que les consommateurs se rééduquent eux-mêmes dans le mépris de la mode. Les constructeurs devront bien alors se concentrer sur la durabilité ». Et puisque c’est la publicité qui véhicule l’idéologie de l’éphémère, autant prendre le parti de s’en débarrasser autant que faire se peut, comme de ce que toute notre civilisation créé d’inutile et qui pourtant engendre des dépendances.

    Parce que le système de la consommation produit une pléthore de faux désirs, parce que nous sommes égarés sur ce qui nous est réellement essentiel, il faudra dans un premier temps que la simplicité soit volontaire. Pour que nous retrouvions notre intégrité de jugement et notre indépendance. Retrouver une manière de vivre simple, c’est reprendre contact avec soi et reprendre contact avec la Nature, c’est retrouver le sens authentique du contentement. D’un contentement qui ne dépend pas d’une accumulation, mais qui relève d’une appréciation bien plus élevée de ce que nous possédons déjà, ou de ce que nous pouvons obtenir aisément. (texte)
    Et sur ce chapitre, nous ne pouvons que retrouver par nous-mêmes le sens des paroles d’Épicure dans La Lettre à Ménécée : « Ne dépendre que de soi-même est, à notre avis, un grand bien, mais il ne s’ensuit pas qu’il faille toujours se contenter de peu. Simplement, quand l’abondance nous fait défaut, nous devons pouvoir nous contenter de peu, étant bien persuadés que ceux-là jouissent le mieux de la richesse qui en ont le moins besoin, et que tout ce qui est naturel s’obtient aisément, tandis que ce qui ne l’est pas s’obtient malaisément. Les mets les plus simples apportent autant de plaisir que la table la plus richement servie, quand est absente la souffrance que cause le besoin, et du pain et de l’eau procurent le plaisir le plus vif, quand on les mange après une longue privation. L’habitude d’une vie simple et modeste est donc une bonne façon de soigner sa santé, et rend l’homme par surcroît courageux pour supporter les tâches qu’il doit nécessairement remplir dans la vie. Elle lui permet encore de mieux goûter une vie opulente, à l’occasion, et l’affermit contre les revers de la fortune ». (texte)   

    Peut-on mieux formuler les mérites de la simplicité volontaire ? Ce qui est nouveau et stupéfiant, c’est que c’est justement en plein milieu d’une opulence largement trompeuse que justement la simplicité retrouve son éclat. Il n’est rien de plus efficace pour conserver volontairement une distance avec le monde de la consommation et sentir que nous sommes bien dans le monde des hommes et dans le monde de la Nature, mais que pourtant nous ne sommes pas de ce monde là, celui qui nous est tartiné sur les vitrines, celui du conditionnement ambiant. Rien de tel que la simplicité pour entretenir délibérément la rupture avec le faux. Serge Mongeau dans La Simplicité volontaire, (texte) le montre assez bien. En effet, nous ne pouvons pas laisser la société prendre toutes nos décisions à notre place. C’est à nous de choisir ce qui est le meilleur : meilleur d’acheter des produits sains, de préférer le commerce local, d’encourager ce qui peut relocaliser l’économie, (texte) ce qui permet de sortir de la dépendance du pétrole, de choisir des habitudes de vie plus saines, des moyens de transports plus respectueux de l’environnement (texte) etc. La simplicité volontaire est l’amorce concrète d’une révolution économique à venir. Paradoxalement, cette révolution conduira à se réapproprier le meilleur de nos traditions, tout en retenant le meilleur des innovations de la technique, sans entrer dans un système de choix stupides et aliénants. (texte)

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    Le discours politique ambiant continue de servir le leitmotiv de la croissance. A vrai dire, surtout parce que les idéologies sont en panne et que l’on n’a rien trouvé pour la remplacer. Les esprits les plus perspicaces ne se font plus guère d’illusions. Il n’existe pas de lien mécanique, pas de processus automatique qui ferait qu’en accroissant les biens et les services, les hommes vivraient mieux.
    Ce qui est par contre tout à fait convainquant, c’est ce que nous livre l’observation de l’état de la planète. La Terre se porte mal et nos velléités de croissance ne font qu’empirer un état de choses assez alarmant. Il nous reste à comprendre que rien ne nous oblige à continuer scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Nous pouvons nous y prendre autrement. Nous avons tout à gagner non pas à lutter contre la vie, mais à nous entendre avec elle et la servir. Nous avons tout à gagner non pas à lutter contre la Nature, mais à nous accorder avec elle. Ce que nous souhaitons de meilleur pour l’humanité ne se situe pas dans une promesse lointaine, assortie de sacrifices pénibles, mais se trouve dès maintenant entre nos mains.  Il suffit de redonner à la vie elle-même pour qu’elle y retrouver sa joie. La joie de vivre. Ce que la vie peut être vis-à-vis d’elle-même ne se mesure pas avec des besoins matériels. Nous pouvons très bien cesser dès à présent de faire de cette planète un enfer et cesser de semer pour le futur des conséquences catastrophiques.    

    Avec toute notre science, avec toute la puissance de nos prévisions, nous devrions pouvoir dire : il y a des choses que nous ne comprenons pas au sujet de la vie. La litanie de nos échecs commande de prendre des décisions nouvelles et inédites. Nous ne pouvons pas prétendre savoir ce que peut être une société hautement évoluée à partir du modèle qu’est notre société de consommation. Nous serions peut être surpris si on nous disait qu’elle serait bien plus simple, beaucoup moins snob et sophistiquée que la nôtre. Cf. A. Jacquard Mon Utopie. Et si ce à quoi nous n’attachons qu’un intérêt mineur (marcher pieds nus dans l’herbe, jouer avec un enfant, faire la cuisine, soigner la beauté d’un intérieur, prendre soin de son corps, éclairer son esprit, nourrir sa sensibilité) était la marque même d’une société avancée ? Et si ce à quoi nous attachons un intérêt majeur (dominer les autres, être le meilleur, triompher pour la gloriole, accumuler toutes sortes d’objets et de gadgets, rien que pour la frime, cultiver la paresse, un corps lourd et flasque pour rester rivé à un écran de télévision, goûter des plaisir grossiers, violents et empoisonner notre organisme avec toutes sortes de mixtures etc.) était justement la marque d’une société primitive ?

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     © Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan.
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