Leçon 102.   L’essence de la Vie    

    La vie nous entoure de partout : de la personne que nous sommes, aux molécules qui la composent, des êtres qui nous sont chers, aux virus qui nous menacent, aux plantes qui ornent notre salon, tout est vie. La vie nous constitue, nous transforme, nous crée et nous détruit, elle nous envahit, nous submerge, nous cerne de toute part. Omniprésente elle est ce que nous sommes et ce que nous devenons, ce que nous consommons et ce qui nous consume. Elle est elle-même en nous – naissance, croissance, maturité, puissance – et son contraire – déclin, infection, mort, disparition –, nous sommes le lieu où elle se manifeste, mais aussi le lieu d’où elle se retire ; à la fois son affirmation et sa négation, son berceau et sa tombe.

    Pourtant la vie, pour familière qu’elle soit, n’en demeure pas moins une énigme. Nous l’éprouvons à tout moment de notre existence puisque la vie est notre existence, et cependant nous avons l’impression angoissante de ne pas la connaître. Loin de la maîtriser, nous sommes à peine capables de la penser, car la vie échappe à toute représentation dans laquelle nous voudrions l’enfermer et aucun concept ne l’exprime adéquatement. Si la biologie se veut la science de la vie, si diverses doctrines et théories – Aristote, le darwinisme, la génétique ou la biochimie pour n’en nommer que quelques uns – la traquent depuis longtemps dans l’espoir de la retenir dans le filet de leurs spéculations. Mais la vie ne se laisser capter qu’en partie et, selon l’angle dont on l’approche, ne révèle que l’une ou l’autre de ses multiples faces. Toute explication de la vie, qu’elle ait son origine dans la science expérimentale, dans les sciences humaines ou dans la religion et dans les gnoses ésotériques, sera nécessairement réductrice. Néanmoins l’homme est vivant et plus la vie est fuyante plus il la pressera de ses questions : à toute époque l’homme s’est demandé ce qu’elle est, comment la comprendre, voire la dominer. D’Aristote qui voulait la classer en genre et espèces, au biologiste moderne qui voudrait la réduire en cellules et molécules, l’homme a toujours aspiré à s’en rendre « comme maître et possesseur » pour reprendre la formule de Descartes, entreprise fatalement vouée à l’échec puisque la vie, une fois saisie, nous coule toujours entre les doigts, laissant derrière elle son goût et sa mémoire, jamais son essence. C’est donc avec moins d’arrogance et plus d’humilité, qu’il nous faut l’approcher. Peut être autant en mystiques, qu’en philosophes, dans l’espoir qu’elle accepte de dévoiler un peu d’elle-même.

    Qu’est ce que la Vie ? En quoi se distingue-t-elle des choses vivantes ? La Vie ne peut-elle pas être conçue comme une tendance inhérente à tout vivant, un élan qui informe la matière et la conduit ? La Vie serait-elle alors le fondement même de la matière, toujours en retrait par rapport à elle et néanmoins toujours immanente dans toutes ses manifestations ?

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A. Au-delà de la matière, la puissance du vivant

    Nous distinguons d’ordinaire deux domaines dans le monde naturel : l’inerte et l’animé. Le premier est le champ d’étude de la physique, de la chimie et de la géologie ; le deuxième est le champ d’étude de la biologie et de ses disciplines dérivées : génétique et médecine par exemple. Ainsi nous distinguons les choses naturelles inertes, des êtres vivants. Parmi les choses on range des étants tels les planètes, les rochers, les grains de sable, les gouttes de pluie, les mottes de terre, les atomes et les molécules dites inorganiques, par exemple les molécules d’acide chlorhydrique HCl ou d’ozone O3. Parmi les êtres vivants on range les animaux, les insectes, les plantes, les microbes, les amibes, les cellules et les virus. Les êtres vivants se distinguent des choses inertes en ce qu’ils naissent, meurent et se reproduisent ; en ce qu’ils sont capables de croissance et de devenir. Les êtres vivants cherchent àpersévérer dans leur être d’une manière tout à fait originale : ce qui vit veut avant tout continuer à vivre, alors que la chose inerte est indifférence absolue quant à son existence. Même un virus fera ce qu’il pourra pour ne pas mourir, alors que le caillou se laissera détruire sans la moindre réaction. L’existence inerte est passive, sans initiative de comportement, elle semble régie par une nécessité mécanique qui elle-même ne peut qu’être appelée à l’usure et au désordre croissant. Il y a à l’inverse dans a moindre créature vivante un dynamisme, une admirable organisation subtile, et il semble bien que l’effloraison de la vie ait un incroyable génie inventif. Le vivant semble doué d’initiatives de comportement que nous ne pouvons pas prêter à la seule matière inerte. (texte)

    Toutefois nous constatons que le vivant aussi est constitué de matière inerte. Un être vivant est composé d’atomes et il est possible de le définir en termes chimiques. C’est le but de la biochimie, science qui justement est celle de la chimie du vivant, termes pourtant antagonistes. La vie est donc liée de quelque manière qu’il faudra élucider à la matière inerte dont elle semble une extension possible. En effet la vie est une des structures de la matière : lorsque les atomes s’agglomèrent pour former des molécules ils peuvent se regrouper en molécules inorganiques, mais aussi en molécules organiques dont certaines appelées acides aminés. Ceux-ci peuvent être dites les briques ou pièces de lego au moyen desquelles peut se constituer l’être vivant. Ils contiennent toujours de l’hydrogène, de l’oxygène, du carbone et de l’azote et sont capables de se répliquer. Ces acides aminés apparaissent spontanément dans un mélange de ces atomes si les conditions sont favorables. Ces conditions sont celles de la Terre primitive recréées en laboratoire par l’américain Stanley Miller. Il a pu montrer que dans cette « soupe originelle » les molécules de la vie se constituent en l’espace de deux semaines et commencent tout de suite à se répliquer et à se regrouper en agglomérats de plus en plus complexes. Ceux-ci plus tard donneront les premiers organismes unicellulaires qui évolueront en organismes pluricellulaires.

    Nous voyons donc que la matière semble spontanément tendre vers la vie. En effet lorsque des myriades d’atomes qui peuvent se combiner de toute sorte de façons différentes, se trouvent en présence les uns des autres, la probabilité mathématique que les atomes s’agglomèrent en acides aminés est minime, car ceux-ci sont des très grandes molécules ayant en outre, comme toute molécule, leur structure très spécifique. Un scientifique a comparé cette probabilité a celle qu’aurait les débris soulevés par une tornade de spontanément se regrouper pour former une Boeing 747 ! Ceci veut dire que la probabilité que les molécules de la vie se soient créées au hasard est infime, infime au point de ne convaincre aucun esprit rationnel. Car non seulement faudrait-il qu’un acide aminé se soit créé une seule fois, ce qui serait déjà étonnant, mais il faudrait admettre qu’un événement d’une probabilité dérisoire se reproduise encore et encore, des milliards et des milliards de fois pour engendrer encore et toujours des formes de vie de plus en plus complexes, de plus en plus variées et de plus en plus riches et inventives.

    Ainsi nous pouvons en déduire que la vie est en quelque sorte inhérente à la matière. Dans les termes de S. Aurobindo, nous serions tentés de dire que la Vie est involuée dans la matière. Il faut donc dès maintenant distinguer entre la vie, au sens du vivant comme dans l’expression « il y a la vie sur la Terre », et la Vie comme ordre sous-jacent à la matière qui l’oriente quant aux formes que celle-ci va adopter. La Vie porte en elle une tendance qu’a la matière de « choisir » une structure plutôt qu’une autre et c’est bien cette intelligence que nous rencontrons des organismes unicellulaire, en passant par les crustacés, jusqu’aux mammifères supérieurs.   

    Nous voyons donc que la frontière entre le vivant et l’étoffe inerte est bien mince : d’un côté la vie est toujours une manifestation de la matière, mais de l’autre la matière n’est jamais tout à fait inerte : elle est animée par le souffle de la Vie même dans ses aspects les plus élémentaires comme le sont les atomes. Bref, à y regarder de plus près, la matière n’est pas si « matérielle » que cela et d’un autre côté, la vie ne serait pas la vie, sans l’aventure qu’elle a pu traverser dans la matière. La vie n’est pas si « spirituelle » que cela. La pensée dualisante, qui est propre à l’intellect, doit être dépassée pour appréhendée la Vie dans son mystère et sa totalité. C'est-à-dire que la Vie ne peut être appréhendée que de manière non-duelle et non-fragmentaire.

    Nous pouvons donc considérer la Vie comme un élan vital sur lequel il conviendrait de réfléchir davantage.

B. Élan vital et Évolution

    Il est banal de constater que toute chose a une matière et une forme. Cependant ce fait invite à la réflexion car il ne va nullement de soi. Pour Aristote, la forme appartient à l’âme, tandis que la matière elle est sans forme, mais apte à recevoir la forme. L’âme, est l’essence, l’Idée, qui est le type donnant forme à une matière en développement. L’âme est dite entéléchie première qui porte la vie en puissance. (R) La vie n’est donc en acte que dans un être vivant qui est la totalité vivante forme/matière. La matière n’est pas sans consistance propre. Ce qui est remarquable, c’est qu’Aristote dit que dans la Nature, la matière est parfois rebelle à l’action de la forme. Il explique ainsi les monstruosités en biologie : l’étoile de mer avec un bras de plus, l’animal avec deux têtes, ou doigt de plus à chaque main. Un monstre est une sorte d’aberration naturelle. Il n’achève pas l’essence ou encore, l’essence ne se réalise as complètement et adéquatement en lui. En général, la matière obéit à la forme, parce que le principe qui gouverne la Nature est le règne de la finalité. (R) Dans la Nature, le règne de la finalité est remarquablement efficace, cependant, il souffre aussi des exceptions. Cet exception à la règle de la finalité apparaît dans la monstruosité, ce qui nous indique que la matière est bien d’essence différente de la forme et peut lui résister.

    D’un autre côté, il est tout de même étonnant que les formes de la géométrie, si belles, que le sage de Platon ne se lassait pas de contempler dans leur céleste perfection, se laissent toutefois emplir d’une matière qui ne peut jamais les réfléchir tout à fait, exprimer leurs lignes pures ou rendre justice à leur rigoureuse exactitude. La co-existence de la matière et de la forme semble bien une inquiétante mésalliance dont le fruit hybride et à peine viable apparaît un instant sur la scène de la vie pour disparaître l’instant après, aussi éphémère qu’une étincelle.

    En effet on devrait s’étonner, s’il fallait en croire Descartes, que la matière, amorphe en son essence – pure étendue dans le vocabulaire de Descartes –, accepte cependant d’épouser non seulement des formes simples, comme les formes de la géométrie, mais aussi des formes hautement complexes comme le sont les formes des innombrablesespèces vivantes. La dualité pratiquée par Descartes entre la substance étendue, représentation de la matière et paradigme de la physique, et la substance pensante, représentation de l’esprit, et paradigme de la conscience, interdit par avance de cerner le lien qui les unit. Le domaine du vital cesse d’avoir un statut original. En conséquence, Descartes est amené à éliminer les notions aristotéliciennes d’âme végétative, d’âme motrice pour ne conserver que celle d’âme intellectuelle en la réservant à l’homme seul. La Nature, du statut de Grand Vivant éternel, n’est plus qu’une immense horloge cosmique. Le paradigme mécaniste de l’animal machine ne laisse à la vie aucune spécificité qui lui soit propre et nous invite à la représenter en dehors de toute conscience et même en dehors de toute intelligence. Et pourtant, Descartes admet que les machines faites par les hommes sont très inférieures et infiniment moins parfaites que les merveilleuses machines vivantes produites par la Nature et donc par ce mécanicien génial qu’est Dieu. Mais que faire en biologie d’une hypothèse religieuse ? La biologie n’est pas chrétienne et elle n’a que faire de l’hypothèse d’un Dieu créateur. Si le vivant se laisse réduire à des mécanismes sophistiqués, les hypothèses réductionnistes pourront en rendre compte. Seulement, cela revient à réduire la vie à quoi ? A une matière inerte ? A ses limites ? A son mouvement vers le désordre ?

    Ce qui devrait nous étonner, c’est l’extrême variété des fragiles progénitures de la vie, comme si quelque chose se cherchait inlassablement en elles et à travers elles, comme si la Vie ne désespérait jamais de réussir un jour ce vivant qui l’exprime. En effet la vie apparaît comme une lutte permanente contre la matière, ses limites et son indolence. Les physiciens nous montrent que la matière inerte tend par nature à davantage de désordre ou d’entropie (c’est une des lois de la thermodynamique). Ceci veut dire que un système – disons, un univers par exemple – va tendre vers un désordre croissant, vers le maximum de chaos. La vie paraît un effort de réduire cette entropie et d’introduire de l’ordre dans le chaos de la matière, de l’intelligence dans le non-sens.

    Cet élan vital au sein de la matière est le thème central de l’Evolution Créatrice de Bergson. « La vie », écrit Bergson « est avant tout une tendance à agir sur la matière brute », elle est « une poussée à l’intérieur de la matière », une « tentative d’infuser le déterminisme physique ---------------avec la liberté de la conscience ». La physique moderne conçoit la naissance de l’univers comme le résultat d’une gigantesque explosion de matière qui depuis s’éparpille en davantage de désordre. Bergson conçoit la naissance de la vie comme un élan initial de liberté et de conscience qui s’immisce dans la matière et poursuit son cours à travers les formes de plus en plus élevées de la vie. Comme une main qui fouillerait le sable et y laisserait la trace de son passage. L’évolution est créatrice car au fur et à mesure que l’élan vital travaille la matière, surmonte les résistances de la nécessité des lois physiques et y greffe de plus en plus d’indétermination et de contingence. La vie parvient par le métabolisme, à s’approprier l’énergie contenue dans la matière, en s’en servant d’elle comme une sorte d’explosif. La vie réussit à engendrer des formes de plus en plus ordonnées, donc de plus en plus capables de maîtriser la matière, de la plier aux exigences de la conscience et d’en faire un atout et un instrument au lieu d’en être la marionnette. Ainsi une forme de vie élevée, par exemple un mammifère, renferme plus d’ordre et de conscience qu’une amibe, même si l’amibe est déjà un système plus ordonné qu’un caillou ou qu’un nuage. Le mammifère est capable de davantage d’action que l’amibe, il vit plus longtemps, il est plus solide et moins prévisible. La vie doit donc être pensée à partir de sa puissance créatrice, ce qui veut aussi dire à partir d’un intuition du temps originale, qui prenne en compte l’imprévisible et la nouveauté et ne réduise pas le temps à une banale répétition de l’identique. En bref, la Durée. (texte)

    En conséquence, Bergson réussit de cette manière à renvoyer dos à dos deux explications réductrices du vivant. Le fixisme hérité d’Aristote et lourdement renforcé par la vision religieuse hérité du judéo-christianisme, est faux. Il est faux, parce qu’il suppose une création de la viesans durée, sans créativité, sans la résistance de la matière. Dans la représentation judéo-chrétienne, le temps n’est pas réellement créateur, il est une simple magie ex nihilo. Le fixisme est surtout incapable de rendre compte de l’évolution des espèces et de la diversité infinie des formes de la vie. Il pose un principe rigide et mécanique de continuité, par simple répétition des modèles. Mais d’un autre côté, l’évolutionnisme de Darwin qui l’a terrassé, est lui aussi très insuffisant. Il met certes l’accent sur l’évolution des espèces, et l’action du temps, mais il l’explique aussi par un principe mécaniste, celui de la « sélection du plus apte ». C’est un peu comme si on réduisait la créativité d’un atelier d’artisans, à l’action d’un employé (d’un robot !) qui, à la sortie, ferait le tri de ce qui est satisfaisant ou pas. Pour jeter ce pot-ci à la poubelle ou garder celui-là. On expliquerait ce qui sort de l’atelier par un tri mécanique, sans tenir compte de la créativité, de l’originalité créatrice des maîtres d’œuvres qui travaillent au fond. Bergson montre que l’évolution est créatrice et pas seulement sélective parce que la puissance de la Durée qui la porte est un élan de conscience qui sourd au fond de la matière et la pousse dans une diversité de manifestations. La vie n’est pas aussi mécanique que notre science voudrait bien le croire. Elle est une intelligence créatrice, elle ne se réduit pas seulement aux choses ou processus dont elle se sert. Bergson le dit très nettement, en principe, tout ce qui est vivant peut être conscient, tout ce qui est vivant manifeste la conscience. Tant que nous ne serons pas capable de reconnaître cette conscience immanente au vivant, nous ne saurons rien de sérieux ni de profond sur ce qu’est la vie.

    Si nous revenons maintenant vers nous même, il faut retenir cette leçon de la présence de la conscience dans l’être vivant, de cette même conscience qui est aussi la nôtre, la conscience parvenue au faîte de sa propre conscience de soi. Nous comprenons que l’être vivant éprouve en lui deux tendances antagonistes : l’une est l’élan vital, la liberté immanente de la conscience. Il se manifeste en puissance créatrice, en impulsion au progrès, à la réalisation de soi, en vitalité et en énergie. L’autre tendance est liée à l’influence du corps, au poids du physiologique, à l’inertie de la matière. Elle se manifeste en paresse, désir de se laisser aller, de ne rien faire, de vivre de son acquis. Selon que nous favorisons l’une ou l’autre de ces tendances, nous sommes plus ou moins vivants, créatifs, éveillés et libres. Plus nous sommes conscients, plus nous nourrissons l’élan vital, plus nous vivons car ce que nous sommes gagne en ordre et intelligence. Plus nous favorisons les tendances purement physiques, plus nous nous assoupissons et plus le système que nous sommes tend vers le désordre : stagnation, maladie et mort. Ainsi, la Vie aspire donc à s’affranchir de la matière dont elle a cependant besoin pour se manifester et transformer sa virtualité en activité effective.

    Néanmoins, si la vie et la matière apparaissent comme deux tendances distinctes dans les organismes vivants, il nous faut les concevoir comme une seule et même chose à un niveau plus fondamental, car sinon se pose la difficulté insoluble de leur jonction : comment la vie peut-elle avoir une quelconque influence sur la matière si elle lui estabsolument hétérogène ? C’est le problème qui se pose à Descartes de l’union de l’âme et du corps et qu’il se trouve incapable de résoudre, car il adopte une position dualiste. Tant bien que mal, par la force des choses, pour expliquer cette union Descartes est obligé de forger la notion d’esprit animal pour opérer cette jonction. Or nous y retrouvons la même difficulté car comment « l’esprit » est-il joint à « l’animal ?! »

    Il faut donc admettre qu’à un niveau fondamental la vie et la matière, le corps et l’âme sont une même substance et que leurs luttes et leurs différences ne sont que relatives ou, autrement dit, n’existent qu’à un seuil que nous pouvons dépasser. L’organisme vivant manifeste justement un effort vers ce dépassement. Il est cet élan. Il convient alors de s’interroger davantage sur l’essence de la Vie : en quoi la Vie est-elle autre chose que le vivant qu’étudie le biologiste ? Quel est le sens de sa manifestation dans la matière ? (texte)

C. Le vif du vécu et la Vie

    Chacun de nous fait l’expérience de lui-même comme une myriade de pensées : sensations, perceptions, idées, désirs, rêves se présentent à notre esprit à la fois comme étant nous et en même temps comme étant en deçà de ce que nous sommes. Je me reconnais dans ma douleur ou dans mon projet qui me manifeste à moi-même et pourtant je ne suis pas, pas seulement ou pas vraiment, cette douleur et ce projet. Je me trouve en fait devant le paradoxe suivant : d’un côté, ma pensée, quelle qu’elle soit, se tient en moi et je suis entièrement présent en elle. C'est-à-dire que le sujet que je suis, le « quelque chose » qui pense, est présent entièrement à lui-même dans toutes ses pensées. Je n’ai jamais la sensation que seule une partie de moi serait présente dans mes représentations. Au contraire, je suis un et l’entité que je suis est entièrement ici, ici-maintenant, dans tout ce que je pense. Néanmoins, d’un autre côté, aucune pensée ne peut me contenir en entier, puisque l’instant après je peux penser tout autre chose qui n’était pas contenu dans la pensée précédente et qui pourtant me manifeste encore une fois en entier.

    En effet, ce qui ne se manifeste dans aucune de mes représentations et qui pourtant me manifestent est justement ce virtuel d’activité consciente qui peut se manifester à chaque instant comme une pensée de quelque chose, c’est-à-dire comme une pensée mienne. Je suis donc aussi un Fond invisible, un potentiel d’activité consciente, qui peut se manifester à chaque instant dans l’une ou l’autre de mes pensées. C’est là le sens vrai du cogito cartésien. Le cogito ne signifie pas que chacune de mes pensées démontre mon existence, comme une substance pensante. Cette idée serait aberrante, puisque on ne peut nullement déduire l’existence ou la nature d’une substance pensante à partir d’une représentation dans la conscience, la substance ne pouvant être contenue dans un simple contenu de l’esprit. Le cogito n’est pas une démonstration, ni même une pensée au sens de contenu de la conscience ou idée. C’est le Je suis vivant de l’expérience que fait chaque être vivant de lui-même comme vivant. Cette expérience précède toute représentation.Elle est ineffable, elle est même impensable dans sa pureté, puisque langage et pensée supposent la représentation dans la conscience, alors que celle-ci présuppose justement l’expérience consciente du sujet pensant et parlant. Néanmoins, je fais l’expérience solitaire et incommunicable du cogito à tout moment où je suis conscient. Dans les termes de Michel Henry : « Ego cogito veut dire que dans le surgissement originel de l’apparaître l’ipséité est impliquée comme son essence même et comme sa possibilité la plus intérieure ». Autrement dit la Vie est dans son essence même ipséité – sujet et conscience de soi – immanence radicale qui s’auto-affecte : « immanence » parce que inhérente à toutes mes expériences et auto-affection parce que l’être vivant est l’Être même qui fait l’expérience de ce qu’Il est. Ainsi, « (…) l’essence du ‘vivre’ est le ‘s’éprouver soi-même’ dans l’immanence d’une auto-affection pathétique sans écart ni distance vis-à-vis de soi ».

    N’ayons pas peur des mots, la philosophie de Michel Henry Michel Henry, est un renversement de la représentation de la vie de la philosophie classique et de toute la science contemporaine. En effet la philosophie classique et la science séparent l’affectif de l’objectif. L’Être est appréhendé comme une structure mathématique, inerte, insensible et inconsciente ; mais l’être vivant, en plus d’être un objet que peut étudier la science, a aussi des émotions. Il « sent des choses » mais ces choses font partie d’un monde du subjectif qui n’est ni quantifiable ni même observable. Ce qui n’intéressent pas la science car celle ne nous renseignent pas sur la nature intime de l’Être, mais en construit une représentation fondée sur les lois – aveugles et froides – qui gouvernent l’univers. Au contraire, Michel Henry affirme que la Vie qui se manifeste dans les multiples formes du vivant est en son essence entièrement présente dans ces manifestations. Par conséquent l’Être – ce qui se manifeste comme Monde et organismes vivants dans ce Monde – est tout autant affectivité et sensibilité, que lois de la physique ou de la chimie. Ainsi la vraie définition d’un vivant inclut l’aspect esthétique et le côté affectif. La description par exemple du perroquet que propose d’ordinaire l’ornithologue comme ayant tel ou tel bec, telles ou telles griffes, se reproduisant à telle saison et se nourrissant de tel insecte, ne suffit pas et ne suffira jamais. Il faut aussi inclure que le perroquet est joli, qu’il est malheureux en cage, qu’il aime percher sur l’épaule de Jean et que son babillage divertit ceux qui l’écoutent.

    Il s’ensuit que la science fondée sur la représentation, la science telle que nous la connaissons depuis Galilée, est incapable de comprendre la Vie puisque celle-ci, loin de se réduire à la glaciale pauvreté des formules mathématiques où la physique voudrait l’enfermer, se manifeste toujours comme un sujet qui fait l’épreuve de lui-même. Cette ipséité radicale et immanente à tout organisme vivant n’est ni quantifiable, ni même percevable par un autre que le sujet lui-même. Alors que la science contemporaine ne peut par définition décrire et étudier que ce qui est observable, c'est-à-dire ce qui appartient au domaine de l’extériorité, la Vie, parce qu’elle est ce qui s’affecte lui-même, se déroule entièrement dans l’intériorité : nous ne connaissons que notre propre expérience, notre propre soi. De l’extérieur la Vie ne peut qu’être conjecturée par analogie (R) avec nous-mêmes, dans ses manifestations les plus extérieures et les plus superficielles, celles qui au fond ne nous apprennent rien. Mais de l’intérieur, intuitivement, nous connaissons directement la Vie et chacun de nos vécus en est la passive épreuve.

    ---------------La séparation radicale entre matière et vie devrait donc éveiller notre méfiance : si l’organisme vivant est manifestation d’un Soi qui s’auto-affecte, la frontière entre vie ou la conscience d’un côté et matière de l’autre s’évanouit ; puisque la matière – le corps – est précisément, non seulement le véhicule de l’ipséité, mais son expérience même, son pathos. Le corps vivant, loin d’être un objet que l’on distinguerait d’une âme ou conscience, est la manière même dont le Soi fait l’épreuve de Lui-même ( ou une épreuve puisque le Soi se manifeste dans d’innombrables corps). La matière est donc une façon d’être de la Vie, elle est Vie et ne peut être comprise que comme une aventure de la Vie, un jeu avec Elle-même où elle se laisse jouir et souffrir, s’étonne, s’amuse, disparaît et réapparaît, se sent être et être Elle-même.

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    Il en résulte alors qu’aucune manifestation de la Vie n’est « supérieure » ou « inférieure » à une autre puisque chaque incarnation de la puissance créatrice de la Vie représente un de ses choix et elle s’y éprouve tout autant que dans une quelconque autre de ses incarnations. Si l’expérience humaine peut sembler un privilège de point de vue du Soi en tant que humain, le Soi est cependant tout aussi présent et vivant dans ses autres manifestations.

    Ces réflexions devraient nous inciter au respect des manifestations de la Vie autre que la nôtre. « Aimer son prochain » au sens évangélique du terme signifie justement cela : savoir reconnaître chez l’autre le même Soi qui s’éprouve en nous à chaque instant de notre existence. Mais cela signifie aussi : savoir reconnaître ce même souffle originel dans les espèces vivantes autres que l’être humain. Ainsi le philosophe australien Peter Singer nous invite à dépasser ce qu’il appelle notre « espècisme », l’attitude qui consiste à nous émouvoir sur le sort de tout humain, mais à conserver une indifférence consternante vis-à-vis de la souffrance des autres espèces. Si le sort des enfants du Rwanda ou en Iraq nous indigne, celui des bêtes élevées puis abattues dans des conditions épouvantables, torturées dans le but de tester quelque théorie de la psychologie expérimentale ne nous émeut pas, car entre nous-mêmes et les autres espèces nous avons tracé, avec une arrogance qui fait froid dans le dos, une frontière invisible, mais ô combien mensongère, comme une estafilade sanglante au cœur de la Vie.

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       © Philosophie et spiritualité, 2004, Catarina Lamm. 
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