Le travail immense fourni par l’anthropologie structurale a permis de comprendre à quel point le concept de culture, comme synonyme de civilisation, est marqué par la diversité. Il n’y a pas une culture humaine, explique Lévi-Strauss, mais des cultures humaines. Il y a autant de visages de l’humain qu’il peut y avoir de cultures, sous la forme de leurs langues, de leurs traditions, de leurs mœurs. Le XVIII ème siècle, fier de sa techno-science, avait cru pouvoir revendiquer le monopole de la culture, en laissant tout ce qui n’entrait pas dans son cadre, dans la catégorie informe des « barbares », des « sauvages », des « primitifs ». Nous savons aujourd’hui que le modèle culturel occidental n’est qu’un modèle parmi d’autres.
Mais cette reconnaissance de la diversité culturelle a aussi eu pour conséquence la relativisation extrême de la notion de culture. On passe aisément du traditionnel au tribal et du tribal au social. L’homme postmoderne a été habitué à considérer comme culture tout et n’importe quoi : de la « culture pub », aux tags sur les murs, du piercing, à la tenue vestimentaire, de la musique de fond de supermarché, en passant par son rayon disque et article ménager, tout se vaut, tout est "culture".
Du coup, nous ne savons plus du tout comment situer l’ancienne définition de l’homme cultivé. L’homme cultivé, qui était le modèle de référence de la pensée classique, c’était l’homme initié aux plus hautes œuvres de l’esprit, celui qui avait fait ses humanités, comme on le disait autrefois. Pour être cultivé, il fallait avoir reçu en partage un bagage philosophique solide, une éducation artistique, une connaissance des langues, des éléments fondamentaux du savoir scientifique, des repères historiques, une connaissance élémentaire de la religion, une ouverture sur d’autres cultures. Il n’est que trop évident dans notre monde actuel que cette définition de l’homme cultivé est devenue très élitiste et ne correspond qu’à très peu d’entre nous. Faut-il revoir notre définition de l’homme cultivé ? Faut-il s’inquiéter, avec la disparition de ce modèle, de la destruction de la culture ? Faut-il, comme semblent le penser bien des intellectuels, voir dans notre monde postmoderne un monde devenu inculte, voire presque analphabète ? Qu’est-ce qu’un homme cultivé ?
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Inutile de tenter un historique de la signification de la culture, partons de là même où nous sommes. Nous vivons à l’ère de la consommation de masse, ère marquée par le déclin des idéologies, appelée par Gilles Lipovetsky dans L’Ère du vide, la postmodernité. Qu’est-ce qui caractérise la postmodernité, dans sa relation à la culture ?
1) Tout d’abord une caractéristique remarquable, l’assimilation du monde de la culture au monde de la
consommation. Hannah Arendt, dans La Condition de l’Homme moderne, prend soin de bien distinguer les deux sphères, en opposant l’œuvre d’art, comme appartenant au monde intemporel de la Culture, et l’objet d’usage dans le monde transitoire de la consommation. Or la postmodernité, c’est la fin de la suréminence de la culture et l’avènement de la consommation comme culture, de la mesure de la culture à partir de la consommation. Dans le monde qui est le nôtre, la valeur a en même
temps pris un sens exclusivement économique ; la valeur des objets, voire la valeur des personnes, est ramenée à ce que nous pouvons en consommer. Le plaisir de la consommation est la mesure de nos plaisirs. Nous ne vantons plus, comme les hommes de l’après-guerre, le travail et la discipline, nous n’avons plus guère d’attirance pour les idéologies politiques, à l’image de la génération très politisée des années 60, nous sommes devenus indifférents aux slogans révolutionnaires. Nous ne voulons pas changer le monde, nous voulons en profiter. Nous sommes les enfants de l’hédonisme industriel, nous vivons à l’ère de la publicité et la publicité est notre dernier credo, celui qui est massivement inculqué dès l’enfance aux générations à venir. Or, ce que nous avons appris de la publicité, c’est que vivre, c’est profiter, c’est s’amuser. Vivre, c’est comme « bouger », comme sur les plateaux télé, comme dans les clips vidéo où tout va très vite, où l’image est rapide, colorée, gaie, où on voit des gens qui s’amusent. Nous avons baptisé « culture » la représentation hédoniste de la vie fondée sur la consommation. Le souci d’une vie de fêtes et de plaisir, qui autrefois pouvait être l’apanage des nantis, face à la grande foule des travailleurs besogneux, est devenue le mode principal de la culture. « C’est avec l’apparition de la consommation de masse aux U.S.A. dans les années vingt que l’hédonisme, jusqu’alors l’apanage d’une petite minorité… va devenir le comportement général dans la vie courante, là réside la grande révolution culturelle des sociétés modernes». La postmodernité, c’est l’empire tentaculaire des valeurs de l’homme vital pour qui une chose ne prend de valeur que si sa consommation procure un plaisir immédiat.
(texte)
---------------La mentalité
postmoderne se révèle dans son langage. Un film, un livre, un spectacle, une musique, un travail etc. cela doit être consommé vite, être génial, excitant, ou bien jeté (comme on jette une boîte de coca-cola) dans la catégorie de ce qui est ennuyeux et nul. Notre époque privilégie les jugements rapides et sans nuance, marque d’une
sensualité très immédiate, de l’ordre d’un réflexe, plus que d’une réflexion. L’hédonisme postmoderne se montre aussi avec évidence dans le glissement du langage argotique dans le registre de la consommation de la drogue : « S’éclater
est le mot d’ordre de ce nouvel hédonisme ». Les mots ne sont pas là par hasard, ils ne font que traduire une tendance latente : motiver toute activité par la poursuite d’un plaisir, curieusement, jusqu’à une destruction : ex-ploser, disparaître dans l’ex-stase : « s’éclater », se « défoncer ». D’où la référence constante à l’orgasme et au registre de vocabulaire de la sexualité.
(texte)
Si nous prêtons attention au monde qui nous entoure, nous verrons partout cette tendance à nourrir une sensualité insatiable par des aliments de consommation immédiate, à viser en toutes choses le divertissement. Dès lors, toute activité dont l’accès requiert patience et étude, qui s’adresse autant à l’intelligence qu’à la sensibilité, demande le recueillement de la contemplation, toute activité qui sollicite un investissement et ne se paye pas par des résultats immédiats en terme de plaisir, subit une dévaluation qui est le résultat direct du conditionnement ambiant. Et c’est l’éducation au sens classique du terme qui en fait d’abord les frais, ainsi que toute la culture classique. Pour un adolescent habitué à zapper d’une chaîne à l’autre, à se nourrir vite, à vivre vite, uniquement motivé par la poursuite du plaisir, l’étude, c’est trop lent, c’est ennuyeux et nul. Il a beaucoup de mal à maintenir son attention, car il est habitué à une excitation sensorielle continuelle, comme celle que l’on trouve dans les jeux vidéo. Il voudrait dans la salle de classe zapper à l’émission suivante. Il consomme l’information, comme il regarde la télé, passivement, tout en demandant à être diverti. Il regarde l’enseignant comme un distributeur de coca-cola, comme une machine qui distribue du savoir. Mais la différence entre le coca et le savoir, c’est que le coca donne du plaisir tout de suite, tandis que l’instruction, c’est une contrainte : « on nous inculque des tas de choses à apprendre » !
La recherche du plaisir immédiat, alliée à la découverte de la sexualité et à la projection dans le désir, est naturelle. Ce sont des caractéristiques qui ont justement leur place à l’adolescence. C’est aussi à l’adolescence que le sens de l’ego s’affirme avec le plus de virulence, avant d’être tempéré par le passage progressif à l’autonomie. Mais quand toute une société fait de la recherche du plaisir immédiat, de la stimulation de la sexualité et du désir, de l’affirmation de l’ego
(texte) son mode de représentation, cela ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est qu’elle « court éperdument après l’adolescence ». La postmodernité est installée dans le cocooning comme mode de vie, elle est faite pour la jeunesse, par la
jeunesse et vit centrée sur l’image de la jeunesse. Elle en a adopté le désir de divertissement et l’a promu au rang de culture. Comment en vient-on à identifier divertissement et culture ? En jouant sur le
relativisme introduit par l’anthropologie. Claude Lévi-Strauss nous a appris que les cultures traditionnelles sont autant culture que la culture occidentale fondée sur la techno-science. Par une généralisation indéfinie, il est tentant de regarder tout mode de vie singulier comme une forme de culture ; il suffit de fragmenter la vie sociale en tribus ayant chacune leur culture. De même que les jivaros, les sioux, les eskimos, ont leur culture, on dira qu’il y a des tribus dans notre société, une
culture punk, une culture techno, une culture rap, new age etc. La tribu dominante, c’est la tribu « jeunesse ». Et dans ces conditions, la confusion est complète entre « mode de vie » et « culture », et le glissement consistant à considérer les formes du divertissement comme culture va de soi. De plus, dans le contexte postmoderne, la principale fonction des média dans notre monde n’est pas de se consacrer à un rôle d’éducation et de Culture mais, du matin au soir, de fournir du divertissement. Ce sont les média qui donnent un écho tonitruant à cette nouvelle sous-culture dont le principe est justement de remplacer la culture. Statistiquement nos enfants passent aujourd’hui
(doc) plus de temps devant la télévision qu’à l’école.
(texte) Et qu’est-ce qui les influence le plus ? Certainement pas l’instruction reçue à l’école. A travers la publicité, on leur a inculqué depuis le berceau un conditionnement qui les
a préformé à être des consommateurs obéissants, qui les a rendu malléables, faciles à suggestionner pour tout ce qui relève de la satisfaction des plaisirs. Notre génération actuelle n’a pas de recul critique face au
monde de la consommation, au contraire, elle s’identifie
au monde de la consommation.
Nous avons été habitués à toutes les formes possibles de critique, de dérision de l’éducation, de moquerie adressée à la culture classique, telle qu’elle reste encore enseignée par l’école, le lycée ou l’université. Au milieu de l’éloge de la paresse, de l’apologie de la fuite, de l’inertie ambiante, il est très difficile pour le collégien, pour le lycéen, pour l’étudiant, de trouver en lui-même la passion d’apprendre, l’enthousiasme de la découverte intellectuelle. Il faudrait même rompre nettement avec le conditionnement ambiant pour sentir l’attrait, la richesse et l’appel de ce qui relève de la culture. Comme le dit Alain Finkielkraut : « quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification ». La vie avec la Pensée, s’exclue d’elle-même de la vie, pour se réfugier dans les marges de l’existence et cette marginalité est aujourd’hui une élite intellectuelle, complètement coupée de la culture ambiante et inaccessible à l’entendement du commun des mortels ! Il n’y a plus de poète maudit, car la critique de toute culture est tellement passée dans les mœurs que nous sommes devenus complètement indifférents à toute Pensée de haute envergure. Les rapports se sont complètement inversés, il n’y a plus d’opposition entre la vie marginale en dehors de la culture et la culture elle-même, c’est la culture qui est devenue marginale. (doc) Face à la puissance de production de masse des industries du plaisir, que valent les réalisations les plus hautes de l’esprit ? Rien. Nous sommes à une époque où on peut réduire les « œuvres de l’esprit à l’état de pacotille ». Et même si une grande œuvre était représentée sur le petit écran, par le fait même qu’elle y soit représentée, elle serait immédiatement dévaluée, en raison de la logique même des média, pour autant qu’elle est soumise corps et âme aux tendances de la postmodernité. (texte)
La postmodernité est de part en part traversée par le culte de la simple représentation, elle se veut « gaie », elle s’amuse, elle aime les illusions et les leurres qu’on lui offre. Elle n’a ni le sens de la profondeur, ni le sens du Sacré. Ce à quoi elle voue par-dessus tout un culte, c’est à l’image, ce qu’elle vénère, c’est la production d’illusions, le spectaculaire et l’immédiat. L'émotionnel du reality-show. (texte) Elle n’aime que le faire-voir, le faire-valoir, le paraître, le simulacre, l’imitation et l’apparence. Bref, elle n’a aucun souci de l’Être ou de la réalité. Elle flotte dans la représentation. Ludwig Feuerbach, dans L’Essence du Christianisme, a ce mot étonnant : « sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré ».
2) Cet empire de la représentation devient flagrant, dès que l’on examine la place et le rôle des média dans le monde postmoderne et en particulier, celui de la télévision. Nous savons que nos enfants sont téléphages, que pour la plupart, ils passent deux heures et demie par jour devant la télévision. Pour voir quoi ? Des feuilletons entrelardés de publicités, qui matraquent leurs cibles pour leur proposer les sucreries qu’ils feront acheter ensuite aux parents au supermarché. Ils sont tous les jours abreuvés de scènes de laser purificateur, de castagne surréaliste, de sadisme, de sang, d’exhibitionnisme sexuel. Ils en raffolent… comme leurs parents en raffolent aussi. D’ailleurs, sur ce point la sous-culture n’a aucun mal a établir un consensus entre les générations. On ne se parle plus, on ne communique pas, mais on regarde le même feuilleton ! On goûte en famille à la même transe hypnotique. Ce qui donne le sentiment de partager quelque chose : le même programme
télé. Et on ira ensuite docilement au supermarché acheter les sucreries vantées par la pub. On continuera ensemble de voir les mêmes
bêtises et les mêmes niaiseries, avec une satisfaction, car dans la bêtise et la niaiserie, on est dans le « commun », on « communique » ( ?!). Enfin,… on est avec les autres. Ce qui définit le consommateur moyen pour le publiciste, c’est un individu affalé sur un canapé, un pack de bière sur la table basse du salon et qui regarde des séries télé ou du sport. Comment pourrait-il jouer un rôle d’éducateur, lui qui est la copie conforme du modèle social ambiant, fondé justement sur une version de la « culture » confondue avec le divertissement ? C’est impossible. Il faudrait qu’il voit droit dans les yeux l’horreur de la situation, qu’il sorte de son hébétude et s’éveille. Qu’il se redresse, plante là paresse et inertie et prenne souci de lui-même. Peut-être prenne souci de son âme. Mais justement, la société de consommation n’a pas intérêt à qu’il sorte de cette hébétude et qu’il s’éveille, mais qu’il y reste ! Il sera formé comme consommateur obéissant (ce qui est un pléonasme, parce qu’un consommateur par définition est obéissant). Et puis, après tout, il y a de la diversité à la télé. On peut mettre une télé dans chacune des chambres ! On peut même passer de la télé au jeu vidéo sur l’ordinateur. Ce sera encore des images, encore de la représentation, mais ce sera varié et divertissant ! Cela permettra de continuer indéfiniment à en rester à des représentations de la vie, à rêver la vie au lieu de la vivre en vivant par procuration dans des images. C’est simplement, nous dit-on, une « autre » culture après tout !Ce n’est pas la lecture de Shakespeare, ou de Proust, ce n’est pas l’étude de Platon, cela n’a rien à voir avec l’éveil de l’intelligence, la connaissance de soi ou celle de merveilles de l’univers, mais c’est de la « culture ». Cela remplit l’esprit de toutes sortes de choses : des images, des opinions, des clichés, des informations en vrac, de l’actualité, des bribes d’histoire. C’est très confus, mais cela fait office de « culture ». Personne n’est ignorant dans la postmodernité, au sens où personne n’a l’esprit vide. Non, on a dans la tête un kaléidoscope d’images et on est doué du réflexe consistant à répéter le contenu de cette mémoire (il y a même des jeux télé qui forment dans ce sens!).
Pourtant, la sous-culture se marie aisément avec l’illettrisme. Mieux, elle le favorise. En France, rien que pour remplir un formulaire, faire un chèque, on estime que 10 à 12 % de personnes éprouvent des difficultés et ce pourcentage n’a pas tendance à baisser. L’illettrisme continue de progresser jusque dans l’université où la maîtrise de la langue est devenue très insuffisante où l’inculture des étudiants effraie les enseignants. Selon les mêmes statistiques, il y a au moins 25 % de personnes dans la plupart des pays vivants sous le régime de l’occident qui ne lisent jamais. Ils ne sont pas pour autant « incultes ». Ils n’ont d’autres repères que ceux inculqués par la télévision.
Mais le paradoxe, c’est que c’est cette même société qui favorise la sous-culture, la culture-divertissement avec des moyens massifs, (texte) (jamais une société n’a produit comme la nôtre autant de jeux, de parcs de loisirs etc. On a même réussi à introduire la publicité à l’école aux U.S.A.), cette société qui tourne si facilement l’éducation en dérision, exige en même temps un très haut niveau de culture et de qualification dans le monde du travail ! La technique elle-même impose la reconversion dans un haut niveau de formation. Et pas seulement technique. Toute activité technique et mécanique est guettée, à plus ou moins brève échéance par l’obsolescence. La place de l’ordinateur dans nos sociétés est à ce titre assez révélatrice. L’informatisation est en passe d’absorber toute activité intellectuelle à caractère mécanique. Tout ce qui est purement mécanique et relève d’un simple calcul, les machines peuvent le faire mieux que nous et plus vite. De sorte que dans le monde actuel, ce dont nous avons besoin c’est justement de l’épanouissement d’une créativité typiquement humaine, qui relève directement de la culture générale. Par delà la postmodernité et ses tendances. Mais que faire quand on est un enfant des média, un enfant de la postmodernité, quand on n’a plus de repère ? Quand on n’a même plus de sens critique et de pratique de l’autonomie de la réflexion ? Quand on n’a pas de culture ? Quand on a déjà des difficultés pour lire ? Quand on n’a pas reçu en partage la passion d’apprendre ? (texte) Quand tout vous incline autour de vous vers la paresse et le divertissement ? Que faire quand la société elle-même ne prend plus soin de nourrir l’intelligence ? Comment pourrait-on ne serait-ce que s’adapter ? Comment pourrait-on s’en sortir quand l’inertie ambiante vous suggère de laisser l’esprit en jachère et de préférer la fuite dans le divertissement plutôt que l’étude ?
Le système scolaire est dans cette contradiction et il est incapable de la surmonter. Pris dans un monde qui incite à désapprendre jusqu’à la lecture et l’écriture, il ne parvient qu’à sauver une minorité d’individu de l’inculture. Les surdoués dont on fait si grand cas dans les média ! Les bosseurs. Les introvertis atypiques !
La postmodernité se caractérise par une séparation nette entre la vie subjective et l’intelligence, de sorte que la vie subjective est ramenée à sa vitalité la plus frustre et l’intelligence consignée dans un savoir qui s’est peu à peu coupé de la vie. Qui a perdu sa dimension de Culture.
1) Or la décision implicite radicale de la postmodernité qui commande son auto-développement, celle du repli dans la vitalité est en même temps celle par laquelle la représentation finit par prendre la place de la vie réelle. Dans les termes de
Guy Debord, la postmodernité est
La
Société du Spectacle. « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». L’univers postmoderne de la représentation enveloppe tout ce qui dans la pensée, redouble les pouvoirs intérieurs de la vie. Mais il est un double créé par le mental, sans connexion intérieure avec la vie et sans unité réelle en dehors de sa propre production d’illusion. Monde léger. Celui de
L’insoutenable légèreté de l’être selon le titre du roman de
Milan Kundera.
(texte) Monde dans lequel « les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans propre unité générale en tant que
pseudo-monde à part ». Or ce pseudo-monde dans lequel l’opinion commune a séjour, parce qu’il est détaché des pouvoirs les plus intérieurs de la Vie, est aussi un monde d'illusions. Mais c'est aussi en un sens un monde morbide, morbide au sens purement phénoménologique comme opposé à la Vie qui, coïncidant avec elle-même, s’éprouve elle-même justement comme vivante. Guy Debord le formule à sa manière : « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est mouvement autonome du non-vivant ». Beaucoup d'images, beaucoup de figuration virtuelle certes, mais où est la relation avec ce que je suis? Avec ce que je vis ? Il serait erroné de voir dans l'existence médiatique une simple figuration de l’imaginaire, car il y a bien dans la représentation un tissu qui repose sur la conscience collective et la manière dont elle se pense comme société. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Il est « une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une
vision du monde qui s’est objectivée ».
---------------A la racine de la production de la vie comme pure objectivation, Debord trouve avant tout un processus d’ordre économique. C’est à l’empire du capitalisme qu’il rattache le processus de dégradation qui dévale la vie de l’être vers l’avoir et de l’avoir au paraître. « La première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation de l’être en avoir. La phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout avoir doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière ». Nul doute que les mâchoires de l’économie soient effectivement puissantes pour que puisse persister cette emprise de l’ombre dans une vie aplatie dans la pure représentation. « Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». La subversion qu’engendre le capitalisme atteint même son comble quand « la culture, devenue intégralement marchandise doit aussi devenir marchandise vedette de la société spectaculaire ». Or justement, la vedette, comme dans le show business, est une catégorie reine de la société de consommation, elle n’existe que dans la pure apparence, la pure représentation vide d’un rôle factice : « l’agent du spectacle mis en scène comme vedette est le contraire de l’individu », de l’individu vivant. « La condition de vedette est la spécialisation du vécu apparent ». Quand la culture est présentée dans la facticité de la
vedette, elle est ipso facto aplatie dans l’image, dans la représentation. Dès lors, Debord n’hésite pas à parler de « la fin de l’histoire de la
culture » sous deux formes :
a) « dans le projet de son dépassement dans l’Histoire totale », ce qui renvoie à la conception marxiste de l’idéologie et son dépassement. « Le spectacle est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique : l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle ».
b) « de son maintien en tant qu’objet mort », sous la forme d’une sorte de culte qui la conserve dans le statut d’un objet consigné dans les musées, un objet offert à un regard purement représentatif, dont la vie a cessé de participer. « La consommation spectaculaire… conserve l’ancienne culture congelée ». Il est assez remarquable que dans la suite du texte, cette coupure entre la Vie et la culture, Debord la formule en terme de perte d’enracinement dans le mythe, langage commun de la culture traditionnelle : « En perdant la communauté de la société du mythe, la société doit perdre toutes les références d’un langage réellement commun ». Est-ce que cela n’implique pas qu’il y a dans le mythe un langage dans lequel la Vie se rencontre elle-même dans sa profondeur intemporelle sous une forme chargée de symboles ? A quoi le langage du mythe s’oppose-t-il si ce n’est à celui de la représentation ? Que porte-il en lui dont la représentation manque,… si ce n’est le sens du Sacré ?
2) L’objet mort appelé dans la postmodernité « culture » n’est-il pas détaché par la représentation qui l’objective, de la vie qui a cessé de se reconnaître en lui ? Une œuvre d’art, mise en représentation spectaculaire dans un musée, est regardée du dehors, en sorte qu’il nous est toujours loisible de ne pas y reconnaître cette Vie subjective infinie qui palpite en nous, mais un simple objet.
Ce processus par lequel la vie cesse de se reconnaître dans ce qu’elle créé est la clé de la compréhension de la destruction de la culture. Il ne suffit pas, pour comprendre le déclin du sens de la Culture dans la postmodernité, de suivre une analyse reposant seulement sur la critique économique. Il est essentiel de comprendre la séparation qui s’est effectuée entre la culture et la Vie. C’est cela que Michel Henry nous propose dans La Barbarie.
Qu’est ce que désigne en effet le terme de « culture » ? « Culture désigne l’auto-transformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même, afin de parvenir à des formes de réalisation et d’accomplissement plus hautes, afin de l’accroître ». La culture ne se réduit pas à une instruction fondée sur un savoir objectif qui serait détaché de soi. Elle n’a rien à voir avec une simple érudition objective. La Culture se reconnaît dans toutes ces formes à travers le bouleversement intérieur qu’elle rencontre en chacun de nous au sein même de sa propre subjectivité et dans l’éclat de son intelligence. Qu’y a-t-il de commun entre la lecture d’un livre qui provoque en nous une commotion de l’intelligence et du cœur , la brûlure passionnée de l’écoute d’une grande œuvre de la musique, la joie de peindre et de parvenir à rendre le paysage de l’âme ? Rien d’autre que l’éternelle manifestation à soi de la vie dans ce qu’elle a de plus intime, dans le secret de sa subjectivité ; là même ou le sentiment et l’intelligence sont étroitement unis dans une même affection.
Il n’existe pas de séparation réelle entre la sphère de la culture et celle de la vie. La Vie s’accomplit comme culture et dans toutes les formes de la culture. « Si la vie est le mouvement incessant de s’auto-transformer et de s’accomplir soi-même, elle est la culture même, ou du moins elle la porte inscrite en elle et voulue par elle comme cela même qu’elle est ». Dès lors, ce qui vient porter la négation au sein même de la culture vient nécessairement d’une scission entre le savoir et la vie. Tout élève, tout étudiant en fait l’amère expérience au cours de ses études, dans la difficulté qu’il éprouve à intégrer en sa propre vie le savoir qu’il reçoit, à en faire une véritable nourriture. Le savoir, dans son objectivité, est étranger au mouvement intérieur vivant de la subjectivité, il est tellement extérieur qu’il a beaucoup de mal à réellement toucher. De sorte que l’étudiant se sent toujours en exil par rapport à ce qu’il apprend et il s’ennuie à apprendre parce qu'il doit mémoriser lui est étranger. Le savoir n’est pas une vraie connaissance, parce qu’il lui manque l’élément clé d’une vraie connaissance, l’auto-référence consciente. La connaissance est une nourriture de l’intelligence seulement dans la mesure où l’étudiant parvient à l’intégrer en lui-même, à en faire une partie de sa propre vie : dans la mesure où il est réellement compris. Comprendre, c’est prendre (predere) avec (cum) soi. Il n’y a que cela qui reste de l’instruction reçue, ce que nous avons réellement compris en profondeur, et non simplement ce qui a été appris, ce qui demeure consigné dans l’état d’une représentation abstraite.
L’analyse de Michel Henry remonte à ce qu’il nomme l’archi-événement fondateur de cette séparation, l’avènement de la science moderne à partir du divorce consommé entre la subjectivité et l’objectivité chez Galilée. La représentation du monde de la science moderne érige l’objectif en réalité et discrédite le subjectif, qui en est pourtant l’éternel appui. Elle définit le monde à partir des idéalités mathématiques qui permettent de le représenter et d’en faire la mesure. Du coup, le monde de la science, coupé de son enracinement vivant dans la conscience, est implicitement frappé d’une illusion fondamentale. « L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, (R) ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et n'éprouver que dans les modes concrets de notre vie subjective ». Le savoir scientifique prenait donc à la modernité un virage l’éloignant de l’épreuve de soi qui constitue originellement la vie, ce que Michel Henry dénomme son affectivité. Tout le savoir objectif de la physique, de la biologie, de l’astronomie, toutes les tentatives pour objectiver l’esprit, l’histoire, le comportement social, reposent sur une illusion fondamentale, l’illusion d’un monde indépendant de la conscience, d’un savoir indépendant de la conscience. Ce qui n’a aucun sens. Conséquence radicale : en prenant ce virage, la science « a laissé échapper quelque chose d’essentiel, rien de moins que son propre fondement ». Mais comme le Fondement ultime de toute activité de l’esprit n’est rien moins que la Vie dans lequel il est originellement donné, la conséquence radicale que tire Michel Henry est donc que, dans le contexte qui est aujourd'hui le nôtre, « la relation de la science et de la culture est une relation d’exclusion réciproque ». Si la science n’est qu'une représentation objective, si, d’un autre côté, la vie, dans sa profondeur subjective n’est rien d’autre que l’élément vivant de la culture, il s’ensuit nécessairement que la science ne fait pas partie de la culture !
Entendons bien ce qui est dit ici. Il ne s’agit pas de faire de l’anti-scientisme primaire. Ce n'est pas du tout l'intention de Michel Henry. Il ne s’agit pas de dénier à la science toute valeur et moins encore de dénier la grandeur des génies scientifiques. Il s’agit d’examiner sans présupposé, avec une acuité radicale, la relation entre science et culture. En tant que personnalités remarquables, Pasteur, Darwin, Einstein, Bohr ou Heisenberg, par leurs découvertes théoriques géniales se rattachent au progrès de la culture, comme des branches se rattachent au tronc de l’arbre. Ils s’y rattachent par le renouvellement intérieur de notre vision du monde, pour autant qu’ils ont contribué à renouveler notre approche philosophique de la réalité. Ils sont comme des branches d’une totalité vivante qui est la culture. Mais malheureusement aujourd’hui, dans la vision du savoir qui est la nôtre, rien de tout cela n’apparaît dans le développement purement technique de la science, car ce développement fragmentaire se situe en dehors de toute culture. Il est un savoir objectif sous-produit de la technique elle-même et de son auto-développement. Le développement seulement technique de la science, coupé de toute culture, a un résultat dans son enseignement scolaire et universitaire : l’étudiant cesse de pouvoir s’y reconnaître lui-même et, d’autre part, la science s’y développe dans un processus d’extrême fragmentation qui la confine à l’ésotérisme (texte). Ses productions deviennent en effet illisibles, obscures, incompréhensibles à l’entendement du plus grand nombre, accessibles aux seuls initiés, complètement séparées de la vie réelle. Savoir hyperspécialisé, élitiste et impénétrable. Mais savoir redoutable par sa puissance technique.
---------------Parce que la culture est fondamentalement l’auto-donation de la Vie à elle-même, dans son aptitude à justement renouveler la compréhension qu’elle a d’elle-même, la science en niant la culture, engendre une frustration de la sensibilité et de l’intelligence. Elle produit d’elle-même le désir de connaître qui fait le succès d’une contre-culture. C’est la frustration fondamentale qu’engendre le savoir scientifique d’aujourd’hui qui fait les beaux jours des formes habituelles de l’ésotérisme (b), de la voyance au paranormal, de l’attrait de toutes sortes de syncrétismes religieux assez confus, à la psychologie marginale etc. De tout ce qui revendique ce dont la science est devenue incapable : une connaissance intimement liée avec la vie capable de lui donner un sens. De tout ce qui est capable de lui offrir une spiritualité dont la science officielle fait justement défaut et dont une philosophie accomplie devrait permettre d’opérer une synthèse. La philosophie officielle, parce qu’elle-même est dominée par la représentation objective, parce qu’elle est elle-même devenue fragmentée et ésotérique, se montre incapable de répondre à l’appel qui lui a toujours été adressé. On philosophera donc davantage dans les cafés que sur les bancs de l’université !
Telle est bien la situation confuse de notre époque, d’une époque qui a sabordé la signification même de la culture. Époque de perte de toute vision globale de la vie, époque de fragmentation extrême du savoir, de séparation des champs du savoir, de pensée incommunicable, époque de pagaille intellectuelle d’où n’émerge aucune perspective capable de nourrir l’intelligence, aucune appréhension profonde et significative de l’homme. Époque d’auto-destruction de la philosophie. Michel Henry titre son essai : La Barbarie. Il faut à cet égard bien lire ce qu’il dit p. 13 : « la barbarie n’est pas un commencement, elle est toujours seconde à un état de culture qui la précède nécessairement… La barbarie, dit Joseph de Maistre, est une ruine, non un rudiment. La culture est donc toujours première. Même les formes les plus frustres de l’activité et de l’organisation sociale, celle qu’on peut prêter par exemple aux hordes primitives, sont déjà des modes de culture ». (texte)
Qu’est-ce alors que cette barbarie qui nous caractérise et comment se traduit-elle ? Si la Vie et la culture sont intimement liées, de sorte que la Culture n’est jamais que la jouissance de soi d’une vie qui se rencontre elle-même à la fois comme intelligence et sensibilité, de quel pouvoir immanent à la vie, la barbarie peut-elle tirer parti ? Michel Henry donne une réponse remarquable : « la barbarie est une énergie inemployée ». A l’inverse, « toute culture est la libération d’une énergie, les formes de cette culture sont les modes concrets de cette libération ». Faute de pouvoir s’accomplir elle-même dans la sphère de la culture, faut de pouvoir se donner à elle-même, de créer, l’énergie inemployée se retourne contre elle-même et provoque l’apparition des formes d’auto-destruction au sein de la vie. « Se crée alors une situation d’extrême tension dans laquelle l’individu se débat ». « Un mécontentement plus grand et, de nouveau et de plus en plus, le besoin de s’en défaire ». Il y a un nom pour désigner cela : la maladie de la vie. La vie malade, ne parvenant pas à s’accomplir, à se réaliser, tend alors à ne trouver d’issue que dans la fuite. « La fuite dans l’extériorité en laquelle il s’agit de se fuir soi-même et ainsi de se débarrasser de ce qu’on est, du poids de ce malaise et de cette souffrance. » Voilà un trait caractéristique de l’empire de la maladie de la vie en notre monde postmoderne. « La fuite de soi est le titre sous lequel on peut ranger presque tout ce qui se passe sous nos yeux ». Et c’est là que l’usage que nous faisons de la télévision dans la postmodernité prend un relief étonnant. Il n’est métaphysiquement pas possible de se fuir soi-même, car justement par essence la Vie est épreuve de soi et coïncidence avec soi. La Vie est un Soi qui ne se quitte jamais. Cependant, quand la vie est livrée à une subjectivité malade, mécontente et insatisfaite, elle n’a semble-t-il plus que le loisir de se réduire « à la condition d’un regard hébété devant quelque chose qui bouge ». Elle a toujours la solution de se plonger dans une transe hypnotique pour tenter d’oublier, pour oublier qu’elle n’a pas de sens, ni de but. C’est bien cette hébétude qui est en cause, comme forme ultime de la fuite, et non pas l’image en tant que telle. « Que la télévision soit la fuite sous la forme d’une pro-jection dans l’extériorité, c’est ce qu’on exprime en disant qu’elle noie le spectateur dans un flot d’images. Mais l’art, les arts plastiques et, de même, la littérature, la poésie ne nous proposent-ils pas eux aussi des images ? » L’image esthétique est très différente, (texte) dans l’investissement intérieur que la vie opère en elle. Elle participe de « l’auto-accroissement de celle-ci et ainsi l’essence de la vie en son accomplissement : la culture ». L’hébétude du spectateur n’a rien à voir avec cela, car elle se situe justement à un niveau subconscient. (texte) Il s’agit pour l’énergie inemployée de la vie de tenter de se défaire de soi, de s’oublier en tant que vie, de disparaître : de mourir. Non pas d’une mort physique, mais plus essentiellement encore, de ne pas vivre sa vie, de mourir comme présence au monde, de mourir comme Présence à soi, de disparaître dans le flux de l’inconsistant et l’irréel d’une vie autre qui ne sera jamais mienne. « Une existence par le moyen des médias, où il s’agit de vivre non pas sa propre vie, mais celle d’un autre, qui raconte, s’agite, frappe, se dénude ou fait l’amour à votre place ». Cette mort phénoménologique se consomme quand deux processus parviennent à leur terme : la négation de l’intelligence (le regard abruti, éteint et inexpressif), la négation de la sensibilité (le regard blasé, ennuyé, complètement désensibilisé à force de surenchère dans le spectaculaire). Parvenu à ce terme, la mort a fait son ouvrage et le téléspectateur n’est plus qu’un œil torve rivé à une lucarne colorée. Il a perdu son âme.
C. La Culture et l’Éveil
La Culture n’est pas un contenu objectif que l’on déverse en direction du consommateur des média, habitué à zapper sur 45 chaînes télé. Elle ne se mesure pas à l’audimat chargé d’attester la performance objective d’une émission. Cet empire envahissant de la technique, de l’image et de sa consommation n’est pas la culture. Parce que la culture n’est pas un objet. Elle est sujet/objet indissolublement. La culture se situe dans la rencontre consciente de la subjectivité avec elle-même, elle s’adresse à l’âme en chacun de nous. Quel est donc le sens de la culture, s’il n’a rien à voir avec le bombardement hypnotique des images et des informations, si la culture n’est pas un résidu congelé du passé qu’il faudrait conserver dans des musées ?
1) On a souvent défiguré l’idéal de culture des humanités classiques, pour l’aplatir dans une érudition excessive, une intellectualité livresque et un savoir poussiéreux. Mais un homme cultivé, c’est un homme qui a choisi de faire de sa propre vie une œuvre d’art et une œuvre d’intelligence. (texte) La culture ne concerne pas le seul souci de la survie, ou la fuite dans le divertissement, car elle introduit avant tout un raffinement dans l’art de vivre, le raffinement qui vient à la fois d’une connaissance intégrée et d’une sensibilité éveillée. Un homme cultivé est capable d’effectuer une synthèse d’informations sans en être saturé, et il a formé en lui une autonomie, il a son propre jugement et un sens esthétique qui le rendent capable d’apprécier les créations de l’intellect et les créations de l’art. Il n’y a pas de culture sans une ouverture toujours nouvelle de l’intelligence et du cœur d’où la dimension spirituelle n’est jamais absente. La culture en ce sens signifie le développement des fonctions spirituelles par l’étude et un exercice prolongé. Cela ne signifie pas une érudition, une mémorisation d’un savoir. (texte) La Culture est affaire, non pas de savoir, mais de connaissance, en ce qu’elle se développe dans l’intériorité de la vie, en ce qu’elle contribue à l’épanouissement d’une personnalité vivante.
---------------Pour éclairer cette question, nous pourrions, comme le fait
Raymond Ruyer dans Les
Nourritures psychiques faire une analogie (R) entre culture et nourriture. On a pu dire avec cynisme que le peuple n’a besoin que du pain et des jeux. Ruyer refuse cette réduction et distingue trois formes de nourriture : nourriture physique, nourriture
psychique, nourriture intellectuelle. Il prend pour exemple les jeux du cirque à Rome :
« Les Lions affamés se nourrissaient des Chrétiens, la plèbe se repaissait du sang des victimes, du rugissement des fauves, de ses propres hurlements. Éventuellement, des idéalistes égarés dans la foule étaient ‘édifiés', écœurés du présent, et avides d’un monde différent.
Il doit donc y avoir au moins trois sortes de nourritures : le pain, les messages spirituels, et les spectacles toniques ou violents pour ‘voyeurs’, nourriture psychique plutôt que spirituelle ».
Le lion, la plèbe, l’idéaliste désignent trois formes de besoin. La nourriture saine accordée au corps maintient sa vigueur et son intégrité. En un sens, il y a dans l’art de se nourrir et dans l’hygiène une forme de culture, celle par lequel l’être humain prend soin de son corps, donc du physique. Si le corps est nourrit avec des poisons, il y a bien peu de chance que l’esprit puisse conserver son équilibre. On ne peut pas considérer la manière de prendre soin de son corps en dehors de la culture, car une chose aussi élémentaire par exemple que la lourdeur de la nourriture, un rythme de vie contre-nature, ne peuvent pas contribuer à une expansion de conscience. Il y a des aliments qui lestent la conscience et l’obscurcissent, d’autres qui donnent vigueur et légèreté.
Le second point de l’analyse de Ruyer concerne la place qu’il convient d’accorder aux nourritures émotionnelles, qu’il appelle nourritures psychiques, et qui relèvent du vital. Il y a un besoin psychique sous-jacent à l’attirance à l’égard des spectacles d’une forte provocation émotionnelle ; le besoin de satisfaire et de nourrir la sensualité. Si autrefois les sacrifices religieux pouvaient exorciser ce besoin, aujourd’hui la pulsion subsiste, mais se satisfait tout de même autrement : les postmodernes « cherchent ailleurs que dans les rites religieux une nourriture psychique épicée : les cris et les larmes des vedettes du spectacle, du sport, de la politique, remplacent les larmes de l’enfant ou du prisonnier que l’on mène au couteau du sacrificateur». Notre monde postmoderne fait une extraordinaire consommation de satisfactions psychiques à travers le cinéma, la télévision, le jeu, la musique, le sport. Nous vivons une époque très sensuelle, bien plus sensuelle que sensible. C’est la sensualité qui aspire à une sorte de délivrance violente, qui jouit du hard rock, qui aime les films violents, la tension d’un match de foot, la lutte de deux joueurs de tennis ; mais c’est encore la sensualité qui se nourrit dans les productions littéraires jouant à fond sur la fibre romantique, pour faire se pâmer d’émotions la mère de famille qui s’ennuie ou la jeune fille rêveuse. On ne peut pas nier un tel besoin. Toute la question est plutôt de savoir s’il doit occuper autant de place et s’il y a un sens à le considérer à lui seul comme forme de culture.
Le troisième point concerne le statut des nourritures spirituelles. Si, « en résumé, il y a trois types de nourritures : la nourriture spirituelle, la nourriture psychique, et la nourriture matérielle. Il y en a quatre si l’on dédouble la nourriture spirituelle en nourriture spirituelle… ‘gnostique’ au sens large du mot, et en nourriture idéologique ». Ruyer entend que la nourriture spirituelle est aussi essentielle que le pain et les jeux, mais qu’elle ne peut se substituer à la nourriture psychique, pas plus qu’elle ne peut se substituer à la nourriture physique. La distinction entre une nourriture spirituelle gnostique et une nourriture spirituelle, à contenu davantage intellectuel, a aussi son importance. L’intellect est épris d’idées et de système, l’intellect aime les constructions mentales. Le mental est très à l’aise dans l’idéologie. C’est dire qu’il y a bien un étage en l’homme, le mental, qui a ses propres besoins, qui sont un besoin d’ordonner un savoir, de calculer avec les outils de la pensée. On ne comprendrait pas le plaisir du joueur d’échecs sans cela, ni le goût des jeux de stratégies et la satisfaction que l’esprit en retire.
Mais ce qui excite l’intellect ne suffit pas à nourrir l’intelligence. Ce qui nourrit l’intelligence, c’est une Connaissance vivante, une connaissance-sagesse en laquelle justement la connaissance et la vie ne sont plus séparées. Qu’est-ce qui peut, dans une culture, satisfaire à un tel besoin ? Ruyer répond : une philosophie gnostique. Le terme de philosophie gnostique est assez bien choisi. Il désigne une forme de « connaissance-religieuse-et-qui-donne-la-vie ». Ruyer dit de la gnose qu’elle est « au-delà du psychique », qu’elle tend vers une appréhension synthétique. La gnose est un mode de connaissance qui relève de l’intuition de l’Englobant. Pour terminer son livre, Ruyer espère que dans les temps à venir, par delà les confusions et la « paranoïa politico-idéologique », les hommes, après des essais maladroits de gnose faite de bric à brac new age, « trouveront une Gnose meilleure, une Vérité du cosmos, où la vérité scientifique sera transfigurée, et deviendra nourriture spirituelle ». S’il y a bien à notre époque une demande insistante de l’intelligence, c’est bien celle d’une vision gnostique de la vie. Elle conduit les uns vers tel traité ésotérique, tel ou tel livre lu avec la passion d’un érudit, vers le discours grandiloquent d’une religion, les séductions intimistes d’une pseudo-religion, le charisme d’un psychologue de renom, les tentatives idéalisées d’une utopie etc. Ce feu du chercheur de vérité qui le conduit d’une autorité à une autre ne doit en aucune façon être méprisé ou être traité avec cynisme. C’est l’âme en quête de vérité qui s’y exprime et il appartient à l’éducation de savoir répondre à cet appel.
2) Il est intéressant de noter que ce mot gnose, nous ramène aux origines de la philosophie en occident, au gnoti seauton de Socrate, le « connais-toi toi-même » du temple de Delphes, dont la formule complète se terminait par « et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Qu’y a-t-il au cœur de toute philosophie gnostique ? La philosophie elle-même comme auto-compréhension de la vie, ce qui n’est rien d’autre que le sens même de la Culture. Il n’y a pas de culture authentique sans connaissance de soi, comme il n’y a pas de culture vivante sans une philosophie gnostique. Le mot gnose, comme le terme de cognition, nous renvoient directement à la racine sanskrite JNA, (cf. cognoscere latin qui a donné connaître) qui donne en sanskrit jnaña, la Connaissance. Dans la tradition du Vedânta,jnañi désigne le connaisseur, jnañtri, le connu, mais de telle manière que connaisseur-connaissance-connu sont pris ensemble et non de manière séparée. Dans la pure Connaissance le sujet et l’objet ne peuvent être coupés l’un de l’autre, la Connaissance pure est non-duelle. Elle est connaissance par identité. C’est cette connaissance qui fait cruellement défaut à notre culture actuelle et qui est le manque patent de notre système éducatif. Tant que nous ne donnerons pas aux générations nouvelles l’accès à la connaissance de la conscience, notre éducation sera sans fondement et notre culture demeurera un décorum mental, un verni séduisant peut-être, mais au fond très superficiel. Non seulement la culture doit ouvrir le livre de l’univers, mais elle se doit en premier lieu d’ouvrir le livre de la vie et de ma propre vie. C’est en nourrissant la connaissance de soi que le désir d’apprendre lui-même se développe. C’est à travers la connaissance de soi que la Passion de l’étude s’éveille, que l’amour de l’étude trouve sa voie d’expression, et pas avec une connaissance de seconde main. Si notre éducation aujourd’hui reste insatisfaisante et qu’elle est entièrement à revoir, c’est qu’il lui manque l’amour. Sans amour, nous ne pouvons ni apprendre, ni éduquer ; et moins encore partager et communiquer.
Allons jusqu’au bout et ayons un peu d’audace. Le sens de la gnose implique encore une possibilité radicale, sise dans la connaissance par identité, celle de provoquer une transformation de la conscience. La connaissance gnostique est le terreau sur lequel l’éveil de la conscience peut germer. La conscience qui prend conscience d’elle-même éveille en elle ses propres pouvoirs. Il y a dans la gnose un dynamisme auto-référent de l’intelligence qui par nature retentit sur le mental peut en modifier le fonctionnement ordinaire. L’avant-dernier chapitre, le chapitre 55, de la grande œuvre de Shri Aurobindo La
Vie Divine est intitulé L’être gnostique. Il précise cette perspective : « la gnose est le principe efficace de l’Esprit, une dynamis suprême de l’existence spirituelle ». S’il était possible d’éduquer à partir de ce niveau, alors il serait possible de former un être humain réellement cultivé et intelligent. Dans la vision d’Aurobindo c’est même une perspective qui entre dans la logique de l’évolution qui doit conduire au dépassement des limites du mental actuel dans une forme plus élevée de l’intelligence. « Avec la transformation
gnostique, l’évolution traverse une ligne, au-delà de laquelle il y a renversement suprême et radical de la conscience, et les normes et formes de la cognition mentale ne suffisent plus ». Il ne s’agit en rien de renier tout ce qui fait la valeur de la culture au sens classique du terme, mais de relier la culture à la conscience, tout
en élevant la conscience à sa dimension la plus élevée. L’œuvre même d’Aurobindo est de ce point de vue exemplaire : elle va des essais de philosophie politique, aux traités philosophiques, aux recherches psychologiques, elle chemine dans une création poétique d’une ampleur exceptionnelle, tout en accordant à la pratique du yoga intégral une place centrale. C’est une des tentatives de synthèse les plus extraordinaires qui ait pu être conduite jusqu’à ce jour entre l’exploration des chemins de l’intériorité de l’orient et la culture occidentale dans ses aspects les plus divers et les plus rigoureux. Ce que Ruyer appelle de ses vœux sous la forme d’une philosophie gnostique est déjà là sous au moins une forme, l'œuvre de Shri Aurobindo, dans une alliance exceptionnelle de l’intelligence et de la sensibilité. On peut regretter que la fragmentation universitaire de la pensée lui ait donné si peu accueil, mais du moins avons-nous là une perspective qui peut nous éclairer sur la réponse à donner à la demande de supplément d’âme de notre époque, pour emprunter une formule de Bergson. Le sens réel de la culture enveloppe
l’Éveil et l’Éveil est Présence à soi comme présence au monde.
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Il est inutile de se voiler la face et de le nier, la crise de la culture que traverse notre époque est profonde. La crise de la culture est aussi la crise de l’éducation. Il y a crise quand le sens est perdu. Il y a une crise de la culture et une crise de l’éducation quand nous avons perdu de vue la vocation de la culture et la vocation de l’éducation, quand nous ne savons plus ce que signifie un homme cultivé et que nous n’avons plus de compréhension de ce que représente un homme pleinement éduqué. Cette perte n’est pas sans rapport avec la dérive qui a conduit à ne voir dans l’éducation qu’une information objective. Cette même dérive finit par nous faire croire que l’éducation consiste seulement à préparer les esprits à fonctionner dans le cadre de l’entreprise. Soyons clair, pour parler le langage de l’informatique, l’éducation n’a pas pour fonction de formater l’intelligence de la jeunesse au système d’exploitation de l’entreprise. Elle a pour mission de permettre l’épanouissement et le développement d’une personne douée d’une culture et d’une intelligence autonome.
A l’heure où dans le grouillement de l’actualité monte la rumeur des extrémismes, à l’heure où, dans bien des pays du monde, ne s’offre plus d’alternative que celle entre dictature militaire et intégrisme religieux, il est temps de comprendre que le passage à la démocratie que nous souhaitons si vivement, repose sur un développement historique de la culture et sur rien d’autre. Si le sens de la culture fout le camp, le sens de la démocratie aussi !
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© Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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