Traditionnellement on opposait pouvoir spirituel et pouvoir temporel. (texte) Le pouvoir spirituel émanant de la puissance éternelle de Dieu était confondu avec le pouvoir religieux émanant de l’Église et incarné dans la personne d’une autorité comme le Pape. L’expression pouvoir temporel désigne essentiellement le pouvoir politique souverain, pouvoir qui règne en effet dans le domaine du relatif gouverné par le temps.
Or dans une leçon précédente nous avons marqué une distinction entre religion et spiritualité. Il nous est apparu que la religion doit avant tout être considérée comme une organisation. Les religions, qu’on le veuille ou non, fonctionnent dans la logique des institutions et elles participent directement du pouvoir temporel. Ce qui les différentie du pouvoir politique proprement dit, c’est le caractère « sacré » de l’autorité qu’elles revendiquent et qu’elles dénient au pouvoir « profane ». Ainsi naît la dualité entre l’ordre religieux et l’ordre profane, dualité intensément conflictuelle comme l’Histoire nous le montre. Nous avons pris soin de montrer que la spiritualité réside dans une relation vivante, personnelle, non-duelle, de l’être humain à l’Esprit. L’aventure intérieure de la spiritualité n’est pas une affaire de pouvoir, d’organisation, de dogme ou de morale sociale.
Toujours est il que nous sommes, entre religion et politique, à ce moment de l’Histoire à la croisée des chemins. Nous assistons partout à une montée des extrémismes religieux. Dans quelle mesure pouvoir politique et pouvoir religieux peuvent-ils être réconciliés ? A-t-on seulement raison, d’opposer, comme on l’a fait si souvent, l’Église et l’État ? L’organisation religieuse n’est-elle pas la préfiguration de l’organisation étatique ? L’État n’a-t-il pas été considéré par Hegel comme le « dieu vivant » ? Ou bien ne faut-il pas à tout prix désacraliser l’État au nom de la raison humaine pour lui donner un sens ? Ce qui serait la seule manière de rendre possible sans heurt la coexistence des religions dans un même espace social.
* *
*
Jetons un regard sur notre époque. Personne ne sait exactement ce qu’a prophétisé André Malraux, s’il faut retenir « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », ou bien « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Nous avons vu précédemment que ce n’est pas du tout la même chose ; l’alternative elle-même entre ces deux directions est un des défis les plus graves de notre temps. Ou bien nous sommes capables d’ouvrir une ère de compréhension universelle dans laquelle la famille humaine saura dépasser toutes les divisions religieuses ; ou bien nous prenons la voie de la radicalisation des religions, dans un mouvement qui ne conduit pas l’humanité vers plus d’intégrité, mais vers davantage d’intégrisme.
1) Le
malheur, c’est que tout nous porte à croire que nous sommes bel et bien engagés
dans la seconde direction. Il y a des conditions géopolitiques à connaître. Un
fil conducteur au moins. Au cours du XX ème siècle, la politique menée par
l’Occident s’est totalement convertie au dieu pétrole.
C’est au dieu pétrole que nous devons l’essor du
capitalisme et de notre société de consommation,
l’american way of life. La propagande publicitaire
a véhiculée l’image d’une société d’opulence, mais dont la richesse dépend d’une
énergie fossile d’un coût très, très faible et
des sous-produits de l’or noir (des engrais, des solvants, tous les plastiques
et l’énorme pétrochimie
qui va avec). Très peu de gens en ont conscience, mais
la fin du pétrole sonnera le glas de la société de consommation. Dans l’euphorie
consumériste des trente glorieuses, on croyait dans le rêve de
ressources inépuisables et
d'une productivité à l’infini. Aux USA en 1900 il suffisait d’une pelle et de
quelques barriques pour récolter la pâte noire du pétrole en surface. Idem en
Russie près de Bakou. Une époque jubilatoire, tant les promesses de l’or noir
étaient merveilleuses pour les adolescents qui se pavanaient au volant des
grosses cylindrées des années 50. Seulement il a bien fallu se rendre à
l’évidence, les ressources finissaient par se tarir, un gisement pouvait être
complètement épuisé et la production décliner. C’est ce qui s’est produit tant
aux USA qu’en Russie. Alors ? Il a fallu chercher ailleurs. On sait aujourd’hui
mieux ce qui s’est passé. Innombrables sont les
guerres qui ont été menées avec en sous-main le souci d’obtenir un accès
facile aux ressources et un approvisionnement sécurisé.
Cela fait un siècle que l’on prétend faire la guerre pour toutes sortes de
prétextes idéologiques… mais avec toujours un regard en coin sur la manne
pétrolière ! Étant donné que la
région du
Golfe persique détient la grande majorité des ressources mondiales, il a fallu
jouer le tout pour le tout. Installer sur place des régimes politiques
fantoches, entièrement dévoués à la cause de l’Occident. Sécuriser la route
du pétrole est une obsession du pouvoir politique depuis un siècle.
---------------L’importance
primordiale du pétrole a ensuite drainé au Moyen-Orient une quantité énorme de
revenus ; mais qui n’a pas été équitablement distribuée. Dans les rues où
circulent les Rolls des Émirs, jouent toujours des gosses dans la misère et sans
véritable avenir. Une jeunesse sans travail et qui s’ennuie. Une énorme
frustration s’est accumulée dans la conscience collective de ces nations qui ont
aussi pour caractéristique d’être formées de populations en majorité très
jeunes. L’intégrisme islamique n’a pas eu besoin de déployer beaucoup de
persuasion pour inventer la
haine de l’Occident ; la corruption des
régimes politiques était patente.
Quand l’économie est mal gérée et que la démocratie
ne fonctionne pas, c’est toute l’influence occidentale qui finit par être perçue
comme une corruption. La corruption « idéologique de l’Occident chrétien ».
Les peuples qui vivent sous la tutelle de l’Islam se réfugient derrière la
parole de ceux qui ne jurent que par un retour à l’intégrité
morale. Et ils ne trouvent d’intégrité morale que
dans le respect strict des règles de la religion.
Ce qui est effectivement une de ses fonctions, mais pas la seule. C’est très
désagréable à dire, mais il faut reconnaître qu’en un siècle d’exploitation
effrénée des ressources, de manigances, de guerres, l’Occident a finalement
produit un peu partout en réaction de l’intégrisme. Il a implicitement
contribué à propager une vision du monde dans laquelle seul le retour à une
règle religieuse stricte peut être une alternative crédible contre l’influence
occidentale. Il a offert aux tribuns religieux l’image d’une société déracinée,
gaspilleuses, inégalitaire, superficielle et moralement décadente. La propagande
a fait le reste. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, le Moyen-Orient,
l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran sont minés par des factions islamistes
fondamentalistes. Au point que les musulmans démocrates les plus modérés sont
complètement dépassés par un extrémisme radical qui prônent l’application
stricte, - pure et dure - de la Charia. En Afghanistan et en Irak, des milliers
de personnes ont tuées « au nom de Dieu » les otages constituent un véritable
marché. Le
terrorisme recrute dans les faubourgs de la misère et promet une
société meilleure si l’Islam est partout appliqué.
A partir du moment où l’intégrisme produit de la violence, il suscite dans le mouvement de la dualité en face de lui exactement la même attitude dans les religions adverses. Il existe un intégrisme chrétien, avec ses « soldats du Christ » que l’on arme pour le combat, un intégrisme au sein de la communauté juive etc. et tous s’excitent les uns les autres et se renforcent dans l’opposition. Fait nouveau, alors que pendant des millénaires le génie indien a consisté à absorber toutes sortes de religions dans une incroyable mosaïque, alors, qu’autrefois même un athée pouvait discourir sur les marches d’un temple, il s’est aussi développé un intégrisme hindou. Voyez ce qui s’est produit lors de la scission entre l’Inde et les deux Pakistan, voyez ce qui arrive au Cachemire, à Ceylan. On pourrait continuer indéfiniment avec l’actualité et cela n’a pas tendance à se calmer. On observe un peu partout sur la planète au sein des religions établies une montée aux extrêmes.
2) Qu’est-ce que l’intégrisme ? Il ne se confond pas avec la religion et n’a rien à voir avec la spiritualité. L’intégrisme est dans la religion la tentation, de la part d’une frange de fidèles, d’une radicalisation du moralisme, d’un retour au mode de vie premier du Fondateur, d’un retour à une version de la religion épurée des apports de l’histoire et de la modernité. Cela s'appelle fondamentalisme. L’intégrisme n’est pas le monopole d’une religion en particulier, bien qu’il soit favorisé dans les religions reposant sur un credo. Il peut se manifester en chacune. Il ne concerne qu’une partie des fidèles, ceux qui sont particulièrement enclin au fanatisme et non la communauté entière des croyants. En effet, pour autant qu’une religion reste une organisation socialement intégrée, il serait contradictoire qu’elle s’oppose à ce qui lui donne la reconnaissance qu’elle a toujours cherché. Si aux origines, il est indéniable que les religions ont d’abord été des sectes, elles ont au fil du temps gagné une crédibilité sociale. Au vu des religions elles-mêmes, l’intégrisme est toujours perçu comme une menace, une remise en cause de l’intégration sociale, du pouvoir, des conquêtes obtenues dans l’histoire. L’intégrisme introduit dans l’organisation religieuse, une puissance de division qui mène à la rupture avec la société politique.
Ce qui fait la force de l’intégrisme, c’est de dénoncer la compromission de la communauté religieuse avec la société politique, pour autant qu’une nation cherche à se constituer de manière indépendante et laïque. Comme État. Une communauté religieuse est sensée adopter et suivre les règles et les interdits des Écritures. Elle tend à absorber le pouvoir politique dans le pouvoir religieux. L’intégriste dit faire partie des « purs », des « fidèles » et il dénonce les « impurs » et les « infidèles ». Ceux qui ne vivent pas en accord avec les préceptes. Pour lui, les compromissions avec la modernité politique sont autant de formes de corruption de l’esprit de la religion. Il ne peut y avoir deux autorités, celle de l’État et celle de la religion, il ne peut y avoir qu’une autorité, Dieu et sa parole dans l’Écriture. L’intégriste dénonce la corruption morale de la communauté à laquelle il appartient dans son éloignement avec les préceptes des Écritures saintes. Il n’a aucune peine à dénoncer la collusion avec le pouvoir politique, pour autant que celui-ci ne s’est pas totalement dévoué et identifié au service de la religion. Ce qu’il veut, c’est une réforme des mœurs dans le respect des interdits et des prescriptions du code religieux. L’intégriste est toujours un réformateur, son idéalisme, il ne l’emprunte pas à une vision humaniste à portée universelle, il le tire d’une interprétation de la religion « originelle » qu’il faudrait selon lui restaurer. Les premières communautés chrétiennes, l’époque des Prophètes, l’époque de Mohammed etc.
Logiquement : a) l’intégrisme conduit à la négation de la séparation de l’Église et de l’État. Il voudrait plutôt un État Chrétien ou un état Islamique, Juif ou Hindou etc. Il ne voit de salut que par un retour quasi-littéral à l’enseignement des textes sacrés, retour qui est sensé restaurer l’intégrité morale dans un mode de vie conforme aux Écritures. b) La ferveur intégriste ne laisse aucune place à celui qui revendique l’incroyance, où qui se poseraient en agnostique, elle cherche à convertir incroyants, païens et infidèles. Elle se voit porte-parole de la « Vérité » absolue émanant de Dieu. De la suit que c) l’intégrisme, parce qu’il revendique une vérité absolue, a dans son principe même une aversion pour la démocratie, car c’est un régime qui pour sa sauvegarde admet une diversité d’opinions relatives. Sans absolutisme, pas d’intégrisme. Pour une raison identique, d) l’intégrisme rejette la notion de droits de l’homme car il revendique l’unique autorité d’un droit divin canonique tiré des textes sacrés. De même, d) tant que l’on se situe sur le terrain de l’intégrisme, il ne peut être question de droits de la femme ou de droits de l’enfant, car l’un et l’autre n’ont aucune place en dehors des prescriptions de l’Écriture où ils sont déjà sévèrement réglementés. Enfin, e) en matière de liberté de croyance, il va de soi que du point de vue de l’intégrisme, la possibilité de se convertir à une autre religion est une aberration intolérable. Un crime. Il ne saurait y avoir de religion en dehors de celle donnée par la tradition et les pères. f) Du point de vue de l’intégriste, la valeur et même l’existence d’une autre religion n’ont pas de sens. Il n’y a qu’une seule religion vraie. La sienne. Comme le disait Monseigneur Lefebvre, « la Vérité ne discute pas avec l’erreur » ! Les évangélistes veulent activement partout dans le monde convertir les musulmans à la parole de Jésus. Les dirigeants musulmans demandent à l’Europe de se convertir à l’Islam. Notre Dame de Paris est sensée devenir une mosquée. Le clergé s’inquiète de la montée du bouddhisme... Le résultat est un cocktail explosif de tensions religieuses partout dans le monde.
A moins de
renoncer à l’exercice de la souveraineté, ce qui reviendrait à se nier lui-même
et à ne pas jouer le rôle qui est le sien, le pouvoir politique ne peut pas et
ne doit pas céder à l’intégrisme. Nous avons traversé suffisamment de
guerres de
religions pour comprendre que les ambitions de pouvoir des Églises sont aussi
totalitaires que celles des idéologiques politiques qui prétendent maintenir une
marche forcée de l’Histoire vers le progrès. On peut, quoi qu’avec difficultés,
à la rigueur, accepter l’expression « république islamique » ou « république
chrétienne » etc. Mais, dans l’état
actuel des choses, le concept de
« démocratie islamique », de « démocratie chrétienne » etc. a tout l‘air d’un
oxymore. Le fait d’accoler un nom de religion au mot république ne se justifie
que par le legs d’une tradition, l’appartenance à des valeurs
communes
héritées de l’histoire. Cela ne va pas plus loin. Dans sa définition même,
l’État est une entité abstraite, une communauté juridique instituée par une
lente élaboration de la raison humaine. La célébration de l’État est d’une
froideur glacée, ce qui explique que les peuples portent davantage leur adhésion
vers la nation comme
communauté historique porteuse d’un
héritage. La
« mystique nationaliste » est aussi inquiétante que la dérive intégriste, mais
elle a un peu plus de chair que le cérémonial d’État : elle donne un aliment
plus solide à la recherche d’une identité. Ce qu’il ne faut jamais oublier.
1) Cela dit, les blessures de l’histoire nous ont appris en retour toute l’importance de la tolérance. Peu d’observateurs ont compris à quel point ce mot était avant tout politique. Être tolérant, c’est accepter une différence d’opinions, de manières de vivre, tout en se préservant soi-même comme différent de ce que l’on tolère. Ce qui suppose que l’on place le respect, comme vertu civique, au-dessus des partis-pris personnels. Si je suis juif et vous chrétien, hindou ou musulman, je peux très bien tolérer que nous ayons des convictions différentes, parce que je pense que nous ne pouvons vivre ensemble qu’en acceptant nos différences de croyances. Cela m’oblige aussi a admettre qu’il puisse y avoir des incroyants, des athées et des agnostiques. Question de principe. L’intolérance est insupportable, parce qu’elle bafoue d’emblée le contrat social qui nous permettrait de vivre d’une façon a peu près cohérente. Mais la tolérance ne veut pas dire que je vais adhérer à votre code, à vos croyances, à vos prescriptions pour autant. La tolérance permet à l’ego de préserver son identité. C’est aussi une façon de l’obliger à relativiser ses vues très arrêtées, en l’invitant à admettre qu’un point de vue différent du sien est parfaitement possible. Et qu’il est aussi légitime qu’il puisse s’exprimer.
---------------Il faut
remercier la Hollande d’avoir été assez tolérante pour qu’un certain Benoît de
Spinoza ait pu y vivre décemment. Spinoza, c’est quand même au regard de
l’autorité religieuse le « mauvais juif » qui avait quitté la Synagogue. S’il a
pu exercer sa liberté de pensée, c’est dans un contexte politique qui était
assez favorable. Ce n’est pas un hasard. En comparaison, il faut reconnaître que
Descartes, comme il l’avoue dans ses lettres, devait « s’avancer masqué »,
larvatus prodeo. En France, il fallait encore à l’époque se montrer très
très prudent vis-à-vis du pouvoir religieux. Et Descartes a dû à un moment
s’exiler. Il n’y a pas de doute sur le fait que Descartes soit sincèrement un
penseur chrétien, cependant, il y a dans son œuvre des éclairs de génie et une
audace qui lui faisait prendre des risques. L’inquisition n’était pas très loin.
Maintenir, comme il le soutient, qu’il y a en l’homme une lumière naturelle
de l’intelligence qui est sa propre autorité, indépendamment de l’autorité de la
Révélation était très osé. Carrément subversif vu le contexte.
On peut dire que toute la pensée politique qui émerge à la Modernité est taraudée par cette question de savoir comment établir un régime politique affranchi de l’autorité de l’Église et qui soit respectueux de la liberté de pensée. Bien sûr, en toile de fond, il y a la traque des apostats et des hérétiques, menée par l’Église depuis des siècles. Ce n’est pas seulement conquérir le droit pour quelques penseurs de pouvoir philosopher dans leur coin. L’implication en est que tout homme doit pouvoir exercer sa liberté d’examen sans être menacé de poursuites ou de censure. Et comme la férule de la censure était détenue par l’Église, cela veut dire aussi que tout homme a droit à une liberté de croyance en matière de religion.
2) Que nous
dit à ce sujet le Traité théologico-politique de Spinoza ? Dans une
lettre de 1665 adressée à Oldenburg, il précise les intentions du traité dans
trois motifs : a) Détruire les préjugés des
théologiens qui font obstruction au
libre exercice de la philosophie, en attaquant notamment l’opinion thomiste
selon laquelle philosophia ancilla theologiae « la philosophie devrait
être servante de la théologie ». Il s’agit donc en bon examen de « montrer à nu
ces préjugés et d'en débarrasser les esprits réfléchis. » b)
Spinoza veut se défendre de l’accusation
d’athéisme portée contre sa propre doctrine.
Si, comme nous l’avons vu, il y a bien chez Spinoza une authentique
spiritualité, il y a contresens grave à le
traiter comme un penseur qui n’aurait aucun sens de la
Transcendance. (texte) Il lui faut donc
expliquer pour quelles raisons les religieux peuvent voir en lui un athée et
montrer la voie par laquelle selon lui la raison humaine peut approcher l’être
de Dieu. c) Enfin, il lui faut établir du mieux possible l’importance dans
l’État de la liberté de philosopher, hélas en effet, « l'autorité excessive et
le zèle indiscret des prédicants tendent à la supprimer ». De fait, l’État est
tolérant, mais l’Église ne l’est pas, ou, plus exactement devrions-nous dire,
l’État n’est pas encore assez tolérant, quand bien même ce beau pays de la
Hollande est à l’époque le pays le plus tolérant d’Europe. Il faut donc montrer
qu’il doit l’être car il en va de son existence même et de sa justification en
tant qu’institution politique. Défendre la liberté de philosopher au sein de
l’État, c’est aller jusqu’au bout de l’idée même d’une République bien ordonnée
et bien conçue.
Cependant, si nous voulons bien comprendre Spinoza, il est hors de question de passer sous silence le motif b) pour ne retenir que a) et c). Si nous avions affaire à un libertin, à un auteur de pamphlets anticléricaux à la Voltaire, on pourrait se le permettre, mais ce n’est pas Spinoza. On comprend que dans le cadre d’une présentation lapidaire de Spinoza, le zèle de défendre la liberté de penser nous porte à gommer le second motif, mais ce serait rater l’essentiel.
Les chapitres I à XV montrent tout d’abord que pour l’exercice de la piété, il est nécessaire d’admettre le libre exercice de la raison. Le propre des religions est d’affirmer cependant que les Écritures sont issues d’une Révélation surnaturelle. A quoi Spinoza répond que, certes, parce que Dieu est présent en toutes choses, il « peut communiquer aux hommes immédiatement, car, sans employer de moyens corporels d’aucune sorte, il communique son essence à notre âme ». Mais « pour qu’un homme perçût par l’âme seule des choses qui ne sont point contenues dans les premiers fondements de notre connaissance et n’en peuvent être déduites, il serait nécessaire que son âme fût de beaucoup supérieure à l’âme humaine ». Il est raisonnable de penser que l’intellect humain ne peut par ses propres forces sonder la complexité inouïe de la création. Il est toute aussi raisonnable de penser que ceux qui sont nommé prophètes ont été grands surtout par leur imagination. « Personne n’a reçu de révélation de Dieu sans le secours de l’imagination, c’est-à-dire sans le secours de paroles et d’images, et en conséquence pour prophétiser, point n’est besoin d’une pensée plus parfaite, mais d’une imagination plus vive ». « On voit, par suite, pourquoi les Prophètes ont presque toujours perçu et enseigné toutes choses sous forme de parabole et d’énigmes et pourquoi ils ont donné des choses spirituelles une expression corporelle ». Mais bien sûr, « la simple imagination n’enveloppe pas de sa nature la certitude, ainsi que le fait toute idée claire et distincte, mais qu’il faut nécessairement qu’à l’imagination s’ajoute quelque chose qui est le raisonnement ». Preuve en est que les prophètes n’étaient pas certains de la révélation à moins qu’il ne s’y ajoute quelque signe, comme on le voit souvent dans la Bible. La « certitude » provenant des signes n’est pas une certitude mathématique, mais seulement une certitude morale . « Les signes ont été en conséquence adaptés aux opinions et à la capacité du prophète ». Il est indéniable qu’une Révélation parle dans le langage d’une époque historique donnée. De là suit que les prophètes ont pu ignorer « les choses de pure spéculation qui ne se rapportent pas à la charité et à l’usage de la vie ». Nous pouvons donc, quand bien même nous admettrions une autorité de l’Écriture, croire suivant notre propre examen. Pour terminer, puisque la philosophie est précisément libre examen, on conclura sans peine que « le but de la Philosophie est uniquement la vérité, celui de la Foi, … l’obéissance et la piété ». (texte) Il est absurde de penser que la liberté de juger est impie. Il est parfaitement justifier d’admettre une théologie rationnelle qui soit distincte de l’autorité de la Révélation qui porte elle davantage sur la piété dans les œuvres que sur les opinions.
3) Nous avons vu que de fait l’institution de l’État suppose l’existence des conflits, car si les hommes vivaient dans l’amitié et une concorde parfaite, l’État deviendrait inutile. « Chaque homme se définit non par la saine raison, mais par le désir et la puissance ». Cependant, « il n’est est pas moins vrai, personne n’en peut douter, qu’il est beaucoup plus utile aux hommes de vivre suivant les lois et les injonctions de la raison, lesquelles tendent uniquement, …à ce qui est réellement utile aux hommes ». « Pour vivre dans la sécurité et le mieux possible les hommes ont dû nécessairement aspirer à s’unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de Nature sur toutes choses appartint à la collectivité et fût déterminé non plus par la force et l’appétit de l’individu mais par la puissance et la volonté de tous ensemble ». Il faut donc dans l’État que l’individu transfère à la société la puissance qui lui appartient, de sorte qu’elle seule devienne la puissance du droit. (texte) Cela ne veut pas dire que le sujet doit pour autant devenir un esclave. Non. « La liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la raison ».
Ce qui
s’ensuit est exposé en titre au chapitre XX : "dans une libre République, il est
permis à chacun de penser
ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense".» D’autre part, il doit être clair
désormais que l’État doit conserver autorité en ce qui concerne la religion sous
la forme d’institutions et d’organisation du culte. (texte) La tolérance que l’État
rend possible suppose que le droit ne soit inféodé par aucune autre autorité que
celle de l’État. Il est hors de question d’admettre entre les murs d’une
association religieuse un espace de non-droit, sous le
seul prétexte que la foi ne relève que de la croyance individuelle. En
tant que citoyen, chacun conserve des droits identiques et si des crimes étaient
commis sous couvert d’une autorité religieuse sans être poursuivis, c’est que
l’État ne jouerait pas le rôle qui est le sien. (texte) Les « affaires » de
pédophilie, d’abus sexuel, dans l’Église concernent directement l’État. Spinoza
reconnaît clairement que l’État a un droit de regard. La religion, même si on ne
la considère qu’en tant que morale, sans mystique ni
spéculation, n’abolit pas
le statut du citoyen. La religion est censée ajouter au statut du citoyen celui
de fidèle, ce qui doit être possible sans contradiction.
Cela n’enlève pourtant rien au fait que même dans un État de droit dans lequel la citoyenneté est prise au sérieux, nous ne pouvons empêcher qu’en amont de tous nos comportements il y ait toujours des croyances. Que nos croyances soient conscientes ou inconscientes, elles se traduisent par des conduites ; qu’on le veuille ou non, que l’on s‘en afflige ou que l’on s’en réjouisse, les mythes culturels d’une société conservent une permanence dans l’inconscient collectif. Et nos mythes culturels enveloppent une idée de Dieu. Aussi bien, la représentation que nous nous donnons du pouvoir politique conserve toujours une connotation religieuse. En dernière analyse, c’est sur ce terrain, cette fois psychologique, que nous devons chercher.
---------------1) On
pourrait aller chercher Max Weber pour justifier l’idée que dans nos sociétés
démocratiques, le seul facteur de légitimation du pouvoir politique est la
légalité, non la
tradition ou le
charisme. Chacun observera cependant que
malgré tout le charisme demeure extrêmement influent dans l’exercice et la
reconnaissance du pouvoir. En toute honnêteté, il faudra aussi reconnaître que
nous n’avons pas dépouillé entièrement le pouvoir politique de son aura sacrée.
Si autrefois le roi était
souverain « de droit divin » et « représentant de Dieu sur Terre », nous
continuons nous aussi à attendre le Messie dans les élections, au point que cela
en devient ridicule. Voyez l’élection d’Obama aux États-Unis. Et nous continuons
à projeter toute une rhétorique religieuse sur le pouvoir politique, avec toutes
sortes de sottises sur ceux qui sont « du conseil de Dieu » et autres sornettes
du même acabit. Mais c’est ainsi. Nous projetons inconsciemment à partir de
nos mythes culturels notre idée de Dieu sur le pouvoir politique. Et ce
n’est pas seulement le fait de l’inconscient collectif. C’est aussi le fait des
philosophes qui pensent la question politique. Nous ne pouvons pas penser le
pouvoir, sans avoir en tête une représentation (peut être fausse ou même
absurde) du pouvoir absolu, au sens du pourvoir de l’Absolu. L’État
hégélien ne peut pas être compris indépendamment d’une représentation de
Dieu
que Hegel prétend avoir emprunté au christianisme. Avec la montée au Calvaire
des peuples dans l’Histoire, le Sacrifice et la
Rédemption. La manière dont Spinoza légitime le pouvoir politique n’est en
aucune façon séparable d’une idée de Dieu comme identique à la
Nature, qui trouve son exposition complète
dans la première partie de l’Éthique. Idée de Dieu bien plus modeste
assurément, mais bien présente et profonde. Inversement, même si les
religions prétendent que Dieu a fait l’homme à son image, il est facile de leur
retourner le compliment en montrant qu’elles se sont ingéniées pendant des
siècles à inventer un Dieu fait à l’image de l’homme et même de l’homme de la
pire espèce qui soit ! (texte)
2) Ceci nous amène vers l’enjeu du
livre de Jean-Marie Muller Désarmer les Dieux. Le croyant doit avoir
l’honnêteté de relire ses propres textes sans rien dissimuler et reconnaître
qu’ils
comportent
beaucoup de violence. Non pas que la
violence soit celle d’hommes mauvais parce
qu’ils se seraient éloignés de Dieu, mais bien parce qu’elle est imputée
directement à Dieu. Dans la Bible, Moïse s’adresse Israël en ces termes
« Lorsque Yahvé t’auras fait entrer ans le pays dont tu vas prendre
possession, des nations nombreuses tomberont devant toi. … Yahvé ton Dieu te les
livreras et tu les battras » Dt 7, 1-2. Le plus souvent, Israël devra les
combattre jusqu’à les détruire : « Tu dévoreras donc tous ces peuples que
Yahvé ton Dieu te livre, ton œil sera sans pitié et tu ne serviras pas leurs
dieux : car tu y serais pris au piège… Ne tremble donc pas devant eux, car au
milieu de toi est Yahvé ton Dieu, Dieu grand et redoutable. C’est peu à peu que
Yahvé ton Dieu détruira ces nations devant toi ; tu ne pourras pas les
exterminer sur le champ, de peur que les bêtes sauvages ne se multiplient à ton
détriment, mais Yahvé ton dieu te les livrera, et elles resteront en proie à de
grands troubles jusqu’à ce qu’elles soient détruites. Il livrera leurs rois et
ton pouvoir et tu effaceras leur nom de dessous les cieux : nul ne tiendra devant
toi, jusqu’à ce que tu les aies exterminés », (Dt 7, 16-24). Moïse précise
les règles selon lesquelles Israël doit faire la guerre : « Lorsque tu
t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui proposera la paix. Si elle
accepte et t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve te devra la corvée
et le travail. Mais si elle refuse la paix et livre combat, tu l’assiègeras.
Yahvé ton Dieu la livrera à ton pouvoir, et tu en passeras tous les mâles au fil
de l’épée. Toutefois les femmes, les enfants, le bétail, tut ce qui se trouve
dans la ville, toutes ses dépouilles, tu les prendras comme butin. Tu mangeras
les dépouilles de tes ennemis que Yahvé ton Dieu t’auras livrés. C’est ainsi que
tu traiteras les villes éloignées de toi, qui n’appartiennent pas à ces
nations-ci. Quant aux villes de ces peuples que Yahvé ton Dieu te donne en
héritage, tu n’en laisseras subsister rien de vivant. Oui, tu les voueras à
l’anathème… ainsi que l’a commandé Yahvé ton Dieu, afin qu’ils ne vous
apprennent pas à pratiquer toutes ces abominations qu’ils pratiquent envers
leurs dieux » (Dt 20, 10-18). Dieu est donc représenté comme un chef de
guerre exigeant le carnage, la soumission et ne supportant pas la rivalité avec
les dieux d’un autre culte que le sien. Celui qui croit dans sa parole doit donc
fermement ancrer en lui la croyance : c’est « mon » Dieu et non pas le
« vôtre ». Dans le livre de Josué, Yahvé apparaît même comme un fin stratège,
rusé et impitoyablement cruel : «Josué s’empara de Maqqéda et la fit passer,
ainsi que son roi, au fil de l’épée, il les voua à l’anathème avec tout ce qui
se trouvait là de vivant, il ne laissa pas de survivant ; il traita le roi de
Maqqéda comme il avait traité le roi de Jéricho…Il ne laissa pas un survivant et
voua tout être animé à l’anathème, comme Yahvé, le Dieu d’Israël l’avait ordonné ».
Vérification faite avec les moyens de l’archéologie, le plus souvent, comme dans le cas de la ville de Jéricho, on ne trouve en fait aucune trace de destruction. Les fouilles de la cité d’Aï par exemple montrent qu’elle n’était pas habitée au moment de la conquête présumée. En conclusion, pour les archéologues Finkelstein et Silberman, le récit biblique ne peut être qu’une sorte de « chanson de geste », « un mirage romanesque ». « Le livre de Josué présente une épopée dont le message est à la fois théologique, politique et militaire ». Il est impossible de prendre le texte au niveau littéral, il est indispensable d’en faire une critique historique. Si l’imagination de la légende s’en mêle, il est donc complètement erroné de prendre au pied de la lettre la représentation de Dieu qui s’y trouve. Le littéralisme derrière lequel se barricade le fondamentalisme est absurde. On n’a pas à lire un texte religieux comme un récit historique. Un « dieu des armées », c’est toujours excitant pour galvaniser les foules et les mener au combat, c’est très bien pour le folklore et le cinéma, cela fait des images saignantes pour nourrir le corps émotionnel, mais cela n’a pas grand-chose à voir avec Dieu. Les textes religieux sont aussi des livres humains et Humain, trop humain, comme dit Nietzsche. Comme le précise dit Jean-Marie Muller, « quand la part d’humanité impute à Dieu autant d’inhumanité, que reste-t-il de la part de divinité ? » Est-ce que c’est Dieu qui a parlé aux hommes ou bien les hommes qui ont fait parler Dieu ? « Je pense qu’il faut avoir l’audace de répondre à cette question par l’affirmative. Il ne s’agit donc que de paroles humaines. Trop humaines ». Soyons assez honnête pour reconnaître que la plupart des religions ont poussé à l’extrême l’idéologie d’un dieu guerrier. Il faut savoir rompre avec le stéréotype d'un dieu violent. (texte)
Sans compter que pareille position mène droit à des contradictions flagrantes avec d’autres passages des Écritures. Ainsi, quand le roi David s’empare de Jérusalem et décide de construire un temple à la gloire de Dieu, il lui est répondu : « Tu as versé beaucoup de sang et livré de grandes batailles, tu ne bâtiras pas de maison en mon nom, car en ma présence tu as répandu beaucoup de sang à terre. Voici qu’un fils t’est né ; lui sera un homme de paix et je me mettrai en paix avec tous ses ennemis alentour, car Salomon sera son nom, et c’est en ces jours que je donnerai à Israël paix et tranquillité. Il bâtira une Maison en mon nom (1, Chroniques, 22, 6s)». Dans le livre d’Osée, on peut lire : « Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère, je ne détruirai pas à nouveau Éphraïm car je suis Dieu et non pas homme, au milieu de toi je suis le saint et je ne viendrai pas avec fureur » (11, 8-9).
b) Les
Évangiles n’échappent pas non plus à cette ambiguïté. Jésus reprend en effet
à maintes reprises les prophéties
eschatologiques de l’Ancien Testament. Certainement sous l’influence
de l’enseignement de Jean-Baptiste dont il a été le disciple. Par trois fois le
texte des Évangiles laisse entendre que le Royaume de Dieu doit descendre
sur la terre dans la génération des premiers disciples. Ce qui ne s’est pas
produit à la grande déception des fidèles. A quoi les érudits répondent que ces
trois logia, proviendraient non pas de Jésus mais des préoccupations de
l’Église primitive. N’empêche qu’il y a bien dans le texte : « Quand à la
date de ce jour, ou à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges dans le
ciel, ne le Fils, personne que le Père (Mc, 13, 32.) ». Le jour de
l’avènement du Fils de l’homme sera un jour de destruction comparable au déluge
: « De même, comme il advint aux jours de Lot ; on mangeait, buvait, on
achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait ; mais le jour où Lot sortit de
Sodome, Dieu fit pleuvoir du ciel du feu et du souffre, et il les fit tous périr »
Lc 17, 28-29). Jésus annonce que la proclamation de la venue du Royaume de Dieu
sera précédée de catastrophes très violentes. « Vous
aurez à entendre parler de guerres et de rumeurs de guerres ; voyez, ne vous
alarmez pas : car il faut que cela arrive. Mais ce n’est pas encore la fin. On
se dressera, en effet, nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura
par endroit des famines et des tremblements de terre » Mt 24, 6-7. Le
commentaire de Jean-Marie Muller : « Mauvaise nouvelle ! Mais pourquoi donc
faut-il que toutes ces violences et ces catastrophes arrivent ? S’agirait-il
d’un châtiment de Dieu ? (texte) Certes Jésus savait que les hommes sont prompts à faire
des guerres, mais faut-il vraiment que ces guerres arrivent ?
Certainement non ! Les guerres arrivent parce que les hommes désertent la
sagesse pour courir vers la folie, mais ces guerres ne devraient pas arriver».
Toute la question tient dans ce « faut-il ». Or la lecture la plus facile de ce
« il faut », la lecture de la
croyance religieuse va bien sûr y voir la
volonté de Dieu et à partir du moment où
on voir la violence comme légitimée par la
volonté de Dieu, elle a reçu une
entière justification. Il existe dès lors une violence qui est bonne
car voulue par Dieu, (texte) que l’on opposera de manière hypocrite à la « mauvaise
violence » des hommes.
Mais
l’exégèse chrétienne se doit de gommer ces textes, pour ne retenir dans
l’Enseignement de Jésus que la parole de l’amour. Elle oppose à l’Ancien
Testament le Nouveau Testament en disant que Jésus dans de très
nombreux passages de l’Évangile rompt avec la tradition, notamment en
abrogeant la loi du Talion. (texte) Ce qui est exact, mais
pas pour une raison de démarcation avec une forme antérieure de
religion ou même une autre religion tout court. Nous sommes bien
d’accord, il faut voir dans le cœur de l’enseignement de Jésus un enseignement
de sagesse. Mais la raison en est plus générale et transcende son seul
enseignement. La seule manière de rendre justice
aux textes religieux est de
retrouver ce qu’ils peuvent contenir de paroles de sagesse et non d’exhortation
à la folie. Bref, il s’agit d’accorder plus d’attention au sens spirituel
et intemporel des textes sacrés qu’à leur signification historique proprement
dite. Dès l’instant où nous touchons ce qu’il peut y avoir de sagesse dans
les Écritures, nous retrouvons un ordre intemporel de vérité qui n’appartient en
propre à personne et qui peut se retrouver sous une autre forme et dans un autre
langage, dans une autre Écriture. Le rejet de la loi du Talion dans les
Évangiles est exprimé d’une manière extrêmement forte jusqu’au retournement
complet : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament. A qui te
frappe sur une joue, présente encore l’autre ; à qui enlève ton manteau, ne
refuse pas ta tunique… Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien
attendre de retour » (Lc 6, 27s). (texte) Il ne peut y avoir de sagesse dans la
poursuite de la vengeance, car elle ne fait qu’alimenter le feu de la violence.
Il y a une sagesse de l’amour qui met fin à la violence et donne sans attendre
de retour. Cela s’appelle aussi comme vertu la bonté,
comme cela s’appelle aussi compassion. Quiconque
prétend que l’on ne trouve nulle part ailleurs la sagesse de l’amour est
ignorant ou menteur. Ce serait par exemple faire l’impasse sur le bouddhisme. A
moins que… à moins que l’on ne campe dans la position de l’exclusivisme
en matière de vérité. Ce qui est la meilleure façon de préparer l’affrontement.
3) Étant donné la place qu’occupent dans nos mythes culturels la représentation de Dieu, il ne faut surtout pas croire qu’elle peut être prise à la légère ni que l’on puisse facilement s’en débarrasser. Même Nietzsche, le pourfendeur du christianisme, dit qu’en définitive, ce qu’il nomme « la mort de dieu » ne concerne que le dieu moral. (texte) Celui des courbettes, des génuflexions, des prières bigotes, des grands alléluias émotionnels. Celui qu’on invoque pour que fleurisse le commerce ou dont on a besoin pour bénir les fantassins et les colonnes de blindés. Le dieu de la volonté de puissance, des bondieuseries, des repentances, de la culpabilité sourde et maladive, du péché de la chair où parle la honte de n’être qu’humain. Mais tout cela justement, ce n’est encore que de l’humain, pensée tortueuse de l’humain. Ce n’est pas le sens de l’Infini et du Sacré, ce n’est pas la Vie et le mystère de cet « amour infini qui nous monte dans l’âme », selon les mots de Rimbaud.
Il faut accepter de le voir en face : la représentation de Dieu qui donne licence aux hommes de se harnacher pour la guerre est un sous-produit bâtard de l’ego humain. Rien d’autre. Il faut reconnaître sur ce point la profondeur du Bouddhisme qui a au moins la pudeur sur la question de Dieu de laisser un Silence. Le mot « Dieu » a tellement été surchargé de projections fantasques et d’anthropomorphismes grossiers qu’il vaudrait mieux éviter de l’employer. Les religions sont-elles prêtes à renoncer à la théologie du dieu guerrier pour une théologie de l’humilité ? Peuvent-elles seulement accepter l’idée que nous ne pouvons pas avec un intellect humain sonder l’Englobant ? Et si nous admettons l’inadéquation des constructions mentales de
------------------------------ la théologie, comment peut-on encore avoir une
prétention exclusive sur la vérité ? (texte)
Cette prétention d’où vient-elle ? « Nous possédons la vérité ». Cela veut dire quoi ce « nous » ? On sait bien que l’intégrisme est lié à un repli identitaire, mais personne ne se demande sérieusement ce que cela veut implique. C’est pourtant la clé. Admettons un instant l’existence d’une religion sans spiritualité, sans humilité profonde, sans travail sur soi. Bref, juste une morale imposant l’obéissance. L’ego a besoin pour se sentir lui-même de s’identifier à quelque chose. L’ego a besoin de s’opposer à un autre ego pour se sentir différent, meilleur et très supérieur à un autre. L’ego seul, plongé dans les ténèbres et l’incertitude se trouve énormément renforcé et agrandi quand il peut se fondre dans une communauté qui lui apporte en retour un sens élevé de son identité. Si Dieu est avec moi, je me sens tout de suite très important ! Et puis désormais, il y a nous, les croyants, et il y a eux, les impies, ceux qui ne croient pas. C’est au niveau religieux que le processus d’identification de l’ego gagne le plus de puissance. L’ego collectif est de la même nature que l’ego individuel, mais c’est un ego agrandi. L’ego par nature ne peut exister que dans la dualité, dans l’opposition à un autre ego vis-à-vis duquel il s’affirme et se sent lui-même. Il y a donc nous, les musulmans, les hindous, les chrétiens, les juifs etc. et eux les musulmans, les hindous, les chrétiens, les juifs etc. L’ego a besoin d’un ennemi pour se sentir exister. Sans ennemi qui serais-je « moi » comme différent ? Que deviendrait mon identité ? Si la paix était complète, moi pourrait-il subsister ? Si sentiment profond de l’unité de la vie était vivant, que deviendraient mes divisions religieuses ? Je me sens davantage chrétien s’il y a des non-chrétiens. Un ennemi, cela me renvoie à mon identité en tant qu’ego. L’identité religieuse est extrêmement puissante. Mises au service de l’ego, les religions sont des puissances de division extraordinaires. En vérité, je ne peux me sentir chrétien, juif, musulman que face à un autre, à un athée, un païen, un mécréant, un adorateur de faux dieux etc. Nous avons raison, et eux ils ont tort. Nous sommes les justes, les véridiques et les purs, eux les injustes, les menteurs, les impurs, ils sont par principe dans l’erreur et le péché. Nous sommes donc les uns et les autres par avance armés au moyen de nos croyances respectives. Et qu’importe le dogme qui va servir d’étendard, … ils fonctionnent tous de la même manière.
Inversement, une religion qui comporte une véritable spiritualité, implique nécessairement un travail sur soi qui réduit l’ego et ses prétentions. C’est là le hic. Le croyant est-il prêt à entrer dans cette voie?
Nous avons donc ce résultat très bien formulé par Eckhart Tolle : ou bien la religion vous reconduit à la spiritualité, ou brutalement elle vous en éloigne. C’est tout l’un ou tout l’autre. Ou bien vous creusez le puits de votre religion et vous trouvez la même eau de la sagesse que votre voisin a trouvé en creusant un autre puits ; ou bien vous n’avez que haine et mépris pour tout idée de spiritualité, vous n’avez alors de tolérance que du bout des lèvres. Parce que vous vous êtes fait de la religion une conception exclusivement moralisante. Il ne vous reste alors qu’à lancer une fatwa islamique ou une malédiction chrétienne contre tout ce qui ne vous ressemble pas, par exemple contre le yoga, le zen et à vous enfermer à double tour dans votre Église. Cela vous donnera un immense sentiment de supériorité, une inflation immense de l’ego et vous ne douterez plus de rien. Vous serez intimement persuadé de disposer des normes absolues du Bien et du Mal, votre adhésion au credo sera aussi inconditionnelle qu’intransigeante. Vous serez prêt à devenir un martyr. Ce qui est au bout du compte pour l’ego une sublime gratification. Une divine confirmation de sa valeur. (Ou de son incurable stupidité ?) Seulement, parvenu à ce point, ce n’est plus de la religion, c’est de l’intégrisme.
Un esprit authentiquement religieux est pacifique car il a approché et pressenti le Sacré. Ce qui veut dire le mot religion est dès lors entendu dans un sens spirituel, comme lien renouvelé entre l’homme est l’Esprit, et non comme une appartenance identitaire et dogmatique à une communauté. Si la religion est capable de reconnaître la présence de l’Esprit, elle est assez mûre pour se débarrasser du fatras de superstition et d’anthropomorphisme qui s’est accumulé dans la représentation de Dieu. Cependant, c’est une véritable mutation, une mutation si considérable qu’il n’est pas certain que les hommes soit disant « religieux » soient prêts à faire le saut, ce qui reviendrait carrément à changer le paradigme de la religion qui a eu cours jusqu’à présent.
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Pour que la liberté de penser ne soit pas une simple virtualité abstraite, mais qu’elle soit effective et réelle, nous avons tout intérêt à ce que pouvoir politique et pouvoir religieux restent distincts. Comme l’a montré Spinoza, l’État démocratique n’est pas menacé par la liberté d’opinion, il n’existe au contraire que lorsqu’il la rend possible. Nous devons faire en sorte que soient désarmés les pouvoirs qui prétendent le libérer mais qui en fait l’étranglent. Et ceci ne concerne évidemment pas que le pouvoir religieux.
Il faut accepter de voir en face notre situation actuelle : aujourd’hui les religions ne constituent pas une solution, mais plutôt un problème. La crise que nous traversons a de multiples facettes. Elle est une crise des valeurs parce qu’elle est une remise en question de toutes les formes d’identité que l’ego humain est capable de produire. Il se pourrait bien que le dernier rempart derrière lequel l’ego peut encore s’abriter soit la religion.
Nous n’avons pas encore liquidé notre contentieux avec l’histoire et les vieilles rancunes des guerres de religions continuent de produire leurs effets ; nous sommes toujours sous l’emprise de croyances toxiques qui ne font que générer des divisions entre les hommes.
Mais l’argumentation historique est faiblarde. Le dévot, le fanatique sont en chacun de nous, comme y demeurent aussi le philosophe, le sage, l’amant ou le poète. Le siècle qui vient va démontrer ce que nous voudrons manifester et créer. La prochaine version de ce que nous sommes. Espérons que les hommes seront assez lucides pour ne pas ressusciter d’autres Torquemada et sauront abandonner les motifs de la « guerre sainte ».
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Questions:
1. A lumière des investigations précédentes que peut-on penser de la "religion positiviste" d'Auguste Comte?
2. Y a-t-il un lien nécessaire entre monothéisme et intégrisme?
3. Faut-il considérer comme religion l'animisme des peuples premiers et si oui, en quel sens?
4. Faut-il marquer une différence de nature dans l'exercice du pouvoir au sein d'une institution religieuse et au sein d'un État?
5. La tolérance implique-elle seulement le respect des croyances différentes ou englobe-t-elle aussi l'incroyance?
6. Il existe un lien essentiel entre spiritualité et non-violence, comment pourrions-nous le formuler?
7. Que vous inspire la formule: "une seule religion, une nation et un État"?
©
Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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