Leçon 37.   Le statut des sciences humaines         

    Le terme de « sciences humaines » pour désigner la psychologie, l’histoire, la sociologie, l'économie politique etc. est d'un usage assez récent. Autrefois, au XIXème siècle, on employait plutôt l'expression de « sciences morales ». Le terme « morales » mettait l’accent sur le caractère distinct de l’esprit humain par rapport à l’ordre de la nature, il insistait sur une dignité supérieure attachée à l’homme. Le terme de « sciences de l’esprit » a aussi été employé en référence à l’œuvre de Hegel.

    Mais désigner une science par la moralité de son objet semble assez étrange. Et pas du tout scientifique. La science porte essentiellement sur des jugements de fait et non des jugements de valeur. Les considérations morales, en pratique, ne devraient pas avoir leur place dans une démarche d’investigation objective. La formule « science humaine » est conforme à cet esprit, elle est plus épurée. Mais elle a aussi un aspect inquiétant. Elle sous-entend que l’homme est un objet comme les autres, qu'il doit lui aussi pouvoir être connu scientifiquement, comme on connaît les phénomènes naturels.

    Pourtant, n’y a-t-il pas de grandes différences entre l’objectivité que l’on est en droit d’attendre de la physique et celle que l’on peut attendre de l’histoire ? Entre l'objectivité des sciences de la nature et l'objectivité dans les sciences humaines?  Que faut-il entendre par « objectivité » dans le domaine des sciences de l’homme ?

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A. Paradigme de l’objectivité et sciences humaines

    Qu’implique l’idée d’objectivité du savoir scientifique ? Elle suppose plusieurs exigences : 1) qu’une science possède un objet défini, un ordre de faits qui lui correspondent que l’on puisse être en mesure d’étudier. 2) que l’on puisse faire abstraction de toute partialité, de manières de voir trop personnelles, au sens d’opinions subjectives, de préférences idéologiques qui pourraient fausser le travail de la raison. 3) que le savoir développe une connaissance générale et ne se cantonne pas à une énumération de cas particuliers. 4) que le savoir puisse aboutir à des connaissances universelles et nécessaires susceptibles de produire la convergence des esprits, dans la reconnaissance d'une vérité objective. 5) Enfin, il y a objectivité si une discipline dispose de méthodes spécifiques. (texte)

    Sur le premier point, il n’y a pas de contestation possible. Nous pouvons considérer qu’il y a bien des faits psychologiques, des faits historiques, des faits sociaux, des faits économiques etc. Ce qui donne leur objet, respectivement, à la psychologie, l’histoire, la sociologie et l’économie.

    ---------------Le second point est déjà plus délicat. Un chrétien, un bouddhiste peuvent sans difficulté faire de la physique et distinguer le point de vue religieux de celui du savoir. Par contre, dans les sciences humaines, est-il vraiment possible de faire abstraction de tout point de vue sur l’homme ? De rester impartial? N'est-ce pas une absurdité? S’il existe autant d’écoles, autant de doctrines dans les sciences humaines, n’est-ce pas justement parce qu’un point de vue y est à chaque fois posé comme prédominant ? Il y a une sociologie positiviste de Durkheim, une sociologie américaine et une sociologie marxiste chez Bourdieu. En psychologie, il y a presque autant de psychologies que de psychologues ; ou, sans aller jusque là, il y a beaucoup d’écoles différentes. C’est un constat que l’on pourrait généraliser. Dans les sciences humaines, la partialité semble la règle, les affrontements de doctrines une pratique courante. Comment pourrait-il en être autrement ? S’agissant de se prononcer sur ce qu’est l’homme, il n’est pas possible de faire abstraction de toute prise de position, de toute philosophie de l’homme. Toute interprétation d’une donnée, d’une découverte archéologique, ou d’une observation statistique, est une prise de position. Il n’est pas possible d’étudier l’homme sans lui prêter des motivations fondamentales. Et cela ne peut se faire, sans un cadre théorique d’interprétation. Nous voyons par exemple comment la presse commente un sondage d’opinion. Les mêmes chiffres, par les uns et les autres, peuvent être lus de manière très différentes, suivant l’orientation générale de celui qui conduit l’interprétation. Les faits humains ont bien une réalité, mais elle est susceptible de plusieurs interprétations.

    Sur le troisième point, il est clair que les sciences humaines ont des difficultés pour constituer un ordre de généralité suffisant. Aristote disait qu'il n’y a de science que du général et non du particulier. Mais c'est un vrai problème dans les sciences humaines. Comment une discipline comme l’histoire, qui ne s’intéresse qu’à ce qui est particulier, serait elle à même de répondre à un tel critère ? Il n’est pas exclu que l’on puisse formuler des généralités et des lois générales dans les sciences humaines, mais leur formulation enveloppe une grande complexité.

    Le quatrième point est encore plus difficile. Si les sciences de la nature parviennent à structurer un consensus du savoir, elles n’y parvienne en toute rigueur qu’en élaborant théories qui comprennent des lois. Mais avons nous dans les sciences humaines des lois reconnues ? Avons nous des exemples précis de lois psychologiques, historiques, sociologiques économiques etc. ? On peut certes, découvrir quelque lois, par exemple les relations de parenté entre familles étudiées par Lévi-Strauss. On parvient à repérer des régularités dans les successions de crises économiques. Il y a des lois de l’oubli en psychologie. Mais ces lois sont peu nombreuses et très rarement formalisées.

    Enfin, concernant le cinquième critère, on dira qu’il y a bien objectivité dans la mesure où effectivement les sciences humaines ont dû leur essor à la formulation d’une méthode, liée à leur cadre théorique d’investigation. Il y a une méthode de test en psychologie, une méthode de sondage en sociologie, une méthode critique de l’histoire. Cependant, il y a ici une séparation assez nette avec les sciences de la nature dans la mesure où le recours à l'expérimentation n'est pas concevable.  L’expérimentation dans les sciences humaines est chose assez discutable et même parfois dangereuse. Or comment va-t-on tester la validité d’une théorie sans qu’il puisse y avoir un ordre d’expérimentation qui la vérifie ?

    Dans les sciences de la Nature nous disposons d’un critère pour juger de la pertinence d’une théorie. Nous tirons des conséquences pour les vérifier dans l’expérience, conséquences qui peuvent falsifier la théorie ou la confirmer de manière provisoire. La falsifiabilité permet à une théorie d’être réfutée par les faits, d’être testées. Pour Popper, une théorie n'est scientifique que si elle peut-être mise en défaut.

    Or le critère falsifiabilité n’existe pas dans les disciplines interprétatives. Dans les sciences humaines, une interprétation peut-être pertinente, ingénieuse, convaincante par l’éclairage qu’elle apporte, mais il n’existe pas de dispositif permettant de la prendre en défaut. Avec un peu d’habileté rhétorique, le marxisme et la psychanalyse semblent avoir raison de tout ! C’est parce qu’il n’y a pas de falsifiabilité dans les sciences humaines que les théories peuvent s’y multiplier et se contredirent, sans qu’une seule ne parvienne à englober le savoir précédent et à congédier une autre théorie. C’est un fait que dans chacune des sciences humaines se rencontrent des points de vue très différents. Il n’existe pas une psychologie mais des psychologies. A côté de la psychanalyse de Freud, il y a la psychologie analytique de Jung, la psychologie génétique de Piaget, Le béhaviourisme de Watson, la psychologie humaniste de Maslow etc. L’histoire est une discipline qui a connue des courants ; histoire empiristede Hume, histoire idéaliste de Croce, comme il y a eu une histoire positiviste, marxiste et aujourd’hui une histoire libérale. La sociologie est partagée en plusieurs écoles. Une manière de rendre raison de cette pluralité est de dire que les sciences de la nature et les sciences humaines n’utilisent pas le même langage. Les sciences humaines utilisent le langage du sens, qui permet de construire une intelligibilité herméneutique. Les sciences de la nature utilisent un langage mathématique qui leur permet de formuler des ensembles de propositions formalisées, dont on peut tirer des conséquences mesurables. Par exemple, une œuvre d’art, telle que les tragédies de Shakespeare, peut recevoir une interprétation psychanalytique selon Freud, une interprétation de la psychologie de Jung, une interprétation marxiste. Chaque interprétation délivre sa lecture et permet de dévoiler un niveau de signification de l’œuvre, mais elles ne s’excluent pas. Chacune peut avoir sa pertinence relative et en même temps s’opposer à des lectures différentes. Aussi dit-on que dans les sciences humaines, on a affaire à un conflit des interprétations. Chaque interprétation nous permet de comprendre ce qui est humain, mais aucune interprétation n’épuise jamais l’humain. La subjectivité qui est à l’origine de toute motivation humaine, de tout acte, de toute œuvre peut encore et encore être relue et comprise de manière différente. La conscience humaine n’est pas une chose dont on peut faire le tour de manière définitive, parce qu’elle n’est pas une chose du tout !

 

Sciences de la nature

Sciences humaines

langage mathématique

langage du sens

ensemble de propositions formalisées

ensemble de significations

d’où les conséquences mesurables

d’où les interprétations

explication

compréhension

objectivité scientifique

intelligibilité herméneutique

ordre de l’objectivité des phénomènes

ordre de la subjectivité du sujet humain

chose et objet

conscience et sujet

 

    La vérité d’une interprétation dans les sciences humaines n’est pas du même ordre que la vérité d’une théorie physique. Seule la vérité d’une théorie physique peut s’exprimer dans un langage mathématique et être soumise au verdict de l’expérimentation. On doit à W. Dilthey l’idée que s’opposent ainsi deux domaines distincts, celui de la Nature et de ses modes, dont l’explication physique est régie par une forme de mécanisme et celui de l’esprit et de ses créations, dont la compréhension psychique est l’élément fondamental.

    C’est en fait l’idée même de déterminisme qui s’applique mal à l’ordre humain. Un être humain est un être conscient. La conscience se détermine par des intentions, des buts, des motivations. Elle agence constamment les moyens à des fins. Ce n’est pas la causalité qui rend compte de l’humain, c’est l’intentionnalité. Quand Napoléon se saisit à Reims de la couronne pour se la mettre lui-même sur la tête, il le fait intentionnellement. C’est une manière symbolique de marquer la primauté du temporel sur le spirituel, la primauté de l’État sur l’Église. C’est un geste politique adressé à l’Église. Il serait ridicule d’aller invoquer une cause, du genre « d’un influx nerveux qui serait parti du cerveau pour lever le bras et soulever la couronne etc. ». Une explication causale n’a guère d’intérêt. Ce qui permet de comprendre Napoléon, c’est de pouvoir appréhender quelles étaient ses intentions. On peut comprendre le rituel de sacrifice d’une société tribale en comprenant sa religion. On peut comprendre le comportement psychologique de l’anorexique en essayant de discerner sa pensée, sa peur devant la nourriture, le complexe de motivations conscientes et inconscientes qui se traduit dans ce type de comportement. Les sciences humaines doivent discerner la cristallisation d’intentions à l'œuvre dans les comportements humains. En d’autres termes : lexplication causale est le mode de la représentation qui convient le mieux à la description des phénomènes naturels. La compréhension intentionnelle convient mieux à la description des phénomènes humains. Elle cherche à rendre compte des conditions intérieures, spirituelles, volontaires, des faits humains. C’est ainsi que d’ailleurs je comprends autrui en saisissant son expression. Par la compréhension, je peux saisir tout produit de la culture humaine. La statue grecque que l’on montre dans un musée n’a pas été créée par des causes aveugles, mais par une conscience réfléchie qui s’est elle-même projetée dans la forme qu’elle a créée. Cette conscience enveloppait en elle toute sa dimension de culture,  une religion, une morale, une vision du monde. En d’autres termes, nous pouvons comprendre tout ce qui est humain, tout ce qui est l’œuvre d’un esprit. (texte)

    Cette séparation duelle est commode. Mais faut-il vraiment opposer l’explication physique, qui serait le propre des sciences de la Nature et la compréhension psychique qui serait le propre des sciences de l’homme ? Il n’est même pas évident que réellement la théorie scientifique dans les sciences rigoureuses ne soit pas elle aussi une forme d’interprétation ! C’est ce que montre les analyses de Thomas Khün. Et de fait, le plus paradoxal, c'est que les sciences humaines tentent, bien souvent de suivre un paradigme mécaniste, que la physique quantique a abandonné.

    Si on passe sous silence ces remarques, disons qu'en physique nous sommes satisfaisaits d’une explication, quand une théorie conduit à des prévisions précises, ce qui suppose implicitement une forme de déterminisme des phénomènes naturels. Or dans l’ordre des phénomènes humains, le déterminisme ne parvient pas à être rigoureux. Si c’était le cas, il y a belle lurette que nous serions capables de prédire le comportement de l’individu, l’évolution économique d’une société, l’issue historique d’une situation donnée. Les sciences humaines n’aboutissent guère à des prévisions. Le seul fait d’observer et de connaître un processus humain, et de l’expliquer dans la communauté scientifique et culturelle peut déjà l’altérer. Les prédictions dans les sciences humaines sont très rares et aléatoires en raison de la grande complexité des phénomènes humains. Tout ce que l’on peut obtenir, ce sont des probabilités d’événement, ou une sorte de probabilité de comportement. On peut toujours dire que dans une situation de crise économique grave, une révolution peut éclater. Mais c’est une généralité vague. Cela ne dit ni quand ni comment. Toute notre connaissance de l’histoire ne nous sert pratiquement à rien pour prédire l’avenir des sociétés. Aucun historien ne prétend être capable de tirer des conjectures sur le futur. Si les sciences humaines étaient achevées, si un réel déterminisme était à l’œuvre à l’échelle de l’homme, nos sciences humaines seraient capables de décrire et de prévoir avec précision les transformations psychologiques, sociales et historiques. Le déterminisme fonctionne assez bien dans le champ de la Nature, mais s’applique-t-il aussi bien à l’homme ? S’il y a en l’homme une dimension de conscience qui est libre, alors il est possible que son intervention décisive et créatrice déjoue toute prévision, toute détermination. La liberté immanente de la conscience est le malheur des sciences humaines.

B. L’analyse structurale

    Cependant, le problème peut-être contourné. Il est vrai que le comportement d’un homme n’est pas assimilable au déplacement engendré par une boule de billard, qui rencontre une autre boule de billard. C’est dans l’ordre de la nature que la représentation causale se trouve le plus à l’aise. Cependant, comme l’homme n’est pas un pur esprit, il faut bien qu’il s’insère dans des structures existantes qui sont des structure humaines, qui, elles, existent de fait avant lui. Le structuralisme est la doctrine qui soutient que l’individualité humaine est préformée par des structures. La structure est, par delà les comportements observables de l’homme, un ordre caché qui fournit la clé de leur compréhension. Appliquée aux sciences humaines, l'idée de structure  revient à considérer l’homme comme le produit de l’entrecroisement de séries de déterminations, qui sont celles de la parenté, des règles sociales, du langage, de l’inconscient, des systèmes économiques etc. C’est un peu comme si l’homme, loin d’exister par lui-même et de pouvoir se définir par lui-même, n’était que l’entrecroisement des fils d’un immense tapis qui est la fresque sociale d’une culture donnée. Il est produit par son milieu, façonné par sa langue, dominé par un système économique, des règles sociales, il est régi par des facteurs inconscients. Dans les années 60, le structuralisme est devenu une mode et il a donné un fil conducteur aux sciences humaines. Historiquement, il semble que le structuralisme se soit développé en prenant le contre-pied de l’existentialisme et sa philosophie de la conscience. Les règles, les codes, les systèmes sont mis en avant pour détrôner la primauté de la subjectivité. On ne dit plus que l’homme fait le sens, mais que le sens advient à lui dans des ---------------structures. Cette doctrine suppose qu’il existe sous les activités humaines, des structures possédant une réalité indépendantes des individus, structures qui organisent les relations dans les phénomènes humains qu’elles considèrent. Quelques exemples :

    Lévi-Strauss, dans son Anthropologie structurale, s’appuie sur les structures de la parenté qui déterminent le cercle des parents et des alliés. Il y a des « systèmes qui prescrivent le mariage avec un certain type de parents ; ou si l’on préfère, les systèmes qui, tout en définissant tous les membres du groupe comme parents, distinguent ceux-ci en deux catégories : conjoints possibles et conjoints prohibés ». Le principe de la prohibition de l’inceste est la clé de l’organisation sociale, c’est en lui que s’établit le passage de la nature à la culture. Si on s’en tenait seulement aux apparences, on pourrait croire qu’il n’y a que des individus libre de faire comme bon leur semble, mais ce n’est pas le cas.Des structures invisibles déterminent ce qui peut-être un mariage possible et ce qu'est un lien qui n’est pas possible. (texte)

    En économie, dans l’analyse marxiste, on distingue de même un ordre d’infrastructure et de superstructure dans une société donnée. Ce qui fait l’équilibre économique d’une société donnée, ce sont des modes spécifiques de production, de circulation, de répartition des biens matériels. C’est une structure économique qui rend compte des échanges. Le marxisme prétend mettre à jour la structure cachée du capitalisme, en exhibant les rapports de classes dans les rapports de production. Là aussi on pourrait croire que la vie sociale est seulement celle des individus et de leurs choix propres, mais en fait, c'est le système qui décide. Ce que le marxisme met en évidence, c’est la présence sous-jacente de la structure économique, système qui régit en fait l’échange. Le résultat en est aussitôt de déclarer que les idées, ne sont que la superstructure d’un système, un sous-produit d’une base économique. Si, comme Marx, on identifie la conscience avec l’idéologie, il en résulte que la conscience est seulement conscience de classe sociale. La primauté de l’édification et de la transformation sociale vont à la structure économique et non à la conscience. Plus généralement, on doit à la sociologie une tentative de montrer que la structure sociale préexiste aux individus. De là notre tendance à parler à tout bout de champ de "la société" comme une réalité indépendante des individus.

    Les résultats théoriques de la psychanalyse peuvent aussi être interprétés à travers la notion de structure. L’inconscient figure un ordre caché qui régit le psychisme individuel. Il contient en lui un système de représentation refoulées qui agissent sur la vie consciente, mais ne peuvent s’exprimer qu’indirectement. Freud a d’abord montré que l’inconscient était une structure essentiellement personnelle, liée à l’histoire personnelle de chacun. Mais dans la seconde topique, insiste sur un inconscient primitif, le ça. Ses successeurs n’ont pas eu de difficulté à parler d’un inconscient structural à l’œuvre dans le psychisme de l’homme, notamment Jacques Lacan pour qui l’inconscient s’exprime comme un langage. Jacques Lacan parle d’un décentrement du sujet accompli par la psychanalyse.

    La linguistique a aussi pris le virage structuraliste. La linguistique structurale fondé par Jakobson entend insister sur la détermination qu’exerce la langage en tant que système dans lequel se forme la pensée individuelle. Le langage devient alors, comme l'inconscient ou le système économique, réellement une entité. A la limite, au lieu de dire que l’homme parle une langue, il faudrait dire que l’homme « est parlé » par la langue. « On comprend par linguistique structurale un ensemble de recherches reposant sur une hypothèse selon langue il est scientifiquement légitime de décrire le langage comme étant essentiellement une entité autonome de dépendance interne, ou, en un mot, une structure ». La structure du langage enveloppe et possède les formes de la pensée qui ne saurait elle-même se définir en dehors du langage. Le sujet conscient et rationnel, ne peut pas se poser en dehors de l’entité langage qui au contraire lui prescrit ses propres normes.

    La structure transcende l’être humain. Elle existe avant qu’il n’apparaisse au monde et existera après qu’il quitte le monde. Elle détermine son mode de représentation et son comportement. Aussi l’homme n’est jamais libre vis-à-vis des structures. Il est un sujet, mais dont l’individualité est composite. Le structuralisme ne supprime pas le concept de sujet, mais c’est « une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles ». Michel Foucault dans Les Mots et les Choses, expliquera, qu’au fond "l’homme", comme objet d’un savoir, est une préoccupation très récente. « L’homme » et « l’humanisme » sont des inventions récentes.(texte) Ce que nous découvre les sciences humaines n’a que peu de rapport à une Idée de l’homme telle qu’il aurait toujours existé. Les sciences humaines n’héritent pas de la notion de nature humaine. Claude Lévi-Strauss explique de son côté, qu’entre l’idée classique de « nature humaine » et ce que l’ethnologue découvre sur le terrain en menant ses recherches, il n’y a pas de continuité, mais une rupture complète. L’anthropologie structurale aboutit à une conception plurielle de l’homme. Il n’y a pas « l’homme », mais des types humains, des idées de l’homme qui sont les différentes cultures.

    Aussi aboutit-on dans le paradigme structuraliste (texte) les sciences humaines à des descriptions théoriques qui ne sont plus centrées sur une idée précise du sujet humain et du sujet en général, mais sur des entités abstraites. C’est plutôt l’émiettement du sujet qui apparaît. Deleuze va jusqu’à dire qu’avec l’apport du structuralisme, on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu.

C. La complexité de l’humain

    C’est précisément pourquoi l’objectivité retrouve ici tous ses droits, car la notion centrale du sciences humaines qui devient l’Objet par excellence, c’est la structure ! Nous ne pouvons comprendre l’individualité humaine, que comme rapportée à ses conditions d’objet et c’est sous cet angle que le savoir est justement recevable par plusieurs sujets. Le structuralisme a réussi à réifier l’Objet et à déréaliser le sujet comme conscience et c’est dans cet optique qu’il permet d’édifier une science cohérente qui a effectivement trouvé une objectivité à laquelle s’attacher. Mais qu’est-ce qu’un Objet sans sujet ? Peut-il y avoir structure sans sujet structurant ? Ne sommes-nous pas abusés par ces entités mystérieuses érigées en réalité par les sciences humaines?

    1) Le propre de la conscience est de poser la relation sujet/objet. C’est exactement ce que nous avons appelé intentionnalité. Mais le propre de l’être humain, c’est aussi d’être pris dans le réseau d’un Monde. Les sciences humaines montrent avec force ce qu’est l’homme en situation sur la scène du monde. Nous ne pouvons pas penser l'homme comme vivant dans un ciel idéal, coupé de toute réalité sociale et culturelle. Un homme c’est un locuteur pour le linguiste, un individu pour le sociologue, un consommateur pour l’économiste, un citoyen et un électeur pour le politique, un croyant pour le spécialiste des mythes, un être sujet à des pulsions inconscientes pour le psychanalyste etc. Chacune des sciences humaines analyse un personnage humain, occupe le terrain d’une thématique particulière et l’explore de manière systématique. Ce qui est remarquable, c’est la possibilité offerte d’effectuer des mises en relation et discerner le caractère complexe de l’humanité concrète, à la différencede la relative simplicité des choses de la Nature. Cette complexité suppose un effort colossal de synthèse pour englober et repenser les acquis des sciences humaines. C’est dans cette perspective que travaille Edgar Morin dans La Méthode, essayant de ressaisir la complexité de l’humain dans la masse de faits accumulés par les sciences.

    2) L’effort  pour tenter de constituer un ordre de connaissance valide a poussé chaque discipline des sciences humaines à constituer une méthodologie adéquate : depuis la méthodologie des tests en psychologie, à la méthodologie des sondages en sociologie, aux règles auxquelles doit se soumettre l’ethnologue. Les sciences humaines accumulent des faits et des généralisations de faits dans un développement qui est devenu énorme et tentaculaire. Nous avons à notre dispositions des études de cas innombrables, une énumération indéfinie de faits.

    Mais de cette prolixité de recherches n’émerge pas de certitude essentielle quant au sens de la vie humaine. Elle a un aspect confus et inorganisé. Seule la reprise des résultats des sciences humaines au sein d’une vision philosophique de l'homme, une anthropologie philosophique,  peut leur donner un sens. Michel Henry dans La Barbarie montre bien que la confusion de l’accumulation des faits scientifiques ne produit pas du sens. Par exemple « de même s’il s’agit de la sexualité humaine, une fois défini un certain nombre de comportements, on pourra aussi les répertorier en fonction de l’âge, du sexe, de la classe, du type de société, dénombré les circonstances dans lesquels ils s‘accomplissent. On pourra affiner la définition des types des ---------------catégories, des conditions, multiplier les regroupement, mettre en évidence les formes, des structures, bref, parvenir à des résultats toujours plus élaborés, plus scientifiques et plus objectifs ». « Mais que peuvent de tels résultats ? que nous apprennent-ils sur l’essence de la sexualité que nous ne sachions déjà qui soit différent du savoir que chacun porte en soi ? » Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un catalogue de faits, d’une suite de statistiques, mais de revenir à cette connaissance implicite de soi du vécu de la sexualité « qu’il convient d’approfondir, et cela dans une analyse philosophique ». « Comprendre un seul acte érotique indépendamment de la question de savoir quand, comment, combien de fois, dans quelles conditions il s’est produit… le lecteur du Concept d’Angoisse de Kierkegaard n’est sait il pas sur la sexualité un peu plus que celui qui aurait parcouru la totalité des traités scientifiques… où s’accumulent des faits…" « qui saurait que tant pour cent des jeunes américains ont connu un rapport homosexuel avant tel âge ou que ‘sept pour cent des françaises font l’amour dans les escaliers’ ».

    La fragmentation du savoir dans notre monde contemporain, appelle la nécessité d’un retour sur soi de la représentation scientifique et d’une connexion constante avec la Vie telle qu’elle s’éprouve en chacun de nous. Une représentation objectivée, par nature, ne parle pas au sujet, parce que la Vie est par essence subjective et non pas objective.

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    Les faits humains ont toujours deux aspects : subjectifs et objectifs, aussi les sciences humaines font elles jouer les deux registres de l’explication et de la compréhension. Le modèle de la physique a toujours exercé une fascination sur les sciences humaines. On a tenté de récupérer le mécanisme pour l’appliquer à la psychologie et à la sociologie. Sans s'apercevoir que le mécanisme classique est caduc dans le domaine avancé de la physique. Il n’a pas été possible de réaliser les idéaux du positivisme. Cependant, les sciences humaines sont parvenues tout de même à se constituer une objectivité régionale conforme à l’ordre de faits qu’elles doivent étudier. Cette constitution laisse cependant intacte le problème philosophique, celui de savoir ce qu’est l’homme. Notre savoir sur l'homme manque d'unité, il est confus et inorganisé. Il lui manque son assise dans la conscience. Ce que les sciences humaines ont oublié aussi, c'est que l’anthropologie est fondamentalement philosophique.

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Vos commentaires

Questions:

1. La meilleure manière de donner un caractère scientifique aux sciences humaines, n’est-ce pas de les rattacher à la biologie et de tout expliquer dans l’homme par un déterminisme génétique ?

2. Quels problèmes soulève la notion d’expérimentation dans le cadre des sciences humaines ?

3. Que les sciences humaines soient interprétatives est-il un obstacle sérieux à la valeur des connaissances qu’elles nous apportent ?

4. Ce qui fait problème avec les théories des sciences humaines, n’est-ce pas que nous ne parvenons pas à limiter leur portée ?

5. Après tout, ne peut-on pas dire aussi que les théories physiques sont elles aussi interprétatives ?

6. Le manque d’unité des sciences humaines relève-t-il d’un simple constat ou bien d’une impossibilité de principe ?

7. L’unité humaine peut-elle se révéler dans une approche objective ?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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