Parvenu à l’âge de 60 ans, un américain moyen aura passé 15 années de sa vie devant la télévision. Ce chiffre peut paraître excessif, mais il est à peu près identique dans tous les pays européens. 3h 30 par jour est une durée banale dans les classes moyennes. (doc) La télévision est très démocratique, ce n’est pas un luxe pour des gens qui ont assez d’aisance pour se permettre de paresser devant un écran toute la journée. Ceux qui ne possèdent rien ne se priveront pas de télévision. Quand on n'a plus rien à se mettre sous la dent, on a toujours un poste de télévision impeccable. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Günter Anders, (en 1956!) dans L’Obsolescence de l’Homme racontait déjà ceci : « les services sociaux, peut-on lire dans un rapport de police rédigé à Londres le 2 octobre 1954, ont recueilli dans un appartement de l’est de Londres deux enfants âgés de un et trois ans laissés à l’abandon. La pièce dans laquelle jouaient les enfants n’était meublée que de quelques chaises cassées. Dans un coin trônait un somptueux poste de télévision flambant neuf. Les seuls aliments trouvés sur place consistaient en une tranche de pain, une livre de margarine et une boîte de lait condensée». Des centaines d’assistantes sociales rencontrent aujourd’hui ce genre de situation.
La télévision est un phénomène social et la manifestation la plus représentative de la postmodernité. Ce n’est pas un simple « objet technique », ce n’est pas un « outil d’information », ou un simple « moyen de divertissement ». L’aborder comme tel, ce serait déjà manquer par avance sa compréhension. Un outil, on le prend, on l’utilise et on le pose quand il n’est plus utile. Un outil n’est pas un mode de vie. Un outil, par définition, ne peut être au centre de notre existence, il ne se dispose qu’à sa périphérie. Dans la télévision, nous avons affaire à tout autre chose, nous sommes au régime de l’existence médiatique, qui est une extension de la pensée technique.
Quelles en sont les conséquences ? En quoi la télévision réalise-t-elle un mode d’existence spécifique de la technique ?
* *
*
De la télévision, on dit qu’on la « regarde », mais il faut en tout premier lieu examiner ce que ce mot veut dire. Le pêcheur à la ligne qui observe son bouchon frétiller ne le « regarde » pas, il doit faire preuve de vigilance, car il est sur le point de faire une prise. Cette observation est intentionnelle et se situe dans une dualité sujet/objet participant du qui-vive de la vigilance et elle mobilise une attention. Le paysan qui monte une colline pour admirer l’étendue de la vallée ne « regarde » pas non plus de la même manière. Parfois l’amour de la terre lui réchauffe le cœur et la joie de voir son carré de tournesol en fleur illuminer le paysage lui donne une certaine fierté. Il contemple la Terre. L’amateur d’art qui s’arrête devant un tableau, (cf. René Hyugues texte) qui s’abandonne à sa présence, ne « regarde » pas non plus comme on regarde la télé. Là aussi il faudrait parler de contemplation.
---------------1) Ce
n’est pas une question d’objet ni d’image. Un livre
d’images sollicite une perception esthétique, ce
que la télévision ne fait que très, très rarement. Le plus souvent, nous
regardons la télévision sans faire attention, sans observer quoi que ce soit,
plutôt en dessous de la vigilance et il ne viendrait à personne de sensé de dire
que l’on « contemple » la télé (sauf comme un meuble de luxe dans le salon).
Nous la regardons de manière passive : la succession rapide des images
absorbe notre conscience et capture notre vision. La télé-vision est télé-guidée
par le flux incessant des images qui y défilent. Elle suggère par avance la
position de couch potatoes, affalé sur un canapé. De fait, pour des
millions d’êtres humains, elle est LA technique de relaxation par excellence,
celle que l’on préfère à toutes les autres. (cf.
Eckhart Tolle texte)
L’homme postmoderne "médite" trois heures et demie par jour ! Il ouvre le
robinet de la télévision et fait la vidange de toutes ses pensées personnelles,
en entrant dans un état second, en dessous du seuil de la pensée habituelle. Il
oublie tout et il « regarde » ce qui passe sur l’écran. C’est miraculeux. Dès
qu’il est scotché à l’écran, il a évacué toutes ses pensées, parce qu’il s’est
oublié lui-même. Le défilé des images à la télévision a un caractère
hypnotique. Dans les spectacles de music hall, l’hypnotiseur commence par
endormir le sujet, puis il induit une suggestion, ce qui lui permet ensuite de
produire un effet spécifique. Mais il est indispensable que le sujet donne son
accord avant, sinon, cela ne marche pas. L’homme qui sort de son boulot et qui,
le soir, s’affale devant l’écran, une canette de bière à la main, se laisse
aller et consent à l’état second. Au bout de quelques secondes, il a changé de
regard. De l’extérieur, il a l’air passablement hébété. Bouche ouverte, béat. Le
reste suit : les images qui transitent sur l’écran capturent son attention,
jouent le rôle des mouvements réguliers de la main de l’hypnotiseur devant les
yeux de l’hypnotisé, les suggestions pénètrent dans le subconscient et l’effet
est obtenu : voilà notre homme qui va chercher dans la cuisine un paquet de
biscuits apéritifs (ceux qui reviennent tout le temps dans la publicité) !
(texte)
Si nous
avions affaire à une perception habituelle, il nous serait facile de déplacer
notre attention vers un autre objet, de distinguer, d’ouvrir la perception dans
le champ de conscience.
Cependant, l’ouverture panoramique de la perception ne se produit que devant un
paysage réel, c’est bien ce que nous ne pouvons pas faire devant l’écran. Et
puis le plus dur, c’est qu’il faut d’abord s’arracher à l’identification
aux images et c’est un peu comme si à chaque fois, on était tiré du sommeil.
Notons, qu’appelé à une tâche, le téléspectateur après quelques secondes,
change de regard et retrouve l’étincelle de la conscience qu’il avait perdue
devant l’écran ! Il suffit d’observer des personnes devant une télévision pour
noter la différence. Chez la très grande majorité, la transe hypnotique de la
télévision produit un regard halluciné et éteint. Chez un sujet très conscient,
bien plus rarement, l’éclipse de la vigilance ne se produit pas. C’est le seul
qui est capable de se lever à n’importe quel moment, sans grande difficulté.
Pour les autres, il y a toujours de l’apathie et
« le regard hébété devant
quelque chose qui bouge », comme dit
Michel Henry, dans
La Barbarie (texte). Il
est amusant de noter que le parler populaire est éloquent pour qualifier la
sortie difficile de l’inertie devant la télévision : « allez, on s’arrache » !
Regarder la télévision trop souvent et trop longtemps, induit une inertie
mentale sous la forme de l’inconscience, parce que la télévision vide de toute
énergie et rend passif. Il y a quelque chose dans la télévision comme une sorte
de vampirisme psychique,
additionné d’un effet sédatif. Dans les termes de la psychologie indienne
classique, le mot « inertie » est rendu de manière très riche dans le sanskrit
tamas. Une activité, une nourriture, un lieu etc. sont tamasiques quand
ils freinent, alourdissent la conscience et induisent une torpeur
mentale. Tamas est naturellement opposé à sattva, qui est synonyme de
légèreté, d’équilibre, de clarté, de présence. Ce qui est sattvique, comme
éveiller le corps par de l’exercice le matin, ou jouer de la musique, nourrit la
conscience et l’éveille. Dans cette perspective, qui prend en compte la qualité
de la conscience, la télévision est une forme d’activité très tamasique, comme
est considéré comme tamasique le manque d’exercice et une nourriture trop lourde
et indigeste.
La rapidité des images a pour effet de prendre la vue en otage, au sens où elle est devient une attention flottante et fragmentaire. L’œil n’arrête pas de sursauter. Il passe avec une rapidité vertigineuse d’une image à une autre, que ce soit dans les publicités, les clips, les informations, les films. Tout va très vite. Impossible de déposer le regard. Il est extrêmement rare de trouver une émission posée, qui laisse à l’attention le temps de s’accorder avec l’intelligence sur une scène. Un bon documentaire y parvient, mais il faut avouer que 95 % des émissions produites suivent une logique très différente. Le téléspectateur a été depuis l’enfance conditionnée à la rapidité de la succession des images. Sa vision a subit un formatage sélectif, si bien que l’on sait très bien (les publicistes savent) que si une pause s’installe… il va zapper vers une autre chaîne ou « ça bouge plus ». Pour le retenir, il faut faire du zapping interne sur une seule chaîne, obtenir le renouvellement constant de la fascination devant l’image, par le changement. De fait, la logique télévisuelle emprunte le modèle du clip vidéo fun. Il faut que « ça bouge » tout le temps, que cela soit ludique, qu’il y ait du clin d’œil « familier », de l’excentricité, de la musique qui balance et cela, quel que soit le sujet. Plus c’est étourdissant, plus on est sûr de capturer un public jeune ou un public qui veut se distraire. La télévision est spécialisée dans l’animation, pas dans l’éducation. Elle met tous les moyens de l’image au service de l’animation, l’animation au service de l’audience et bien sûr, au bout du compte, l’audience est au service du profit. La perception fragmentaire interdit par avance toute vision synthétique. L’intelligence a besoin du silence pour rassembler, pour comprendre. Et puis comprendre, c’est prendre avec Soi, alors cela veut dire que je dois face à l’écran conserver ma présence. Mais comment penser, quand il n’y a plus que la fuite éperdue dans les images ? Quand tout est fait pour qu’il n’y ait pas de soi ? Il n’y a plus que des petits bouts de vie, perdu dans des images fluo, dans un maelström de stimulations virtuelles. Un chaos de conscience, une conscience chaotique qui ne retient plus rien, n’unifie plus rien, mais avale toute sans discrimination, pour le répéter ensuite, sous la forme d’opinions convenues. Ame égarée qui n’a plus de centre. Étant donné que l’adolescent passe beaucoup plus de temps devant la télévision qu’en classe, il est facile de comprendre dans quelle direction vont les conséquences. Le dysfonctionnement mental de l’incapacité d’attention devient vite chronique et il effectue un travail de sape de la capacité de s’investir sérieusement dans quoi que ce soit. Il touche aujourd’hui des millions d’enfants dans le monde. Le dressage au manque d’attention rend toutes les perceptions insatisfaisantes et superficielles, en éliminant la qualité de présence subjective. Cela se remarque dans la lassitude et le caractère terne du regard, la résignation des attitudes, le déficit vital et les postures apathiques. De fait, et pour compenser l’inaptitude à sentir, le dressage à l’inattention continue aussi avec la console de jeu et détourne massivement de toute activité physique, ou de toute activité exigeant une implication. Habitué à une conscience larvaire, l’adolescent tend à se couper de toute réalité pour se replier sauvagement sur lui-même, devenant irritable dès que l’on dérange son immersion virtuelle. Il a un mal fou à se structurer, parce qu’il a été dressé des années durant à une vision déstructurée de la réalité, une vision qui n’a pas d’axe, de centre, ni de sens.
2) Nous avons vu pourquoi la publicité devait titrer « rêvez, on fera le reste » ; mais la formule colle admirablement à la télévision. L’état de rêve se distingue de la veille, par son contenu chaotique, sans logique, pulsionnel et fortement émotionnel. Le rêve naturel est un état qui nous permet d’évacuer l’excès émotionnel, ce qui permet de libérer l’état de veille des miasmes de l’expérience empirique. Dans le rêve, le principe de réalité ne joue plus : je peux étrangler mon voisin, violer n’importe quelle fille, faire exploser des bombes et tailler dans la chair sans complexe. Pur di-vertissement dira-t-on, sûrement pas l’in-vestissement réclamé par la vigilance. Sur le monde onirique, la morale n’a rien à dire. La morale n’a de sens que dans le monde commun de la veille, là où les sujets sont co-présents dans l’expérience incarnée. Le rêve lui, ne suit que le principe du plaisir.
Ce qui est
stupéfiant avec la télévision, c’est qu’elle est capable de reproduire à
l’identique les conditions du rêve, bref de permettre de rêver les yeux ouverts.
Comme dans le rêve, tout va vite, tout peut être excessif, émotionnel,
chaotique, et passer d’une chose à l’autre sans aucune logique. Avec la télé,
toutes les pulsions sont libérées. La morale est bafouée, tournée en dérision ou
ridiculement engoncée. On peut voir des productions fantastiques de
l’inconscient, on peut voir 25 morts (texte) dans un seul feuilleton et assouvir des
fantasmes sexuels en toute bonne conscience. Tout est possible. Les séries TV
rendent la
violence spectaculaire et extatique. Les films rendent la luxure
snob, kitch, sophistiquée et ludique. Les barrières du principe de réalité
s’effondrent, tout est là instantanément et la jouissance est surmultipliée dans
une diversité infinie. A la limite, pourquoi ne pas passer à l’acte… ensuite ?
Pourquoi ne pas « faire comme à la télé » ? C’est tellement tentant. A l’écran
les héros sont forts, ils rigolent grassement en vidant leur chargeur sur
l’ennemi. Les méchants s’écroulent de tous les côtés transpercés de balles et
le héros est
toujours fun, et terriblement craquant. Bref, c’est une vie idéale. La
vie à la télé, c’est tout ce que l’on aurait rêvé d’être et rêve de faire, servi
sur un plateau (avec en plus le plateau télé). Ce que je ne serais jamais,
(quand je me compare et que vois dans la glace), toute cette vie que je n’aurai
jamais, je peux la vivre par procuration tous les jours. Avec l’offre des
programmes, je peux regarder n’importe quoi, je peux même consommer des navets
télévisuels 24 heures sur 24 sans jamais dessaouler et redescendre dans le réel. (texte) Avec la
télé, on peut mettre le principe du plaisir à la place du principe de réalité et
s’imaginer vivre dans un rêve continuel. Il suffit de se brancher en perfusion
psychique sur le bon canal. Cela s’appelle une chaîne. C’est
curieux comme les mots sont parlants. Trente cinq chaînes, cela vous tient
solidement en dehors de toute réalité, dans un monde tout préparé, gai,
brillant, excitant, dans lequel l’ennui est interdit et la
faim de réalité
artificiellement assouvie. Avec la télé, tout se converti en spectacle et
devient onirique, et en particulier, le désir, le pouvoir, la violence, la
guerre et la mort. Mieux, comme dans le rêve, la
représentation
spectaculaire devient toute la réalité et en tient lieu. Günter Anders ironise
en disant que la télévision transforme le spectateur en « idéaliste absolu ».
Mais un idéaliste sans sujet. Kant disait dans La Critique de la
Raison pure que l’on ne saurait concevoir la diversité pulvérulente des
représentations sans un je qui rassemble dans son unité la diversité.
Mais la télévision fait beaucoup plus fort, elle travaille à dissoudre le je
dans le divers de la représentation, dans du collectif qui tient ensuite
lieu de représentation commune. (texte)
La télévision transforme le spectateur en consommateur d’images (texte) et lui donne en même temps l’illusion de participer au monde réel. Elle en fait un « homme de masse », pur produit des « mass medias ». Par exemple, "Nous pouvons utiliser la télévision dans le but de participer à un service religieux, mais ce qui nous marque ou agit sur nous, aussi fortement que le service religieux lui-même, c'est précisément - que nous le voulions ou non - le fait que nous n'y participions pas mais que nous consommons seulement l'image. Manifestement... cet effet n'est pas seulement différent de l'effet visé. Il est son contraire ce qui nous mobilise et nous démobilise, ce qui nous informe et nous désinforme, ce ne sont pas seulement les objets retransmis par le moyen, mais les moyens eux-mêmes, les instruments eux-mêmes, qui ne sont pas de simples objets que l'on peut utiliser mais déterminent déjà, par leur structure et leur fonction, leur utilisation ainsi que le style de nos activités et de notre vie, bref, nous déterminent". (texte) Ce n’est plus nous qui allons vers le monde, c’est le monde qui vient vers nous et se déverse sous la forme d’images, nous procurant par là, une continuelle fenêtre d’évasion. Dans la mesure où l’homme postmoderne, est dans son travail soumis à une pression technique continuelle, il faut bien que la technique elle-même lui procure ensuite une délivrance de ses tensions, ce qu’elle fait admirablement bien avec la télévision. Il y a des pages de L’obsolescence de l’homme qui le disent très nettement :
---------------« On se
saurait attendre d'hommes oppressés dans leur travail quotidien par l'étroitesse
d'une occupation très spécialisée assez peu supportable, et que l'ennui accable,
qu'à l'instant où la pression et l'ennui cessent, après le travail, ils puissent
aisément retrouver leur 'forme humaine', redevenir eux-mêmes, (pour autant
qu'ils aient encore un 'soi'), ou même seulement le vouloir. Le moment où la
dure pression à laquelle ils sont soumis se relâche ressemble plutôt à une
explosion, et comme ces êtres libérés si soudainement de leur travail ne
connaissent rien d'autre que l'aliénation, ils se jettent, lorsqu'ils ne sont
pas tout simplement épuisés, sur des milliers de choses différentes, sur
n'importe quoi qui puisse relancer le cours du temps après le calme plat de
l'ennui et les transporter dans un autre rythme: ils se jettent donc sur la
rapide succession de scènes que leur propose la télévision...».(texte)
Günter Anders donne à ce propos une analyse très fine de la position conquise par le poste de télévision dans le foyer en l’opposant à la table familiale d’autrefois. Autour de la table, la famille est réunie. La valeur d’être-ensemble se réalise, ce qui rend possible une communication. Nous pouvons parler, rire, partager, précisément parce que le nous est vivant. Maintenant, dans l’exiguïté des maisons d’aujourd’hui, on dit que le poste de télé « trône » dans la salle à manger. Et c’est bien alors du « on », dont nous devons alors parler, car autour du poste, « on » est là, parce que « on » est devant l’écran et que nous est devenu le « on » familier de la télé, de ce type de « familiarité» qui fait que sont semblables tous ceux qui regardent la télé. Les regards ne se croisent plus, ils sont maintenant tournés vers le poste. Le centre de gravité, le point de mire des regards, s’est déplacé de la table commune vers la télévision. Et ce point de mire est en réalité un point de fuite :
« Il y a
quelques années, on avait déjà pu observer que le meuble qui symbolisait
socialement la famille, la table massive installée au centre de la salle à
manger et autour de laquelle on se rassemblait au moment des repas, avait
commencé à perdre de sa force d'attraction... C'est seulement maintenant qu'il
s'est trouvé pour prendre sa suite, un meuble
d'une puissance
symbolique égale... Ce qui ne veut pas dire que la télévision est devenue le
centre de la famille. Au contraire. Ce que l'appareil représente et incarne,
c'est précisément le décentrement de la famille, son excentration. Il est
la négation de la table familiale. Il ne fournit plus un point de convergence à
la famille, mais le remplace par un point de fuite commun". (texte)
Ce texte date de 1954, nous sommes aujourd’hui trois pas en avant : désormais,
il y a une télévision dans la cuisine, on mange avec la télévision allumée, et
bien souvent, chacun a la télévision dans sa chambre !
Les sociologues ne cessent de dire qu’aujourd’hui, les familles ont éclatées, que les relations sont devenues fragmentaires. Il est intéressant de relier cette situation avec le déplacement du foyer familial de la table commune vers la télévision. Malgré l’apparence, la famille rassemblée autour du poste de télévision ne « communie » pas vraiment et communique encore moins. Il n’y a pas de "grand messe" des soirées télé, mais des moments où « on » s’échappe dans un ailleurs virtuel. Cette osmose dans la fuite ne rapproche personne, elle permet bien au contraire de s’écarter, de ne pas se parler, de demeurer l’un pour l’autre étranger dans un même espace. La télévision supprime le lieu de vie et le remplace par un espace artificiel anonyme. Anders est un élève de Heidegger. Nous avons vu que dans Être et Temps, Heidegger donnait du « on » une description en insistant sur le fait qu’en lui le distancement devient caractéristique. On peut être avec d’autres, sans être réellement ensemble. La confusion n’a rien à voir avec la communion. La communion, c’est un je, qui rencontre un tu, pour faire un nous. C’est possible autour d’une même table. Devant la télé, c’est exclu. Devant la télé, il y a précisément la confusion dans une masse qui est du « on » préfabriqué à l’antenne. Dans ce on, chacun est par avance jeté, comme « on » est jeté dans « les autres », ce qui éviter d’être soi et étant « on ». Il est amusant de constater à quel point nous avons été naïfs aux premières heures de la télévision. Sur ce point, la lucidité de Günter Anders est indéniable : « Selon un article paru dans le quotidien viennois Presse du 24 décembre 1954, 'la famille française a découvert que la télévision était un bon moyen de détourner les jeunes gens de passe-temps coûteux, de retenir les enfants à la maison et de donner... un nouvel attrait aux réunions familiales'. Il n'en n'est rien. Ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille, tout en sauvegardant l'apparence de la vie intime, voire en s'adaptant à son rythme. Le fait est qu'elle est bel et bien dissoute: car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c'est le monde extérieur -réel ou fictif- qu'elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d'ôter toute valeur à la réalité du foyer et de la rendre fantomatique ».
“TV is chewing gum for the eyes”. Frank Lloyd Wright. Le chewing-gum, c’est un truc que l’on mâche par nervosité, pour occuper une agitation avec quelque chose. Comme la cigarette. La télévision, c’est un chewing-gum mental, elle permet d’occuper le mental en lui donnant à mâchouiller des images. L’important n’est pas dans ce qu’on regarde et encore moins l’attention qu’on accorde. (texte) On regarde la télé sans voir vraiment. On peut faire la même chose en feuilletant des magazines, regarder sans regarder, regarder sans voir de façon profonde et saisissante, le regard absent justement parce qu’alors il n’y a plus que « on ». Si vous téléphonez à un ami à l’improviste en lui demandant : « qu’est-ce que tu fais ? », il répondra invariablement dans ce cas précis : « rien, je regarde la télé ». Comme quoi, les mots ont vraiment du sens ! Je ne fais rien. Pourtant je regarde la télé. Le mot devrait avoir un sens en tant que verbe d’action ; mais, quand il s’agit de la télé, c’est faux. Regarder la télé, c’est très passif, c’est un regard vide, une conscience occupée à « rien », un néant de conscience. Si, poursuivant la conversation, vous demandez : « tu regardes souvent la télé ? ». Il est certain qu’au bout du fil, il va répondre « non », avec une sorte de gène caractéristique. L’absence de la conscience, personne n’en n’est fier. C’est un peu comme une maladie honteuse ou une dépendance.
1) Suivons
ce fil conducteur entre le rien et la dépendance. Pourquoi ai-je honte de trop
regarder la télé ? Pourquoi un sentiment de honte ? Est-ce de penser que peut-être moi aussi, à 60 ans, j’aurais passé 15 ans de ma vie devant une télévision
? N’est-ce pas en réalité le frémissement d’angoisse, jusqu’à vomir, de penser
qu’en fait, ma vie, je ne l’aurais pas vécue ? Si ce scénario advenait, j’aurais
regardé les autres vivre à la télé ! Honte à la seule pensée de ne pas
avoir vécu la vie qu’il m’était donné de vivre. D’avoir
perdu mon temps. En
définitive, frémissement d’horreur dans un sentiment vague et diffus de passer à
côté de la vie, sans être jamais soi. Une seule coïncidence avec soi, me dit que
je vis toujours dans la présence. Mais la
télévision, c’est tellement efficace pour produire de l’absence ! On peut
toujours me rassurer en me disant que devant la télé, « on vit encore », mais je
sens bien qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette affirmation.
D’ordinaire, quand une personne consacre 15 années de sa vie à une activité, ce
doit être une passion sacrée qui
fait oublier l’effort qu’elle peut lui donner. Ce doit être une aventure de
toute une vie, une création constate et joyeuse. Mais dans ce cas précis, 15 ans
devant la télévision, c’est exactement le contraire. Aucune in-vestissement, du
di-vertissement. Aucune passion, mais un perpétuel oubli de soi dans
l’inactivité. Aucun effort, mais un laisser-aller paresseux et
désœuvré : le
renoncement à toute aventure personnelle, à toute création authentique Quand aux
joies du petit écran, elles sont le plus souvent assez glauques et pitoyables.
On « rigole », on est « gai », mais tout cela est tellement fictif, tellement
loin de la réalité. Tellement loin de la vie.
Alors pourquoi restons-nous scotchés devant l’écran ? Pourquoi tant d’inertie ? Qui n’a pas été pris un jour de l’envie de crier à tu-tête : « mais enfin, éteint la télé, lève-toi et marche ! Ne reste pas là comme un mollusque ! Reprends-toi bon sang ! » Mais il y a cet effet hypnotique des images sur l’écran. Les images de la télévision sont des images de la vie et on en oublie l’image pour la prendre pour la vie. Ce qui n’est qu’une pseudo-réalité devient réalité.
2) D’abord,
il y a les infos. Elles donnent un sentiment d’être constamment au courant de
tout, d’être en prise avec le monde. Un professeur de collège me disait un jour
qu’il avait reçu une maman qui, le plus sérieusement du monde lui disait : « oh,
mais ma fille est très cultivée vous savez, elle regarde beaucoup la télé » !
Dans son esprit, laisser son enfant devant la télé, c’était faire une véritable
œuvre d’éducation. Elle apprenait tout ce qu’il faut apprendre. Elle aurait été
inculte peut être en en allant faire de la danse ou du théâtre ? Elle
absorberait plus d’informations en regardant la télé qu’en lisant un bon livre ?
Mais le problème, c’est justement cette absorption sans distance, sans
intelligence, sans réflexion qui transforme l’individu en éponge mentale.
L’information, c’est l’actualité. L’actualité, c’est, dit Michel Henry, « ce qui
est là maintenant, en cet instant qui retentit en même temps dans le monde
entier, c'est justement ce monde tout entier, la totalité des événements, des
personnes et des choses ». Il est bien vrai qu’à chaque instant la danse
prodigieuse de l’univers se produit sous nos yeux. Les événements cependant ne
fulgurent pas totalement au hasard. Il existe des
corrélations entre tout ce qui
se produit partout sur la Terre. Et je suis, dans ma situation d’expérience,
inséparable de tout ce qui est. Je ne peux pas me couper de tout ce qui arrive.
En un sens, l’actualité est portée par la vérité profonde de l’Etre qui est la non-séparation des
événements. C’est bien ce que je pressens avec l’information
et c’est pourquoi la représentation virtuelle
possède une puissance de séduction incomparable. Elle me renvoie à la
Manifestation du réel, cependant, cette manifestation, qui vient m’interpeller
aux actualités a été soigneusement préparée, comme on dit un plat tout préparé.
Il est impossible de tout dire, et de dire le tout. « Il faut donc choisir.
Qu'est-ce qui dirige ce choix? Sur le tout de la réalité, les médias jettent une
grille: le hold-up de la matinée, les courses à Vincennes et le rapport du
tiercé, la petite phrase de quelque histrion de la politique en tournée, la
hausse du dollar et du pétrole (ou leur baisse), la baisse de l'or (ou sa
hausse), l'interview de la concierge de l'immeuble le plus proche de l'endroit
où le viol de la fillette est supposé avoir eu lieu, l'arrivée de la traversée
de l'Atlantique à la voile, ou l'étape du Tour, la littérature enfin au moment
de la remise des prix, quand elle ressemble elle-même à une course, avec
favoris, outsiders, etc. » (texte)
Ce qui préside au choix de l'information, c’est la logique
même de la télévision en tant que média. Selon cette logique, l’événement doit
être singulier, saisissant et spectaculaire. La bonne info, c’est celle qui peut
produire un choc dans son passage à l’antenne. Du direct, comme en boxe, on dit
un direct du gauche. Il faut qu’elle soit très émotionnelle. Même quand il
s’agit de présenter un événement plutôt neutre, on insistera pour lui donner une
allure fortement émotionnelle. La charge
émotionnelle (video) est en effet une condition
requise pour produire du divertissement et retenir le spectateur. N’oublions pas
l’angoisse du rédacteur en chef, le couperet que constitue l’audimat pour le
journaliste, la course permanente à l’audience. Ce n’est pas, comme nous
pourrions le croire, une question d’excès de zèle de certains journalistes, non,
cela fait partie d’une logique immanente à l’expression télévisuelle. C’est le
système qui finit par dresser les journalistes. Conséquence : le besoin
compulsif de surenchère dans l’effet, tend à rompre l’unité du champ de
conscience, pour la remplacer par l’image dans ce qu’elle a de plus divers et de
pulvérulent. Il faut aller vite et passer d’un événement à l’autre. Ainsi, «
Pris dans le film de leur succession ou de leur juxtaposition sur la page d'un
journal, ces événements présentent un caractère commun: l'incohérence. Considéré
isolément, chacun d'eux se résume à un incident ponctuel. Ni les tenants ni les
aboutissants ne sont donnés avec lui. Tirer le fil de sa causalité, de sa
finalité,
de sa signification, de sa valeur, ce serait penser, comprendre, imaginer,
rendre la vie à elle-même quand il s'agit de l'éliminer. Rien n'entre dans
l'actualité que sous cette double condition de l'incohérence et de la
superficialité, de telle manière que l'actuel est l'insignifiant ».
Ce qui est
projeté à toute vitesse comme information est aussitôt expulsé de toute
réflexion. Autant un documentaire peut être passionnant, quand il prend son
temps pour visiter un sujet, autant l’actualité vide tous les sujets de leur
signification, tout en donnant l’illusion que l’on a compris.
De faire partie de
« ceux qui s’informent », de la tribu de ceux « qui sont au courant de tout ».
Ce qui veut
dire immanquablement de ceux qui ne comprennent rien, parce qu’ils n’ont jamais
réfléchi sérieusement à quoi que ce soit. Sans compter que l’idée même qu’il
pourrait très bien y avoir désinformation et
manipulation ne nous effleure que rarement. De toute façon, le
documentaire qui
pourrait effectuer une mise au point plus complète n’est qu’un alibi culturel :
on sait bien que neuf téléspectateurs sur dix zappent les documentaires pour
aller vers les clips musicaux, les films, la variété (un mot qui en dit
long) ou la publicité. Surtout les plus jeunes. En plus, le soin de l’intelligence
n’est concédé qu’à ceux qui peuvent attendre une heure du matin ! Au prime
time, c’est le tout public et le divertissement à gogo. Le
divertissement
pour les gogos ou les petits soucis de consommation de la ménagère de moins de
cinquante ans. A ce niveau, le problème de la cohérence, on s’en fiche
éperdument, ce qui compte, ce sont les rentrées
publicitaires. Vous vous souvenez. Comment disait-il déjà ? (document) Ah oui, il
s’agit de « vendre à coca-cola un temps de cerveau disponible ». Non seulement
la logique actuelle de la télévision veut qu’elle soit
---------------hypnotique, mais elle
veut aussi et avant tout qu’elle soit commerciale. Elle est l’outil de
conditionnement de masse le plus
puissant que l’homme n’ait jamais inventé (texte). Günter
Anders, en 1956 l’avait déjà
très bien compris, il disait carrément que désormais, il n’était plus utile de
recourir aux grands effets
rhétoriques, comme le faisait Hitler, pour tenir les peuples en respect.
Avec la télévision, la propagande est devenue soft et d’une extraordinaire
efficacité, parce qu’en plus les gens aiment ! Il faut dire qu’on les a dressé
pour qu’ils ne pensent plus à rien d‘autre qu’à ce qui est servi dans le
hamburger de la télévision. Ils peuvent avaler une demi-heure de pub dans un
film sans broncher et en redemander encore. D’ailleurs, à forte dose, on peut se
demander si, ce qu’il leur reste de pensée,
ce ne sont pas des défilés de pub. C’est le sujet habituel de conversation dans
les cours de récré que de réciter des pubs en enfilade. La télévision lessive
tous les jours la pensée personnelle, (document) tout en entretenant l’illusion que l’homme
postmoderne n’est pas comme ces paysans d’autrefois, « arriérés et incultes »,
qui n’avaient pas la télé ! Là, j’ai des doutes sérieux. Je ne sais plus lequel
a le plus de bon sens et de jugement et qui est l’abruti dans cette affaire !
Peut-être pas celui que l’on croit. Peut-on garder les pieds sur Terre et une
indépendance d’esprit quand on est devenu un toxicomane de la télévision ? Qui
est inculte ? Vivre sans télévision, est-ce être arriéré ? Arriéré, cela veut
dire quoi exactement dans ce cas ?
3) Cependant, dira l’objecteur, on ne peut pas nier que la télévision ait fait beaucoup d’efforts pour « être proche des gens », donc de leur réalité… Tout à fait ! Cela s’appelle même la télé-réalité ! Et là, question chewing-gum mental, il y a de quoi s’en mettre sous la dent. Des « vrais » ados qui parlent de leurs « vrais » problèmes qui montrent leurs « vraies » relations sexuelles. Que du « vrai » et en direct. 24/24 si vous voulez. De la réalité « intime » en tranches horaires bien choisies. Intime comme les dessous féminins, les vannes pour dérider la galerie, les clins d’œil des filles devant la glace, les confessions larmoyantes, les coups de geule pour montrer qu’on est un « mec ». On pourrait presque renifler les odeurs de transpiration. Pur jus sociologique. Plus d’in-timité, de l’ex-timité ! Que du dehors et rien que du dehors, mais en images. (texte)
A partir du moment où la réalité se confond avec l’image qui la représente à l’écran, le terrain sur lequel toutes choses prennent une importance se déplace. L’image accroît son empire, justement parce qu’elle n’est pas vue comme une image, mais comme la réalité elle-même. Ainsi, le téléspectateur halluciné, n’a qu’un vœu : passer à la télé ! L’homme postmoderne n’adressera peut-être jamais la parole à la dame qui habite en face, mais si elle passe à la télé, alors cela change tout. Elle aura gagné une importance suprême, elle aura gagné la dignité du « réel ». Auparavant, elle n’était rien, une inconnue. Mais elle est passée à la télé, tout le monde la reconnaît, lui parle et la complimente. La télévision réalise le désir de reconnaissance en distribuant de la célébrité à n’importe qui et pour n’importe quoi, parce qu’elle sait transfigurer le banal en le portant à l’image. La télévision incite à l’exhibitionnisme, en nous persuadant qu’il n’y a d’importance, de valeur, de réalité, que dans ce qui peut être montré devant tous (dans un scoop télévisuel). Ceux qui auront reçu sa bénédiction, pourront ensuite exhiber la cassette 100 fois à leurs proches : cet instant magique où ils se sont sentis exister… parce qu’ils passaient à la télé ! Il n’y a pas de flatterie de l’ego plus puissante que celle-là. Peu de productions techniques sont autant capables de renforcer l’ego que la télévision. La télévision joue à fond sur le registre des aspirations du sujet et elle fabrique en permanence de nouveaux objets d’adoration. Elle invente et décrète aux yeux de tous, elle reproduit la valeur de ce qu’elle ex-pose. La valeur des choses comme celles des personnes -c’est du pareil au même-. La chose est ex-posée dans la lucarne de la télévision comme un objet d’une consommation d’images : les canapés salon, les ouvres boîtes électriques, comme les animateurs et les speakerines. Il est d’ailleurs impossible de démarquer la consommation de la télévision (au supermarché, le journal de la télé est toujours à la caisse). On consomme des objets « vus la télé » (c’est marqué sur la boîte en grosses lettres). Le soir, on consomme des vies « vues à la télé », dont on partage, dans une pamoison quotidienne, les petits pépins et les gros malheurs. Ah les héros de la télé ! (document)
Cela s’appelle du transfert affectif par identification. Nous avons vu qu’Aristote montrait que le théâtre pouvait jouer sur l’identification spontanée du spectateur et effectuer une catharsis des passions. La situation de la télévision est à cet égard très différente. On ne va plus au spectacle, pour sortir au théâtre, c’est le spectacle qui vient à nous et se déverse sur nous de manière continuelle. Non seulement cela, mais il s’est si bien immiscé dans chaque foyer qu’il a finit par médiatiser toutes les relations. Il est si bien rentré dans notre esprit qu’il en est venu à déteindre sur nos vies pour les rendre fantomatiques. Voyez les analyses de Günter Anders sur ce point. Il n’y a pas la dualité entre spectateur/acteur. Le poste de télévision, ce n’est personne, juste un défilé d’images qui absorbent la pensée du sujet, au point de finir par remplacer sa vie intérieure. De la même manière, dans le rêve, le rêveur, plongé dans l’inconscience, s’identifie aux images qui défilent sur l’écran de son esprit. Ce n’est qu’au matin qu’il défait l’identification. Avec la télé allumée quasiment toute la journée, l’identification ne risque pas de se défaire et elle ne peut que se maintenir. C’est en elle que le sujet vivra son rêve éveillé, un rêve qui ne sera pas libérateur, parce que, de toute façon, c’est le rêve d’un autre et que la conscience dans laquelle il se produit est trop passive et somnolente. Aussi a-t-on ici la même ambiguïté que nous notions plus haut, à propos de la catharsis dans le cinéma : l’effet de suggestion inconsciente est très largement dominant et très rares sont les émissions capables d’avoir une puissance d’éveil.
La puissance de la suggestion va avec la dépendance et là, osons le dire franchement, pour des millions d’hommes sur Terre, le rapport à télévision relève très nettement de l’addiction. Si la télévision tombe en panne, si on essaye de l’arrêter un moment, bon nombre de téléspectateurs diront : « c’était l’enfer », « je ne savais plus quoi faire », ou encore : « je tournais comme un lion en cage ». Les symptômes de l’état de manque sont patents et ils ne s’arrêtent que lorsque le sujet peut enfin… revenir s’installer devant la télé. Or c’est le même individu qui dira dans un sondage que la télévision est mauvaise, stupide ou ennuyeuse, et qu’il préfèrerait faire autre chose ! Mais il ne peut plus se passer de la télévision. Comment pouvons-nous à la fois être conscient qu'une chose est mauvaise pour nous et pourtant continuer à la consommer ? Dans la perception lucide d’un danger, la seule action intelligente est de faire un pas sur le côté, où celle de rejeter immédiatement de ce qui est nocif. Saine réaction. Quand nous sommes dans une telle compromission, entre dépendance et rejet, ne peut-on dire que la pensée est devenue névrotique ?
1) Une drogue agit comme un tranquillisant dont l’effet se diffuse après injection, puis s’estompe, en générant un besoin de renouveler la prise. Le système nerveux ayant été accoutumé à un état « tranquillisé » procurant un certain plaisir, le besoin compulsif d’y retourner renaît, l’habitude s’embraye dans le comportement et l’accoutumance s’installe. Plus l’effet tranquillisant se dissipe rapidement, plus la dépendance est vive, parce qu’il faut alors constamment reprendre une dose. On dit d’un sujet qu’il est toxico-dépendant d’un produit :
a) Quand il passe un temps excessivement prolongé sous son influence.
b) Quand il l’utilise plus souvent qu’il n’en n’a réellement l’intention : l’intention consciente est débordée par l’accoutumance inconsciente.
c) Quand le sujet a des moments de semi-lucidité dans lesquels il tente, de manière répétée de réduire sa consommation, mais sans y parvenir. D’où les rechutes successives. Le plus souvent, le sevrage nécessite une cure de désintoxication et un suivi médical.
d) Quand la prise de drogue conduit le sujet à sacrifier de plus en plus sa vie relationnelle, sa famille, le lien social en général et quand elle gangrène aussi son implication dans le travail. Il y a assez d’études sur les effets de la cocaïne, des opiacées de toutes sortes pour nous le montrer.
Sur le
premier point, quatre heures de télévision par jour est un signe qui peut
inquiéter et nul doute que le téléspectateur soit effectivement placé « sous
influence ». Il y a dans le rapport à la télévision un côté perfusion psychique.
Sur le second point là encore, il y a de quoi frémir. Le seul bouton de la
télécommande sur lequel on n’arrive pas à appuyer, c’est le bouton marche/arrêt.
Regarder la télévision parce qu’inconsciemment, on est hypnotisé par l’écran est
chose très banale. Sur le troisième point, il y aurait de quoi en rire, si la
situation n’était pas si grinçante. Le TV-addict vit très mal sa relation
avec la télévision quand il s’agit d’arrêter la consommation plusieurs jours. Il
faut tenter l’expérience chez soi : saboter le décodeur et observer les effets
dans le cercle familial ! C’est là que l’on voit la dépendance, les signes
nerveux et agressifs du manque. Même en vacances, le TV-addict ne
supporte pas de couper le cordon ombilical qui le relie au poste. Il loue une
télé, où se replie des heures durant sur celui de la salle de télévision du
camping ou de l’hôtel ! Il ne peut pas décrocher. En montagne, il passera autant
de temps devant un poste que sur les pistes ! Il ne peut pas s’en passer. Sur le
quatrième point, on peut douter qu’un individu qui laisse absorber quatre heures
par jour de son temps de loisir devant la télé puisse mener une existence
équilibrée à tous points de vue. Il y a nécessairement une incidence sur la vie
de famille, le travail (sur le travail scolaire chez les enfants), les
relations. Un gros consommateur de télévision devient asocial, replié sur
lui-même, indifférent à tout, coupé de tout rapport avec la Nature, porté à un
mode de vie larvaire et artificiel. A y regarder de près, le
sacrifice humain
que l’addiction télévisuelle impose est énorme. (doc) Le problème, c’est que nous ne
voulons pas regarder cela de près, parce que la télévision est tellement ancrée
dans nos mœurs qu’à elle seule, elle est emblématique de notre époque. Comme
nous voyons tout à travers la télévision, nous ne voyons rien de notre
attitude à son égard. Nous ne voyons pas ce qu’il en est de notre vécu
conscient. Nous vivons dans un monde où il y a deux sortes de personnes : ceux
qui ont la télé, et ceux qui auraient préférés ne pas l’avoir ! Ces derniers,
dans leur for intérieur, pensent, quitte à choisir, qu’il aurait mieux valu
qu’elle n’existe pas ! Mais ce sont eux qui vivent le plus mal, parce que,
devant la télévision, ils sont pris dans la dualité amour/haine et non pas
libres. Pour eux la fascination de l’écran est mêlée de honte, mais l’emprise
est forte et la compromission patente. Si nous pouvions, ne serait-ce qu’un
moment, entrer dans la position du témoin impartial
et regarder la manière dont
nous vivons dans cette relation à la télévision, nous serions atterrés.
La télévision se range dans la catégorie des drogues dures dont l’effet est rapide, mais s’estompe rapidement. Chez un sujet pris d’addiction, le téléviseur éteint donne déjà une sensation d’angoisse, la sensation d’être moins détendu. Il a l’horreur du vide que la télévision remplit d’ordinaire en permanence avec des images et du bruit. Il ne supporte pas le silence, parce que le silence le renverrait immédiatement à lui-même. Aussi, après un court sevrage, une fois la télévision rallumée, il va compenser, il aura tendance à la regarder davantage pour retrouver un certain bien-être. Dans sa pensée, le bien-être va se trouver nécessairement lié à cette seule cause. Ce qui forme un cercle vicieux implacable. Un esprit sous « tranquillisant » n’est jamais véritablement en paix. La paix intérieure, la paix réelle n’a rien à voir avec le fait de mettre artificiellement l’esprit sous tranquillisant en dessous du seuil de la pensée habituelle. La paix véritable n’est pas une régression dans la subconscience, mais l’accès à une conscience à la fois plus large et plus élevée. Un esprit en paix n’a pas besoin de tranquillisants.
Nous n’avons pas besoin d’études scientifiques pour comprendre que la télévision agit comme une drogue. Il suffit de s’éveiller et d’observer autour de soi. La maladie est si répandue, que pour celui qui saura ouvrir les yeux, l’horreur de la situation paraîtra indicible. La seule question qui se posera alors, est celle du personnage du médecin dans La Belle verte de Colline Serreau, quand il prend le poste de télé devant lequel son fils était scotché et va le mettre sur le trottoir en disant : « Mais comment ai-je pu laisser faire cela ? » Personne ne s’est jamais demandé pourquoi, dans notre société, le vocabulaire de la drogue était si présent. Les animateurs des émissions dites « culturelles » sont étonnamment très complaisants sur la question. La réponse évidente, c’est qu’avec la télévision, on sait pertinemment ce qu’est la fuite dans un paradis artificiel, le manque et la dépendance, le malaise d’être à côté de sa vie, de n’avoir d’autre issue que de chercher une compensation dans la marge, la sensation que le monde extérieur est de plus en plus étranger et hostile, la difficulté du sevrage etc. En se shootant avec la télévision, on partage la condition de drogué et donc son langage. Personne n’ose le dire en toute franchise, alors qu’en reconnaissant nos propres dépendances, nous pourrions ouvrir les bras et comprendre ces paumés de la postmodernité que nous appelons avec mépris les « drogués ». Nous sommes collectivement des frères pitoyables égarés dans une même errance.
2) Et
puisque nous y sommes, voyons donc de près ce que nous « faisons » en
laissant faire et
d’abord ce qu’il advient de nos enfants devant
la télévision. En premier lieu, cela fait un bon nombre d’années que nous faisons des
économies en n’employant plus guère de nounou. La télévision la remplace. Au
lieu de mettre les "gosses" à la garderie, mettez-les devant la télé et
vous aurez une paix royale ! Ils seront « tranquilles » d’abord la bouche
ouverte devant les dessins animés, puis devant toutes sortes de séries TV. Le
conditionnement commence donc très tôt, à très fortes doses et dans la plus
parfaite inconscience. La télévision qu’on le veuille ou non, est notre bivouac,
notre séjour social ; on laisse les enfants regarder n’importe quoi, parce que
le média lui-même est familier, au sens où c’est lui qui créer la
familiarité postmoderne. L’idée de devoir faire attention à ce que les
enfants regardent n’a rien de spontanée, elle prend à rebrousse-poil le
laisser-faire et le laisser-aller du rapport habituel à la télévision. Et ce
rapport est non seulement habituel, mais familier au sens où c’est la télévision
qui diffuse l’opinion commune, le prêt à penser. A la télé, on pense pour moi.
Si une chose est vraie, c’est toujours « parce qu’on l’a dit à la télé » ! Dans
la mesure où, comme l’immense majorité des hommes, je ne pense pas par moi-même,
évidemment, c’est la télévision qui prend le relais et pense pour moi. On peut
arrêter de lire à trente ans, mais on regarde la télé toute sa vie ! Alors
confier ses enfants à la télévision, cela va de soi. C’est aussi une bonne
manière de s’en débarrasser pour faire autre chose. C’est bien connu, l’homme
postmoderne, il court toujours, il n’a pas le temps, donc pas de temps à
consacrer à ses enfants. Heureusement qu’il y a la télé ! C’est elle qui
récupère tout le relationnel. 15 heures par semaine au minimum.
C’est elle qui va faire leur éducation à la place des parents et de l’école. Elle leur montre en pleine figure une image du monde sous la forme de la violence et comme à cet âge, ils sont très vulnérables, on est sûr qu’ils en seront bien imprégnés. Le plus bizarre, c’est qu’il y des gens pour croire que cela n’a pas d’influence sur leur comportement ! On commande même des études scientifiques pour le prouver. Pourtant, une petite fille qui assiste quotidiennement à des scènes de meurtre, de viol, à droit à une continuelle sollicitation artificielle de la peur. Je ne vois pas comment elle pourrait ne pas en devenir plus craintive à l’égard du monde. Il est vrai que le seul fait de labourer en permanence le champ de conscience avec de la violence en image, induit inévitablement une désensibilisation progressive. On s’habitue à tout, « on en a vu d’autres », et puis dans les dessins animés, la violence est présentée sous un jour comique. La violence, c’est fun. On ne voit jamais le lien réel entre un acte et ses conséquences. Tout est en surface, dans le spectacle. Je suppose qu’il est bon que l’enfant ne soit jamais exposé aux conséquences réelles de ses actes, pour qu’il puisse agir dans la vie, comme les héros à la télé, sans le moindre soupçon de conscience morale. Je suppose aussi qu’il faut croire ceux qui disent que le comportement agressif des jeunes enfants n’a aucun rapport avec ce qu’ils regardent à la télévision. (texte) Après 15 heures de dressage, ils ressortent de là nickel, sans la moindre trace. Pour eux l’inconscient n’existe pas et le passage à l’acte non plus ! On peut aussi supposer que la violence qu’ils découvrent aux actualités ne les touche pas -ils doivent la confondre avec celle des séries TV. Je suppose aussi qu’il ne doit pas être très important de leur apprendre à différentier la violence réelle de la violence fictive.
Et puis la télé, elle présente le sexe comme « rigolo », elle montre en permanence que le principal intérêt des hommes est en dessous de la ceinture, que l’usage de la séduction des femmes et leur pouvoir vient aussi de là. Entre les émissions qui sont des incitations directes ou indirectes et celles dans lesquelles les problèmes sexuels pourraient être abordés de façon intelligente, il n’y a pas vraiment d’équilibre. En fait, le contenu sexuel est livré tel quel, sans être jamais abordé de manière adéquate. Les études les plus sérieuses du rapport entre le sexe et la télévision montrent que trois émissions sur quatre, aux heures de prime time, contiennent des références sexuelles. Les soap opera, les comédies de situation remportent haut la palme : 84 % ont un contenu sexuel. Or une seule sur dix fait référence aux rapports sexuels protégés ou aux risques et responsabilités liés au sexe ! Et on peut s’attendre à ce chiffre, dans les émissions où des adolescents sont présents, seulement 17 % comportent des messages sur les rapports sexuels responsables. Là aussi, puisque nous laissons faire, je suppose que nous devons avoir de bonne raison, par exemple celle de penser que cela n’a aucun effet sur l’enfant. Un spectacle malsain cela n’existe pas. La télévision stupide et malpropre, ce n’est qu’un pur concept et non une réalité !
Ceux qui se
frottent les mains dans cette affaire, ce sont les fabricants des paquets de
céréales et de sucreries, car alors là, on consomme massivement. La position
passive et hypnotique du spectateur est idéale pour placer une incitation à
grignoter sous la forme de messages publicitaires. Alors, pendant les spots
publicitaires, on va chercher dans la cuisine des crackers, des bonbons, des
barres de chocolat etc. Le salon télé est une dégustation permanente. Selon la
Fondation des maladies du cœur du Canada, il paraît qu’un enfant sur quatre, âgé
de sept à douze ans, souffre d'obésité. Il n’y a certainement pas de rapport.
C’est un pur hasard si la majorité des publicités alimentaires diffusées au
cours d'émissions pour enfants vantent le repas-minute, les friandises et les
céréales sucrées. C’est assez curieux, mais les messages d'aliments sains ne
constituent que 4 % des publicités présentées ! On ne va tout de même pas oser
dire que la télévision, en faisant une promotion continuelle de camelote
alimentaire contribue à l’obésité ! Les pédiatres doivent se tromper. Je suppose
que les énormes sommes d’argent qui sont investies dans les
publicités ne visent
qu’à « divertir » et ne sont aucunement là pour influencer le comportement des
consommateurs et en particulier surtout celui des enfants. Mais les publicistes
eux ne sont pas idiots : ils savent que c’est l’enfant qui au supermarché va
mettre les paquets de sucrerie dans le caddie, qui va insister pour faire
acheter la pizza dont la publicité passe constamment à la télé. Et comme la
télévision encourage un mode de vie passif et sédentaire, il est évident que
l’énergie des céréales, il ne va pas la libérer dans le sport ! Chacun sait que
la pratique du sport procure un regain de vitalité. Mais avec la télé,
l’adolescent peut éviter de faire usage de sa vitalité et devenir apathique.
Alors que devient la nourriture absorbée ? Elle fait du gras.
Le pire pour la fin. Comment voulez-vous qu’un adolescent qui passe 15 ou 20 heures par semaine devant la télé puisse encore trouver du temps pour étudier ? (et je laisse de côté la console de jeu, les heures de chat-room sur l’ordinateur, les parties en réseau etc.) Dans la plupart des foyers, il liquide ses devoirs en rentrant de l’école à la va-vite, pour se planter devant la télé et il remet ça en famille après le repas. Entre un livre et la sollicitation facile de la télévision, le choix est vite fait. On ne voit pas comment nous pourrions lui demander une passion et une lucidité que ses parents n’ont pas. Quand, avachis sur le canapé, en face de la télé, ils disent : « alors, tu as fait tes devoirs ?», sont-ils vraiment crédibles ? Les enfants imitent leurs parents. Comment s’étonner après des résultats scolaires ? Si seulement nous pouvions récupérer un peu de ce temps. Il n’en faut pas beaucoup pour dire adieu à l’échec scolaire, mais il y a des choix à faire. Quand un enfant est en difficulté, c’est les études ou la télé, mais pas les deux. Cessons donc de nous leurrer et de nous payer de mots. La télévision est directement responsable de la déculturation actuelle et de l’analphabétisation rampante de nos sociétés. Celui qui dira le contraire est un inconscient ou un cynique. (texte) On a beau jeu d’accuser l’institution scolaire, de lui demander une partie de la journée patiemment de construire, ce que le mode de vie s’attache le reste du temps à déconstruire. L’essence même du processus de l’éducation, l’écoute attentive où l’intelligence se tient en éveil est sabotée tous les soirs par la télévision, dans le conditionnement à l’attention flottante. Un adolescent TV-addict n’arrive plus à maintenir son attention, et en conséquence, il ne s’intéresse plus à rien. Il voudrait zapper les cours, comme il zappe les émissions télé. Il n’a pas la patience de lire et aucun enthousiasme pour l’étude. Comme on l’écrit souvent dans les feuilles scolaires « élève démotivé » ! Mais pourquoi ? J’ai trouvé un jour une petite fille en primaire pour me dire tout à fait sérieusement : « moi, plus tard, je veux être regardeuse de télé !» et elle ne comprenait pas que cela ne faisait pas un « métier ». Il n’est pas sûr qu’elle change d’avis si rien n’est fait pour lui ouvrir d’autres horizons. Elle a déjà une conscience d’adulte postmoderne ! A moins que la conscience postmoderne ne soit infantile, auquel cas, il est bien sûr aisé à un enfant de s’y identifier et de s’y plaire (texte).
Cette
conscience dans laquelle, le regard hébété, tous sont plongés, quelle
est-elle ? Günter Anders répond : la matrice. (texte)
(dossier) Désormais, l‘empire de la conscience collective sur la conscience individuelle
se réalise de manière de plus en plus concrète, car, grâce aux moyens des média,
le collectif préforme par avance la pensée. Selon Günter Anders, cette extension
n’est rien d’autre que celle de la consommation.
Ainsi, « il est inutile de distinguer un état initial où le consommateur serait
une sorte de table rase et un processus
par lequel l'image du monde serait
ensuite imprimée sur ce disque vierge. L'esprit du consommateur est toujours
déjà préformé; il est toujours déjà prêt à être modelé, à recevoir les
impressions de la matrice; il correspond toujours plus ou moins à la forme qu'on
lui imprime. Toute âme individuelle reçoit la matrice, un peu comme si un
motif convexe imprimait en elle son image concave. Le moule de la matrice ne
l'impressionne plus beaucoup; il n'a d'ailleurs plus besoin de le faire, puisque
l'âme est déjà à sa mesure ». Nulle part le formatage de l’esprit par la matrice
du collectif ne s’accomplit aussi librement et avec une telle puissance qu’à la
télévision. La télévision est faite pour la consommation, la consommation
réplique son empire par le biais de la télévision et produit la pensée
minimaliste de celui qui sera en ce monde consommateur et rien d’autre. La
relation de l’homme au monde virtualisé par la
télévision doit pour cela demeurer dans le film des images et rester
fantomatique. Ce qui veut dire ? Ce monde, qui se
superpose constamment à notre regard, « quand il vient à nous seulement en tant
qu'image, il est à la fois présent et absent, c'est à dire fantomatique». (texte)
Nous avons tous pensé un jour, sur le mode de l’humour, que l’hypnose de la
télévision, cela transformait l’individu en une sorte de zombie. En terme de
conscience, l’image n’est pas fausse. Elle prend même un sens quand nous
comprenons qu’il y a un support de cette condition dans la virtualisation
perpétuelle de la réalité et sa matrice collective. Cependant, la condition
d’ombre errante dans le monde est elle concrètement bien réelle. « Le
va-et-vient entre l'homme et son monde, entre la réalité et le consommateur, va
d'une impression à une autre puisqu'ils sont l'un et l'autre conditionnés par une
matrice. C'est un mouvement extrêmement fantomatique puisque des fantômes y ont
affaire à des fantômes (eux-mêmes produits par d'autres fantômes). On ne peut
pourtant pas dire que son caractère fantomatique rende la vie irréelle. Elle
est même au contraire effroyablement réelle. Oui réellement effroyable".
* *
*
Nous avons montré précédemment que la technique forme nécessairement un système. Il était important par ailleurs de comprendre que la quatrième dimension virtuelle produite par la technique possédait une certaine autonomie de développement. L’étape suivante devait être de montrer que la logique même de la télévision réalisait concrètement son empire. Ainsi, l’idée d’une matrice de la pensée collective, manifestée dans ce Léviathan virtuel qu’est le système de la télévision commence à prendre sérieusement un sens et n’est pas seulement une spéculation hardie de la science fiction. La télévision est un tranquillisant collectif et outil de manipulation. Elle entretient un ronronnement mental qui dispense de penser, mais permet de dormir dans des opinions convenues. (texte) Quand nous aurons compris à quel point son usage a été toxique, nous aurons la même réaction de rejet qu’à l’égard de la publicité. Peut être qu’une sainte colère nous poussera au boycott. Qui sait, peut être qu’un jour nous aurons l’idée d’en assigner les responsables au tribunal des crimes contre l’humanité! Il y aurait des raisons sérieuses.
Cependant, ce que nous ne devons jamais oublier, c’est qu’un monde, même hallucinatoire, n’existe que pour un sujet. C’est parce que je suis qu’une manifestation illusoire peut se produire devant moi. Il ne tient qu’à moi de ne pas m’y perdre. Il ne tient qu’à moi de défaire l’identification et de rompre l’illusion. D’éteindre la télévision ou de jeter le décodeur. De planter là la télévision pour partir en sifflotant. La présence consciente d’elle-même est plus puissante que toute illusion. C’est elle qui nous fait sentir que nous sommes libres et libre de recréer à neuf un monde différent des soap operas. Un monde vivant de rapports humains réels et chaleureux.
* *
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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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