En 1999, lors d’un flash d’informations sur une radio, à la va-vite entre toutes sortes d’annonces, un journaliste annonçait que l’on avait vu une grande quantité de mouettes rentrer à l’intérieur des terres. Deux heures plus tard se
déclenchait une des plus grandes tempêtes qui ait soufflé sur l’Europe depuis un siècle. Sur la même radio, personne ne pensa faire le lien entre ce qui avait été dit précédemment au sujet du vol des oiseaux et l’événement de la tempête.
(document) Nous pouvons considérer qu’il s’agit là seulement d’une coïncidence et qu’il n’y a pas de lien, car on a affaire à deux phénomènes séparés. Quand deux événements
rares se produisent sans lien de causalité, nous faisons intervenir le hasard.
Cependant, pour tous ceux qui vivent près de la Nature, pour les marins par exemple, ce n’était certainement pas une coïncidence, mais plutôt un
signe. Les animaux sentent quand une catastrophe naturelle est imminente : les mouettes étaient en train de se replier à l’intérieur des terres pour se protéger. Il y a une relation entre les deux phénomènes et pas de hasard en cette affaire. C’est de notre part rien de plus qu’un aveu d’ignorance de déclarer que ce n’était là qu’un simple hasard. Notons à ce propos qu’il y a eu des témoignages exactement semblables lors du gigantesque tsunami de 2005, dans les eaux de la Thaïlande. Deux événements que nous croyons séparés et indépendants peuvent être en réalité liés.
Ceci nous reconduit à l’interprétation que nous donnons communément du hasard. Invoquer le hasard, est-ce de notre part une attitude de prudence ? Les phénomènes qui se produisent dans la Nature enveloppent-ils une intervention du hasard ?
Le hasard peut-il constituer une explication ? Y a-t-il un statut épistémologique précis du hasard ? Le hasard existe-t-il bel et bien, ou est-ce un concept qui est purement inventé par l’homme ? Quelle est sa justification ? Sur quel fondement peut-on admettre l’existence du hasard ?
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Le terme hasard désigne ce qui dans les phénomènes apparaît fortuit, imprévisible. Un jet de dé donne la combinaison de chiffres 12, le jet de dé suivant donne 10, le suivant donne 3 etc. Chaque jet est différent du précédent, mécaniquement parlant, on ne voit pas comment il pourrait y avoir des liens. C’est un hasard si le 12 et tombé d’abord, puis le 10, puis le 3. Est-ce à dire que le hasard est une composante objective des phénomènes ?
1) Dans le paradigme mécaniste inauguré par Descartes et Galilée, l’apparition des phénomènes dans la Nature est interprété à travers un concept de causalité très particulier. Le mécanisme élimine trois des quatre formes de causalité retenues par Aristote et ne garde que la causalité motrice. Il représente la causalité des événements qui se déroulent dans la Nature dans un schéma strictement linéaire. Une boule de billard cogne une autre boule, qui en cogne une autre qui vient heurter la troisième. La séquence est linéaire. Si un phénomène B, comme la chute de la tuile du toit se produit, c’est parce qu’antérieurement, une série de causes
(R) a
---------------conduit à l’apparition de l’effet B à partir de A. Le bois qui soutenait la tuile était pourri, le vent soufflait ce jour là, la tuile s’est détachée, conformément à la loi de la chute des corps, elle est tombée à terre. On peut remonter dans une série causale de B, vers A, de telle sorte que nécessairement B devait apparaître à partir des conditions initiales placées en A. On peut placer sur une même ligne
a) d’une part l’existence des séries causales, ce qui justifie la nécessité présente dans les phénomènes,
b) d’autre part l’indépendance des séries causales, ce qui justifie la contingence présente dans les phénomènes.
Il existerait donc des faits ayant un caractère purement fortuit, ou entièrement aléatoire, non par eux-mêmes, car tout phénomène surgissant au sein de la nature est déterminé, mais seulement en raison de leurs rencontres, au croisement de lignes causales indépendantes.
2) En restant à l’intérieur du point de vue objectif, la thèse est soutenable, mais il fait abstraction du point de vue subjectif qui est le nôtre en tant qu’être humain conscient et intelligent. Il est dans la nature de l’état de veille d’être une conscience intentionnelle. La conscience est conscience d’un objet et elle tend vers un objet, comme sa visée propre. Avec l’apparition du temps au sein de l’action, l’intention se projette et l’intentionnalité prend la forme de la motivation. L’intention dessine un but à atteindre et mobilise des raisons d’agir. Nous donnons un sens à ce qui survient au cours de notre action conformément à des raisons. Nous interprétons toujours le comportement d’autrui de cette façon. Dans notre exemple,
si c’était la vieille dame aigrie du premier étage qui avait jeté un pot de fleur par la fenêtre, je serais en droit de penser qu’elle l’a fait exprès. Parce qu’elle était d’humeur massacrante ou qu’elle avait une dent contre moi. Là, nous pouvons trouver une intention et donc l’accuser, mettre en cause sa responsabilité. Cet événement aura un sens, ne sera pas du tout un hasard, si elle a effectivement cherché à s’en prendre à moi. Nul doute dans ce cas : la situation d’expérience est intelligible. Je peux y voir un réseau de raisons et pas seulement un complexe de causes physiques.
Tout l’effort de Cournot est de séparer entièrement raison et cause. Il est par avance admis dans le paradigme mécaniste, que la Nature ne comporte ni intention, ni motivation, ni même de finalité, mais seulement des processus de causalité transitive, mécanique. Nous avons fort bien compris cette leçon qui nous est enseignée depuis le XVII ème siècle. Notre culture occidentale enveloppe ce point de vue. Le paradigme mécaniste est celui qui domine notre interprétation de la Nature et celui qui justifie notre emprise technique sur le monde. Aussi, nous n’employons le terme de hasard que dans des cas très particuliers, quand il s’agit de faits surprenants ou rares. C’est-à-dire quand on jurerait presque que les choses ont été arrangées de manière intentionnelle. Comme si une combinaison de possibles inattendue, ou inespérée, s’était réalisée.
Et c’est sur ce point qu’il est important de saisir l’importance de la notion de probabilité que Cournot introduit :
«
Si l'on a extrait quatre fois de suite une boule noire de l'urne qui renferme
autant de boules blanches que de noires, on dira que cette combinaison est
l'effet d'un grand hasard ; ce qu'on ne dirait peut-être pas si l'on avait amené
d'abord deux boules blanches et ensuite deux boules noires, et à plus forte
raison si les blanches et les noires s'étaient succédées avec moins de
régularité, quoique, dans toutes ces hypothèses, il y ait une parfaite
indépendance entre les causes qui ont affecté chaque boule de telle couleur et
celles qui ont dirigé à chaque coup les mains de l'opérateur. On remarquera le
hasard qui a fait périr les deux frères le même jour, et l'on ne remarquera pas,
ou l'on remarquera moins celui qui les a fait mourir à un mois, à trois mois.
»
L’idée qu’un événement résulte d’une combinaison, signifie que ce n’est qu’un possible parmi d’autres, tiré d’une combinatoire produit par un
jeu de hasard. Un tirage entre des boules blanches et noires. Un jet de dés. Compter jusqu’à vingt dans le train, pour attendre une lumière dans la nuit etc. Jouer à pile ou face. A la roulette russe. Cournot raisonne en supposant que chaque séquence causale dans la Nature est assimilable à un coup de dés indépendant des autres. Si on partait d’un
modèle différent, comme celui d’un
jeu de l’intellect, tel que les échecs, on ne pourrait pas aboutir aux mêmes conclusions. Dans les échecs, chaque coup se prolonge dans le suivant dans une relation logique, rationnelle. C'est la rationalité de l'action. Le jeu forme un système dans lequel tous les éléments sont liés. Le joueur qui se retrouve avec seulement une dame et deux pions devant le roi de l'adversaire n’y est pas parvenu « comme çà », « par hasard ». Il y est parvenu dans un développement qui a ses raisons, ce qui n’est pas la situation d’un jeu de hasard. Selon la théorie des probabilités, un coup est séparé des précédents. Il n’y a pas de raison logique entre les deux. Seulement des probabilités. La possibilité que soit tiré quatre boules noires de suite est très faible. Il serait plus attendu d’avoir deux boules blanches, puis des noires, ou des séries en désordre. Qu’un ordre apparaisse, qui ressemblerait à une liaison logique est surprenant. Le paradoxe, c’est qu’il existe pourtant des lois mathématiques des probabilités, des lois
statistiques,
(texte) on peut dire des
lois du hasard. Mais celles-ci prescrivent par avance une attente du désordre et non pas de l’ordre. Notons aussi que le hasard est ici produit par un mécanisme qui le génère. Il est nécessaire de disposer d’un générateur de hasard, pour être sûr que l’on produit bien de l’aléatoire (pour la loterie, un tirage au sort, dans la musique contemporaine, en informatique etc.).
Il est très important de ne pas perdre de vue la représentation délibérément fragmentaire des processus de la causalité adoptée par Cournot (texte). Il raisonne sur le fond d’une ontologie de la division, tout en s’inscrivant à l’intérieur du paradigme mécaniste légué par la Modernité. Dans le même texte, Cournot insiste : Il faut « s'attacher exclusivement à ce qu'il y a de fondamental et de catégorique dans la notion du hasard, savoir, à l'idée de l'indépendance ou de la non-solidarité entre diverses séries de causes ». Du point de vue de Cournot, le hasard existe, parce qu’il existe des faits fortuits, aléatoires ; cependant, ce ne sont pas les faits eux-mêmes, pour autant qu’il sont soumis chacun à leur nécessité physique, qui sont le hasard, le hasard est seulement tissé par leurs rencontres improbables.
Dans quels domaines cette théorie peut-elle être appliquée ? Cournot a lui-même tiré les conséquences de sa théorie du hasard dans le domaine de l’économie et de l’histoire. La biologie contemporaine s’est emparée de la définition du hasard de Cournot pour l’appliquer aux mécanismes de l’évolution. Nous allons examiner deux exemples :
1) La biologie contemporaine s’inscrit dans le
paradigme néodarwiniste qui s’est aussi approprié la définition du hasard de Cournot. Elle s’est appliquée à utiliser la théorie du hasard pour donner une solution à deux problèmes : celui de l’origine de la vie et celui des mutations génétiques.
a) Si on admet en effet la théorie du hasard, la formation de la
Terre semble résulter d’une combinaison assez inouïe d’événements. La chance d’obtenir une planète avec une exposition au soleil suffisante, mais pas trop forte, avec une gravité suffisante, une température moyenne était très mince. Ajoutons à cela la présence de
l’eau sous la forme liquide, une proportion correcte entre les terres émergées et l’eau, une atmosphère favorable. La Terre a eu la chance extraordinaire de disposer d’une
lune qui stabilise, par effet des marées, l’axe de la terre. Cela fait déjà beaucoup de conditions. L’exploration du système solaire par des sondes spatiales nous a fait prendre conscience, par contrecoup de la singularité remarquable de la Terre. Nous n’avons trouvé que des systèmes morts, extrêmement diversifiés. Ni Mars et Vénus, pourtant de taille assez semblable à celle de la Terre, situées à une distance similaire par rapport au soleil, n’ont pu accueillir la vie. La Terre est un « miracle » dans le système solaire. C’est un hasard extraordinaire si la vie a pu apparaître, au sein de la soupe primitive que formait l’océan terrestre. C’est en vertu du hasard du croisement d’un rayon cosmique d’un côté (série x) et de l’instabilité de composés chimique (série y), qu’ont surgit les premiers acides aminés. Les biologistes ne savent pas estimer, même en ordre de grandeur statistique approximatif, la probabilité d'apparition du vivant. Ils ne savent pas non plus vraiment expliquer comment se sont fabriquées les premières molécules prébiotiques. Le mystère demeure quant à l’identification des processus chimiques et physiques qui ont abouti aux premières cellules. Par contre, ce dont, par principe, personne ne doute à l’intérieur du paradigme néodarwinien, c’est que la vie soit la résultante fortuite de séries causales indépendantes et que son apparition soit issue de la conjonction du "hasard et de la nécessité", selon le titre de
Jacques Monod. C’est la puissance objective des chiffres qui sert ici de preuve. Revenons sur les probabilités de Cournot. Soit un jeu du loto à 20 chiffres. Il sortira bien un numéro particulier au tirage, mettons : 45.893.001.285.498.771.081. Il ne pouvait pas être prédit à l’avance, parce qu’il n’est qu’une possibilité sur 1020. Une fois qu’il est apparu, ce numéro n’est qu’un possible. Il est séparé causalement du tirage précédent et de son résultat, il n’a rien à voir avec le tirage suivant. Au nouveau tirage il n’y a encore qu’une possibilité sur 1020 de sortir à nouveau ce numéro. On admet que, selon la théorie des probabilités, pour rester dans le contexte du monde physique et de ses possibilités, les exposants doivent rester à deux chiffres, au-delà, on tombe dans l’impossible. Or si on suit les conclusions de Jacques Monod dans
Le Hasard et la Nécessité, la biochimie exigerait des millions en exposant ! La vie est très hautement improbable. D’un point de vue statistique, en accord avec la théorie du hasard, il est donc impossible qu’il puisse y avoir de la
vie ailleurs dans l’univers.
---------------b) La génétique a montré que l’information qui assure la structure du vivant se trouve codée dans l’ADN et transmise par l’ARN aux protéines de structure. Cette information est faite pour se conserver intacte. Or, selon Monod, les être vivants n’échappent pas à l’usure, les perturbations et l’entropie. Il s’ensuit une accumulation d’erreurs qui dégrade peu à peu la structure des organismes. Ces erreurs du code génétique sont ensuite retranscrites dans la reproduction de l’espèce. Elles se produisent « au hasard » et sont la seule source possible d’altération du code génétique, dont l’auto-référence est faite pour résister au changement.
Le code de l’ADN est écrit sous la forme de séquences de nucléotides. Il est transmis tel quel à chaque génération, ce qui explique la remarquable stabilité des espèces. Ainsi les fougères de nos sous-bois n’ont presque pas changé depuis des millions d’années et l’on retrouve leurs traces dans des roches de l’époque des dinosaures. Si une modification légère apparaît par hasard dans le code, elle est transmise et dupliquée en quelque sorte. Ainsi ce sont ces erreurs de transmission qui en viennent à modifier au hasard le code du vivant, en l’écrivant différemment, ce qui produit des fonctionnalités différentes. Là-dessus Monod est catégorique et nettement dogmatique : « Il s’ensuit nécessairement que le hasard seul est la source de toute nouveauté dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard à la racine du prodigieux édifice de l’évolution : cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. Et rien ne permet de supposer que nos conceptions sur ce point devront être révisées. » C’est en effet l’argument principal de l’ouvrage et celui qui a fait justement couler le plus d’encre. Dans le texte même de Monod on trouve plus loin ceci : « La définition du hasard prend une signification essentielle qui résulte de l’intersection de deux chaînes causales totalement indépendantes l’une de l’autre. » Ce qui nous montre que nous sommes effectivement dans le cadre de la théorie de Cournot.
Le fait que Monod insiste pour dire que le hasard est la seule source possible d’altération, à moins d’être un dogme, devrait se justifier. Or ce type d’affirmation ne trouve sa cohérence qu’à l’intérieur d’une conception de la causalité qui était celle du XIXème siècle. La biologie a trouvé dans l’ADN son noyau fondamental d’information et dans le hasard l’agent perturbateur des mutations. Le tri mécanique effectué par la sélection naturelle est ensuite sensé expliquer l’évolution du vivant. (texte) Les présupposés dans lesquels se meut cette biologie sont encore ceux du paradigme mécaniste de la physique du XIXème siècle. La physique ultérieure est complètement ignorée. De même, l’idée de Nature que l’on trouve chez Monod n’est rien d’autre que celle de la représentation déterministe léguée par les modernes. Pas de trace ici de la nouvelle représentation systémique de la Nature. Et pourtant, comme le dit Frijoff Capra dans Le Temps du Changement : « Les concepts darwiniens de la variation aléatoire et de la sélection naturelle ne sont que deux aspects d'un phénomène complexe qui pourrait être beaucoup mieux compris dans un cadre holistique ou systémique. Un tel cadre est beaucoup plus subtil et beaucoup plus utile que la position dogmatique de la pseudo-théorie néo-darwinienne, exprimée avec force par la généticien et prix Nobel Jacques Monod ».
2) La théorie du hasard permet de repenser la philosophie de l’Histoire en modifiant ses présupposés initiaux. On sait que pour Hegel, l’Histoire est conduite par l’Esprit. Les grands hommes ont reçu intérieurement la révélation de ce qui était nécessaire à l’accomplissement de leur mission. Ils ont été des instruments, dont la conscience d’un peuple s’est servi pour aboutir à ses fins. Dès que leur tâche a été accomplie, ils ont été balayés sur la scène de l’Histoire. L’Histoire
est le règne de l’Esprit, l’épopée de la Manifestation de l’Esprit et par
rapport à elle, toute le reste est accidentel. La philosophie de l’Histoire de
Hegel entend éliminer la contingence et le hasard, et montrer que son cours
s’est en fait déroulé suivant un Plan Divin. Rien n’a été laissé au hasard, la
Providence universelle veille sur l’Histoire. Cependant, le Dieu de Hegel est une représentation religieuse tirée du christianisme. Il conduit l’Histoire de manière assez cruelle, en exigeant son tribu de sacrifices humains. Reste que L’Esprit veille sur l’humanité, parce que l’Esprit est l’Humanité elle-même et n’en n’est pas séparé. L’Esprit enveloppe, domine et achève le règne de la Nature. Il y a nécessairement une causalité globale qui enveloppe la causalité particulière et c’est précisément la Nécessité par excellence, celle de l’Esprit qui conduit le monde.
La théorie du hasard de Cournot permet de refuser l’interprétation hégélienne de l’Histoire. Il n’y a pas de clé d’interprétation unique de l’Histoire à la manière de Hegel, parce que l’Histoire est toujours différente ; les causes des événements historiques, qu’elles soient économiques, sociale, ou politiques, sont prises dans un processus variable suivant les époques. Mais surtout, Cournot admet l’existence du hasard (texte). S’il y a partout dans l’Histoire du fortuit et de l’aléatoire, son cours ne peut pas être dessiné, comme une courbe reposant sur une fonction mathématique identifiable. Il suffit d’un très petit événement pour changer l’orientation des choses. Il a suffit de l'influence d'un grain de sable dans l'uretère de Cromwell pour que le cours des évènements de l’histoire anglaise ait changé. Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde eut été changée ! La Nature se charge régulièrement de précipiter toutes sortes de « hasards » : L’irruption de l’Etna qui a enseveli Pompéi, le tremblement de terre d’Agadir et de San Francisco, le tsunami de 2005 en Asie du Sud-est, voilà par excellence ce que nous appelons irruptions de « hasards » dans l’Histoire. On peut multiplier à l’infini les exemples.
On peut même, comme Rousseau, mettre le hasard à l’origine de l’Histoire de l’humanité, comme le facteur inaugural de l’Histoire. Dans Le Discours sur l’Origine de l’inégalité, Rousseau voit dans la découverte du feu, de la métallurgie, de l’agriculture, des « hasards » qui on précipité l’homme dans le cours de l’Histoire.
Ajoutons que l’argument du hasard est un dopant très efficace de l’imagination. On peut jouer allègrement sur l’argument de la contingence et fantasmer à vide indéfiniment : Napoléon malade comme un chien à Iéna ou à Waterloo que se serait-il passé ? Et si Staline avait fait une mauvaise chute de cheval ? Si Mussolini avait décidé de faire carrière dans l’opéra au lieu d’entrer en politique ? Et si… etc. Cela ne mène à rien, mais au moins, cela nous persuade que la contingence est plus forte que la nécessité, parce que le hasard existe. On peut pousser à l’extrême : si le cours du temps est régi par le hasard, alors ce n’est que l’arbitraire qui
peut en résulter. Ajoutons une dose de pathos existentiel : Si, comme le dit Sartre, l’essentiel, c’est la
contingence, si l’existence est seulement l’absurdité par laquelle elle surgit là sans raison, le cours de l’Histoire sort du rien et ne va nulle part. Le temps est chaotique. Il n’y a pas de Providence qui puisse en prendre soin. La Nature est une gigantesque machine abandonnée à elle-même et le cours de l’Histoire est par essence erratique. C’est tout juste si l’homme peut en tenir les rennes, tant il est à la merci du hasard. Les invraisemblances qu’il produit, ou les aberrations que la Nature lui envoie, interdisent d’éviter le hasard. La liberté de faire l‘Histoire est menacée dans son essence par la gratuité absolue et l’absence de finalité d’un monde sans Dieu ou le règne de la Nature ne tend vers aucun achèvement. La causalité fait et défait, sans rime ni raison. L’histoire du monde, selon un mot de Shakespeare, est un conte de bruit et de fureur, raconté par un idiot. En bref, quant à la valeur de l'existence, le nihilisme serait dans le vrai.
Il faut remarquer que Cournot refuse ce genre d’extrémité, il refuse de donner au hasard plus de place qu’il n’en n’a.
(texte) Cournot entend à la fois s’opposer
à la fois à une représentation de l'Histoire qui ne garderait que le fortuit et le contingent et à celle qui refuserait de reconnaître la part du hasard dans le cours des événements.
(texte) Il admet aussi qu’il est
tout à fait possible que dans l’Être tout puisse être lié, mais il veut séparer
le point de vue de l’analyse historique avec sa méthode, et celui d’une
ontologie.
Revenons à notre point de départ. La théorie de Cournot soutient qu’il y a indépendance entre les séries causales et non-solidarité des séries entre elles. Ces deux principes supposent qu’il existe une séparation des phénomènes qui ont lieu dans la Nature. On suppose que chaque petit phénomène existe dans son mode séparé.
1) Le sens de la
séparation est posé par l’ego, dans
l'état de veille, dans l’opposition duelle sujet/objet. Dans la vigilance, nous nous persuadons que nous pouvons faire notre petite cuisine de notre côté, que cela n’a aucune incidence ailleurs et qu’il n’y a pas de relation. L’ego se pense lui-même dans la séparation et il pense la réalité dans la séparation, de manière chosique. C’est pour cette raison que la physique classique croyait encore dans l’objectivité absolue, parce qu’elle pensait que l’observateur pouvait être séparé de l’observé et n’avoir aucune influence sur lui. Le concept de séparation n’est qu’une représentation de notre pensée, mais une représentation régit aussi nos relations. Une représentation dans laquelle chacun croit pouvoir se fabriquer et vivre dans une bulle séparée. Une représentation finit par atteindre sa fin quand nous constatons avec amertume que l’autre a bel et bien réussi, lui aussi, à s’enfermer dans sa bulle.
Croire que la séparation existe est une illusion dont il
est urgent de se défaire. Bien sûr, si je tape du pied sur le sol, je ne vais pas déranger un habitant des Bermudes. La distance est immense et l’effet très faible. Dans la vigilance quotidienne, nous pouvons faire comme si la séparation existait et penser qu’il ne peut pas y avoir une relation entre deux points se trouvant à des distances très lointaines et ne pas rencontrer beaucoup de contradictions. Le paradigme de la séparation structure notre expérience dans une pensée et une action fragmentaire. Mais ce n’est pas ce qui est. Si l’Univers est ce qu’il est, il est précisément Uni-, c’est qu’il est Un et qu’il cohère avec lui-même à chaque instant. Il est aussi un mouvement temporel –vers ? Il est dans un constant Devenir. Dans l’Univers rien n’est strictement séparable. Dans l’espace et dans le temps. La séparation est sous-produit de la pensée duelle, un concept tracé par l’intellect, un trait de craie entre deux régions d’un unique tableau. En raison de l’unité même de l’univers il n’existe pas d’indépendance des séries causales, mais un processus unifié de Manifestation. La Manifestation rend nécessairement solidaires tous les processus de la causalité. Dans la Nature toutes les choses existantes sont liées entre elles, tous les processus sont déployés simultanément. La Terre elle-même, comme on l’a découvert récemment, fonctionne comme une entité unifiée à part entière, enveloppant tous les processus qui se déroulent à sa surface. De même, la causalité linéaire, qui sert de schéma de raisonnement dans la théorie du hasard, est une abstraction, un concept de laborantin, il n’existe dans la Nature qu’une causalité circulaire et globale. La causalité circulaire rend bien plus complexe les processus qui entrent en jeu dans les phénomènes naturels, car elle implique une constante interaction. Alors, le hasard ?
Entre le comme si de nos commodités théoriques et la réalité, il y a une grande différence. La réalité se contrefiche de nos comme si et de la séparation abstraite instaurée par l’intellect, elle est, et elle est l’unité de l’univers. Les découvertes les plus récentes de la physique imposent une révision radicale du concept classique de causalité. Ce que la physique quantique a montré, c’est que la réalité est fondamentalement
non-locale. L’univers tout entier contribue à l’apparition de chaque événement. Ce qui est ici n’est pas séparable de ce qui est là-bas. Il est même possible de montrer qu’au niveau du champ unifié d’où naissent ce que nous appelons les particules, il existe une
corrélation infinie des
événements. Une information en un point est instantanément présente en un autre point, sans qu’il y ait transport, et donc plus vite que la vitesse de la lumière. Einstein rechignait devant pareille possibilité. On a monté le paradoxe Eintein-Podolski-Rosen pour mettre la
théorie quantique au défi. Mais l’expérimentation a tranché en faveur de la théorie quantique, en validant l’idée même de l’inséparabilité des événements. L’univers, tel que nous le découvrons aujourd’hui, n’est plus une sorte de « boîte vide », contenant des « choses », comme le croyait Newton. Il ne se pense plus dans un paradigme strictement mécaniste, tel que celui qui a été légué par la Mode
1) Revenons sur l’exemple de la biologie. On l’a vu, la position dogmatique de Monod attribue une importance prodigieuse au hasard. Or, le paradoxe, c’est qu’en surdéterminant le hasard, on finit par le vider complètement de toute évidence, de sorte que l’argument n’est plus du tout crédible. Gerald Schroeder, un physicien quantique disait : « La probabilité que l’univers et la vie soient le fruit du hasard est égale à celle de gagner trois fois de suite le gros lot d’une loterie nationale. Avant d’avoir pu récolter vos gains pour la troisième fois, vous serez envoyé en prison pour avoir truqué les résultats ! La probabilité de gagner trois fois de suite, ou même trois fois dans sa vie, est tellement faible qu’elle est négligeable. » Nous n’hésiterons pas, dans le cas du tricheur, à crier à l’imposture. Nous dirons qu’il y a derrière la réussite une manigance astucieuse et que ce n’est pas du tout un hasard ; ce qui suppose bien sûr l’usage concerté de procédés intelligents, puisque le résultat de fait est là et qu’il y a bel et bien réussite. Par contre, à l’égard de la vie, pour le biologiste qui pense à l’intérieur du paradigme mécaniste, la manigance astucieuse ne peut pas sauter aux yeux ! Il ne pense pas dans la relation au monde de la vie. Il a été habitué à penser dans le cadre d’un paradigme mécaniste où l’univers est dépourvu d’unité et d’intelligence. Pour le biologiste qui a cessé d’adhérer au paradigme mécaniste (texte) et se place délibérément dans un paradigme systémique, l’argument du hasard devient immédiatement une imposture. L’évidence même, c’est l’extraordinaire unité et l’intelligence présente dans la vie. Alors, à quoi bon faire un usage compulsif d’un concept vide, devant la plénitude de l’Univers et de la vie ? Les deux biologistes se posent la question de l’origine de la vie. L’un et l’autre situent la biogenèse dans la continuité de la cosmogénèse. Là où les différences apparaissent, c’est évidemment dans la compréhension fondamentale de la nature de l’univers. La causalité non-locale montre sans ambiguïté que l’univers est dans son essence même un champ d’information unifié. De ce fait, comme la thermodynamique de Prigogine l’a montré, la potentialité d’organisation auto-référente existe déjà dans la matière. Comme le disent très fortement les physiciens quantiques, l’univers nous apparaît aujourd’hui plus comme une grande pensée que comme une grande machine. Dans pareil contexte, le hasard ne peut plus jouer le même rôle. L’argument habituel des néodarwinien est celui-ci : on donne à un singe une machine à écrire et on suppose qu’en tapant au « hasard », il va sortir l’intégralité de l’œuvre de Shakespeare. Il y aurait autant de probabilité pour que la vie soit apparue dans l’univers. A quoi en plus on doit ajouter une série de si : il faut donner au singe un temps infini, il faut qu’il y ait des caractères sur la machine etc. Arguments qui vont à l’encontre même du bon sens. Nous savons bien que lorsque nous laissons les choses au « hasard », ce qui se produit le plus souvent, c’est le désordre et la confusion. Comme le dit Trinh Xuan Thuan, dans Le Chaos et l'harmonie : « Nous sentons tous intuitivement – les lois de la thermodynamiques nous le confirment – que, laissé à lui-même, le hasard tend à défaire plutôt qu’à construire, à semer le désordre plutôt qu’à instaurer l’ordre ». Si le hasard peut avoir un sens, c’est seulement comme auxiliaire de imprévisibilité créatrice du temps, mais il doit alors être rattaché à un potentiel d’organisation intelligent plus fondamental que lui.
Le livre de Monod ne fait
aujourd’hui plus guère recette parmi les biologistes pour qui il est très daté.
Les critiques se sont accumulées sur la prétention de rendre raison des
mutations par le seul argument du hasard. Ce que nous savons aujourd’hui, c’est
qu’en fait, la grande majorité des mutations sont néfastes à l’organisme. On ne
voit vraiment pas comment concilier ce fait avec l’idée selon laquelle elles
seraient la source des matériaux nécessaires à l'évolution. Les mutants
reproduits dans les manuels de biologie constituent une collection de toutes
sortes de bizarreries et de monstruosités. Les mutations semblent un processus
plutôt destructeur que créateur. Le principe néodarwinien d’un « tri sélectif »
est d’évidence un principe négatif qui est très insuffisant. Il faut vraiment
être simpliste pour croire que le type qui se trouve à la sortie de l’atelier
pour trier les bonnes assiettes et jeter aux ordures les mauvaises, soit à
l’origine de la créativité de l’artisan qui œuvre en amont. Le tri est une
chose, la créativité auto-référente de la vie en est une autre. L'évolution ne
s'est pas faite suivant la logique de la poubelle. Le hasard à lui seul
n’explique rien de la prodigieuse intelligence créatrice à l’œuvre dans la vie.
2) Revenons sur l’exemple de l’Histoire. La causalité
non-locale nous invite à reconsidérer les processus historiques en comprenant
qu’il n’existe pas et qu’il n’a jamais existé de séparation absolue entre eux.
Nous ne pouvons donc pas trancher, entre ce qui relève d’un « pur hasard » et ce
qui serait une « pure détermination ». Comme le dit Raymond Aron, « Un hasard
(au sens matériel) est souvent l’exécuteur de la nécessité
». Bien malin celui qui parviendrait à isoler un fait chimiquement pur relevant
du « hasard » dans la corrélation infinie des événements. Les historiens se
donnent déjà un mal de chien à faire la différence entre «
fait historique » et
« événement ». Ils ont parfaitement compris qu’un fait historique, cela ne
s’impose pas, cela ne saute pas à la figure, comme un petit eurêka intempestif,
avec une étiquette collée dessus, mais résulte en réalité d’un
choix de
l’historien. Le hasard n’est pas une explication en tant que telle. Il ne paraît
tel que parce que l’on s’imagine que « les réalités massives sont plus
déterminées que les faits parcellaires ». Et c’est ce qui conduit l’esprit « à
concevoir une distinction essentielle entre ceux-ci et celles-là. Et pourtant,
les réalités massives sont faites de conduites individuelles, liées dans le réel
ou par l’histoire, et il n’y a de hasard que relatif ». Si l’Histoire est
l’Histoire du monde et que l’Histoire du monde se tient dans l’unité de la
Manifestation, elle est l’unité en mouvement, et par rapport à ce qui se situe
en elle, il n’y a rien de purement accidentel. Les deux notions de système
déterminé et de hasard se rejoignent et la différence qui les sépare tient
seulement à la prévisibilité humaine du premier et l’imprévisibilité du second.
« Supposons que l’histoire mène nécessairement à une Europe unie : fort de ce
savoir, l’historien contemplerait sans effroi les dernières guerres européennes,
reste d’une époque qui s’achève. Parcellaires ou non, ces hasards s’organiserait
comme tels dans la perspective vraie sur le passé ». Dans cinquante ans, les
traits de notre postmodernité qui nous paraissent relever du hasard rejoindront
une cohérence significative qui pour l’heure nous échappe. (texte)
Cette cohérence significative apparaît quand des liens nous apparaissent avec
clarté entre des faits que nous avions auparavant complètement séparés. Nulle
part, plus qu’en histoire, on ne voit mieux à l’œuvre l’opération de la pensée
fragmentaire. Nous avons fait éclater les domaines de l’histoire, la tendance à
la fragmentation du savoir a conduit l’histoire à des
études de cas très limitées dans leur objet. Du coup, la cohérence globale est
constamment perdue de vue parce que nous mettons au point notre outil d’analyse
dans le fragmentaire.
Mais c’est justement la
cohérence qui renouvelle le sens. Redécouvrir la cohérence, c’est s’ouvrir à ce
que Carl Gustav Jung appelle la synchronicité des événements. On s’est
souvent étonné (pourquoi ?) qu’il y ait souvent dans l’histoire des sciences des
découvertes simultanées. On s’étonne de ces hasards curieux. Témoin par exemple
le cas de Darwin, rédigeant L’Origine des Espèces : « J’en étais presque à la
moitié de mon travail. Mais mes plans furent bouleversés, car au début de l’été
1858, Mr Wallace, qui se trouvait alors dans l’archipel malais, m’envoya une
étude (qui) contenait exactement la même théorie que la mienne ». L’étonnement
diminuerait de beaucoup si nous comprenions que la séparation n’existe tout
simplement pas dans le réel et ce genre ne phénomène regagnerait immédiatement
une logique si nous pouvions le resituer dans une perspective où la
causalité
est par essence non-locale.
3) Il est donc important d’accorder une attention
sérieuse aux travaux conjoints du physicien quantique prix Nobel Wolfgang Pauli
et de Carl Gustav Jung sur la
théorie de la synchronicité
des événements.
Jung avoue que le sujet réclame de s’avancer avec beaucoup de prudence et de
modestie, mais il avoue aussi que cette question s’est imposée tellement souvent
dans le cours de ses recherches qu’il ne pouvait plus l’écarter d’un revers de
main. Il dit ceci : " Il y a longtemps déjà que le problème de la
synchronicité
m’occupe : de façon sérieuse, plus précisément depuis le milieu des années 1920,
le temps où, étudiant les phénomènes de l’inconscient collectif, je rencontrais
sans cesse des connexions – séries ou thèmes groupés – que je ne parvenais plus
à expliquer par le hasard. Il s’agissait en effet de ‘ coïncidences ’ dont
l’apparition présentait un tel caractère de ‘ sens ’ que, dans leur cas,
l’improbabilité de hasard ne pourrait s’exprimer que par un nombre d’une
grandeur immense. " Jung y a été aussi été confronté directement dans sa
pratique médicale. D’où l’exemple désormais paradigmatique du
scarabée d’or :
"
Dans un moment décisif de son traitement, une jeune patiente eut un rêve où
elle recevait en cadeau un scarabée d’or. Tandis qu’elle me racontait son rêve,
j’étais assis le dos tourné à la fenêtre fermée. Soudain, j’entendis derrière
moi un bruit, comme si quelque chose frappait légèrement la fenêtre. Me
retournant, je vis qu’un insecte volant frappait la vitre. J’ouvris la fenêtre
et attrapai l’insecte en vol. Il offrait avec un scarabée d’or l’analogie la
plus proche qu’il soit possible de trouver sous nos latitudes : c’était un
scarabéidé de la famille des lamellicornes, hôtes ordinaires des rosiers : une
cétoine dorée, qui s’était apparemment sentie poussée, à l’encontre de ses
habitudes normales, à pénétrer juste à cet instant dans une pièce obscure ».
On peut dire, en terme de logique locale, que A, le rêve de la jeune femme, est le
produit d’une série causale x. B, l’apparition du scarabée dans la pièce, est le
produit d’une autre série y. Dans la logique de la causalité locale, les deux
séries causales sont dites séparées et indépendantes et se croisent en E par un
pur « hasard ». Cependant, ce n’est que l’aspect mécanique du phénomène, nous
voyons en même temps une relation intelligible entre A et B, si bien que E est
un événement parfaitement significatif. C'est l’ensemble qui acquiert
immédiatement une cohérence et celle-ci abolit la représentation fragmentaire et
son incohérence. La cohérence parait
nouvelle, suscite la surprise, parce que le mental dans lequel elle apparaît a
l’habitude de fonctionner dans la séparation et là, il est pris au dépourvu et
placé devant une unité de sens. Si Pierre avait annoncé à Paul qu’il amènerait
un scarabée en cours de biologie et que Paul arrive en retard et voit un
scarabée sur la table, il ne sera pas surpris. L’événement E est dans le
prolongement d’une série causale x, à la suite de C, l’annonce faite par Pierre
à Paul, il n’apparaît pas par « hasard » sur la table. Dans la séance de Jung,
il y a synchronicité, parce que deux événements surgissent ensemble, possèdent
une résonance significative, une unité évidente, et cependant n’ont aucun lien à
travers la causalité locale. Par définition, la synchronicité est
acausale.
Nous avons tous fait ce genre d’expérience, ne serait-ce qu’avec le téléphone.
Je pense à une personne et dix seconde plus tard, le téléphone sonne et c’est
elle. Jung évoque ce banquier qui, une nuit dans un hôtel, fait le cauchemar :
il voit le guichetier de l’ascenseur lui ouvrir la porte. Dans l’ascenseur, il y
a un cercueil. Impressionné, le matin, il prend prudemment l’escalier pour se
rendre à la réception. Une minute plus tard, la cabine de l’ascenseur se détache et s’écrase dans un grand bruit. Notre homme était mort s’il l’avait
emprunté.
Dans la perspective de la causalité locale, ce type de
relation est inexplicable. Par contre, dans la perspective de la causalité
non-locale le mystère est moins épais. Si en effet l’univers est Un et
non-divisé, s'il existe en permanence une corrélation infinie des événements, rien
n’empêche que puisse affleurer dans la conscience du sujet, y compris dans un
état différent de l’état de veille, une information reliant deux points
causalement éloignés. La coïncidence qui surprend, est en fait fondée sur
l’unité de ce qui est. La coïncidence nommée « hasard » est le signe de la
résonance universelle de l’unité de ce qui est. Parce que dans ce cas, la
relation est acausale, elle ne passe pas par des séries de deux systèmes massifs
de causalité. Elle peut très bien passer par les détails les plus insignifiants,
au regard de la pensée habituelle. La synchronicité révèle le Sens par delà le
processus habituel de la causalité. Elle est un pressentiment de l’unité, celui
dans lequel nous comprenons que le hasard n’existe pas. (texte).
* *
*
Comme l’avait déjà très bien vu Aristote, la qualification de hasard est choisie
dans certains cas particuliers. Quand un fait est rare, par rapport à ce qui se
produit en général ; ou bien quand nous sommes placés dans le cas d’une activité
intentionnelle qui atteint une fin qui n’était pas celle qu’elle poursuivait. Ou
bien quand une chose atteint une fin qui n’était pas sa fin authentique. Dans le
cadre du paradigme mécaniste, la théorie en a été proposée par Cournot afin de
laisser une place à la contingence, tout en admettant le déterminisme dans le
cadre de séries causales particulières.
Cependant, l’insuffisance de la notion de hasard en tant
qu’explication est patente. Contrairement à ce que prétend Cournot, le hasard ne
constitue pas un fait. Le recours au hasard en guise d’explication n’est validé
qu’à l’intérieur d’un paradigme de la causalité. Dans le cadre du paradigme
mécaniste, qui ne conserve qu’une seule des
quatre causes aristotélicienne, le recours au « hasard » devait
nécessairement prendre un empire démesuré. Nous ne devons donc pas être surpris
de l’usage très fréquent du hasard dans notre culture, car nous vivons avec une
représentation scientifique dont les bases sont le legs de la Modernité. Ce
n’est pas non plus pour rien que notre monde est envahi par les jeux de hasard !
Le flou explicatif que laisse le hasard n’est pas
l’absurdité. Ce qui est accidentel dans la causalité n’est pas nécessairement
insignifiant. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas exhiber une relation
causale, qu’il n’existe pas de relation du tout. Dans l’exemple que nous
donnions en introduction, il n’y a pas de hasard. Les oiseaux se sont comportés
correctement à l’intérieur d’une relation d’unité avec la Nature. Cette relation
nous paraît étrange, mais pourtant elle n’est obscure que dans le cadre
conceptuel de la physique classique. Elle n’est moins du point de vue de la
nouvelle physique.
Au fond la question serait plutôt de savoir pourquoi nous
croyons dans le hasard. (texte) A partir de quel type de savoir ? A partir de quel forme
de conscience ? Si notre conscience était moins fragmentaire, nous trouverions
ce genre de phénomène tout à fait naturel. Nous ne serions pas étonné du réseau
de coïncidences qui se tisse parfois dans notre vie. Il irait de soi. Ce n’est
que dans la fragmentation et l’ignorance que l’on parle de « hasard ». Dans
d’autres contextes culturels que le nôtre, et surtout à l’intérieur des
traditions spirituelles de l’humanité, quand la vision est fondée sur la
conscience de l’unité, on invoque beaucoup moins le hasard.
* *
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© Philosophie et spiritualité,
2005, Serge Carfantan.
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