Un petit rappel important pour ce qui suit : Nous avons vu précédemment qu’en sanskrit (texte) la racine MAN signifiait penser et qu’elle donnait manas, l’esprit et manuh, l’homme. Ainsi l’étymologie nous rappelle que l’homme se définit comme un être mental. On suit très bien cette filiation dans toutes les langues indo-européennes. Mensch en allemand, man en anglais, humain en français. Le mens latin pour l’esprit devient mental en français en anglais etc. Mental structures, les constructions mentales, correspondent aux innombrables produits de l’intellect humain. Quand nous disons de l’intellect qu’il est une faculté de concevoir, nous parlons de concepts qui ne sont que des constructions mentales et rien d’autre.
Notre civilisation est toute entière tissée sur des constructions mentales. Nos villes, nos champs bien tracés, sont des paysages aussi géométriques que conceptuels, dessinés dans les constructions mentales de notre organisation industrielle. Notre nourriture, nos rythmes de vie frénétique, nos looks et nos mimiques, nos modes, sont le plus souvent des produits publicitaires, c’est-à-dire des constructions mentales à usage de profit. Nos grandes hypothèses sur l’univers, nos théories scientifiques sont des constructions mentales, ingénieuses et sophistiquées, mais des constructions mentales aussi. Ce qui résulte du monde encadré par notre vision scientifique, toutes nos techniques et nos pratiques sont entièrement façonnés par des constructions mentales. Tous les produits du calcul, toute la spéculation financière ne sont rien d’autre que des constructions mentales. L’art lui-même, quand il se confond avec l’objet technique, l’art qui n’offre plus rien à sentir, est seulement du conceptuel, des constructions mentales. La plupart de nos pensées, les plus répétitives, ne sont que des schèmes conditionnels, des constructions mentales sans substance.
Nous sommes tellement identifiés aux formes (R) produites par le mental qu’il nous est difficile, ne serait-ce que de prendre conscience de son rôle. Et pourtant, il n’a pas toujours été là, le mental est apparu dans le cours d’une longue évolution, en se dégageant d’une nature qui n’était pas sa création. C’est ce qui va nous intéresser dans cette leçon. En quoi la compréhension du fait que le mental est un stade évolutif modifie-t-elle notre appréhension de la pensée ?
* *
*
Dans l’histoire de l’évolution, l’apparition de l’homme est l’avènement, après le développement du vital, d’un plan nouveau, celui du mental. Comme nous l’avons vu, cela ne signifie pas du tout l’avènement soudain de la sensibilité, de la mémoire, de la conscience, de la sociabilité, ni même de l’intelligence. Nous disions de l’homme que non seulement il existe en tant que forme, il sent et connaît, mais surtout il sait qu’il connaît au sens où l’apparition de la conscience est en lui redoublée par le pouvoir de la réflexion. L’homme se pense lui-même, se connaît dans une représentation de lui-même qu'il constitue par concepts et il se connaît dans des concepts.
1) Revenons
sur une exposition simple, prenons celle qui figure dans les pages du petit
livre de Marignal, Voyage vers l’Insaisissable. Notre ancêtre, l’homme
premier, vit dans la nature au milieu des animaux et son comportement se
distingue très peu d’eux. Il se sert de ce qu’il trouve à sa portée pour se
nourrir, se protéger des intempéries et du danger. Tout comme les autres
animaux, il suit les rythmes et les cycles de la
Nature, tout comme la plante et l’animal, il participe d’une même vie dont il ne
se sent pas séparé et moins encore isolé. L’idée même de
séparation et d’isolement n’a pas le
moindre sens chez l’homme premier. Elle ne pourra en avoir que beaucoup plus
tard, une fois rompue l’immanence de l’homme dans la vie.
Debout sur ses membres inférieurs, ses mains sont libérées. Son
cerveau ne se distingue pas de celui de ses cousins
anthropoïdes, mais du fait de sa station debout, il va connaître un
développement très original et continu. La « faculté mentale liée au cerveau –
que dans ce contexte nous appelons « mental » - va pouvoir acquérir de nouvelles
possibilités ». « Au fil du temps, d’action en réaction entre la main et le
cerveau qui se développe, d’action en réaction entre l’objet et le mental qui
s’enrichit de nouvelles facultés, l’homme déploie son habileté, son
savoir-faire, sa technique. Dans le cerveau de cet homme qui désormais fabrique
et utilise un objet, commencent à se faire jour des possibilités d’idéation,
d’abstraction : il prend conscience à la fois de la relation entre l’objet et
lui et de la séparation entre l’objet et lui ».
La dualité sujet/objet qui se fait jour est d’une importance primordiale, car sans elle, il est impossible de comprendre le mental humain. Nous avons montré précédemment que nous avons de solides raisons de penser que l’animal conserve une immanence non-duelle au sein de la vie ; même s’il distingue des objets, il ne structure pas de séparation complète.
Il y a toutefois quelque chose de plus qui naît de la dualité sujet/objet. « Cette prise de conscience s’élabore dans le mental et par le mental » ; oui, mais ce qui est proprement décisif, nous l’avons souligné à plusieurs reprises, c’est que « dans le mental de l’homme et par le mental de l’homme, éclot l’idée de « moi » ». Toutefois, chez l’homme premier, l’ego n’est pas encore présent comme il peut l’être chez un être humain, tel que nous le rencontrons dans la vie quotidienne. Il n’a pas encore pris la forme d’une existence et d’une existence séparée. « Ce « moi », ce « je », n’a pas d’existence séparée ; c’est une idée, un concept élaboré par le mental, par nécessité de différenciation et de relation entre l’homme et ce qu’il fabrique et utilise. Ce concept n’existe que dans le mental – par rapport à l’objet et, par extension, par rapport à tout ce qui l’entoure ». C’est tout. Ce qui va se passer dans la suite des temps, c’est que, posé comme un singe sur l’épaule de son maître, l’ego va s’accoler au mental, se mouler dans son contour, s’identifier au mental, de sorte que bientôt, il ne se connaîtra plus que comme mental-ego. Un petit peu de nécessité, une petite dose d’oubli, et « le mental a perdu la possibilité de voir l’artefact et s’est identifié à ce qui l’avait engendré ». La suite appartient à l’histoire : « Cette identification s’est mise en place au cours des siècles : elle s’est installée dans le mental collectif, tissée par les mémoires, les cultures, et dans le mental individuel ». Une fois le processus d’identification engendré, il a eu une incidence directe sur le fonctionnement du cerveau, il l’a entraîné à toujours fonctionner dans le même schéma, ce qui est la forme la plus subtile de son conditionnement. Le résultat a été que le mental ne pouvait plus « voir au-delà de ses limites ».
---------------Cependant
l’homme premier est « pleinement intégré au monde dans lequel il vit. Il
participe de la vie visible et invisible, proche et lointaine, autour de lui, en
lui – vie perceptible aux sens ou non -, qui le constitue et constitue le monde.
Il vit cela directement, sans séparation, sans détour, par le fait d’une
perception non consciente qui pénètre et s’exprime à travers son être, ses
sens, sa sensibilité, que nous pouvons appeler mental perceptif.
Ce mental perceptif, qui est lieu de participation à la vie universelle, lieu de communication avec l’ensemble de toutes choses connues et inconnues, lieu d’échange, de rencontre de l’homme avec l’univers, est aussi lieu de sa nature première, essentielle, transcendante ». Si nous pouvons parler de « perception non consciente », c’est en comparaison évidemment de ce que nous appelons « perception » dans notre condition actuelle, perception qui est hautement intellectualisée. Cela signifie que ce niveau du mental perceptif est tout entier sensation. (texte) Il rassemble tous les sens, n’a pas encore la marque de l’intellect, mais n’est pourtant pas dépourvu d’intelligence.
Quand l’homme premier devient homo faber, quand, pour son adaptation, il commence à fabriquer des outils et des armes, la pensée utilitaire naît et elle sera une première ébauche de la pensée discursive. « Un mental discursif s’ébauche ; le langage apparaît, qui va essayer d’exprimer le vécu de l’expérience de l’homme, sa relation avec le monde extérieur fabriqué. Ce vécu, cette expérience, il va pouvoir, grâce au langage, les partager avec ses semblables : ainsi naît la culture. Mais par ce mental discursif, rationnel, l’homme va également s’efforcer d’exprimer le vécu jusque-là inconscient (non-pensé, informulé) de son mental perceptif : ainsi vont apparaître les mythes, les symboles, les rites ».
Du point de vue analytique qui est le nôtre, la pensée est construction mentale ; en partant du stade où nous sommes parvenus, nous ne pouvons qu’imaginer l’intellect isolant en nommant des objets, les découpant dans l’observation. Nous avons tendance à occulter ce qui a été premier, « la perception intuitive de la nature et de l’invisible par le mental perceptif ». Les mythes, « d’abord perçus, vécus directement de l’intérieur, sans forme verbale, sans image,… seront peu à peu mis en forme par le mental rationnel, discursif : forme-image, forme-pensée, forme-idée, forme-symbole, forme-sagesse. Au fur et à mesure de son évolution, ce mental second va tenter de les faire entrer dans une logique, ébauche de la science de son développement technologique ». L’essor du mental discursif au cours des millénaires est prodigieux. Nous ne devons cependant pas oublier ce qui s’est produit simultanément avec sa montée en puissance : a) « il est arrivé à occulter quasiment le vécu direct, spontané, du mental perceptif ». b) le « mental discursif a engendré, généré en son sein le moi-ego : il est devenu mental-ego. Cette installation de l’ego dans le mental discursif va établir une barrière entre ce dernier et le mental perceptif, limiter la relation de l’un à l’autre et déformer la connaissance intuitive ».
2) Un
rapprochement qui s'impose: Beaucoup
de commentateurs se sont demandé quel
sens donner à la description du
« sauvage » dans le Discours sur l’Origine de
l’Inégalité parmi les Hommes
de Rousseau. Il est évident qu’une interprétation
politique est insuffisante et
superficielle. A quoi bon évoquer un état de nature antérieur à l’état social,
si c’est de manière purement
hypothétique ? L’ambiguïté demeure. Rousseau a récolté beaucoup de mépris
pour avoir soi-disant inventé un mythe. Une interprétation
sociale est tout aussi superficielle.
Dire qu’auparavant il y avait un homme naturel et qu’ensuite est apparu la
figure artificielle du bourgeois n’explique
rien. L’interprétation morale
disant que le bon sauvage, qui était innocent, (texte) a laissé place à l’homme de la
morale, raisonneur, (texte) disposant
de règles, mais n’ayant que peu de
compassion, n’est pas satisfaisante. Il est exact que
pour comprendre Rousseau il est indispensable de partir de sa quête éperdue de
l’authenticité. Mais le véritable enjeu est ailleurs.
En marchant
dans le bois de Vincennes, ce que Rousseau a entrevu, ce qu’il n’a pas su bien
préciser, c’est le processus de développement du mental humain. L’état de
nature n’est pas un concept politique, il ne l’est que de manière
secondaire, il décrit un cheminement de la conscience. Si nous le lisons le
Discours sur l’Origine de l’Inégalité parmi les Hommes dans cette
perspective, c’est un texte proprement génial. Par exemple, pourquoi dire que le
sauvage vit en lui-même, tandis que le bourgeois ne vit que dans l’opinion des
autres ? (texte) La réponse saute aux yeux : l’homme premier n’a pas encore développé un
sens de l’ego aussi prononcé que celui qui viendra bien
plus tard. Il est encore
dans l’immanence de la vie. C’est seulement pour et par l’ego
que
paraître devient plus important qu’être.
Pourquoi reprocher à Hobbes, Locke, Grotius d’avoir
mal compris l’état de nature ? Ils n’ont fait que transporter les
caractéristiques du mental actuel
sur l’homme premier ce qui est complètement erroné. Comment Rousseau ose-t-il
déclarer de manière aussi brutale que l’homme pensant est un « animal
dépravé » ? !! (texte) Mais voyons, c’est parfaitement clair : l’apparition du mental
discursif a eu pour effet de couper l’homme de sa propre sensibilité, de rendre
difficile l’accès à Soi au sein de la vie. L’empire du mental discursif a
installé la division et a rompu l’unité. Tout le reste n’est que conséquences
diffractées à l’infini. De même, il fallait un sacré culot pour critiquer,
comme le fait Rousseau, le passage de la nature vers la
culture au moment où
l’Occident se lançait à corps perdu dans les conquêtes de l’Histoire !
Mais c’était un coup parfaitement génial. A côté, l’excitation mentale de
Condorcet autour du
progrès est superficielle et d’une naïveté
confondante. Pourquoi Rousseau insiste-t-il sur les origines
poétiques du langage? L’homme premier se sentait lui-même
poétiquement
au sein de l’Univers, bien plus qu’il en pouvait se penser, se
représenter comme
différent de lui. C’est l’extase de l’unité en toutes choses qui lui montait aux
lèvres. Il ne connaissait pas le sens du mot « individualisme », il vivait sous
les étoiles dans l’humilité de la Terre ; des frissons de sa joie, il pouvait
faire des chants et des poèmes. Il y a chez Rousseau un insight, une
vision en profondeur, une vision intuitive qui l’a poursuivi toute sa vie. Et
elle a un rapport étroit avec le développement du mental et à la relation entre
l’homme et la Nature.
Laissons pour l’instant Rousseau, mais sans pour autant l’oublier. Dans notre développement humain, le mental perceptif n’a pas disparu, il fait partie intégrante de ce que nous sommes, c’est en lui que la vie peut se ressentir elle-même et s’éprouver en tant que subjectivité vivante. Sans le mental perceptif, pas de Joie d’être, pas d’ouverture possible vers le réel, pas de découverte ni de création possible. Sans le mental perceptif, pas d’accès à la verticalité intemporelle de l’Être. Mais à partir du moment où le mental discursif opère pour le compte d’un moi séparé et séparateur, l’équilibre intérieur de l’être humain est profondément perturbé. Pour l’homme premier la séparation entre le visible et l’invisible, le rationnel et l’irrationnel, le monde intérieur et le monde extérieur n’existaient pas ; les deux ordres se pénétraient et s’harmonisaient, ce qui rendait possible tout à la fois l’adaptation au monde et l’épanouissement d’une subjectivité capable de se reconnaître elle-même. Celle de l’âme qui vit en toutes choses. Quand, au fil des temps, la pensée rationnelle a pris le dessus, elle en est venue à dominer et à occulter le domaine trouble et insaisissable de l’irrationnel.
1) L’ego identifié au mental discursif, l’homme devient prisonnier des
constructions mentales qu’il produit et imprime sur le monde extérieur.
Aussi bien, tout ce qui appartenait au mythe, tout ce qui relevait du Sacré,
tout ce qui appartenait aux traditions initiatiques, tout ce qui renouvelait la
ferveur de l’homme devant l’immensité du cosmos, tout cela s’est vidé de
l’intérieur, ne subsistant plus dès lors que comme des formes
sans substance. Au profit de quoi ? « De la pensée rationnelle, analytique,
discriminante, de son prolongement égotique vers
la
conquête et la domination du monde matériel, entraînant l’oubli de
l’appartenance de l’homme à une Totalité une et solidaire ».
Il n’est
donc pas étonnant que tout ce que nous avons su tirer des études des
anthropologues, c’est l’idée que les peuples traditionnels avaient des
« croyances exotiques », ils avaient inventé des « mythes
étranges », (texte) ils croyaient dans « des forces magiques » à l’œuvre dans
l’univers ! On a même inventé un concept pour mettre tout dans le même sac :
« l’animisme » des « primitifs » !! Nous
avons consigné les traditions dans des concepts en nous figurant que les hommes
qui les vivaient les appréhendaient aussi comme des concepts. Étrange
perversion. En réalité, il nous manque la sensibilité première,
l’expérience vécue, il nous manque la saveur intuitive, il nous manque la
participation entière du cœur et de la sensibilité pour les comprendre. Et comme
nous ne l’avons pas, nous finissons par regarder l’homme premier comme un
inventeur de concepts. La vérité, c’est que notre pensée s’est figée dans des
abstractions dont elle ne sait plus que faire, à part les multiplier sans rime
ni raison. L’animisme ! Mais bon sang ! C’est exactement ce qui nous
manque, parce que la sensibilité nous fait défaut. Nous avons déjà pris
l’exemple du prana dans la
culture indienne, ce n’est pas un simple « concept », si nous avions
l’expérience directe de ce à quoi il correspond, nous ne pourrions plus du tout
en parler comme d’un concept résultant d’une analyse. Et ce n’est qu’un petit
exemple de ce qu’une sensibilité directe pourrait nous révéler. Pierre
Thuillier, contre le mental analytique desséchant de la culture occidentale,
n’hésitait pas à se proclamer animiste haut et fort ! C’est aussi pour
cette
---------------raison qu’il en appelait aux poètes contre le
rationalisme chronique de
notre culture.
Le
rationalisme, c’est
l’érection de la raison en doctrine, en idéologie,
nous avons même fait encore plus fort, transformer la « raison » en téléologie
de l’Histoire, jusqu’à inventer une
religion de la raison et Auguste Comte rédigea son Catéchisme
positiviste censé s’appuyer sur le clergé des scientifiques. Superstition à
l’Occidentale. La raison, considérée en
elle-même, n’est rien de tout cela, ni une doctrine, ni une idéologie, ni une
téléologie de l’Histoire, ni une religion, la totalité de ces représentations
relève d’un fantasme, d’un mythe né à la modernité. Il y a simplement l’esprit.
L’esprit pense, en pensant,
produit des
constructions mentales. Il n’y a en tout et pour tout que la
pensée, laquelle reçoit toutes sortes de
noms suivant les fonctions que l’on considère. L’aspect du mental qui va
présider à son développement est appelé
intellect. La raison est l’intellect développé en
raisonnement, en d’autre termes le
mental discursif. (texte) La
rationalité est
une
manière de mettre en forme les objets que l’intellect discrimine, dans un savoir
systématique. Nous avons vu que la
ratio est mesure et
calcul et nous savons aussi que c’est dans
le calcul que la pensée est la plus
mécanique.
À partir du moment où le mental discursif prenait son essor, il était inévitable de voir les constructions mentales se matérialiser de plus en plus et la mécanicité contenue dans le mental prendre tout son empire. Il suffit d’observer attentivement l’activité mentale pour comprendre que la pensée mécanique n’a rien de très sophistiqué. C’est tout bête. Le mental le plus ordinaire est mécanique et répétitif à 95% selon certains psychologues. Il rejoue sans arrêt les mêmes disques. Il se borne, à partir de la mémoire, à répliquer le passé sur le présent, ce qui est tout, sauf créatif. Dans un calcul mathématique, une fois que l’on a un modèle, on peut répéter la routine et refaire l’exercice. C’est encore mécanique et une machine peut très bien le faire. (texte) Ce qui est intelligent, c’est de trouver une nouvelle manière de procéder, plus astucieuse que la routine apprise. Ce qui est créatif. (texte) Il est vrai que le mental discursif peut inventer à des fins d’adaptation, mais rien de très original non plus, il fait cela depuis la préhistoire. Si la pensée technique consiste devant un problème, à appliquer indéfiniment la même recette pour obtenir le même résultat, il n’y a rien de créatif dans son processus. C’est encore une pensée mécanique et une pensée mécanique n’est pas intelligente. Si l’ensemble des techniques et la technocratie qui va avec, dérivent de ce niveau mental, on ne peut pas vraiment dire que nous ayons beaucoup évolué depuis la préhistoire. Pour que la pensée soit neuve et créative, il faudrait qu’elle sorte de l’ornière des routines mécaniques, qu’elle effectue un saut intuitif qui la délivre du mental conditionné. Cela veut dire nécessairement s’élever au-dessus du mental discursif. Ce à quoi personne ne nous oblige après tout, et là il n’y a plus de méthode. La méthode est un chemin balisé par d’anciennes routines, elle ne crée rien.
L’avantage de la pensée mécanique, c’est que non seulement elle est facile, mais aussi que fondée sur la mémoire, elle peut être indéfiniment et surtout collectivement enrichie. Elle est cumulative et transmise dans l’instruction, elle peut prendre la forme d’un savoir. Et nous répétons depuis la Modernité que la culture repose sur la transmission de savoirs (texte). Mais qu’est ce qui est par dessus tout transmissible, tout en ayant la vertu de pouvoir être constamment amélioré ? La technique bien sûr. Et le savoir qui l’appuie s’appelle science. L’ensemble est si bien intriqué qu’il faut parler de techno-science. Ce qui serait très malin, si l’on voulait enfermer l’homme dans l’horizon d’une pensée mécanique, ce serait de le formater dans la technique pour nourrir sans arrêt l’identification au mental discursif, tout en renforçant le sens de l’ego (b), même si c’est au dépend du vécu, de la sensibilité et du cœur (a).
Renforcer
l’ego c’est accroître sa volonté de puissance. Et il faut bien donner à la
volonté de puissance un champ d’action où elle puisse s’exercer. Or nous avons
vu dans la leçon
précédente
que le programme majeur de la
pensée occidentale
tenait en quelques mots : faire en sorte que l’homme devienne
maître et possesseur de la Nature.
Tout s’éclaire enfin. Le mental discursif peut s’échauffer, inventer des usines,
produire une armée de machines et s’élancer glorieusement à la conquête de la
Terre, domestiquer la vie et dans la foulée, - on ne va pas s’arrêter en chemin
-, mater les quelques humains récalcitrants qui s’aviseraient de résister au « progrès ».
Faire des peuples primitifs des
« civilisés » ; des paysans traditionnels des
« exploitants agricoles » ; des artisans manuels des « ouvriers
spécialisés », intégrés dans la grande machine de l’industrie ; du commerce
local un « marché
mondialisé » ; du sens humain et vivant de la
fête, « l’industrie du
loisir » ; de l’école des
humanités, des
« centres d’insertion professionnelle » ; des Universités des « instituts de
gestion » ou de « formation »; de la
démocratie avec ses citoyens, une
« technocratie » avec ses « fonctionnaires » ; de la
richesse humaine partagée, un « profit »
exploitable et exploité ; des chercheurs encore modestes, des « experts »
mandatés et dûment autorisés (et plus du tout modestes) ; des
philosophes, des « intellectuels en
vue » et des « spécialistes » (texte) ; et pour finir, de la reconnaissance sensible de
l’âme, à la psychologie
comme « science des comportements »
etc. Derrière la variété des apparences du
monde qui nous entoure qu’y a-t-il ? Laissons de côté toutes les complications.
Rejetons toute fragmentation
analytique. Que nous en ayons conscience ou non, le monde dans lequel nous
vivons est le produit de notre pensée. L’empire grandissant de la
technique est la traduction la plus éclatante du pouvoir qu’a gagné le mental
discursif dans sa maîtrise du réel.
2) Malheureusement dans l’histoire de l’Occident, l’évolution technique et la dégradation psychologique ont été simultanées. (texte) David Bohm (le physicien) et Mark Edwards dans Pour une Révolution de la Conscience, titrent leur chapitre 2 : Évolution technique et dégradation psychologique. Qu’est ce que la dégradation psychologique ?
Nous avons vu dans une leçon précédente que l’être humain était tout à la fois âme, corps et esprit. Il y aurait appauvrissement dramatique si nous laissions de côté l’âme et le corps pour donner un hyper développement à un seul aspect de l’être humain, une seule potentialité, le mental discursif, au dépend de tous les autres. C’est pourtant ce que nous avons encouragé. The story of mankind is the story of human mind. La culture occidentale a assumé ce projet pour l’humanité entière. Elle a si bien réussi qu’elle a progressivement converti et phagocyté la totalité des cultures traditionnelles. Ce processus peut être analysé de bien des façons, dans les termes de l’histoire, de l’anthropologie, de la politique ou de l’économie. Mais toutes ces lectures sont fragmentaires et demeurent en surface. L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire du mental humain. Le reste n’est que détail. Cette histoire ne s’est pas faite avec des guerres, des batailles, des traités à tel endroit, à telle époque, avec des dates que nous pourrions inscrire dans un grand registre. C’est un processus lent qui se déroule simultanément et partout à la fois. (texte) Tout ce que nous pourrions concéder, c’est que si la culture occidentale a joué un rôle majeur, d’un autre côté, les cultures traditionnelles portent encore le témoignage d’une mentalité différente. D’une pensée dans laquelle le mental discursif n’est pas encore séparé du mental perceptif, dans laquelle l’existence est sentie comme vivante et animée, dans laquelle il n’y a pas « moi » séparé de la communauté, pas d’opposition entre l’homme et la Nature. Si nous sommes autant fascinés par les peuples traditionnels, c’est qu’ils témoignent d’une forme de conscience que nous avons perdue. Qu’il puisse exister une autre manière d’être conscient pour un être humain, cela nous semble assez troublant.
---------------De même,
la figure du fou nous fascine. Forrest Gump est
étrange : il n’est pas mentalement développé comme un humain « normal », il
semble supporté par la Nature, c’est un « simple d’esprit », il ne s’approprie
pas ses actes : il n’est pas encore arrivé au stade d’un ego complètement
fonctionnel. Bref, d’un ego « normal ». Il n’est pas dans la norme
mentale qui fait notre humanité normale.
Nous
autres, qui participons de l’humanité normale, avons appris à vivre en étrangers
dans la Nature, à ne plus voir autour de nous que choses inertes. C’est à peine
si nous décelons encore de la vie chez l’animal, la science
mécaniste nous a appris à le regarder comme une
machine et l’industrie en fait un produit de consommation. Nous jouissons d’une
inflation extraordinaire du sens de l’ego, mais elle
nous conduit sans cesse à agresser l’autre et
à nous défendre contre les « autres ». Notre
isolement dans le monde est
extrêmement aigu et souvent désespéré, et quand, moyens techniques à l’appui,
nous cherchons à y remédier, c’est pour fuir
dans
des relations superficielles qui nous laissent vides
et insatisfaits. Nous avons appris tous les moyens rationnels de
planifier,
d’organiser, de contrôler, de gérer le monde extérieur, mais notre vie
intérieure est le plus souvent agitée, chaotique, désordonnée et sous l’emprise
de pulsions irrationnelles. Nous sommes entourés d’une abondance extraordinaire
de biens, mais au-dedans la misère règne et c’est
tout juste si nous nous sentons exister. Nous avons
pris l’habitude de nous enfermer dans nos constructions mentales, tellement que
nous y crevons de monotonie et d’ennui. Au beau
milieu de tant d’absurdité, il ne nous reste plus qu’à
demander encore et encore au mental d’inventer des concepts sophistiqués pour
produire une stimulation émotionnelle, (texte)
sentir que quelque part, tout de même, il y a peut être un peu de vie en
nous. La petite étincelle de l’âme sous la masse
écrasante des constructions du mental.
L’humanité dite normale est devenue très perturbée, très déséquilibrée, très dysfonctionnelle. Il y a du bon sens dans l’expression courante disant qu’un malade mental, c’est un déséquilibré, seulement il faut bien voir ce que cela implique et voir aussi, droit dans les yeux, qu’au point où nous en sommes, notre soi-disant normalité est elle-même très déséquilibrée.
Quand Mark
Edwards, le photographe, soumet à David Bohm les photographies prises auprès
d’une tribu d’Amazonie, en comparant les modes de vie, Bohm a tôt fait d’avancer
une remarque : « Je crois que la technologie n’est pas la seule responsable de
cette destruction du psychisme ; il faut incriminer l’ensemble du processus de
la pensée ». « La tribu que vous venez de me décrire doit avoir un mode de
pensée différent du nôtre. Ils ne semblent pas avoir la notion de propriété ; ils
ne se voient pas séparés de la nature et donc ne l’appréhendent pas comme quelque
chose qu’il convient d’exploiter. Selon certains anthropologues, tels que Lucien
Lévy-Bruhl, ils ont un mode de pensée plus participatif que nous. Le terme
participer a deux significations « participer de » et « participer
à » ».
Cela implique participer de la nature et
participer à la communauté. Un être
humain qui conserve le sens de la participation à
« des relations simples et créatives ». « L’homme doit être libre d’exprimer sa
créativité, laquelle est fortement bridée par l’organisation de la société que
nous connaissons ». Or, « pour que cette liberté et cette créativité soient
possibles, il doit exister une relation adéquate entre émotion et intellect,
c’est-à-dire qu’ils doivent être cohérents l’un avec l’autre. Dans notre
société, émotion et intellect ne sont généralement pas cohérents mais
conflictuels ». Quand nous avons des émotions
explosives, tout ce que notre pensée dit, c’est qu’il faut les réprimer, (texte)
sans avoir le moyen de les comprendre (texte).
Nous avons vu auparavant qu’il y a un
cercle vicieux entre la pensée et
l’émotion. « Lorsque votre pensée se porte sur vous-même, elle peut engendrer de
puissantes réactions affectives. Et de toute évidence, cette émotion influencera
la pensée en retour. Ainsi quand vous êtes en colère ou perturbé affectivement,
vous n’êtes pas en mesure de penser sagement ». Les exigences de notre société
produisent constamment ce genre de perturbation. D’où un déséquilibre. Il faut
sortir des sottises rationalistes de la soi-disant « pensée pure » d’un homme
« rationnel » qui est un idéal et pas du tout un
fait : « Les émotions sont le moteur de la pensée ». Émotion et intellect sont
en relation d’équilibre quand l’émotion demeure
sentiment, (texte)
ou mieux, amour de ce qui est. « Mais cette harmonie est fragile. Qu’est-ce qui
vient la perturber ? La pensée ». « Tant que nous sommes concernés par la
perception directe via les sens ou l’esprit, la relation
émotion-intellect fonctionne relativement bien ». Le mental ordinaire est la
pensée comme réponse de la mémoire. L’irruption de constructions mentales
déplacées, provoque ce que Stephen Jourdain appelle un pontage intempestif
entre deux dimensions de notre intériorité, (texte)
provoquant une explosion qui amène l’émotionnel au paroxysme. C’est à partir de
là que naissent une kyrielle de faux désirs, d’émotions fictives, de bouffées
délirantes, de conduites chaotiques. Il est
parfaitement
légitime de soutenir que l’homme premier, restant plus proche du
mental-perceptif, ne disposait pas du matériel d’abstraction qui aurait pu
perturber son équilibre. Il était émotionnellement plus stable, mais sans que
cette stabilité soit forcée, provoquée par une répression mentale.
Or nous autres, nous confondons la stabilité intérieure avec la rigidité imposée ! Et plus on impose de la contrainte mentale et plus on provoque du refoulement, plus il y a conflit, division intérieure, plus l’inconscient se charge de toutes sortes de nœuds psychiques. Et comme nous nous croyons très « rationnel », très au-dessus de tout, très au-dessus de cet étage « irrationnel », nous ne faisons rien pour dénouer le trouble. Résultat : une somme d’énergie psychique de plus en plus considérable est vampirisée par nos troubles, jusqu’au jour où on finit par faire péter les plombs du contrôle mental, pour tomber malade ou se tirer une balle dans la tête. Le corps émotionnel étant complètement saturé, la rationalisation chronique finit dans la violence, la démence ou le crime.
Multiplions cela par quelques milliards d’êtres humains sous l’emprise du mental et nous aurons une petite idée de la souffrance humaine (texte) et du péril dans lequel nous nous sommes engouffrés.
L’humanité actuelle a un besoin urgent de retrouver son équilibre. On ne résoudra pas ce problème (texte)à coup de solutions techniques en rajoutant des complications mentales supplémentaires, parce que c’est justement le mental qui est devenu le problème. (texte) L’équilibre et l’intégrité de l’être humain résident dans la réconciliation entre le mental et la sensibilité. Dans les termes que nous avons choisis au début, cela veut dire reprendre contact avec le mental-perceptif. C’est un défi d’un genre très nouveau parce qu’il n’est pas du tout intellectuel.
1) « Serait-il possible de retrouver, de réactualiser cette faculté en grande partie oubliée, occultée par la prédominance du cerveau civilisé ? Sans aucun doute, puisqu’elle est le cœur de nous-mêmes, la base de notre existence. Possible tout au moins si nous sentons la nécessité et si nous utilisons des moyens qui nous permettent d’aller dans ce sens ». Eckhart Tolle propose par exemple de commencer par déplacer l’attention depuis la voix off qui bavarde continuellement dans la tête, vers la sensation présente dans les mains. Sentir la chaleur des mains, puis de là l’énergie présente dans la totalité du corps et son rayonnement alentour. Aussitôt l’attention revient vers l’ici et le maintenant et nous sommes prêts à tout observer avec une grande minutie.
Supposons
que nous soyons confrontés à un danger immédiat. Une
planche dans l’escalier qui se brise. Une voiture qui surgit dans la rue. Une
corniche difficile en montagne. Ce n’est pas le moment de se raconter des
histoires, il y a urgence. C’est le moment du rappel de la conscience. Dans cet
état, complètement présent, tous les sens sont en éveil, le geste qu’il fallait
faire, la réponse exacte, l’action juste viennent dans une conscience qui n’est
pas celle
du mental discursif. Il y a des moments où entretenir
l’identification aux sornettes que raconte le mental, serait risquer sa peau. En
demeurant dans le cliquetis du mental, nous étions somnambules et tout d’un coup,
dans le danger, nous nous sommes réveillés. Nous nous sommes réveillés en
reprenant contact avec ce qui est, en pleine
lucidité, dans le mental-perceptif. Or si nous nous sommes réveillés, c’est
bien qu’auparavant nous étions endormis. Si, dans un hall de gare, nous
observons attentivement les gens qui sont là, nous remarquerons que la plupart
ont une sorte de voile sur les yeux. Pas vraiment
d’étincelle. Ils ne sont pas vraiment présents, ils sont
occupés par leurs
pensées. Donc en fait
somnambules. C’est aussi ce qui se produit chez tous
ceux qui vivent en permanence dans un état de division ou de
confusion
entretenue : vaguement occupés à un travail avec une partie de l’esprit accrochée
à la télévision en toile de fond, vaguement présents sur le quai de la gare,
avec la distraction de la musique, les écouteurs enfoncés dans les oreilles,
vaguement présents au bureau, à l’usine, à l’école mais l’esprit ailleurs perdu
dans des pensées, etc. Quand nous ne sommes pas entièrement présents sur le
plan du mental-perceptif, c’est en fait le bruit de fond du mental qui nous
occupe. C’est ce qui donne le regard voilé et l’air absent. Le voile est tissé
par le mental discursif qui fonctionne en tâche de fond de manière inconsciente
et non-contrôlée. Et si nous avons pris l’habitude de barboter dans cette
soupe mentale, nous ne pouvons pas prétendre que nous sommes conscients. Mais
c’est l’état de conscience normal de la plupart des gens, la
vigilance
ordinaire. Nous avons vu que c’est en accordant une pleine
attention à la
perception que le présent devient
vivant, mais que trop souvent nos pensées nous tiraillent vers le
futur ou vers
le passé. Mais nous n’accordons pas d’attention à la perception, du coup notre
présent est endormi, maladif et mort-né. Nous sommes perdus dans un courant de
pensées qui ne sont que les résidus bavards de la mémoire. Comme le souligne
Jean Klein, l’esprit ne peut porter pleinement son attention que sur un seul
objet à la fois. Et s’il est hypnotisé par le défilé de ses pensées, il ne peut
pas être présent au niveau des sens. Le mental perceptif est
voilé.
Nous en
arrivons à un point très délicat. Un point sur lequel il peut y avoir beaucoup
de méprises et de mécompréhensions. Il y a un danger que nous côtoyons en
permanence sans le remarquer et vis-à-vis duquel nous n’avons pas de réponse
rapide et immédiate : c’est la pensée discursive elle-même comme rémanence de la
mémoire. Pour citer David Bohm : « Krishnamurti a exprimé cela avec beaucoup
d’élégance quand il a dit : « vivre avec la pensée (il entendait par là la
réaction de la mémoire) c’est comme vivre dans une pièce avec un serpent
venimeux »… Il convient toutefois de se montrer très prudent, car ce type de
langage risque de nous entraîner trop loin et de nous faire rejeter la pensée en
lui niant purement et simplement toute valeur. Le type de pensée incriminée ici
est celui qui n’est pas conscient de son origine dans la mémoire ».
Eckhart Tolle prolonge en disant: voice in the head,
excessive thinking. Il ne s’agit pas de nier la pensée ; remise à sa
juste place et exercée de manière correcte, la pensée est un instrument
magnifique. Ce n’est pas cela. Il s’agit d’une pensée hyperactive qui n’est pas
consciente de son origine, d’une pensée qui est une prolifération compulsive de
la mémoire. Pour être encore plus précis, il s’agit de notre
identification
à ce verbiage ininterrompu, car il nous coupe de ce qui est,
ici et maintenant.
Il nous barre l’accès au mental perceptif. Cette
---------------pensée se croit
raisonnable,
mais elle n’est que raisonneuse. Elle se croit
intelligente, mais elle n’est que
sottement intellectuelle. En plus, elle est tellement
addictive que sa plus
grande peur est de ne plus penser ! Or si nous sommes un tant soi peu
observateurs, nous remarquerons que c’est justement quand elle se taît que
l’intelligence se manifeste, qu’apparaît l’inspiration juste, le geste adéquat
ou la solution créative. Dans le hiatus de
silence entre deux pensées. Il
ne manque par d’exemples dans l’histoire des sciences de découvertes intuitives
qui ont été faites, après une période d’intenses cogitations, dans un
relâchement complet de l’esprit, dans un état de tranquillité complète. Nous
pourrions en dire autant de l’inspiration dans l’art.
Mais il
n’est pas nécessaire d’aller chercher plus loin que la vie quotidienne. Que se
passe-t-il quand nous sommes ouverts, quand donnons réellement accueil à ce qui
est ? Quand nous sommes présents ? « Tous les sens sont clairs, éveillés,
sensitifs. L’action a lieu « au bout des doigts » ; la main enregistre les
sensations, l’œil voit, l’oreille entend, mais le mental est silencieux, il
enregistre sans commentaires sans interprétation, sans prolongement, et la
perfection du geste va de pair avec cette absence de raisonnement ». Marignal
appelle moments de perfection ces instants intemporels dans lesquels la
sensibilité est éveillée sans être obscurcie par une activité mentale parasite.
Ce qui au début ne dure pas, « ces moments de
perfection disparaissent dès que
le mental discursif se met en route, et l’on se retrouve aussitôt dans l’état
habituel, que l’on ressent comme une limitation ». La limitation, c’est revenir
à l’identification habituelle aux pensées. Dans une certaine mesure, écouter de
la musique de haute qualité, à condition de ne faire que cela, est méditation,
parce que pendant un moment la compulsion mentale s’arrête, l’esprit s’apaise et
la sensibilité s’épanouit. Un silence peut même demeurer quelques instants et
c’est un moment de grâce jusqu’à ce que… la moulinette mentale reparte de plus
belle ! De loin en loin dans notre vie nous avons tous connu ces moments où
l’esprit était immobile. Ce sont les moments où nous sommes entrés en contact
avec ce que nous sommes. C’est dans cette immobilité que l’intérieur entre
en communication avec l’extérieur et que le sens de la profondeur apparaît. Dit
autrement : « Par nature, l’esprit est immobile et intouché. Par le mental
perceptif, au cœur de nous-mêmes, nous sommes cet esprit immobile et intouché.
Ce qui s’agite et raconte des histoires, c’est le mental discursif ». Et bien
sûr, celui qui raconte des histoires, c’est l’ego. L’ego occupe le terrain de la
pensée compulsive. Cela ne veut pas dire qu’en son absence il ne puisse y avoir
d’intelligence, bien au contraire. Quelque chose de très nouveau se produit
quand l’esprit devient témoin immobile. La naissance du
voir. « C’est le
mental perceptif qui voit. L’ultime potentialité (l’esprit du mental perceptif)
est la vision ». Cependant, « dans le regard il n’y a pas « moi » qui regarde,
il y a regard uniquement. Il y a regard non seulement à travers la personne,
mais à travers le monde ».
2) Cette traversée depuis l’agitation mentale ordinaire vers la quiétude éveillée et sensible, depuis l’enfermement dans nos construction mentales, vers l’ouverture au réel, depuis le mental discursif vers le mental perceptif est notre planche de salut. Nous considérons en Occident l’hygiène du corps d’une importante capitale et nous pouvons nous vanter d’avoir fait d’immenses progrès sanitaires en l’appliquant, mais en matière d’hygiène de l’esprit nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Nous n’avons même pas conscience de la pollution mentale à laquelle nous sommes soumis, du désordre, de la confusion, de l’insignifiance dans laquelle nous vivons. Nous n’avons pas encore sondé le degré d’inconscience, d’insensibilité et d’ignorance généralisée dans lequel nous remuons tous les jours notre carcasse ! Nous demandons à notre intellectualité technique de faire place nette dans notre environnement, d’organiser toujours plus notre réalité. Mais le verni de notre intellectualité dissimule une grande pauvreté intérieure, une vie d’emprunt, une absence de relation directe avec ce qui est, avec autrui, avec la Nature, une incapacité à sentir et à ressentir au sein de la vie universelle.
La tragédie de la condition actuelle de l’être humain est de vivre une vie de plus en plus fictive, recluse dans une coquille mentale et dans un monde extérieur de plus en plus carcéral. Le mental a connu un développement si monstrueux qu’il a pratiquement réduit à néant la joie simple et vitale du corps, autant que l’inspiration vivante de l’âme. Il suffit d’observer attentivement ce que nous appelons notre « culture » pour nous rendre compte qu’il s’agit la plupart du temps, soit de sophistications mentales conçues pour provoquer de l’excitation émotionnelle en guise de divertissement, soit de constructions intellectuelles froides, calculatrices, formatées dans l’optique d’un savoir visant à domestiquer le réel par la force. Pas la moindre sensibilité dans l’un ni dans l’autre. De l’émotionnel aguicheur, apprêté, transpirant de flatterie narcissique, de pseudo-sentiments au milieu d’un je-m’en-foutisme généralisé, un vomi d’images hystériques qui se multiplient d’autant plus qu’elles n’ont rien à dire, car leur vocation n’est plus que d’apparaître pour disparaître dans le néant. Le mental dans sa puissance d’illusion. De l’autre côté, le plus souvent, dans tous les domaines du savoir, une langue de bois généralisée, un discours érudit, hermétique, très savant, très technique, bourré de complications ingénieuses, mais complètement déconnecté de toute sensibilité vraie. Et manquant d’intelligence de surcroît. Le mental dans toute sa puissance de construction, l’intellect dans son brio spéculatif, mais tellement loin de la réalité ! La distance supraluminique entre le monde du trader des salles de marchés et le lopin de terre du paysan du Larzac. Et puisque c’est l’hyperdéveloppement du mental qui gouverne tout, cela veut dire que la logique de la salle du marché est bien plus importante que la vie du paysan. Nous sommes parvenus à un point où nous pouvons tout sacrifier pour l’adoration de nos constructions mentales : pensez donc, le progrès ! Le chiffre d’affaire ! La croissance ! La science ! La technique ! Cela mérite bien que des milliards d’êtres humains se tuent au travail, se détruisent la santé dans des villes insalubres, s’abrutissent dans un assommoir télévisuel ou des jeux vidéo. Cela mérite bien un peu de dégât collatéral dans la magnificence de la Nature, le massacre de la biodiversité, le triomphe des civilisés sur les sauvages ou quelques régressions mentales et de la violence çà ou là. Cela mérite bien toutes sortes de guerres quand une construction idéologique est jugée très supérieure à une autre, ou un système religieux. C’est du pareil au même, c’est toujours un sacrifice pour la suprématie de nos constructions mentales ; dont nous devons certainement être très fiers, même si, curieusement elles semblent avoir toutes sortes d’effets secondaires indésirables.
Ce qui compte, c’est seulement la jouissance, l’énorme inflation de l’ego qu’elles nous procurent, le sentiment de supériorité indéniable dont elles nous gratifient. De toutes manières, cet ego n’est que pensée, c’est avec des constructions mentales qu’il doit se donner de l’importance et se prouver à lui-même son existence. Alors on n’est pas à une insanité près. Autant mettre le paquet. Cela donne le monde dans lequel nous vivons. Dépourvu de vraie conscience. Ceci nous aide à comprendre quelques mots d’Eckhart Tolle : « Si elle n'est pas enracinée dans la conscience, la pensée devient égoïste et dysfonctionnelle. L'ingéniosité dépourvue de sagesse est extrêmement dangereuse et destructrice. C'est l'état actuel de la majeure partie de l'humanité. L'amplification de la pensée par la science et la technologie, ni bonne ni mauvaise en soi, est elle aussi devenue destructrice, car, souvent, la pensée initiale n'est pas enracinée dans la conscience ».
La suite est d’une très haute importance : « La prochaine étape de l'évolution humaine consistera à transcender la pensée. C'est notre tâche urgente. Cela ne veut pas dire cesser de penser, mais tout simplement ne pas être identifié à la pensée, ni possédé par elle ». La pensée n’est pas la réalité, elle n’est qu’une représentation de la réalité et elle est très limitée. Elle contient une impulsion d’intelligence, mais n’est intelligente qu’à condition d’être ancrée dans la conscience. Dès l’instant où nous comprenons que la pensée est limitée, nous comprenons aussi qu’elle n’est pas le tout de la réalité. Juste une construction du mental. Il n’y a alors plus aucune raison de s’identifier absolument à un système de constructions mentales plus qu’à un autre. A fortiori, être complètement possédé par nos propres constructions mentales est une folie. Accepter de ne pas tout savoir est sagesse. Dans le non-savoir, il y a alors une ouverture, et une intelligence nouvelle qui n’appartient pas au passé peut se manifester. Et avec elle, la compréhension de la souffrance humaine, l’affection et la compassion. Une forme plus élevée de conscience donc, qui n’est pas la forme habituelle de conscience qui a régné jusqu’ici.
* *
*
Si le monde est en péril, ce n’est pas seulement parce qu’une civilisation, la civilisation occidentale, dans ses outrances, précipiterait sa destruction. C’est encore plus radical. C’est une question de mutation évolutive. Nous vivons une époque où l’ego est arrivé à bout de course et où de ce fait le mental débloque dans l’insanité. Ce qui est intéressant, c’est que lorsque l’insanité devient outrancière, elle est parfaitement visible et il n’est plus possible de douter. Celui qui ne veut pas la voir en face fait déjà partie des fous ! L’intelligence du péril est là et elle se traduit immédiatement par un détachement intérieur, le recul immédiat devant le danger. Reconnaître l’insanité, c’est réveiller en soi ce qui est sain, vivace et même joyeux, car lorsque le mental déraille, la meilleure façon de le prendre est franchement d’en rire. Reconnaître l’insanité en tant qu’insanité fait partie d’une nouvelle conscience.
Rien ne garantit l’issue d’un processus dans lequel simultanément la vieille conscience grégaire joue ses dernières cartes et où une nouvelle conscience s’éveille. Temps de l’incertitude comme dit Edgar Morin. Suprême défi. La crise dont on nous parle sans cesse ne se situe pas dans le monde extérieur. Elle n’est pas hors de nous parce qu’elle a son origine dans le mental humain. C’est aussi pourquoi elle affecte absolument tous les secteurs de la vie humaine. D’où la formule employée précédemment, avec la crise du mental, c’est la fin du monde tel que nous le connaissons. Le nœud du problème est dans la transformation de la conscience humaine. Ce n’est pas une plaisanterie, ce n’est pas une simple thèse en l’air, c’est l’expression d’une situation d’une extrême gravité. Mais il n’y a pas de quoi désespérer, c’est quand elle se trouve confrontée à des défis vertigineux que l’espèce humaine donne le meilleur de ce qu’elle est.
* *
*
Questions:
1. Peut-on dire que chaque être humain dans son développement psychologie, refait tout le cheminement évolutif de l'humanité?
2. Que veut dire occulter le mental perceptif?
3. Qu'est-ce qui caractérise un mental-ego?
4. Pourquoi une hygiène de l'esprit?
5. Pourquoi est-il indispensable de mettre en relation le développement égotique et la technique?
6. Pourquoi est-il nécessaire de transcender la pensée?
7. n'avons-nous pas désormais besoin de plus de sensibilité à ce qui est que puissance d'analyse?
© Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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