Leçon 90.    Culture, sous-culture, contre-culture        pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Le travail immense fourni par l’anthropologie structurale a permis de comprendre à quel point le concept de culture, comme synonyme de civilisation, est marqué par la diversité. Il n’y a pas une culture humaine, explique Lévi-Strauss, mais des cultures humaines. Il y a autant de visages de l’humain qu’il peut y avoir de cultures, sous la forme de leurs langues, de leurs traditions, de leurs mœurs. Le XVIII ème siècle, fier de sa techno-science, avait cru pouvoir revendiquer le monopole de la culture, en laissant tout ce qui n’entrait pas dans son cadre, dans la catégorie informe des « barbares », des « sauvages », des « primitifs ». Nous savons aujourd’hui que le modèle culturel occidental n’est qu’un modèle parmi d’autres.

    Mais cette reconnaissance de la diversité culturelle a aussi eu pour conséquence la relativisation extrême de la notion de culture. On passe aisément du traditionnel au tribal et du tribal au social. L’homme postmoderne a été habitué à considérer comme culture tout et n’importe quoi : de la « culture pub », aux tags sur les murs, du piercing, à la tenue vestimentaire, de la musique de fond de supermarché, en passant par son rayon disque et article ménager, tout se vaut, tout est "culture".

    Du coup, nous ne savons plus du tout comment situer l’ancienne définition de l’homme cultivé. L’homme cultivé, qui était le modèle de référence de la pensée classique, c’était l’homme initié aux plus hautes œuvres de l’esprit, celui qui avait fait ses humanités, comme on le disait autrefois. Pour être cultivé, il fallait avoir reçu en partage un bagage philosophique solide, une éducation artistique, une connaissance des langues, des éléments fondamentaux du savoir scientifique, des repères historiques, une connaissance élémentaire de la religion, une ouverture sur d’autres cultures.  Il n’est que trop évident dans notre monde actuel que cette définition de l’homme cultivé est devenue très élitiste et ne correspond qu’à très peu d’entre nous. Faut-il revoir notre définition de l’homme cultivé ? Faut-il s’inquiéter, avec la disparition de ce modèle, de la destruction de la culture ? Faut-il, comme semblent le penser bien des intellectuels, voir dans notre monde postmoderne un monde devenu inculte, voire presque analphabète ? Qu’est-ce qu’un homme cultivé ?

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A. Culture et postmodernité

    Inutile de tenter un historique de la signification de la culture, partons de là même où nous sommes. Nous vivons à l’ère de la consommation de masse, ère marquée par le déclin des idéologies, appelée par Gilles Lipovetsky dans L’Ère du vide, la postmodernité. Qu’est-ce qui caractérise la postmodernité, dans sa relation à la culture ?

    1) Tout d’abord une caractéristique remarquable, l’assimilation du monde de la culture au monde de la consommation. Hannah Arendt, dans La Condition de l’Homme moderne, prend soin de bien distinguer les deux sphères, en opposant l’œuvre d’art, comme appartenant au monde intemporel de la Culture, et l’objet d’usage dans le monde transitoire de la consommation. Or la postmodernité, c’est la fin de la suréminence de la culture et l’avènement de la consommation comme culture, (texte) de la mesure de la culture à partir de la consommation. Dans le monde qui est le nôtre, la valeur a en même temps pris un sens exclusivement économique ; la valeur des objets, voire la valeur des personnes, est ramenée à ce que nous pouvons en consommer. Le plaisir de la consommation est la mesure de nos plaisirs. Nous ne vantons plus, comme les hommes de l’après-guerre, le travail et la discipline, nous n’avons plus guère d’attirance pour les idéologies politiques, à l’image de la génération très politisée des années 60, nous sommes devenus indifférents aux slogans révolutionnaires. Nous ne voulons pas changer le monde, nous voulons en profiter. Nous sommes les enfants de l’hédonisme industriel, nous vivons à l’ère de la publicité et la publicité est notre dernier credo, celui qui est massivement inculqué dès l’enfance aux générations à venir. Or, ce que nous avons appris de la publicité, c’est que vivre, c’est profiter, c’est s’amuser. Vivre, c’est comme « bouger », comme sur les plateaux télé, comme dans les clips vidéo où tout va très vite, où l’image est rapide, colorée, gaie, où on voit des gens qui s’amusent. Nous avons baptisé « culture » la représentation hédoniste de la vie fondée sur la consommation. Le souci d’une vie de fêtes et de plaisir, qui autrefois pouvait être l’apanage des nantis, face à la grande foule des travailleurs besogneux, est devenue le mode principal de la culture. « C’est avec l’apparition de la consommation de masse aux U.S.A. dans les années vingt que l’hédonisme, jusqu’alors l’apanage d’une petite minorité… va devenir le comportement général dans la vie courante, là réside la grande révolution culturelle des sociétés modernes». ... l’empire tentaculaire des valeurs de l’homme vital pour qui une chose ne prend de valeur que si sa consommation procure un plaisir immédiat. (texte)

    ---------------La mentalité postmoderne se révèle dans son langage. Un film, un livre, un spectacle, une musique, un travail etc. cela doit être consommé vite, être génial, excitant, ou bien jeté (comme on jette une boîte de coca-cola) dans la catégorie de ce qui est ennuyeux et nul. Notre époque privilégie les jugements rapides et sans nuance, marque d’une sensualité très immédiate, de l’ordre d’un réflexe, plus que d’une réflexion. L’hédonisme postmoderne se montre aussi avec évidence dans le glissement du langage argotique dans le registre de la consommation de la drogue : « S’éclater est le mot d’ordre de ce nouvel hédonisme ». Les mots ne sont pas là par hasard, ils ne font que traduire une tendance latente : motiver toute activité par la poursuite d’un plaisir, curieusement, jusqu’à une destruction : ex-ploser, disparaître dans l’ex-stase : « s’éclater », se « défoncer ». D’où la référence constante à l’orgasme et au registre de vocabulaire de la sexualité. (texte)

   

 demande le recueillement de la contemplation, toute activité qui sollicite un investissement et ne se paye pas par des résultats immédiats en terme de plaisir, subit une dévaluation qui est le résultat direct du conditionnement ambiant. (texte) Et c’est l’éducation au sens classique du terme qui en fait d’abord les frais, ainsi que toute la culture classique. Pour un adolescent habitué à zapper d’une chaîne à l’autre, à se nourrir vite, à vivre vite, uniquement motivé par la poursuite du plaisir, l’étude, c’est trop lent, c’est ennuyeux et nul. Il a beaucoup de mal à maintenir son attention, car il est habitué à une excitation sensorielle continuelle, comme celle que l’on trouve dans les jeux vidéo. Il voudrait dans la salle de classe zapper à l’émission suivante. Il consomme l’information, comme il regarde la télé, passivement, tout en demandant à être diverti. Il regarde l’enseignant comme un distributeur de coca-cola, comme une machine qui distribue du savoir. Mais la différence entre le coca et le savoir, c’est que le coca donne du plaisir tout de suite, tandis que l’instruction, c’est ...

    La recherche du plaisir immédiat, alliée à la découverte de la sexualité et à la projection dans le désir, est naturelle. Ce sont des caractéristiques qui ont justement leur place à l’adolescence. C’est aussi à l’adolescence que le sens de l’ego s’affirme avec le plus de virulence, avant d’être tempéré par le passage progressif à l’autonomie. Mais quand toute une société fait de la recherche du plaisir immédiat, de la stimulation de la sexualité et du désir, de l’affirmation de l’ego (texte) son mode de représentation, cela ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est qu’elle « court éperdument après l’adolescence ». La postmodernité est installée dans le cocooning comme mode de vie, elle est faite pour la jeunesse, par la jeunesse et vit centrée sur l’image de la jeunesse. Elle en a adopté le désir de divertissement et l’a promu au rang de culture. Comment en vient-on à identifier divertissement et culture ? En jouant sur le relativisme introduit par l’anthropologie. Claude Lévi-Strauss nous a appris que les cultures traditionnelles sont autant culture que la culture occidentale fondée sur la techno-science. Par une généralisation indéfinie, il est tentant de regarder tout mode de vie singulier comme une forme de culture ; il suffit de fragmenter la vie sociale en tribus ayant chacune leur culture. De même que les jivaros, les sioux, les eskimos, ont leur culture, on dira qu’il y a des tribus dans notre société, une culture punk, une culture techno, une culture rap, new age etc. La tribu dominante, c’est la tribu « jeunesse ». Et dans ces conditions, la confusion est complète entre « mode de vie » et « culture », et le glissement consistant à considérer les formes du divertissement comme culture va de soi. De plus, dans le contexte postmoderne, la principale fonction des média dans notre monde n’est pas de se consacrer à un rôle d’éducation et de Culture mais, du matin au soir, de fournir du divertissement. Ce sont les média qui donnent un écho tonitruant à cette nouvelle sous-culture  dont le principe est justement de remplacer la culture. Statistiquement nos enfants passent aujourd’hui (doc) plus de temps devant la télévision qu’à l’école. (texte) Et qu’est-ce qui les influence le plus ? Certainement pas l’instruction reçue à l’école. A travers la publicité, on leur a inculqué depuis le berceau un conditionnement qui les a préformé à être des consommateurs obéissants, qui les a rendu malléables, faciles à suggestionner pour tout ce qui relève de la satisfaction des plaisirs. Notre génération actuelle n’a pas de recul critique face au monde de la consommation, au contraire, elle s’identifie au monde de la consommation.

      Nous avons été habitués à toutes les formes possibles de critique, de dérision de l’éducation, de moquerie adressée à la culture classique, telle qu’elle reste encore enseignée par l’école, le lycée ou l’université. Au milieu de l’éloge de la paresse, de l’apologie de la fuite, de l’inertie ambiante, il est très difficile pour le collégien, pour le lycéen, pour l’étudiant, de trouver en lui-même la passion d’apprendre, l’enthousiasme de la découverte intellectuelle. Il faudrait même rompre nettement avec le conditionnement ambiant pour sentir l’attrait, la richesse et l’appel de ce qui relève de la culture. Comme le dit Alain Finkielkraut : « quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification ». La vie avec la Pensée, s’exclue d’elle-même de la vie, pour se réfugier dans les marges de l’existence et cette marginalité est aujourd’hui une élite intellectuelle, complètement coupée de la culture ambiante et inaccessible à l’entendement du commun des mortels ! Il n’y a plus de poète maudit, car la critique de toute culture est tellement passée dans les mœurs que nous sommes devenus complètement indifférents à toute Pensée de haute envergure. Les rapports se sont complètement inversés, il n’y a plus d’opposition entre la vie marginale en dehors de la culture et la culture elle-même, c’est la culture qui est devenue marginale. (doc) Face à la puissance de production de masse des industries du plaisir, que valent les réalisations les plus hautes de l’esprit ? Rien. Nous sommes à une époque où on peut réduire les « œuvres de l’esprit à l’état de pacotille ». Et même si une grande œuvre était représentée sur le petit écran, par le fait même qu’elle y soit représentée, elle serait immédiatement dévaluée, en raison de la logique même des média, pour autant qu’elle est soumise corps et âme aux tendances de la postmodernité. (texte)

    La postmodernité est de part en part traversée par le culte de la simple représentation, elle se veut « gaie », elle s’amuse, elle aime les illusions et les leurres qu’on lui offre. Elle n’a ni le sens de la profondeur, ni le sens du Sacré. Ce à quoi elle voue par-dessus tout un culte, c’est à l’image, ce qu’elle vénère, c’est la production d’illusions, le spectaculaire et l’immédiat. L'émotionnel du reality-show. (texte) Elle n’aime que le faire-voir, le faire-valoir, le paraître, le simulacre, l’imitation et l’apparence. Bref, elle n’a aucun souci de l’Être ou de la réalité. Elle flotte dans la représentation. Ludwig Feuerbach, dans L’Essence du Christianisme, a ce mot étonnant : « sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré ».

    2) Cet empire de la représentation devient flagrant, dès que l’on examine la place et le rôle des média dans le monde postmoderne et en particulier, celui de la télévision. Nous savons que nos enfants sont téléphages, que pour la plupart, ils passent deux heures et demie par jour devant la télévision. Pour voir quoi ? Des feuilletons entrelardés de publicités, qui matraquent leurs cibles pour leur proposer les sucreries qu’ils feront acheter ensuite aux parents au supermarché. Ils sont tous les jours abreuvés de scènes de laser purificateur, de castagne surréaliste, de sadisme, de sang, d’exhibitionnisme sexuel. Ils en raffolent… comme leurs parents en raffolent aussi. D’ailleurs, sur ce point la sous-culture n’a aucun mal a établir un consensus entre les générations. On ne se parle plus, on ne communique pas, mais on regarde le même feuilleton ! On goûte en famille à la même transe hypnotique. Ce qui donne le sentiment de partager quelque chose : le même programme télé. Et on ira ensuite docilement au supermarché acheter les sucreries vantées par la pub. On continuera ensemble de voir les mêmes bêtises et les mêmes niaiseries, avec une satisfaction, car dans la bêtise et la niaiserie, on est dans le « commun », on « communique » ( ?!). Enfin,… on est avec les autres. Ce qui définit le consommateur moyen pour le publiciste, c’est un individu affalé sur un canapé, un pack de bière sur la table basse du salon et qui regarde des séries télé ou du sport. Comment pourrait-il jouer un rôle d’éducateur, lui qui est la copie conforme du modèle social ambiant, fondé justement sur une version de la « culture » confondue avec le divertissement ? C’est impossible. Il faudrait qu’il voit droit dans les yeux l’horreur de la situation, qu’il sorte de son hébétude et s’éveille. Qu’il se redresse, plante là paresse et inertie et prenne souci de lui-même. Peut-être prenne souci de son âme. Mais justement, la société de consommation n’a pas intérêt à qu’il sorte de cette hébétude et qu’il s’éveille, mais qu’il y reste ! Il sera formé comme consommateur obéissant (ce qui est un pléonasme, parce qu’un consommateur par définition est obéissant). Et puis, après tout, il y a de la diversité à la télé. On peut mettre une télé dans chacune des chambres ! .... Ce sera encore des images, encore de la représentation, mais ce sera varié et divertissant ! Cela permettra de continuer indéfiniment à en rester à des représentations de la vie, à rêver la vie au lieu de la vivre en vivant par procuration dans des images. C’est simplement, nous dit-on, une « autre » culture après tout !Ce n’est pas la lecture de Shakespeare, ou de Proust, ce n’est pas l’étude de Platon, cela n’a rien à voir avec l’éveil de l’intelligence, la connaissance de soi ou celle de merveilles de l’univers, mais c’est de la « culture ». Cela remplit l’esprit de toutes sortes de choses : des images, des opinions, des clichés, des informations en vrac, de l’actualité, des bribes d’histoire. C’est très confus, mais cela fait office de « culture ». Personne n’est ignorant dans la postmodernité, au sens où personne n’a l’esprit vide. Non, on a dans la tête un kaléidoscope d’images et on est doué du réflexe consistant à répéter le contenu de cette mémoire (il y a même des jeux télé qui forment dans ce sens!).

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   © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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