En 1865, la Société de linguistique de Paris avait, dans ses règlements, prestement informé ses membres qu'elle ne recevrait plus « aucune communication concernant l'origine du langage » ! Pareille annonce a de quoi surprendre, elle prend à contre-pieds un sujet sur lequel la curiosité du public ne s’est jamais éteint.
Venant de la part des spécialistes du langage, nous aimerions tout de même avoir quelques explications. La communauté des biologistes ne va pas excommunier l’un de ses pairs, parce qu’il s’intéresse aux origines de la vie ; pas plus que les physiciens ne rejetteront celui qui s’intéresse aux origines de la matière. Alors pourquoi ?
Une solide raison philosophique s’impose tout d’abord. Chaque fois que l’esprit s’interroge sur l’origine, il risque de faire un saut depuis le langage de la science à celui du mythe. Un saut qui risque fort d’être une sorte de ratiocination confuse. Celui-ci peut être évité par la physique, qui a des moyens conceptuels solides pour théoriser le Big Bang. La biologie de même a fait d’énormes progrès pour reconstituer la soupe primitive de la Terre des origines, elle peut donc elle aussi se passer du mythe. Mais la linguistique étudie un objet, la langue, qui est au cœur de l’identité culturelle ; si bien que s’interroger sur l’origine des langues, c’est questionner l’origine des peuples. Quand on parle d’identité, l’ego n’est pas loin, y compris sous la forme d’ego collectif. Sur ce terrain, l’ethnocentrisme est roi et tout le monde voudrait avoir la propriété exclusive des origines de l’humanité ! Herder disait : « chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première-née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l'humanité ! » Si on consulte la littérature sur l’origine des langues au XIX ème, on constate qu’elle est mêlée à un fatras de crédulité, de polémiques, de supercheries, de nationalisme… et de colonialisme.
Cela pourrait déjà, par jeu, nous donner quelques raisons d’y mettre le nez, histoire d’y voir un peut plus clair. Mais il y a d’autres raisons plus théoriques. Par exemple, celles qui ont été percées par J. J. Rousseau dans L’Essai sur l’Origine des langues. Que peut donc nous apprendre la recherche sur l’origine des langues ? De quoi alimenter notre goût régressif pour nous mettre dans la peau du Neandertal et ramper en poussant des grognements satisfaits ? De quoi flatter notre amour-propre et nos convictions nationalistes ? De quoi éclairer en contre-jour la théorie linguistique ?
* *
*
Dans une précédente leçon, nous avons vu avec Descartes qu’il faut distinguer l’aptitude phonatoire à émettre des sons, de l’aptitude à en user pour exprimer une pensée. Si la pie peut très bien enregistrer une phrase, elle peut le faire sans penser dit Descartes, en sorte que son rapport au langage n’est pas tellement différent du rapport entre le magnétophone et les bruits qu’il enregistre. Qui dit langage dit système de signes servant à exprimer une pensée. Qui dit langue, dit langage parlé propre à une communauté culturelle donnée. Dès l’instant où nous considérons la langue, nous sommes en présence d’une structure signifiante complexe, donc très éloignée de simples sons dépourvus de signification.
---------------1) En tant
qu’espèce vivante présente sur Terre, l’homme n’a bien sûr pas le monopole de la
communication et s’il est une espèce
communicante, il l’a d’abord été comme le sont
beaucoup d’espèces animales. Il a dû
utiliser, comme les autres
primates, un système de signaux. Nous
avons vu cependant que les systèmes de signaux sont stéréotypés et rigides, ils
sont remarquables en ce qui concerne l’adaptation,
mais ils ne sont pas faits pour véhiculer des
concepts. L’anthropologie nous dit que la bipédie
a permis chez l’homme l’usage de l’outil. L’outil
veut dire de quoi couper et tailler, mais surtout chasser. Pour chasser, il faut
bien qu’une communication soit établie entre chasseurs, surtout sur le plus gros
gibier, ce qui suppose un langage. Cependant, nous avons
vu que l’argument est insuffisant, d’une part parce que l’usage
des outils n’est pas spécifique à l’homme, comme on le pensait autrefois ;
d’autre part, dans la nature les prédateurs qui chassent en bandes, comme les
loups ou les lions, sont capables de stratégies
intelligentes, d’actions concertées pour traquer le très gros gibier, sans
avoir besoin pour cela d’un langage analogue au nôtre.
L’argument
anthropologique qui porte le plus, c’est celui du
développement du cerveau dans le sens des
facultés du langage. Le fait qu’avec l’évolution, le
lobe frontal soit repoussé en avant, et le lobe occipital en arrière, pour
ménager un espace d’association. L’évolution du cerveau
a rendu possible l’aptitude à une communication
consciente,
codée, au service d’une conceptualité, utilisant
un système de signes. Si l’homme est passé
par le cri, il a ensuite dû domestiquer les
phonèmes, pour attacher une
signification spécifique à certains
d’entre eux, faisant naître ce que les linguistes appellent les
monèmes ou morphèmes. Il a fallu
transformer des cris en
mots. On admet que l’homo
habilis avait déjà les capacités cognitives élémentaires pour que le
langage puisse naître et se développer. On peut admettre - de manière
conjecturale - une
protolangue originelle, elle serait un
langage hypothétique daté d'au
moins 50 000 ans, parlé par les populations
homo sapiens primitives. Mais encore fallait-il des motivations pour
parler. On
suppose, qu’avec les changements des modes de vie, comme ceux induits par la
maîtrise du feu, une sociabilité première
s’est formée, appelant avec elle une évolution du langage. Pour s’exprimer,
il fallait certes un langage, mais il fallait avoir des choses à dire. Les
anthropologues nous décrivent les premiers hommes rassemblés autour du
feu pour faire fuir le gibier, s’éclairer, se
chauffer, cuire de la nourriture ; mais en dehors de tout cela, que
faisaient-ils ? On peut supposer qu’ils « parlaient ». Ils avaient au moins la
possibilité d’échanger, et dans ce contexte favorable, le
langage a dû se structurer.
Toutefois, en partant de là, nous ne sommes pas très avancés sur notre problème. Si on ne prend en compte que les données anthropologiques, il n’est pas possible d’envisager à l’origine une langue universelle et on peut tout juste supposer des éléments de« langues ». En effet, ces hommes vivent en tribus d’une cinquantaine d’individus sur une, voire deux vallées tout au plus. S’ils peuvent fixer quelques morphèmes, ceux-ci resteront dans le cadre de la tribu, dans un espace géographique très réduit. Un langage compris dans la vallée… mais peut être pas au-delà ! Il est aussi très peu probable qu’à ce stade il y ait vraiment une syntaxe précise, une grammaire. Pour commencer à évoquer le concept de « langues », il faut attendre une période plus avancée ; pour que les populations augmentent, qu’il y ait des migrations et des échanges entre tribus. Du coup, une question toute simple se pose : mais alors pourquoi chercher une langue primitive ?
2) Ce n’est pas l’anthropologie qui nous met dans la direction de cette hypothèse. Par contre, sur le terrain anthropologique nous pouvons au moins émettre quelques conjectures sur la manière dont a pu s’effectuer le passage du cri vers le mot. Sous des formes variées, on retrouve chez les anthropologues trois théories :
- La théorie de l’interjection soutient que les mots seraient issus de l’expression émotionnelle des cris liés aux états affectifs, le cri s’étant peu à peu transformé en signe intentionnel. Ainsi, le cri du guetteur provient d’une peur du danger, il devient ensuite une intention d’avertissement. Attention ! Danger ! L’état émotionnel s’exprime dans un signe verbal qui imite le cri de la peur originelle.
Remarquons
cependant que cette théorie cherche à dériver le langage du biologique, ou de l’instinctif,
ce qui conviendrait à la rigueur pour les signaux, mais s’applique assez mal au
signe. D’emblée, le langage est voué à une
communication bien plus sociale que biologique.
Les mots se déploient dans un espace
abstrait et
collectif, ils ne sont pas de
simples réactions
subjectives.
- La théorie de l’onomatopée soutient que les éléments du langage proviennent d’une imitation verbale des aspects concrets du phénomène désigné. A la défense de cette thèse, on peut trouver dans toutes les langues des mots qui ont une consonance imitative très marquée. Platon en grec donnait kikonia, la cigogne, mot imitant les cris de l’oiseau. En français : coucou, effluve. En anglais : smash (volée haute), crash, (fracas), clash (choc sonore, affrontement), lash, (coup de fouet), rash (éruption), brash (éboulis, décombres). On peut aussi ajouter que cette fonction n’est pas perdue, puisque la poésie fait souvent usage de l’harmonie imitative. Voyez par exemple le début du Bateau Ivre de Rimbaud.
Toutefois, le concept d’imitation vocale est très limité, il ne s’applique qu’à très peu de mots et il est contredit par un fait évident : toutes les langues ont évoluée en sens inverse, non pas celui d’une imitation, mais vers une abstraction de plus en plus marquée, de plus en plus analytique. Et puis même l’argument de la poésie est faible, car ce n’est qu’un procédé parmi d’autres et pas l’essentiel de l’art poétique.
- La théorie des gestes vocaux soutient que la fonction d’appel serait à l’origine des mots, le langage gestuel se serait transposé dans le registre vocal, afin de suggérer, de mimer, ou de provoquer une action. L’exemple classique est le fait de marcher cahin-caha, ou clopin-clopant, mots qui en effet transposent le geste.
Là encore, le concept de geste vocal, même s’il appartient à la communication, est d’application très pauvre, ce que nous savons du signe nous oblige à penser qu’il déborde de très loin la notion d’appel.
Les données de l’anthropologie sont très fragmentaires. Quand on raisonne en termes de passé, surtout d’un passé aussi reculé sur lequel nous n’avons que très peu d’éléments, nous sommes réduits à des conjectures. Ou des généralisations hâtives. On aurait tort de vouloir tabler sur des hypothèses aussi légères pour tenter de rendre compte d’une structure aussi complexe que celle du langage.
De plus, la linguistique, en adoptant le conventionnalisme, loin de pouvoir résoudre la difficulté, nous met une épine dans le pied. La difficulté a été très bien repérée par Jean Jacques Rousseau dans Le Discours sur l’Origine de l’Inégalité et L’Essai sur l’Origine des Langues.
1) Nous avons vu précédemment que Rousseau reprochait à tous ceux qui s’était penché sur les origines de la société humaine d’y avoir transporté l’homme civil de leur époque, le « bourgeois », en se méprenant complètement sur l’état de nature. La critique était notamment dirigée contre Hobbes qui s’imaginait dans l’état de nature une « guerre de tous contre tous » qui n’a aucun fondement scientifique sérieux. En termes techniques, c’est typiquement une forme de surimposition, car l’intellect ne fait que projeter ce qu’il prétend trouver. La méthode choisie par Rousseau n’est cependant pas factuelle, archéologique, ou historique et elle reste conjecturale ; mais munie de cette précaution, elle ne manque pas de perspicacité sur le fond.
C’est une question de reconstruction logique. Si les origines de la société se confondent avec les origines de la culture, si le noyau de toute culture réside dans la langue, l’interrogation sur l’état de nature doit nécessairement rencontrer l’énigme de l’origine des langues.
Une remarque
maintenant : Il faut distinguer l’origine des langues et origine du langage.
La
première expression demande comment est née la diversité des langues
présentes sur la Terre. Une réponse mythique à cette question est donnée
dans l’illustration biblique de la Tour de Babel. La seconde est plus
théorique et pose le problème de la naissance de la pensée humaine conjointement
avec l’apparition d’un système de signes. Cependant, étant donné que le
langage ne nous est donné concrètement que dans une langue, les deux questions
restent liées. Dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité, on peut
lire : « Qu’on songe de combien d’idées nous sommes redevables de l’usage de la
parole ; combien la grammaire exerce et facilite les opérations de l’esprit ; et
qu’on pense aux peines inconcevables, et au temps infini qu’a dû coûter la
première invention des langues ; qu’on joigne ces réflexions aux précédentes, et
l’on jugera combien il eût fallu de milliers de siècles pour développer
successivement dans l’esprit humain les opérations dont il était capable».
Les « opérations de l’esprit » impliquent l’usage raisonné des concepts dans la pensée humaine. Nous dirons que c’est l’apparition du mental humain. Ce n’est pas la pensée immédiate, dont l’animal dispose et qui est douée d’intelligence, mais de la pensée réflexive d’un être humain qui s’exprime dans des mots. Condillac, auquel se réfère Rousseau dans le texte, admettait chez l’animal une forme de « pensée » comme mémoire et association. Mais les idées ? Viennent-elles du langage ? Rousseau ne dit pas que c’est la grammaire qui fabrique nos idées, ce serait la position du relativisme linguistique. Il dit seulement que la langue dispose de moyens riches et variés permettant à la pensée de pouvoir se communiquer à autrui. Mais pour communiquer, il faut surtout qu’il y ait un semblant de sociabilité. Là-dessus, Rousseau fait une critique de Condillac en disant « qu’il a suppose ce que je mets en question, savoir une sorte de société déjà établie entre les inventeurs du langage ». Mais s’il n’y pas encore de sociabilité? Il n’y a pas de nécessité d’une langue. Dans un état où il n’y avait qu’errance, pas de lieux fixe d’habitation, où les rencontres n’étaient que l’œuvre du hasard, où la pulsion sexuelle n’était qu’instinctive, la sociabilité n’était pas établie et les langues ne pouvaient naître. « La vie errante et vagabonde ne laisse à aucun idiome le temps le temps de prendre de la consistance ».
Tant que l’on en reste à un signal, à un « geste », comme dit Rousseau, on est au niveau des besoins vitaux, de l’animalité, mais ce n’est pas à ce niveau que la langue peut se développer, car la langue suppose une communication qui outrepasse le besoin et se situe déjà dans la socialité du désir. En résumé : « les besoins dictèrent les premiers gestes, et …les passions arrachèrent les premières voix ». (texte) Rousseau voit le déploiement du langage dans un milieu moral qui est aussi l’éloquence exaltée des sentiments. Il fait une observation très juste au sujet des langues anciennes : plus nous remontons dans le temps, plus la langue est poétique et intuitive. Inversement, plus on se rapproche de notre époque, plus elle devient analytique et conceptuelle. « En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait il raisonner sur l'origine des langues tout autrement qu'on a fait jusqu'ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu'on imagine dans leur composition. Ces langues n'ont rien de méthodique et de raisonné, elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poètes. Cela du être. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir». L’exemple de l’ancienne poésie grecque et de la littérature védique l’atteste. Le temps va depuis la poésie présocratique, la langue d’Homère, vers Platon et Aristote. De même en Inde, le temps va des hymnes fleuris du Rig Veda, vers les darshanas, les systèmes de philosophie et une langue bien plus analytique.
2) Reste que Rousseau n’a jusqu’ici pas toujours répondu à la question de l’origine des langues. Tout ce que nous avons appris, c’est que la langue suppose un développement mental très spécifique et un milieu favorable, celui d’une sociabilité disposant d’une moralité et dans laquelle le sentiment peut s’exprimer. Cela ne dit rien sur l’apparition des langues.
Le fait que
Rousseau emploie l’expression « invention des langues » situe d’emblée le débat
sur le
terrain de la linguistique. Rousseau identifie clairement la nature du
langage et il reconnaît une pertinence de l’analyse du langage des
conventionnalistes. Toutefois, le linguiste qui adopte le conventionnalisme
raisonne en supposant que la langue a été instituée par un peuple. Il a donc dû
y avoir adoption collective tacite d’une désignation des idées par des mots. Une
relation signifiant-signifié en tant qu’elle repose sur l’arbitraire du signe. A
partir du moment où on l’admet que les mots n’ont pas d’attache naturelle avec
ce qu’ils désignent, la relation dépend seulement d’une convention arbitraire
passée entre les locuteurs de la langue. La langue est bel et bien instituée ou
« inventée ». On aurait pu employer n’importe quelle suite de sons pour désigner
ce que l’on nomme en français porte ou cheval, d’ailleurs c’est
ce qui se produit dans une autre langue, comme en anglais door et
horse. Chaque langue adopte des conventions différentes de celles d’une
autre langue. Seulement, si on suppose une convention, implicitement, on
présuppose que les hommes se serait rassemblés, puis aurait décidé d’un commun
accord: « dorénavant, on appelle cela « porte » et cela « cheval » ». Ce qui est
bien sûr risible !... et complètement absurde, puisqu’on admet qu’ils possèdent
déjà un langage pour pouvoir passer une convention pour faire naître le langage.
Il est nécessaire de disposer d’un langage pour passer une convention, par
conséquent, il est impossible d’expliquer l’origine du langage par la
convention. Par principe, une théorie conventionnaliste ne peut pas rendre
compte de l’origine des langues, mais par contre elle explique très bien comment
nous pouvons fabriquer à l’infini des codes en inventant de nouvelles
conventions. (texte) A partir du moment où nous disposons d’une langue, il est par
contre très facile de créer un langage. D’autre part, il est impossible, en
partant seulement du signal, du geste, pour aller vers l’idée abstraite. « le
geste n'indique guère que des objets présents, ou faciles à décrire, et les
actions visibles… il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité ou
l'interposition d'un corps le rendent inutile, et … il exige l'attention plutôt
qu'il ne l'excite, on s'avisa… de lui substituer les articulations de la voix,
qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les
représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne put se faire
que d'un commun consentement, et d'une manière assez difficile à pratiquer pour
les hommes dont les organes grossiers n'avaient encore aucun exercice, et plus
difficile encore à concevoir pour elle-même, puisque cet accord unanime dut être
motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire, pour établir
l'usage de la parole ». (texte)
---------------Cette
dernière formulation est bien sûr dépourvue de sens. Plus exactement, le
paradoxe ne peut être levé que si nous distinguions clairement la pensée du
langage. Mais c’est ce qu’interdit la thèse conventionnaliste (!) qui
considère que nous ne pouvons penser que dans les mots. Rousseau écrit : « les
idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et
l'entendement ne les saisit que par des propositions ». Adopter le
conventionnalisme à l’origine reviendrait à dire que nous parlons et nous
sommes
parlés, avant même de pouvoir penser (!!). Or, dans les termes de Rousseau :
« Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu
bien plus besoin encore de savoir penser pour trouver l'art de la parole »
(!!!). (texte)
En toute honnêteté, Rousseau finit par jeter l’éponge deux pages plus loin : « Quand à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues ait pu naître et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problème ». Si les moyens humains ne sont pas suffisants, il faudra supposer une intervention supra-humaine pour que soit donné la langue originelle qui peut, elle, sans contradiction, rendre possible une multitude de langues dérivées. Rappelons, encore une fois, que ce n’est pas du tout une question d’organes. (texte) Beaucoup d’animaux disposant d’organes de phonation auraient pu « parler » avant l’homme et ils ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Parce qu’ils ne « pensent » pas, parce que le mental pensant n’apparaît qu’avec l’homme. Ainsi, ce qu’il faut avouer, c’est que le mystère des origines du langage se confond avec le mystère de l’apparition de la pensée humaine. Il est donc désormais possible de comprendre la mauvaise humeur de la Société de Linguistique de Paris. Le problème de l’origine du langage est plus métaphysique que proprement scientifique. Il peut même recouvrir un enjeu idéologique majeur.
A la fin de L’Essai sur l’Origine des Langues, Rousseau fait quelques observations sur les rapports entre les langues. Il ne disposait pas à cet effet des méthodes comparatives de la linguistique contemporaine. Or il y a, concernant notre problème, quelques éléments importants à dégager dans cette direction.
1) Commençons par l’enjeu idéologique. Nous avons vu avec Lévi-Strauss que si l’homme accepte facilement la diversité naturelle, il en est tout autrement de la diversité culturelle. De même que chaque ego peut se flatter de sa suprématie et s’ériger en juge des autres ego à partir de son propre point de vue ; collectivement, une culture peut aussi se flatter d’être la référence de l’humain et s’ériger en juge des autres cultures. La question de l’origine des langues est à cet égard un sujet de prédilection. S’il était possible de montrer que ma langue est la mère de toutes les langues, implicitement, je pourrais considérer ma culture comme le berceau de toutes les cultures, ce qui me place dans une position éminemment supérieure à la tête des nations. Les juifs et les chrétiens croient que l’hébreu était la langue d’Adam et Ève. Bien sûr les musulmans croient que la première langue de l’humanité était l’arabe. Il ne fait pas de doute pour les lettrés en Grèce que la langue des dieux devait être le grec. De même, en Inde la haute antiquité du sanskrit, la langue des Veda, le fait aussi considérer comme la langue originelle. Et bien sûr, comme c’est un fantasme récurent, on a dit exactement la même chose avec le latin, la langue des Mayas en Amérique du Sud, le chinois etc.
En toute impartialité, d’un point de vue psychologique, reconnaissons que ce petit jeu de comparaison et de rivalité est assez infantile. Il nourrit pourtant beaucoup de discussions politiques au XIX ème siècle et il alimente encore des polémiques chez les religieux. Du point de vue théorique, il y a contradiction évidente, puisque la langue mère ne peut qu’être universelle, elle ne peut être identifiée à une langue historique, ni à une culture spécifique, ni être la propriété d’un peuple, puisqu’elle appartient au patrimoine commun à toute l’humanité. Rappelons-nous le songe de Descartes, qui lui révélait que la Nature est écrite en langage mathématique. Ce langage-là, universel entre tous, nul ne pourrait en revendiquer la propriété exclusive. Logiquement parlant, il devrait en être de même avec l’idée de langue mère.
Il ne faut
pas sous-estimer l’enjeu idéologique.
Dans la quête de la
langue originelle, l’utopie se met
souvent en marche à la recherche d’un âge d'or revu et corrigé par la pensée,
comme le disait Saussure : « le rêve presque conscient d'une humanité idéale ».
Nous allons en dire deux mots plus loin, mais la spéculation au XIX ème sur
l’indo-européen a ainsi alimenté la propagande
du troisième Reich, die Indo-Germanen disait-on, devait être le berceau
de la race aryenne pure ! On a cherché à localiser l’origine du peuple parlant
l’indo-européen en Allemagne en Asie centrale pour le parer, bien sûr… des
couleurs et des vertus nationale ! Nous devons donc rester très méfiants sur ce
genre de dérive. Nous pouvons comprendre l’amour d’un peuple pour sa langue, -
il y a une beauté et des merveilles dans toutes les langues - mais quand il s’y
mêle une fierté nombrilique et nationaliste,
le dérapage dans la confusion n’est pas loin. On peut parfois soupçonner des
arrière-pensées idéologiques dans la tentative de rechercher
une langue mère,
qui pour le coup complètement « mythique »
au mauvais sens du terme.
2) Une fois
ces précautions prises, rien n’empêche de tirer ce qu’il est possible de tirer
des recherches comparatives. Il existerait à l’heure actuelle quelque 6000
langues parlées sur Terre, - dont la moitié d’entre elles sont en voie de
disparition -. D’un point de vue strictement linguistique, l’idée qu’elles
dériveraient toutes d’une langue originelle unique ne s’impose pas d’emblée. Une
manière élégante d’en formuler la remarque est de suivre
Claude Hagège
(doc) :
« Contrairement à l'idée courante, il est très probable que l'immense diversité
des idiomes aujourd'hui attestés ne se ramène pas à une langue originelle unique
pour toute l'humanité. S'il y a unicité, c'est celle de la faculté de langage
propre aux hominiens et non celle de la langue elle-même. A l'origine, donc, une
seule espèce (monogénétisme de la lignée), mais non un seul
idiome (polygénisme
des langues) ». Ce qui peut par contre être tenté, c’est une classification des
langues suivant plusieurs critères. Le plus fécond reste l’approche
génétique
par familles de langues. La méthode avait été
formulée par
Franz Bopp au XIX ème. Bopp se représentait les langues comme des
êtres humains. Un être humain naît dans une famille avec des parents, des frères
et des sœurs. De la même manière, on parlera d’une langue parente, de
langues sœurs et de langues cousines au sein de la même famille. Il
existe une famille indo-européenne, une famille sémitique, etc. Il y a un
consensus parmi les linguistes pour admettre l’existence de 300 familles de
langues remontant au début de notre être. Mais dès que l’on s’aventure au-dessus
de ce niveau, vers des macro-familles, les controverses font rage et il n’y a
plus de consensus. Par contre, l’existence au sein d’une famille de langue, de
sous-familles, ou branches, est très bien établie. Une famille de langues
comporte en effet des similitudes très nettes dans le lexique, la syntaxe, la
composition des mots.
3) Prenons l’exemple de l’indo-européen. Les langues indo-européennes forment une famille ayant une origine commune qui regroupe de fait environ un bon millier de langues, parlées par trois milliards d’individus sur la planète. On supposera que toutes ces langues proviennent d'une unique langue mère, l’indo-européen. A partir de l’indo-européen on dérive la branche romane, la branche germanique, la branche slave, etc.). Ces branches sont constituées de certaines langues apparentées entre elles. Ainsi, les langues de la branche romane (français, espagnol, italien, espagnol, etc.) diffèrent de celles de la branche germanique (anglais, allemand, néerlandais, danois, etc.) et slave (russe, polonais, tchèque, slovène, etc.), mais elles appartiennent toutes à la même famille: la famille indo-européenne. Cette famille est ainsi appelée parce qu'elle regroupe un grand nombre de langues en usage depuis l'Inde, en passant par le Pakistan, l'Iran, l'Iraq, la Syrie, jusqu'à l'Ouest de l'Europe, donc du Portugal à Moscou en passant par l'Islande et la Grèce.
Cependant,
il faut tout de même admettre que l’indo-européen reste avant tout un concept
théorique, il n’y a aucune preuve de son existence réelle, notamment parce qu’il
n’y a aucune trace écrite, surtout sur l'époque préhistorique ; même si
l’hypothèse est aujourd'hui assez largement acceptée par
les linguistes. On n’a
pu reconstituer cette langue que par des recoupements (phonétiques,
grammaticaux..) entre les différentes langues-filles.
Le cas du sanskrit est particulièrement troublant et exemplaire pour de multiples raisons. L’éloignement géographique par rapport à l’Europe tout d’abord, difficile d’imaginer que par la langue un français ait plus de parenté avec l’Inde qu’avec l’Afrique du Nord, et pourtant les faits sont là. Le sanskrit a cette particularité de présenter la totalité des 8 cas de l’indo-européen (cf. nominatif, accusatif, instrumental, datif, ablatif, génitif, locatif, vocatif,) que l’on trouve en version réduite par exemple en grec, latin ou encore plus réduite en allemand moderne. En fait le concept de l’indo-européen a été formulé à partir de la découverte du sanskrit qui a servi de référence. Une très grande part du vocabulaire théologique, philosophique et technique que nous utilisons dans les langues européennes est directement apparenté au sanskrit. Nous en avons dans les leçons donné plusieurs exemples (manas : mens latin, mental, dvi : deux, tri : trois, nama : nom, devata : divinité, matri : mère, patri : père, le videor sur lequel glose Michel Henry est lié à vid la connaissance comme vision, la racine STHA donnant avastha : état, lié à « stase » en français, stand, (anglais) stehen, (allemand) se tenir etc.) Plus surprenant, il y a même des mots d’un registre plus ordinaire comme supa : la soupe, sarpa : le serpent, nid : le nid d’oiseau etc. qui sont présent dans le français. La rigueur de la construction du sanskrit classique est étonnante, on y a vu d’abord une langue fabriquée par des logiciens avant de se rendre compte qu’elle était effectivement parlée. La grammaire sanskrite classique (Panini et Patanjali) est un chef d’œuvre de linguistique structurale.
Voilà qui
au moins nous donne une leçon contre notre tendance à vouloir isoler l’Europe,
comme terre de culture, du reste de la planète. Le mythe du
miracle grec
ne résiste pas dès l’instant où l’on se rend compte des parentés linguistiques
et que l’on prend conscience des échanges qui ont dû avoir lieu dans la plus
haute antiquité. Élargissement de vue assez salutaire qui nous invite surtout
aussi à cesser de provincialiser
la philosophie avec l’épithète « d’européenne ». L’ignorance du sanskrit chez
les philosophes qui usent beaucoup de l’étymologie est
très dommageable, car il est très instructif. Il est aussi tout à fait
regrettable que ces liens ne soient pas mis en évidence dans l’enseignement de
la
littérature, car ils sont une invitation à laisser tomber les frontières
artificielles entre les peuples.
Notons enfin pour terminer que la recherche des familles de langues n’apporte aucune solution au problème de l’origine des langues, puisqu’elle se situe en aval. Récemment, Meritt Ruhlen (doc) a bien avancé la thèse d’une pro-langue mère originelle et commune à toutes le superfamilles vers 50.000 ans avant notre être, mais il a plus rassemblé contre lui et ses méthodes les critiques, que suscité un consensus dans le milieu des linguistes. On lui accorde le mérite d’avoir ressuscité le débat, on est même prêt à lui concéder qu’il a peut être raison sur le fond, toutes les langues pourraient avoir une source unique, seulement nous n’en savons strictement rien.
Le seul point sur lequel nous avons des éléments solides porte sur la comparaison des langues, ce qui nous permet d’obtenir des corrélations entre les langues très éloignées et d’avoir des indications sur les migrations des populations à la surface du globe. La méthode génétique a aussi une valeur, elle invite à considérer en définitive l’humanité comme une seule famille.
La difficulté centrale de l’origine des langues tient à la coupure à vif pratiquée entre le plan de la Nature, que l’on tient pour vide de signification et celui de la culture apparaissant avec l’homme, dans lequel surgirait le sens. Une solution originale, non-duelle, que l’on trouve chez Raymond Ruyer, dans La Gnose de Princeton, consisterait à abolir cette coupure en considérant que l’Univers, parce qu’il est information, est tout entier culture. Dans ce cas, la langue Mère n’est rien moins que l’intelligence à l’œuvre dans l’Univers. (texte)
1) Et si
l’Univers manifesté tout entier était une langue qui nous est parlé ? Et si,
comme le pensait Berkeley, la Nature est une
langue que Dieu nous parle ? Si nous voulions bien mettre de côté tout
anthropomorphisme, à quoi
ressemblerait une langue Mère qui serait immanente au cosmos et ne serait
pas seulement une
représentation de celui-ci ? A quoi ressemblerait une langue qui serait
tout entière
dans
le participable de chaque conscience à l’Univers et non dans l’ordre de
l’observable de la division sujet/objet ?
L’animal, comme vivant, ne se représente pas lui-même et pourtant nul doute qu’il communique dans un milieu de sens et dans une intelligence. Nous l’avons montré de manière assez détaillée. Voici ce qu’écrit Ruyer à ce sujet : « Les êtres n’agissent, et même ne perçoivent… que par participation à un sur-univers, trésor inobservable, mais participable à la manière d’une langue maternelle ». Cependant, « l’univers ‘sensifie’ sans ‘signifier’. Il n’emploie pas originellement de signes, il manifeste des sens. Il y a des grammaires, des dictionnaires, des codes pour les significations. Il n’y en a pas pour les manifestations de sens ».
« Soit un organisme vivant complexe, non observé du dehors, mais en son ‘lui-même’. Il vit, il maintient sa forme dans le temps. Il se comporte d’une manière sensée ou thématique, selon des intentions implicites ». « L’être vivant incarne, actualise des sens ou des thèmes valables. Il parle-sa-vie, beaucoup plus fondamentalement qu’il ne signifie, communique, envoie des messages – ce que certains êtres vivants peuvent faire aussi, mais occasionnellement. Il parle-sa-vie beaucoup plus souvent qu’il ne parle de sa vie à d’autres vivants. Il écoute sa propre mélodie, sa parole propre, bref, il ‘sensifie’, il ne signifie que rarement ». Parce que tout vivant est enraciné dans la vie elle-même et ne saurait s’en détacher, il demeure dans la connexion intérieure d’une participation à l’univers lui-même. Par ce biais, il cherche à se maintenir, à vivre et à bien vivre dans un univers dont la trame est intelligente. Ainsi, « le trésor quasi linguistique primordial de l'univers fournit aux parlant et quasi-parlants la substance de toutes les paroles exprimées ou échangées. Tous les êtres s'efforcent de bien parler leur vie ou leur existence selon le Système-Norme. Les vivants proprement dit en signalent et en guettent les signaux que pour bien vivre ». (texte)
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spécificité du langage humain devient dès lors parfaitement claire, le
langage humain est une aptitude à signifier dans une méta-langue par rapport à
la langue de la vie. La langue mère du sens de intelligence universelle
précède la langue de signification de l’intellect humain. « En ce sens
tout langage humain proprement dit est une sorte de métalangue, auxiliaire de la
langue fondamentale de la vie. La parole humaine est une sorte de discussion
grammaticale passionnée, et souvent sanglante sur des "points de grammaire", sur
l'art de bien parler la vie ». Ruyer cite le linguiste B. L. Whorf pour
qui « un monde nouménal – d’hyper-espace de dimension supérieure – attend d’être
découvert par toutes les sciences sous son aspect premier : celui des domaines,
des accolades structurantes… Ce monde présente une indéniable affinité avec le
système complexe de la langue, et englobe les mathématiques et la musique… Il
existe dans le langage ou dans le sublangage mental, la prémonition d’un monde
inconnu plus vaste dans lequel l’aspect physique ne représente que la surface ou
l’écorce, et dans lequel nous sommes cependant et auquel nous appartenons. Ce
monde a un caractère sériel ou hiérarchique, avec une succession de plans ou de
niveaux dont chacun se manifeste par des structures contenant d’autres
structures, en motifs (au sens décoratif du mot) contenus les uns dans les
autres ». En conséquence : « La parole est ce que l’homme a fait de mieux. Mais
sans doute, Dieu a-t-il compris que le haut niveau auquel se situe un pareil
phénomène organisé a été en quelque sorte dérobé à l’univers ».
D’autre part, nous savons que le langage humain est pétri par la dualité. De ce fait, il incline vers le jugement de valeur, mais cette valeur est loin d’être toujours en adéquation avec la vie elle-même. Nos jugements de valeur bataillent contre ce qui est et polémiquent avec la vie. « Les hommes ne parlent au fond que pour porter des jugements de valeur: ‘Je fais bien, et tu fais mal. Agis autrement. Je ferais bien d'agir autrement. Dieu est avec nous, pas avec vous’ ». Le langage humain n’est donc un auxiliaire de la vie que lorsqu’il se maintient dans sa Vérité, en s’éloignant de la vérité, en devenant mensonger, il enfante de l’illusion et il cesse de servir la vie.
Le langage humain ne peut constituer un paradigme de la Langue Mère originelle. Il en est plutôt une hypostase. Dans le mensonge, il en est aussi le dévoiement. Ce qui constitue pourtant une possibilité inscrite dans le libre-arbitre humain et fait partie du grand Jeu des possibles dans l’Univers.
2) L’immanence radicale au sein de la Vie dans laquelle nous avons toujours déjà séjour est rebelle à toute formulation dans le langage de la représentation. Elle interdit la division en locuteur/interlocuteur et la compréhension représentative de la communication qui est la nôtre et comme la pensée est représentative, il nous est très difficile de comprendre l’infiniment proche où se situe le langage originel. Ou plutôt, en vertu d’une forme particulière de conscience fondée sur la dualité sujet/objet, la pensée ne peut qu’avec difficulté s’ouvrir au participable, qui est la dimension première de l’Univers. L’ici où en tout point l’Univers reste en contact avec lui-même. Le maintenant dans lequel l’Univers se manifeste.
Ce qui veut dire ? Chaque être dans son « je » (texte) participe de l’Univers, tout en exécutant les « phrases types de la langue biologique ». « Une chauve-souris ne vole pas comme un oiseau ou comme une mouche. Sa ‘langue biologique’ maternelle est très différente. Et pourtant tous ces animaux volent, d’une manière fonctionnellement efficace, comme des parlant peuvent exprimer les mêmes thèmes sensés dans leurs langues respectives, par des procédés linguistiques différent ». Le « trésor des langues biologiques et de la langue cosmique » implique une intelligence qui « dépasse tout à fait le pouvoir des individus, car les individus eux-mêmes sont constitués par le Trésor primordial ». En même temps « l’univers ‘sensifiant’ primordial est… la condition d’existence des êtres exceptionnels qui, dans l’univers, ‘signifient’ ». Du coup, l’apparition « des langues humaines fait à elle seule la preuve que l’univers n’est pas un univers matériel, d’atome ou de combinaisons d’atomes, qui miraculeusement, se mettraient à parler – pour ne rien dire » ! (texte) « Il n’y aurait pas de parleurs, …s’il n’y avait pas une langue maternelle universelle ».
Si le mot n’était pas piégé, surchargé de mécompréhension, d’interprétations tordues, nous pourrions employer le mot « Dieu » pour désigner la langue Mère. Ce Dieu dont parle Ruyer n’est pas le Dieu des religions qui dans un lointain passé a délivré un message. « Dieu - ou la Grande Mère -, en ce sens ne "dit" rien. Mais il permet à tous les êtres de parler. Les Gnostiques corrigent sur ce point leur première thèse. Dieu n'est pas "intelligent" à la manière de tous les êtres. Tous les êtres ne sont pas aussi intelligents que Dieu. Dieu est ce qui permet aux êtres subordonnés (et aux holons) d'être intelligents dans leur comportement ou dans leur paroles. L'univers dans son unité fondamentale, est une langue à parler, non un texte à lire, émanant d'un Parleur ou d'un Auteur, dont il faudrait comprendre et déchiffrer exactement le message transmis... Dieu n'est pas un patron, ou un Parleur soupçonnable, mais une Langue maternelle ou primordiale, en deçà de toutes les langues, et... il n'est pas un être mythique, justement parce qu'il fonde tous les mythoi ».
La suite du texte redonne un sens inédit et tout à fait remarquable aux expressions « langue vivante » et « langue maternelle » : « Dieu - ou la Grand Mère - est le Participable universel. Il n'est pas Parleur, il est Langue universelle, sous-jacente à toutes les langues. Langue vraiment universelle, vraiment maternelle, Langue "vivante" (qui donne la vie), Langue qui se fait parler non par imitation, mais par invention participante ». Bref, dans l’expression « langue Mère », Ruyer considère que l’essentiel est plutôt dans le mot « Mère » ce qui porte et supporte la vie, plutôt que dans le mot « langue » au sens des linguistes, de la signification en commentaire de ce qui est.
La conséquence est bien sûr qu’il y a dans la langue Mère une forme de conscience bien plus élevée que celle qui est véhiculée par la langue humaine : « Alors que les langues humaines ne sont conscientes que dans les consciences des parlants, la Langue Mère, Dieu, est consciente d'elle-même. Et en ce sens, la Conscience divine ou l'Intelligence divine est différente des consciences et des intelligences des êtres".
Coup de chapeau à Raymond Ruyer ! Voilà une manière toute spirituelle d’approfondir la question de la langue originelle et qui entre parfaitement en résonance avec l’ensemble des leçons menées jusqu’ici.
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Nous comprenons mieux maintenant pourquoi la question de l’origine des langues a pu alimenter des polémiques virulentes. Elle touche à un des registres de l’identité, qui est pour beaucoup d’êtres humains… le seul qu’ils connaissent. Évoquer « l’origine des langues », c’est chercher quelles sont les origines de mon peuple. Si je suis très attaché au fait d’être un « basque », un « breton », un « suédois », ou un « turc », etc. parce que je ne peux me définir autrement, la question de l’origine de ma langue de peut pas me laisser indifférent. De même, les commencements de l’humanité dans la parole ne sont pas question à prendre à la légère. Que cela ait pu se passer en Afrique, en Asie centrale, au Tibet ou en n’importe quel point ailleurs sur le globe a un sens. Tout le monde aimerait revendiquer le privilège d’être le berceau de l’humanité !
Nous avons vu que l’adoption du conventionnalisme par la linguistique pose plus de difficultés qu’elle n’en résout et il éjecte le problème de l’origine des langues en dehors de la linguistique proprement dit. Et pourtant, ce que a linguistique a découvert dans les parentés des langues et dans leur diversité a un grand intérêt. Même si la question de l’origine de la pensée, la conjonction entre l’Univers et l’esprit n’est pas pour autant résolue.
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Questions:
1. Qu'est-ce qui nous inclinerait à penser que la recherche de l'origine des langues relève de la mythologie.
2. Le fait que notre ADN soit constitué d'un langage comportant une syntaxe, une grammaire et des signes ne plaide-t-il pas en faveur de l'existence d'une langue Mère originelle de la Vie?
3. La question de l'origine des langues peut-elle être entièrement dissociée de celle de leur disparition?
4. En quoi le problème de l'origine des langues se confond-il avec celui de l'origine de la pensée?
5. Comment pourrait-on interpréter le mythe de la Tour de Babel?
6. Pourquoi l'homme religieux prétend-il que le langage a dû être donné à l'homme par Dieu?
7. Qu'est-ce qui différentie le concept de "protolangue" de celui de "langue Mère" au sens de Ruyer?
© Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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