Leçon 89.   Raison et folie    

    Nous nous servons dans le langage courant du terme « fou » à tort et à travers. Le « fou » peut désigner celui qui joue l’excentricité : « tu es fou ! ». Le fou, c’est celui qui n’est pas « normal ». Le fou renvoie à des exemples extrêmement différents, tels la folie de Nietzsche, la folie de Van Gogh, la folie de Gérard de Nerval, d’Hitler ou de Staline. Et sans transition, on peut aussi employer le terme dans un contexte religieux : « la folie de la croix » des chrétiens, ou dans un contexte artistique, telle la folie inspirée dont parle Platon qui donne au poète une parenté avec l’augure ou la pythie de Delphes.

    Devant une telle polysémie, on peut se demander si le concept de folie a vraiment un sens. Le concept de folie n’est pas un concept scientifique et la psychiatrie se garde bien de l’utiliser. Ce n’est ni un terme qui enveloppe tous les troubles mentaux, ni une maladie mentale spécifique. La psychiatrie préfère en rester à l’identification de trouble mentaux précis tel la dépression, la schizophrénie, la paranoïa, les troubles obsessionnels compulsifs etc. La psychanalyse s’en méfie aussi, et elle donne à ses concepts fondamentaux de névrose et de psychose un contenu précis.

    La question est donc de savoir de quel point de vue peut-on parler de folie. Est-ce un point de vue moral ? La folie est-elle une déviance ? Est-ce par opposition à l’ordre de la raison ? Le fou est-il celui qui déraisonne ? La raison peut-elle comprendre la folie ?

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A. Folie et déviance

    La première hypothèse que nous devons examiner pourrait se formuler dans cette équation simple : folie=déviance. Ce qui est sous-entendu dans cette formule, c’est que l’homme normal, lui, se comporte suivant une règle admissible, droite au regard du sens commun, tandis que le fou dévie de la règle, le fou a un comportement inadmissible. L’état normal se traduit par une bonne sociabilité, voire même par le conformisme et l’état de folie rend le sujet incapable de s’insérer dans la société, de s’y adapter, de se conformer à la règle commune. La folie serait une forme extrême d’inadaptation de l’être humain. (texte)

    1) Le problème, c’est qu’alors il ne peut pas y avoir de norme de la folie à portée universelle, la norme étant propre à une culture donnée, le conformisme social varie d’une culture à une autre. Le comportement du sadhu indien qui fait une ascèse terrible pour trouver Dieu ne choque pas un indien. En occident le sadhu serait aussitôt enfermé comme malade mental. Inversement, l’indien traditionnel, apprenant de quelle manière vit un occidental dira aisément « ils sont fous  ces occidentaux ». En général, les expériences mystiques sont bien acceptées dans la culture indienne, les mêmes expériences sont immédiatement classées dans la pathologie mentale en occident. De même, il assez courant que l’indien qui voyage dans les Himalayas ait assisté à des manifestations de siddhis, de pouvoirs, chez des yogis, ce qui dans notre culture passe tout de suite pour supercherie, comme on taxerait de fou celui qui oserait y croire. Les pratiques de transe des chamanes traditionnels, servant à délivrer un malade, sont en occident apparentées à des délires. De même, on a aussi parfois assimilé les danses traditionnelles africaines à des délires collectifs. Obélix dans la série des Astérix, exprime ce point de vue : « ils sont fous ces bretons ! », « ils sont fous ces romains » !! Bref, avec ce genre de raisonnement, c’est toujours l’autre qui est fou parce qu’il n’entre pas dans la norme et c’est toujours moi qui suis sain d’esprit et en possession de la raison du normal.

    ---------------Soyons net. Mettons de côté la relativité des cultures. A la rigueur, définir la santé mentale par le conformisme ne poserait aucun problème si la société était elle-même globalement équilibrée et saine d’esprit. Mais si ce n’était pas du tout le cas ? Se conformer à un monde lui-même chaotique et insensé, cela a-t-il vraiment un sens ? A-t-on plus de raison à vouloir se conformer à la folie du monde qu’a vouloir s’en distinguer ? De toute manière, comme le dit Diderot : «Il y a moins d'inconvénients à être fou avec des fous, qu'à être sage tout seul.»

    Si la société est profondément malade psychologiquement, vouloir opérer la rééducation du fou, c’est vouloir le conformer à une vision chaotique et certainement pas l’aider. (texte) C’est lui imposer la définition du fou. Plus grave, si la représentation du monde que notre société propose est le principe de réalité, il va de soi que toute représentation différente risque fort d’être considérée comme « irréelle », voire « folle », ou « insensée ». Ronald Laing, le fondateur de l’antipsychiatrie, part de cette remise en question. Il est tout à fait possible de laisser de côté le principe de réalité d’ordre seulement social pour être beaucoup plus ouvert à la pensée de celui que l’on dénomme « fou ». Selon Laing, le malade mental est dans son angoisse conduit à monter des stratégies spéciales qu’il invente pour survivre dans des conditions impossibles. Il est très important de prêter attention au sens de son discours, sans le condamner par avance, sous prétexte qu’il n’est pas dans la norme de notre principe social de réalité. (texte)

    Cette démarche amène Laing à un changement radical de perspective, qui implique en particulier de voir la folie comme une réponse sensée à un environnement social fou ! Le comportement du fou n’est certes pas conforme, mais cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas de sens. Ce qu’il fait, de manière fixe et répétitive, c’est accomplir une stratégie qui estla seule manière pour lui de résoudre les contradictions qu’il rencontre. Peut-être a-t-il vu de trop prêt une contradiction et cherche-t-il, de manière maladroite et désespérée à s’en protéger. Dans ces conditions, il y a une différence entre ceux qui sont « normalement » aliénés, qui sont considérés comme sains d’esprit et ceux qui se démarquent par rapport à l’aliénation dominante qui sont alors qualifiés de « fous » par la conscience commune.

    Ronald Laing en arrive à des conclusions terribles :

    « Un enfant qui naît, aujourd’hui, en Grande-Bretagne, a dix fois plus de change d’être admis dans une institution psychiatrique qu’à l’université… On peut considérer cela comme indication du fait que nous rendons nos enfants fous de façon plus efficace que nous ne les éduquons. Peut-être est-ce d’ailleurs notre manière de les éduquer qui les rend fous ».

    L’homme postmoderne est soumis à une telle pression psychologique, qu’il ne faut alors pas s’étonner qu’il ne puisse pas en assumer le stress. Les esprits les plus faibles sont broyés et vont grossir la foule des « déviants » dont la société elle-même ne veut pas et qu’elle tend à contrôler ou incarcérer. C’est la société qui véhicule les tensions, c’est la société qui engendre l’anxiété qui conduit à un comportement psychotique et c’est aussi elle qui fixe les règles de ce qui est considéré comme « sain ». Dans notre culture occidentale, le conditionnement culturel martèle que pour exister, il faut être reconnu, il faut mener une vie active, une vie axée sur l’ego, il faut être compétitif, avoir un souci exclusif de la réussite sociale, des réussites matérielles. Il faut savoir tirer les erreurs de son passé, il faut s’inquiéter de son futur et y travailler sans relâche. La vie est une lutte, mais c’est une poursuite qui promet comme récompense, la satisfaction du loisir et une retraite confortable ! Sinon. Sinon vous ne serez rien, vous serez un raté. Et comme la compétition est rude, que tout le monde n’est pas également équipé pour y triompher, alors la société elle-même engendre les laissés pour compte, les exclus, tous ceux qui rejoignent la marge et ne sont pas normaux. Le peuple des « fous », fou dans cette souffrance qui n’est que la conséquence de la folie du monde.

    2) Cependant « le peuple des fous » n’a pas toujours été considéré de la même manière. Comme le montre Michel Foucault dans L’Histoire de la Folie à l’Age classique, le statut social du fou diffère entre le Moyen-âge et l’avènement de la Modernité. Si au Moyen Age, la société isolait les lépreux,, ce n’est qu’à partir de la modernité (Michel Foucault emploie l’expression « l'âge classique »), qu'elle se met à enfermer les fous. Entre les deux, c’est la souveraineté de la raison, à travers son empire comme techno-science, qui a été posée. Foucault remarque que la folie est très présente dans l’art du Moyen Age. Dans les tableaux de Bosch, La Nef des fous, ou de Breughel, le fou est une évocation de la condition passagère de l’homme sur terre. Il représente la part obscure de l’humain, celle qui a parti liée avec les forces du mal et des ténèbres. C’est la folie tragique dont l’essence ne se comprend que d’un point de vue religieux. Le fou est le réprouvé de Dieu qui consomme dans sa folie la faute et le péché Cela n’empêche pas pour autant que la folie ait aussi un statut philosophique, celui d’un défi à la raison. Chez Érasme, dans son Éloge de la folie, la folie entre en dialogue avec la raison, dialogue qui est en fait le point d’appui d’une critique qui dénonce les prétentions humaines et les illusions de pouvoir des hommes. C’est la folie apprivoisée.

    C’est au XVII° siècle, au moment même où l’empire de la raison scientifique va s’étendre, que, selon Michel Foucault, un tournant est marqué. Le fou est alors de plus en rejeté, tenu à l'écart, parce qu’il représente l’autre de la raison dont la raison ne veut pas. Foucault en veut pour preuve la manière dont Descartes se sert de l’argument du fou dans les Méditations métaphysique. Au début de la première méditation, en poussant le doute méthodique jusqu’à mettre en cause la réalité du corps, Descartes rejette immédiatement son audace au nom de la folie : « Mais quoi ? Ce sont des fous et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple ». Il est intéressant de noter que Montaigne lui, qui envisageait très sérieusement le même argument, ne procédait pas à ce rejet. Il admettait la possibilité d’une pensée hantée par la déraison, ce que – selon Michel Foucault - Descartes ne fait pas. Descartes pose la dualité raison/folie, de sorte que la folie apparaît dans une altérité complète par rapport à la raison. Foucault nous conduit donc vers une hypothèse : c’est le développement systématique de la raison, son développement quasiment totalitaire, qui entraîne à sa suite le processus qui va conduire à la logique de l’enfermement. Il s’agit pour l’ordre de la raison de corriger ce qui est une aberration, ce qui ne devrait pas être. Dans cette logique, dès le XVII° siècle, on enfermera les insensés mais, et par la même logique, les pauvres, les oisifs, les vénériens, les vagabonds, les débauchés etc. Le fou fait partie de ceux qu'il s'agit de « corriger », car il est par excellence la figure de l’autre de la raison. C’est pour cela, estime Foucault, que le fou se voit privé de la parole que le Moyen Age lui avait donnée, le Moyen Age qui avait ses fêtes des fous, sa littérature et sa peinture de la folie. On enferme donc les fous qui dérangent l'ordre établi. Voyez Histoire de la folie à l'âge classique. Mais qu’est-ce alors que cette raison en tant qu’autre de la folie ? Une norme sociale, ce que la culture de la modernité reconnaît comme étant conforme à un ordre raisonnable du monde. Dans la vision de Foucault, la raison apparaît en réalité comme une norme sociale tyrannique dont l’application nécessaire en tant que système est policière. La raison est au principe même de l’arraisonnement du déviant. Il faudra donc parquer derrière des grilles, comme dans une ménagerie, ces fous que l’on ne comprend pas et que l’on cherche surtout à domestiquer. La folie est un scandale qui sert à l’édification des gens sains. L’homme raisonnable seul est humain. (texte) Le fou choisi de régresser dans l’animalité. On peut donc exhiber ce scandale derrière des grilles pour s’en détourner.

    Avec la naissance de la psychiatrie, le fou devient un objet d’investigation, la folie un objet de science. Mais justement, paradoxalement, cherchant domestiquer la folie, la raison s'interdit de la comprendre. Le fou est désormais parqué et délivré de ses chaînes, mais il est alors asservi au regard savant du médecin. De la bête dangereuse du Moyen âge, du réprouvé de Dieu, il est devenu une sorte d’enfant sous tutelle. Privé de raison. L'avènement du rationalisme moderne a réussi à mettre la folie hors jeu et le savoir psychiatrique a structuré dans le même temps son objet, sans voir dans la pensée elle-même – et non pas hors d’elle - le jeu trouble de la folie. Cf. Naissance de la clinique.

    Or, dans la modernité, si la raison est "normative", si elle définit un ordre du raisonnable et qu’en même temps elle devient le fondement d’une culture, la culture occidentale, elle est à même de poser ce qui est « humain » et de rejeter dans l’inhumain ce qui n’entre pas dans ses normes. Au fond toutes les autres formes de culture. Mais justement, de ce point de vue, la folie n’existe que dans une société et par rapport elle, elle est un fait de culture et elle est seulement un fait de culture. Mais d'un autre côté, la modernité a bien perdu de son pouvoir. Nous sommes aux temps de la postmodernité, et la postmodernité est habituée au relativisme complet. De ce point de vue la folie est facilement admise dans la différence sociale?

B. Raison et déraison

    Est-il possible d’aller au-delà de cette relativité ? Peut-on penser l’équation folie=déraison sans supposer implicitement une norme sociale du rationnel ? Avons-nous un sens de la folie qui ne tient pas à la comparaison avec une norme sociale de ce qui est supposé rationnel ?

    1) Cette question est assez bien posée dans le scénario d’un film tout à fait remarquable, K-pax. (document) Le personnage central apparaît au tout début comme magiquement dans une gare et se trouve mêlé à une rixe, alors qu’un sac à main a été volé. Au policier qui l’interroge sur son identité il répond : « je ne viens pas de votre planète, je viens de K-pax. ». Evidemment, (l’évidence posée par la comparaison avec la norme sociale) il est reconduit à un hôpital et remis entre les mains d’un psychiatre. Pour le policier, pour le psychiatre, cet homme délire, il faut le soigner. Mettons de côté la norme sociale. Disons que le fou se reconnaît à ce qu’il déraisonne. Seulement, si on considère la folie comme une déraison, il faut qu’elle se manifeste par un discours incohérent. Or les propos du « k-paxien » en question, sont tout à fait sensés, très cohérents et précis, y compris dans la précision mathématique quand on lui demande où se situe sa planète. Le psychiatre, partant de l’idée que cet homme doit délirer, cherche une faille, il est très intrigué. Il cherche à diagnostiquer un trouble mental. Il va donc l’entraîner dans l’hypnose pour remonter à un événement traumatisant qui lui permettrait de valider son hypothèse : cet homme est fou, il a bâti un délire pour certaines raisons. Et il trouve en effet dans le passé un traumatisme et une identité de cet homme. Dès lors le spectateur est laissé dans le doute. Ou bien il choisi la voie de la norme sociale, en suivant la piste du psychiatre, tout en laissant complètement dans l’ombre tout ce qui est troublant de cohérence dans le discours du « fou » qui ne déraisonne pas. Ou bien le spectateur porte son attention sur le discours du « k-paxien », en le regardant comme sensé, mais alors il doit entièrement revoir la cohérence habituelle du « normal ». Ce qui impose une remise en question difficile, parce qu’alors il s’avère que la cohérence habituelle est fausse. Ce n’est pas la vraie cohérence du réel. La première interprétation sera socialement admissible, mais la seconde de l’est plus.

    Si nous accordons au fou la parole, sans le condamner par avance, en mesurant ce qu’il dit à notre principe de réalité fondé sur le consensus de notre culture, il est tout à fait possible que nous nous trouvions devant une vision cohérente qui ait du sens et qui soit surtout très instructive.

    La confusion que nous entretenons ainsi repose sur une erreur fondamentale. Contrairement à ce que nous avons cru à partir du XVII ème siècle, la raison n’a pas de contenu dogmatique. La raison n’est pas un contenu scientifique précis, mais plutôt une mise en forme et une recherche. Or, La raison en laquelle le positivisme a voulu voir une sorte d'autorité quasi-religieuse, a trop souvent pris la forme d’un équivalent idéologique du Dogme de l’Eglise. Il faudrait croire dans un système de principes et de lois admis par consensus pour être rationnel, comme le fidèle admet les articles de la Foi pour être chrétien. Ce type de soit-disant rationalisme est dogmatique et purement idéologique. La raison, si on la dégage de toute idéologie, est seulement la faculté de raisonner, elle est essentiellement ce par quoi l’intellect opère des raisonnements. Et c’est tout. La principale règle à laquelle le raisonnement est intrinsèquement tenu est sa cohérence formelle. De même, la principale règle à l’égard de quoi le jugement est tenu est qu’il décrive une expérience possible.

   Pourquoi donc l’homme qui déraisonne nous inquiète-t-il ? Est-ce vraiment parce qu’il évoque un « autre monde » que celui dans lequel nous nous situons ? Autre que celui de la « raison » ?

    Non. C’est surtout parce qu’il a perdu le contrôle rationnel sur la pensée. 1) parce qu’il tient des propos incohérents : il dit une chose, puis le contraire, il revient sur ce qu’il a dit, il dit autre chose, il s’égare dans les méandres de sa pensée : il est en pleine confusion. L’incohérence de la pensée engendre l’incohérence du comportement et c’est cela même que nous décelons chez le fou. Voltaire dit à ce titre « Qu'est-ce que la folie? C'est d'avoir des pensées incohérentes et la conduite de même ».

    Ou bien 2), ce qui est beaucoup plus inquiétant, il déraisonne par ce qu’il organise une fausse cohérence qui repose sur une fixation mentale. Le paranoïaque en ce sens raisonne, il raisonne beaucoup, il raisonne même à l’excès, à partir d’une angoisse fixée sur une émotion, la peur d’être victime d’un complot. Il tisse un raisonnement autour de la croyance selon laquelle tout le monde lui en veut et il en recherche partout des confirmations… Qu’il trouve toujours ! Et c’est ce qui est inquiétant, l’esprit qui semble tourner en rond enfermé dans sa propre représentation. Ce qui nous inquiète alors chez l’homme qui déraisonne, c’est la construction mentale d’une illusion dans laquelle l’esprit vient s’enfermer et dont il ne sort plus.

    Pourtant, à y regarder de près, ce n’est pas là un processus qui devrait être source d’inquiétude, car, après tout, il se produit chaque nuit dans nos rêves. La pensée incohérente ne fait pas mystère, nous la trouvons dans la représentation onirique. De même, la fausse cohérence des constructions mentales, dans une élaboration systématique reposant sur une fixation émotionnelle, nous la trouvons aussi dans le rêve. Si la folie ne tenait qu’à la production imaginaire, elle serait sans conséquence. Pascal qualifie bien l’imagination de « folle du logis ». Seulement l’imagination en soi n’est ni vraie, ni fausse. Elle représente de l’irréel. Elle ne devient nuisible que lorsqu’elle se substitue au réel.

    ---------------2) Et voilà le vrai problème. : le fou est un rêveur qui ne revient plus dans l’état de veille, qui continue de rêver et reste sous l’emprise de ses propres constructions mentales. C’est sur ce point que Jacques Derrida fonde sa réponse à M. Foucault dans L’Ecriture et la Différence. Le drame, c’est qu’on peut s’éveiller d’un songe, mais qu’on ne sort pas de la folie, car on y est enfermé. Le vrai danger pour la raison, ce n’est pas l’existence de la folie chez quelques uns des hommes que la société identifie comme les « insensés » et qu’elle enferme. Le vrai danger n’est pas dans la figure d’un autre, hors de soi, le fou. Le péril de la raison est bien plus proche, il est d’être enfermé dans une pensée qui s’est entièrement substitué au réel. Et cette possibilité, loin d’être étrangère à l’homme sain d’esprit, lui est bien au contraire très intime. La menace qui pèse contre la raison tient déjà dans la possibilité universellement partagée du rêve et de sa possible confusion avec la veille. Que ce soit l’artiste, le savant, le philosophe, ou l’homme commun, tous en éprouvent chaque nuit, l’expérience. Le cycle veille-rêve-sommeil affecte la conscience elle-même dans le déploiement de ses trois états relatifs. C’est tout simplement humain. Et là, nous ne pouvons en rien nous prémunir. Il est toujours possible d’enfermer les fous, mais personne ne peut nous interdire de rêver, et personne n’échappe à la condition de l’état de rêve. Il y a, semble-t-il, une fatalité dans la torpeur qui nous plonge chaque nuit dans l’inconscience et nous assigne une expérience où la pensée extravague. Nous n’échappons à la confusion qu’en sortant du rêve au réveil, en marquant une dualité nette entre état de veille/état de rêve, de sorte qu’à la vigilance revient le privilège exclusif de l’existence réelle et au rêve la disqualification d’une existence imaginaire. Dans l’attitude naturelle, ce point de vue est radicalisé. Nous croyons que la cohérence du monde de la veille va de soi, que le monde existe en-soi, hors de nous. La vigilance est vécue comme une déréliction. Notre sentiment au réveil, c’est d’être propulsé dans un monde qui est déjà là avant nous, d’être jeté dans le monde comme une chose parmi les choses.   

    Mais, en dehors de l’habitude, je n’ai aucune assurance de cette soi-disant existence en-soi. La certitude empirique du monde de la vigilance restera définitivement relative. Tout ce que je peux dire, c’est que l’intersubjectivité fonctionne à peu près bien dans le monde public de l’état de veille, tandis qu’elle ne fonctionne pas dans le monde du rêve qui reste privé. Mais c’est encore de la subjectivité et il reste possible que ce que je nomme réalité de la veille ne soit à tout prendre qu’un rêve bien lié. Et c’est là que la raison et son besoin de cohérence est elle-même souvent mise en question. Toute expérience consciente participe du jeu de la subjectivité. Entre l’état de rêve et l’état de veille, il n’y a pas de différence fondamentale, le film est seulement plus incohérent dans le premier cas, plus cohérent dans le second. L’écran est le même, la puissance de la projection identique. Il y a un film dans les deux cas. Et si la représentation de la vigilance était de la même nature que la représentation du rêve ? Cela impliquerait que la pensée, dont la raison se réclame, est toujours inscrite sur le plan de la représentation. C’est exactement ce que Descartes rencontre dans la première des Méditations métaphysiques dans l’hypothèse du Malin Génie. S’il existait un Malin Génie, capable de propulser le jeu fantastique des images, peut-être se pourrait-il que rien n’existe en dehors de ma pensée et que la Vie soit alors un songe sans contenu assignable en dehors d’elle-même et de son propre Jeu. Le Malin Génie pourrait posséder une formidable puissance de Manifestation capable de me projeter toutes mes pensées, y compris ces idées claires et distinctes par lesquelles j’identifie ce qui est rationnel. Et cependant, cela ne renverrait à rien d’autre qu’à une pure Vacuité !

    Et attention ! Allons plus loin, Descartes est parfaitement conscient que ce Malin Génie, je puis fort bien le porter en moi dans la puissance de mon esprit : « peut-être puis-je les produire de moi-même » ces représentations.  La puissance d’Illusion est immanente à la pensée elle-même et ne se situe pas au dehors. Il n’est pas alors étonnant qu’un homme puisse y céder et perdre la raison. La vraie question, c’est plutôt de se demander comment il est possible de conserver sa raison sans céder ! Or Descartes, au moment où la raison vacille, au milieu du tourbillon du doute hyperbolique, qui dit que tout pourrait bien être illusion, fait une découverte fulgurante. Même si tout n’était qu’illusion, il resterait que je suis au centre de toute représentation infiniment plus Réel que toute représentation. Il y a dans la conscience je suis une conscience de soi qui résiste à tous les doutes et à toute confusion. Quand le Soi reste soi et n’est pas brouillé par le jeu de la représentation, l’esprit reste parfaitement sain. Je suis n’est pas une représentation. Il précède toute représentation, que celle-ci se déroule en rêve ou dans la veille. L’intuition je suis, pour peu que je l’éprouve réellement, me fait crever immédiatement le fond de mon esprit. - Pour parler à la manière de Stephen Jourdain -. En deçà de toute représentation. Il y a Soi. Si je me tiens là, là où je suis, l’intelligence retrouve son propre centre. Je perdrais en quelque sorte la raison, si je me mettais à imaginer que je suis la représentation, si je m’identifiais à la représentation (texte). Or que fait le fou, si ce n’est pas cela ? Que fait-il sinon de tomber dans une sorte d’hallucination à l’égard de ses propres représentations ? A l’égard de représentations qui le terrifie parce qu’il les croit réelles ? N’est-ce pas encore cette petite folie qui nous guette quand nous nous prenons pour un « personnage » : un « ministre », un « héros », un « je ne sais quoi » de supérieur ? Tout cela n’est qu’image de soi et représentation.

    Une falsification s’est produite dans le cartésianisme, quand a été perdue de vue l’expérience verticale qui donnait la clé du cogito cartésien. La percée de l’intuition je suis. Nous ne voyons communément dans le cogito que la représentation et pas celui pour qui elle est présente. La valeur de l'intuition. Il y a des textes pourtant où Descartes précise bien ce qu’il entend par intuition. Non pas la confiance dans ce que donne les sens, ni une représentation due à une imagination mauvaise, mais ce que la Lumière naturelle de l’intelligence voit sans qu’il puisse y avoir le moindre doute. La formule « je pense donc je suis », coupée de l’intuition du je suis, prise au pied de la lettre, est fausse. Je peux reconnaître dans la pensée à son fondement même je suis. Je pense ne peux absolument pas exister sans je suis. Mais, comme le dit très bien Eckhart Tolle, l’inverse n’est pas exact. Je suis peut-être sans pensée. L’êtreté est antérieure à la pensée, antérieure à la représentation. Et c’est dans le pur sentiment du Soi que se situe l’invincible certitude de soi qui donne à l’esprit son assise. Qui lui permet d’être sain d’esprit et non pas fou.

    S’il n’existe pas de dualité réelle entre état de veille/état de rêve, mais qu’ils vont et viennent ensemble sur le plan de la Manifestation, en un sens, il faut accepter l’idée la confusion entre la veille et le rêve existe parce qu’il y a une unité qui les porte ensemble. Il n’y a point de marques assez certaines qui sépare la veille du rêve. L'un et l'autre sont portés par le flux de la conscience et font partie intégrante de la représentation. Cependant, il y a bien trois modalités différentes du déploiement de la conscience dans le champ relatif : état de veille - état de rêve - état de sommeil profond. La pensée classique, parce qu’elle reste une philosophie de la représentation, ne parvient pas se tirer de cette difficulté. Parce qu'elle n'a jamais étudié sérieusement la structure des états de conscience. Kant, par exemple, concède que, si la représentation de veille est un rêve, au moins c’est un rêve normalement structuré et ordonné et dont les formes de manifestations conservent un droit à l’universalité. Cela suffit pour que nous ayons une confiance dans nos représentations. Mais cela ne change pas sa nature ! Et cette confiance ne suffit pas pour prémunir l’esprit contre la déraison.

C. Folie et troubles mentaux

    Suffit-il de dire que c’est parce que le fou s’est enfermé dans une pensée délirante, que justement la société doit l’enfermer ? Mais la folie est enfermement. Il est important que le regard que la société porte sur la folie ne soit pas seulement le regard de la criminologie ou de la morale. Il est essentiel que soit reconnue la réalité de la folie chez ceux là pour qui elle est d’abord un état de souffrance. Mais comment donner à l’équation folie=maladie mentale un rigueur qui puisse fonder une thérapeutique ? Si on regarde la folie comme une déviance, alors la thérapeutique ne sera qu’une rééducation sociale. Il faut bien que soit précisé, pour que la maladie mentale ait un sens ce qu’est le mental, et ce qu’est un mental malade.

    1) Avec le triomphe des sciences naturelles au XIX ème siècle, on a vu apparaître, après 1850, une psychopathologie positiviste qui a voulu montrer que le cerveau fait le fou, que ce soit par une lésion, ou par un effet de dégénérescence. C’est ce même courant qui a tenté de cérébraliser la maladie mentale. Mais on vite remarqué que cette relation était très difficile, voir impossible à déceler dans certains cas. La maladie mentale n’est pas essentiellement « cérébrale », mais elle est essentiellement humaine. La maladie mentale existe indépendamment d’une atteinte au cerveau. Et cette absence de marque visible ne préjuge pas pour autant de la réalité du trouble qui affecte le malade. Ce n’est pas parce que le renfermement du fou sur lui-même ne se traduit pas par une lésion du cerveau que pour autant la maladie n’est pas réelle. Il serait absurde de ne la regarder de l’extérieur que d’un point de vue objectif. Sa réalité se situe en ce lieu où toute vie s’expérimente elle-même, dans le champ de la subjectivité. En raison de la disqualification de la subjectivité, la maladie mentale est mal acceptée dans nos sociétés postmodernes. Elle n’entre pas dans la représentation commune, à l’égal de la maladie physique. Un corps qui saigne d’une blessure cela se voit, un corps qui est atrophié, paralysé, c’est très matériel. Mais une personne qui souffre d’une angoisse, constante, qui s’est perdue elle-même, ce n’est pas « objectif », c’est plus immatériel, c’est plus douteux, cela fait moins sérieux. Il est plus facile de déclarer à ses proches le diagnostic d’une tumeur que de leur avouer que l’on souffre de dépression ! La réaction ne sera pas du tout la même. Comme si nous ne devions ne tenir compte que de la douleur de la maladie physique et pas de la souffrance de la maladie mentale. Mais tant que la souffrance est là, on ne peut pas la compter comme rien et il est essentiel qu’il y ait des thérapeutes pour porter secours au malade, dans sa subjectivité même. C’est d’abord une question de compassion subjective avant que de raison objective.

   --------------- De toute manière, ce n’est pas tant sa cause qui fait qu’une maladie est mentale que sa manifestation dans le champ de la pensée, son expression dans la personnalité et les relations humaines. Dans les termes techniques, on dit que La maladie mentale est une affection dont les symptômes se situent d’abord au niveau des fonctions mentales. Il est également possible, et même fréquent, que le malade somatise au niveau corporel son trouble, comme dans l’anorexie. Il peut tout aussi s'agir d'une maladie liée à une atteinte organique du cerveau - cela a été dit de la démence -, d'un trouble du comportement très lié à une anomalie fonctionnelle, telle qu'une perversion. Elle peut aussi être liée à des troubles de l'intelligence, ce qui est assez caractéristique des troubles obsessionnels.

    Dès que nous évoquons la santé mentale, nous sommes renvoyés à un équilibre qui n’a pas de définition objective précise. La santé mentale est un état d’équilibre au sein de la vie subjective elle-même. En l’absence d’équilibre dans le soi, l’équilibre avec le monde extérieur, l’équilibre dans la relation à autrui est rompu. L’intégration de la relation ne se fait plus. Tant que la capacité d’intégration est là, l’esprit est capable de rester lui-même, tout en tirant parti des contraintes qu’il rencontre dans le monde extérieur. Quand la capacité d’intégration fait défaut, les mêmes difficultés deviennent causes de désagrégation de la personnalité. Selon la psychiatrie, les formes que prennent les troubles atteignent : 1) la signification du monde. Comme dans le délire caractéristique de la psychose. 2) La structuration de la personnalité, telle qu'on la voit dans la schizophrénie. (texte) 3) Il peut s'agir d'une souffrance liée à la difficulté d'intégration, telle l'angoisse caractéristique de la névrose. 4) Il peut s'y produire un trouble du comportement lié soit à la distorsion dans la perception, comme dans à un passage à l'acte. 5) Il peut aussi s'agir d'une régression permettant un retour à des modes infantiles de relation au monde ou d'une réduction brutale de la relation réalisant une véritable coupure comme dans l'autisme. Il y a toujours une aliénation, ce qui veut dire que le sujet devient autre que soi, qu’il ne parvient plus à rester soi. En terme psychanalytique, c’est comme si l’inconscient se retournait comme un gant, usurpant la place du conscient, le sujet se perdant dans ses propres contenus mentaux. L’aliéné n’est pas d’abord un réprouvé de la société, ce n’est pas seulement quelqu’un qui « déraisonne », c’est un être humain en proie à un trouble qui altère sa capacité de demeurer soi.

    Un petit détour instructif : Le mot qui désigne la santé dans la plus vieille des médecines de l’humanité, l’Ayur-veda, est svasthya. En sanskrit, sva renvoie au soi, STHA est une racine qui veut dire établir (stand en anglais, stehen en allemand, se tenir en français, stase). La santé signifie être établi dans le Soi. Être établi signifie être auto-référent. Quand l’auto-référence est là dans le corps, il y a équilibre, ce qui veut dire santé physique. Quand l’auto-référence est présente dans l’esprit, il y a équilibre, ce qui veut dire santé mentale. Que veut dire équilibre au niveau de l’esprit ? L’esprit, en sanskrit, le manas, le mental, (mens en latin), et la pensée sont une seule et même chose et c’est par cette caractéristique que l’homme est définit dans l’échelle de l’évolution. La racine MAN en sanskrit veut dire penser, manu est le nom de l’homme, (man en anglais, mench en allemand, humain en français).

    C’est dans l’humain que le mental atteint sa pleine formation. Quand le mental est en équilibre et à sa juste place l’humain est pleinement humain, quand le mental est dans le déséquilibre l’humain cesse d’être vraiment humain. La folie est dans le mental et nulle part ailleurs. La folie est le mental devenu fou. Nous disons, devant une personne en proie à un trouble mental qu’il faut tout faire pour l’aider le à s’en sortir. Mais sortir de quoi ? Et que voudrait dire « sortir » si le soi était le mental lui-même ? Nous disons de celui qui sort de la dépression qu’il a traversé un tunnel et que maintenant, il est comme au grand jour et se porte beaucoup mieux. Pendant la dépression, il était enfermé dans le noir. Enfermé dans quoi ? Dans ses propres constructions mentales. Incarcéré dans des pensées déprimantes, ressassant dans ses propres pensées le dégoût de vivre et l’absence de signification de son existence. Quand nous disons « il s’en est sorti », cela peut signifier qu’il est sorti d’un fonctionnement déséquilibré de la pensée, qu’il y a mis fin, auquel cas, sa conscience a retrouvé sa clarté, parce qu’il n’y a plus le trouble. Mais alors l’expression « il s’en est sorti » est inadéquate. On se sort d’un piège où on a été pris. Où est le piège dans le fonctionnement du mental ?

    C'est ici que se situe le point le plus délicat. Il n’y a pas réellement de piège. Ce qui fait problème, ce n’est pas tant la représentation, que l’identification de la conscience à la représentation. Exactement comme dans l’état de rêve. Le rêveur semble perdre la raison, non pas parce qu’il pense par images, ou parce qu’il ne suit pas la raison commune, ou parce qu’il pense de manière incohérente, mais parce qu’il s’identifie à ses pensées. Il est halluciné par un cinéma mental dont il est en fait lui-même l’auteur. Qu’il ait peur dans le rêve, qu’il aime, qu’il souffre, qu’il éprouve de la honte, qu’il se croit poursuivi n’est en rien une folie. Le jeu des sentiments dans le rêve n’est rien d’autre que la vie qui s’éprouve elle-même. Le même jeu, la même Vie, que dans la veille. La petite folie du rêve ne tient pas au spectacle, mais à l’identification au spectacle. Si au sein du rêve apparaissait une conscience témoin, le rêve cesserait d’être aliénant, il ne serait plus qu’un jeu de l’imagination. La conscience pure permettrait de témoigner du rêve, comme s’il était un film au cinéma. Le passage vers la vigilance met fin chaque matin à l’identification et c’est en quoi nous sommes protégé de la folie. Le malheur, c’est nous pouvons aisément y retomber dans l’état de veille. (psychose hallucinatoire) Il suffit que nous tombions sous l’empire de nos propres constructions mentales. Il suffit par exemple que jaillisse en nous une explosion émotionnelle, pour que nous risquions à nouveau de retomber dans l’identification. (texte) Il faudrait savoir flotter sur les émotions, sans être emporté par elles. Ne pas s’identifier à ce que le mental construit à partir de la réaction émotionnelle. Mais notre folie ordinaire est de suivre l’emportement du mental, sans raison garder. Hippocrate disait très justement que la colère est une courte folie. Mais pas vraiment en tant que sentiment. Seulement par cet envoûtement de l’esprit sous la suggestion des constructions mentales qui construisent à partir de l’émotion une pensée affolée. Et la construction devient le piège. Je deviens cette pensée affolée. Et je n’ai plus alors de porte de sortie que de construire (encore !) par la pensée une stratégie pour vivre avec ce piège étouffant que ma pensée a construit : Rester dans ma chambre pour ne plus affronter ce monde qui me fait peur. Descendre l’escalier vingt fois pour vérifier que la porte est bien fermée, parce que je ne me sens pas en sécurité. Me taper la tête contre les murs pour essayer de briser le cauchemar de mes pensées etc. Toutes les manies du fou. Tous ces comportements que les autres hommes jugent absurdes et insensés mais qui, accroissant leur empire, finissent par conduire un être humain à l’internement.

    Il est donc extrêmement important de comprendre ce qu’est le mental, ce qu’est le fonctionnement du mental. Essentiel pour le thérapeute autant que pour le malade. C’est au sein même de cette compréhension vivante que surgit la lucidité et que se trouve la position du témoin. Être témoin du mental, c’est se détacher du mental lui-même et l’observer, en cessant de s’identifier. Ce qui signifie concrètement cesser de s’identifier au cliquetis assourdissant des pensées et leur récurrence. Comprendre en d’autres termes, je ne suis pas le mental. Cette compréhension est la seule découverte qui puisse radicalement rétablir l’équilibre dans la conscience ; qui puisse rétablir une conscience juste, droite, saine. L’affolement est dans la pensée, dans le mental. Pas dans le soi. C’est la seule découverte qui pour le malade est réellement libératrice. Il n’y a pas de libération possible dans le mental. La vraie libération est une libération du mental et de son emprise. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que les pensées défilent sur l’écran, mais je ne suis pas les pensées, je suis l’écran sur lequel défilent les pensées. Les pensées sont comme le passage des nuages dans le ciel. Le ciel peut-être très encombré, menaçant, mais après tout, le soleil est toujours présent, il ne dépend en rien des nuages qui vont et viennent. Donc, il est parfaitement juste de dire à celui que l’on considère comme malade mental : au sein de votre être vrai, vous n’êtes pas malade ; le dire, non pas pour des raisons « morales » qui consisteraient à ne pas vouloir le condamner pour son état. Il ne s’agit pas de se dissimuler la vérité du déséquilibre dans lequel il s’est installé, car il est bel et bien là. Nous n’allons pas dire qu’il fait beau, quand le ciel est sombre et que la pluie tombe au milieu des orages. Et pourtant, le soleil est en même temps présent, il revient quand le vent souffle les nuages. Au sein de la conscience, il y a un point sans dimension, le je suis, qui n’est pas le mental. Il y a un potentiel de guérison en tout être humain en ce lieu où la vie cohère avec soi et ne se quitte jamais elle-même et reste en deçà de la pensée. Là où je suis, il y a seulement éveil, présence, et silence. Toute thérapeutique qui favorise l’éveil de la compréhension, la présence à soi, le silence du mental est favorable à la guérison.

    La puissance d’identification et d’obnubilation du mental n’est pas à prendre à la légère. Pas plus que n’est à prendre à la légère la présence des nœuds psychiques inconscients liés à l’expérience passée du sujet. C’est un poids terrible que le poids du passé psychologique, un poids qui semble même chez le malade anéantir les conditions normales d’exercice la vigilance. Tant qu’il y a cette mémoire résiduelle liée aux traces du passé, le mental continue d’émettre des émotions, ce qui n’est rien d’autre que le trouble mental lui-même. Les nœuds psychiques mettent en jeu des forces considérables, qui n’attendent que le moment d’exploser au grand jour à un moment de crise. Si rien n’est fait pour dénouer ce qui est présent dans le psychisme, en relation à l’expérience passée, invariablement la manifestation consciente sous la forme d’un problème va tendre à accroître son empire. Un problème qui reste non-résolu, tend à devenir envahissant, à manipuler à son insu la pensée, mais aussi à monopoliser l’ensemble de l’énergie psychique du sujet. Vivre avec un passif inconscient, c’est comme abriter dans les cales de son navire une horde d’esclaves dangereux, qui n’attendent que le moment d’une mutinerie pour remonter sur le pont et tout saccager. Comme Freud l’avait bien vu, la puissance de contrôle de l’ego est bien faible, face à la puissance des tendances nouées dans l’inconscient.

    Mais cela ne veut pas dire que nécessairement il faille pratiquer une analyse pour revenir indéfiniment dans le passé pour retrouver des causes au trouble actuel. Se complaire dans l’analyse, c’est se compromettre avec le mental lui-même et renforcer en fait sa puissance d’identification. On peut remonter indéfiniment dans le passé pour y rechercher des causes de l’état présent et fouiller dans les poubelles de l’inconscient. L’analyse maintient le sujet dans son identification au passé, au lieu de la rompre en laissant le passé à sa place, pour donner au présent toute sa présence. Elle alimente le jeu de l’intellect cherchant à donner une réalité absolue à la pensée troublée en confirmant cette réalité par des raisons. Elle donne du grain à moudre au mental, au lieu de libérer de son emprise. Elle n’est pas une connaissance du mental, elle est une représentation élaborée par le mental lui-même. En bref, la démarche de l’analyse est horizontale, alors que la libération est verticale. La véritable compréhension, la véritable libération ne peuvent advenir que si le sujet transcende la pensée, au lieu de s’y maintenir.

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    En tout être humain il y a le fou, comme il y a le sage. Le concept de folie cependant n’est pas plus facile à définir que celui de sagesse. Assimiler la folie à une simple déviance ne suffit pas. Il est important de comprendre que l’empire de la techno-science a certainement donné à la raison une volonté de puissance qui a finit par accréditer une sorte d’idéologie de la raison. La traduction de cet empire a conduit à l’objectivation, au rejet et à l’enfermement de la folie. Mais, par l’ironie de ce que Freud appellerait le retour du refoulé, ce n’est pas pour autant que l’occident a réussi à se débarrasser de la folie.

    Définir la folie par la déraison n’est guère plus satisfaisant sur le fond. Mais la déraison est essentielle au sens où nous oblige à préciser ce que nous appelons « raison ». Il y a là une leçon d’une importance considérable, car nous avons vu que tant que tant que nous n’aurons pas une compréhension précise des états de conscience, nous ne pourrons pas établir de distinctions nettes. Faute d’une connaissance de la manifestation des trois états, toutes les philosophies de la représentation finissent par tourner en rond dans le mental sans parvenir à le comprendre. Il en est de même de toutes les psychologies qui en restent à l’analyse, elles aussi condamnées à tourner en rond dans la représentation. Ce n’est pas la raison mentale qui peut comprendre la folie, mais l’intelligence pénétrante dans une lucidité sans faille.

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     © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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