Le mot personne contient un paradoxe tout à fait fascinant. Persona désigne en latin un masque. Dans la comedia del arte, les personnages portaient tous un masque. Du coup, le mot personne semble désigner seulement un rôle, non un être réel. La personne n’est qu’une fiction. L’usage du langage permet que cette absence que comporte la personne, soit même tout à fait clairement signifiée dans les réparties les plus communes. Qui est là ? Personne. Qui est-ce ? Personne. Le mot personne n’aurait pas son sens, si n’était impliquée cette négation, cette absence. Dans la foule, perdu dans les autres, j’ai parfois l’impression de n’être pas quelqu’un, de n’être personne. On est d’abord les autres avant que d’être soi. On n’est personne.
Par un revirement radical, c’est aussi exactement l’inverse que l’on peut tirer du même mot personne. Le christianisme s’est souvent enorgueilli d’avoir fondé une morale personnaliste, contre les morales des religions mettant plutôt l’accent sur l’impersonnel, tel que le bouddhisme ou certaines formes de l’hindouisme. D’autre part, toute la morale civique est fondée sur le respect de la personne, sur la dignité éminente de la personne. Il n’y aurait aucun sens à placer aussi haut le respect, s’il devait s’adresser à une simple fiction, à un masque. La personne devient alors celui qui se tient derrière le masque. Être une personne, c’est être quelqu’un, ce qui est tout à fait réel, singulier et vivant. Une personne, ce n’est ni un objet, ni une fonction, ni une apparence. C’est ce que je rencontre tous les jours, c’est le visage qui m’impose précaution et respect. La personne, c’est la créature humaine faible et fragile, la créature qui doit être entourée de soins, éduquée, protégée par des lois. La personne, c’est la présence en chair et en os d’autrui à l’égard de laquelle j’ai des devoirs. Certainement pas de l’absence.
Comment donc peut-on faire dire des choses aussi différentes à partir d’un seul et même mot ? Qu’est-ce que la personne ? Est-ce un terme qui ne recoupe qu’une fiction, ou est-ce un mot qui désigne au contraire ce qui est suprêmement réel et devant lequel une révérence s’impose ?
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Partons d’une définition communément reçue pour mieux cerner ce qui la justifie. La personne, c’est le sujet moral, en tant qu’il est considéré comme libre et responsable, ayant droit au respect et dont la dignité doit être protégée.
1) Dans cette définition, il y a d’abord un premier sous-entendu : la personne ne relève pas de l’être, mais avant tout du devoir-être, la personne ne relève pas exactement du fait, mais du droit. Je me dois d’être responsable, d’assumer moralement ma liberté, je me dois de limiter ma marge d’action à cette frontière invisible que pose le respect de la personne en l’autre, comme en moi-même. C’est un devoir. Pas un fait. Je me dois le respect, comme je le dois à tout autre. La personne enveloppe un ensemble d’exigences morales, d’obligations à l’égard d’autrui. La personne n’est pas de l’ordre du simple constat : il y a dehors un type qui attend devant la porte que je descende ouvrir. Ce n’est pas un « type », ni un « casse-pieds », ni même un « démarcheur ». C’est une personne qui a droit au respect, qui ne doit pas être traitée comme un chien, sous prétexte qu’elle m’aurait dérangé. (texte)
Dans la définition précédente, il y a aussi un second sous-entendu : que la personne est seulement personne humaine. Il ne nous viendrait pas à l’idée de considérer la pelle à gâteau ou le sucrier comme des personnes, et la plupart d’entre nous trouvent tout à fait normal de ne pas considérer non plus la poule dans la cour, ou le
chat sur la fenêtre comme des personnes. Le respect, premier sentiment moral, c’est le respect de la personne humaine, un point c’est tout. Comme le dit très clairement Kant,les choses ont seulement un prix, les personnes ont une dignité. Il est immoral de considérer une personne comme une chose, de traiter une personne comme une chose, donc de ne la regarder que sous l’angle de son prix, de son coût, voire de son salaire. Les choses n’existent et n’ont de valeur que pour les personnes qui les possèdent. Il est scandaleux et immoral d’opérer un renversement qui fait de la personne un objet que l’on posséderait et que l’on pourrait acheter. En ce sens non seulement l’esclavage est immoral, mais aussi la prostitution, la vente d’organes, le travail des enfants : toute forme d’exploitation qui réduit l’être humain à ne plus être considéré que comme un simple chose au service de quelques uns qui en profitent ou au service d’un système dans lequel elle se retrouve placée et qui en tire profit. Le mot profiter est insultant, eu égard à son emploi à l’égard de la personne humaine, il ne peut valoir que dans l’ordre des choses, non des personnes.
Kant Dans La Métaphysique des Mœurs écrit ainsi : « l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions,… il doit toujours être considéré en même temps comme fin ». Une chose se définit comme moyen, une personne ne peut se réduire à un simple moyen, car ce serait la traiter comme la chose, elle est une fin en soi. Traiter autrui comme simple moyen, c’est lui faire violence, car c’est d’emblée nier sa qualité de personne. Ainsi se départagent, selon Kant, le règne de la Nature, et le règne de l’esprit, car dans le premier n’existe que des choses et dans le second n’existe que les personnes. « Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi… . et qui limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble et qui est un objet de respect ». Nous pouvons comprendre ceci : la chose n’a droit qu’à une précaution toute relative, la personne a droit à un respect absolu. (R)
Cette analyse pose pourtant des problèmes difficiles. La coupure pratiquée par Kant entre la Nature et l’esprit est très discutable. Regarder la Nature comme un simple objet, c’est par avance s’autoriser à ne la traiter que comme simple moyen et négliger le respect que nous lui devons, et par là le respect que nous devons à la Vie. Ne reconnaître de respect qu’à l’égard de l’homme, c’est considérer que l’animal n’est qu’une simple chose. Il est clair que nous ne pouvons pas employer le terme de personne pour évoquer l’animal. Nous ne pouvons le faire que dans les fables, dans lesquelles les animaux sont assimilés à des êtres raisonnables, parce que nous projetons en eux de l’humain. Un chien, un cheval, une tortue, un loup, un héron sont irresponsables et ne sauraient, d’un point de vue de droit et du point de vue de la morale, être qualifiés de personnes physiques : terme que nous employons à chaque fois qu’il est question d’imputer à une personne la responsabilité de ses actes. Selon Kant, la nature de la personne implique la liberté d’un être responsable sous des lois morales. Ce qui constitue l’horizon de la liberté personnelle, c’est la reconnaissance autour de soi d’autres sujets humains libres et responsables. Ce n’est pas le monde naturel, ni celui des choses. Aussi, nous ne nous inquiétons pas des dégradations faites sur le monde naturel… tant qu’elles ne mettent pas en cause des sujets humains. Nous pouvons fort bien envoyer massivement des animaux en boucherie, les utiliser comme cobaye dans des expérimentations, faire de la Nature une poubelle, sans que cela choque en quoi que ce soit notre morale personnaliste.
---------------Le sens du devoir, impliqué dans le respect chez Kant, est avant tout formel. C’est le respect de l’homme qui a des principes et qui s’y tient. Le respect dont parle Kant, c’est avant tout le respect pour la
loi morale et en tant que
principe rationnel. Kant est très méfiant à l’égard de tout ce qui serait sensible, affectif ou charnel, au sentiment en général. Il a lu
Rousseau, mais il se méfie du sentiment comme instance capable de se prononcer en matière de sens moral. Le respect dont parle Kant n’est pas la
compassion, il ne se fonde pas sur le cœur mais sur la loi reconnue par la raison. Sous forme rigoureuse : « le respect pour la loi n’est pas un mobile pour la moralité, mais c’est la moralité même, considérée subjectivement comme mobile ». Le principe du respect a si peu de rapport avec la
sensibilité, qu’il n’a pas de lien avec l’amour de soi. « La raison pure pratique … anéantit toutes les prétentions de l’amour de soi, en opposition avec elle, donne de l’autorité à la loi qui seule… a de l’influence ». Si on peut parler encore de « sentiment » (mais le mot a-t-il vraiment un sens ici ?) « Ce sentiment (sous le nom de sentiment moral), est exclusivement produit par la raison ». Dès lors, il faut bien admettre que « le respect s’applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l’inclination et même de l’amour, si ce sont des animaux (par exemple les chevaux, les chiens, etc.) ou aussi de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais du respect ». Le sens du texte est très clair : Kant prend inclination au sens d’une attirance, du même genre que l’inclination à la boisson. Pour ce qui est de l’amour, ce dont il est question ici, c’est de ce que Kant dénomme « amour pathologique » et pas de « l’amour d’obligation » fondé sur le principe du devoir. On peut donc deviner la suite de ce texte, car si le respect enveloppe avant tout le respect de la loi, si la loi formule un idéal qui, comme tel est inaccessible et cependant nécessaire, il s’ensuit que le respect est voisin de ce sentiment devant ce qui est élevé et qui m’humilie devant sa grandeur. « Une chose qui se rapproche beaucoup de ce sentiment, c’est l’admiration ». Le rapprochement se fait parce que le respect, sous la forme de la loi morale, « humilie toujours mon orgueil », non que je doive baisser la tête devant un grand seigneur qui serait un supérieur, mais parce que la loi morale rabaisse ma présomption en m’imposant obéissance. Elle doit s’imposer à moi à contre cœur ; et même, dit Kant, rien ne peut « nous débarrasser de ce respect effrayant, qui nous montre si sévèrement notre propre indignité ».
2) Nous ne pouvons pas rester indifférent devant une présentation aussi austère, sèche et glacée du respect, censée pourtant être respect de la personne. Nous pouvons comprendre la réaction des penseurs qui reprocheront à Kant de ne voir dans la personne qu’un sujet abstrait et une raison décharnée. Tout en maintenant le même principe d’un fondement moral de la personne, le courant militant du personnalisme, présidé par Emmanuel Mounier, entend rendre à la notion de personne sa dimension concrète et humaine, face à un monde déshumanisé et impersonnel. Le personnalisme, contre la tradition spéculative qui voyait dans la personne le sujet pur, veut montrer que la personne n’est pas la raison abstraite et son cortège de valeurs impersonnelles. La personne n’est pas le pur je suis transcendantal, à la manière de Fichte ou de Hegel. Le personnalisme entend tourner le dos à l’idéalisme : la personne est un être de chair et de sang. Une personne vit au milieu d’autres personnes dans un monde concret qui n’est pas le pur sujet conscient.
Inversement, il faut aussi éviter l’autre écueil, celui qui consisterait à confondre la personne avec l’individu concret qui n’a d’autre souci et d’autre intérêt que l’individualisme. Par individu, il faut entendre le membre d’une société qui lui tourne en fait le dos en prenant tout, pour ne rien lui donner. L’individu de l’individualisme est, dans la postmodernité, fait d’une attitude de repli sur soi et de défense. « L’individualisme est un système de mœurs, de sentiments, d’idées et d’institutions qui organise l’individu sur ces attitudes d’isolement de défense ». Du régime de l’individualisme, de sa conception de la personne Emmanuel Mounier dit ceci :
« Un homme abstrait, sans attache ni communauté naturelle, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non-empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connu. Il est l’antithèse du personnalisme, et son plus prochain adversaire ».
Pour trouver la personne, il faut donc se purifier de l’individu : « la personne ne croît qu’en se purifiant incessamment de l’individu qui se trouve en elle. Elle n’y parvient pas à force d’attention sur soi, mais au contraire en se faisant disponible… Tout se passe alors comme si n’étant plus ‘occupé de soi’, ‘pleine de soi’, elle devenait, et alors seulement capable d’autrui ». Donc, si le penchant premier de l’individualisme « est de centrer l’individu sur soi, le premier souci du personnalisme est de le décentrer » vers autrui. (texte)
Et c’est ici que le personnalisme trouve son originalité, qui consiste en une philosophie de l’altérité. « La personne n’existe que vers autrui, elle ne se connaît que par autrui, elle ne se trouve qu’en autrui. L’expérience primitive de la personne est l’expérience de la seconde personne. Le tu, et en lui le nous, précède le je ». « On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui ». Pour le personnalisme, la personne est une liberté engagée envers autrui, engagée dans le monde, une liberté engagée parmi les hommes. C’est aussi une liberté vouée à incarner des valeurs dans des situations toujours particulières, une liberté morale qui est symbolisée par la dimension de l’appel. Appeler quelqu’un c’est prononcer son nom ; mais l’appel n’est pas seulement synonyme de désignation objective. Appeler, c’est plus encore formuler une demande. Nommer une chose, c’est viser son identité d’objet. Appeler, c’est viser une identité de sujet. Une personne, comme le rappelle Mounier, n’est pas un objet plus « compliqué » que les autres : ce n’est pas un objet du tout. Demander, c’est interroger la personne, c’est attendre quelque chose de quelqu’un, attendre une réponse constitutive de son être. L’appel implique que l’autre réponde en tant que personne, de sorte que s’adresser à une personne, c’est aussi appeler, croire et espérer en l’autre. C’est aussi convoquer en chacun sa responsabilité. En cela, « l’acte premier de la personne, c’est de susciter avec d’autres une société de personnes ». La personne, selon Mounier, est donc avant tout relationnelle et communautaire.
Le combat du personnalisme prend son sens dans un contexte social particulier, comme une réaction contre l’aliénation dans lequel l’individu s’englue dans un système trop « impersonnel », dans un sens très particulier du mot, ou « impersonnel » renvoie au « on » anonyme où chacun est absorbé. Dans un monde, tel que le nôtre, où le personnage social prime sur la personne réelle, dans un monde où les relations humaines sont dépersonnalisées et anonymes, il est important de redonner toute son importance et sa primauté à la personne. (texte)
Seulement, c’est aussi la limitation même de l’approche morale. Le problème posé par la définition morale, c’est qu’elle pose la personne comme un postulat requis par la relation à autrui, la morale et le droit. Un postulat, ce n’est pas un fait, une donnée. Selon Jean Lacroix, « la personne n’est pas une donnée, mais un devoir être ». Or se placer ainsi du point de vue du devoir-être, ne dit rien de clair sur l’être et n’apporte aucune réponse à la question de savoir ce qu’est réellement la personne. Tout ce que nous pouvons en tirer, c’est un principe de respect, une indication de la manière dont nous devons nous représenter la personne, pour que notre monde soit davantage humain. Partir ainsi de l’idéal et non du réel, n’est-ce pas une manière illusoire de comprendre la vie ?
D’autre part, même sur le terrain de la morale, est-il vraiment indispensable de fonder l’éthique sur la notion de personne ? Que le sens moral ait besoin, comme point d’appui, du concept de personne n’a rien d’évident. Cela, l’amour le connaît par avance, lui qui enveloppe le respect, sans en faire un principe. Il est tout à fait possible d’être extrêmement sensible à la souffrance en tout ce qui vit, sans que pour autant le sens moral prenne une forme qui soit personnelle. L’amour et la compassion ne s’adressent pas seulement à la personne. La compassion s’adresse à la Vie elle-même, pour autant qu’elle est capable de s’éprouver soi-même et de se donner éperdument à elle-même comme sentiment et de souffrir. Comme épanchement du cœur, la compassion n’est pas un « devoir » posé par la raison, ni un « amour d’obligation », une exigence par principe du « respect », ni même un impératif de « tolérance » qui ne sont que des sous-produits de la pensée. La compassion est un sentiment du cœur qui est issu de l’amour et l’amour n’est pas seulement personnel, il est à la fois personnel et impersonnel. Il va bien sûr droit au cœur de Jean, de Pierre ou de Marie, mais, il est aussi, cette vague qui emporte dans son roulement tout ce qui vit, tout ce qui s’éprouve, tout ce qui est capable de joie et de souffrance. Peut être même tout ce qui existe.
Rousseau parlait du sentiment originel de la pitié au cœur de l’homme. Nous avons remplacé la pitié par une morale fondée sur des principes. Notre morale nous vient de la pensée et n’est pas un épanchement du cœur. Nous regardons le sentiment avec suspicion. Mais faut-il se moquer de l’élan du cœur vers ce qui est ? N’y a-t-il rien de respectable en dehors des principes ? Faut-il se moquer de la petite fille dont le cœur chavire et verse des torrents de larmes, parce qu’un chien a été renversé devant sa maison ? Cette qualité du sentiment diffère-t-elle de la qualité des sentiments qui ont trait aux personnes ? Nous devrions plutôt nous poser des questions sur cette morale de respect qui nous porte à nous faire valoir dans l’engagement envers de grandes causes, ce qui ne nous empêche pas de cracher en direction du pauvre type qui dort sur ses cartons au rez-de-chaussée, ou de faire des slaloms sur une départementale de campagne pour essayer de tuer un cerf avec une voiture. Si nous aimions davantage, nous n’aurions pas besoin du « respect de la personne », pour donner de nous même quand il le faut et répondre à la souffrance, quand elle est à notre porte.
Nous le disions pour commencer, le concept de personne garde une étymologie ironique, étymologie dont on a parfois tenté de dissimuler l’ambiguïté, mais qu’il est indispensable de questionner au plus près. Dans le vocabulaire latin, persona vient d’un verbe, personare, qui veut dire retentir. Cette idée était associée au masque de théâtre équipé d’un dispositif servant de porte-voix. Les spécialistes du langage estiment que le lien entre personne et personare n’est pas avéré. Ils invoquent pour cela des raisons de phonétique, l’origine de personare venant d’un mot étrusque phesu qui aurait engendré persuna, puis persona. (texte) Un locuteur latin aurait en fait vu dans persona une sorte de jeu de mot, en entendant avec le terme de persona l’idée d’amplificateur qui résonne. De là, un passage du masque de la scène, au personnage joué par l’acteur, puis du personnage à l’idée de rôle, enfin à l’idée de personnage social. A tout bien compter, se prendre pour une personne, n’est-ce pas toujours tomber dans un personnage qui n’est que fiction ? Cette fiction a-t-elle une nécessité ? (texte)
---------------1) Dans l’attitude naturelle, l’identification au personnage est constante. Quand nous critiquons le caractère fictif du personnage que se donne quelqu’un, c’est le plus souvent sans prendre garde au personnage que nous nous donnons nous-même en cherchant à moraliser, à juger. De fait, nous ne nous posons jamais comme un simple être humain, ou comme un individu, quand nous nous posons, quand nous prenons la pose, c’est toujours celle d’un personnage.
(texte) Je me définis comme un « homme », ou comme une « femme », comme un « français », ou un « américain », comme un « adulte », comme un « cadre », un « ouvrier », un « syndicaliste », un « chrétien », un « musulman » ou un « athée ». Chaque identification appelle son réseau de réactions typiques, de défenses et de revendications. Ce que nous appelons « sincérité », dans l’attitude naturelle, ce n’est pas du tout le fait de laisser tomber le personnage, c’est de le jouer avec
sincérité, (!!) sans en faire trop, dans une juste mesure. Ce que nous admettons sans discussion, c’est que c’est par la force des choses que nous
sommes voués à jouer un personnage. Il nous semble en effet que, puisque la vie sociale nous impose des rôles à tenir, il faut nécessairement assumer le personnage qui lui correspond. Je me dois donc de « jouer » le père devant mes enfants, de jouer « le professeur » au lycée, ou « le chef d’entreprise » devant mes subordonnés, comme je me dois de jouer « l’amant », « le mari », ou le « copain » en d’autres circonstances. Vivre, à moins de sortir du jeu de la société, équivaut à vivre en situation d’expérience et être plongé dans la relation. La relation ne peut être juste que si je m’y trouve engagé, à travers le rôle qui m’est dévolu. Donc, il semble indispensable que je m’y identifie entièrement, sinon, je risquerai d’être perpétuellement décalé dans la relation. Une mère qui joue à être la « copine » de sa fille n’assume plus son rôle de « mère ». Elle fausse la relation. De même, quand ma fille se marie, je ne dois plus la considérer comme une « petite fille ». Les temps ont changé. Je dois m’adapter et la regarder comme une « femme » et arrêter de l’infantiliser. Le professeur qui joue à être le « copain » des élèves a perdu de vue son rôle de « professeur ». En ce sens, le masque est maître de l’acteur, il lui prescrit toute une gamme de répliques. Le garçon de café
(texte) joue à être garçon de café. C’est normal qu’il le fasse et il n’a pas tout d’un coup à se comporter comme un client.
Pour les psychologues de toute manière, cela fait partie du développement de la personnalité. L’enfant structure sa personnalité en jouant à toutes sortes de rôles. Il se prend pour un cowboy, pour un jedai, pour Spiderman. La petite fille a ses idoles dans les stars de la chanson. Elle joue à faire comme les grands en se donnant un personnage. D’aucuns diront que l’enfant apprend à être lui-même en endossant toujours un personnage, pour la bonne et simple raison que c’est tout ce qui l’attend dans la vie sociale. Autant être enrôlé tout de suite, si la vie entière doit être une comédie. Comme, pour la plupart d’entre nous, le personnage est notre seule identité, il n’est pas possible de s’en séparer. La seule aptitude que nous devons gagner, c’est d’être capable de se déprendre aisément d’un personnage
pour passer à un autre, quand les circonstances l’exigent. Dans la mesure où mon identité est dans le personnage, je dois aussi savoir, comme le dit Montaigne, que je suis une galerie de personnages. Il n’en est pas un qui soit davantage « moi » qu’un autre.
Le problème serait très différent, si la personnalité poussait de l’intérieur, comme le noyau d’un abricot appelé nécessairement à devenir un abricotier. Mais ce n’est pas ainsi chez l’être humain. Le potentiel chez l’homme est sa liberté. Autant dire avec Sartre qu’il n’y a pas de nature humaine et que je ne suis que ce que je me fais être : bourgeois, prostituée, ministre, héros, savant, musicien, intellectuel, ou révolté, c’est du pareil au même. Comédie. Comédie sociale et jeu de masques. Si je portais en moi une nature, je pourrais faire la différence entre ce que je suis et ce que je joue. Mais si je n’ai pas de nature ou que ma nature, c’est paradoxalement d’être libre, il n’y a pas d’autre identité que celle du personnage. Il n’y a alors de ce point de vue aucune différence entre le menteur, l’hypocrite et l’homme sincère et authentique, ce sont des jeux différents, bien que de valeur morale différente. Le personnage n’est pas vraiment un faux-semblant, il est la seule façon de se poser dans la réalité. Il n’est pas une apparence d’identité, mais la réalité de l’identité. La comédie sociale ne devient une tragédie, que lorsque nous devenons incapables de maîtriser, de gérer, de contrôler le rôle par le personnage. Celui qui n’y parvient plus n’a plus qu’à quitter la scène pour se réfugier dans la marginalité de l’exclu, ou la marginalité de la folie. En société, ou bien on est un habile comédien, ou bien on n’est rien du tout. Pour être quelqu’un, il faut jouer, jouer au mieux, donner sa réplique et en imposer. D’autant plus que la plus grande des satisfactions sociales vient de là : être accepté, reconnu, être admiré, adulé, dans son personnage. Que les autres me renvoient mon personnage et me mettent bien haut sur un piédestal en dorant mon blason est très flatteur. Cela nourrit l’opinion que j’ai de moi-même et réjouit mon amour-propre. Bref j’en suis très « content ». J’ai le sentiment de maîtriser la situation j’ai le sentiment que « moi » je suis quelqu’un et non pas rien. Ne pas pouvoir être unanimement reconnu dans un personnage serait n’être rien. J’ai absolument besoin de cette confirmation pour me sentir exister comme personne.
La prosopopée du personnage : "Je ne suis que cela après tout : une petite
personne qui
n’existe que dans un personnage. J’ai besoin du regard des autres
pour me sentir exister sous cette forme, sous la forme d’une personne. Cette
demande à l’égard d’autrui, je la nourris, je la chéris en permanence. Ce n’est
pas facile, parce que, en face l’autre, comme moi d’ailleurs, s’intéresse
surtout à lui-même et il n’est pas là pour répondre à ma demande. Il faut donc
composer, mais il paraît impossible de renoncer à cette demande de retour vers
moi de l’image. Alors, je suis devenu cette image. Alors j’apprends à jouer le
jeu. Je sers gentiment à l’autre des flatteries, des politesses, des sucreries
« spirituelles »… pour qu’il m’en serve en retour ! C’est très facile à
observer : quand nous disons « je suis bien content de moi», la plupart du
temps, cela veut dire « bien content de ma petite personne ». Je suis bien
installé sur mon trône et tout le monde me fait des courbettes. Quand je suis
mécontent, c’est que j’ai été vexé, déstabilisé, je suis tombé de mon piédestal
et j’ai du mal à m’y remettre, à me réinstaller dans ce personnage qui me va si
bien ! (geste pour réajuster la cravate, coiffer une mèche rebelle ou se refaire
une beauté). Je suis bien content de ma petite personne. D’ailleurs au fond, y
a-t-il autre chose qui m’intéresse ? Mes intérêts dans la vie m’y ramènent
toujours et quand je fais quelque chose, c’est dans ce but secret de sentir que
mon moi est bien défini, coulé dans le gant de peau d’un personnage qui me
permet d’être quelqu’un. Bref, une personne".
2) Il faut une sacrée dose de naïveté et de mauvaise foi pour croire à toutes ces fadaises ! Peut être que la mauvaise foi fait partie du jeu social. Mais qu’adviendrait-il si, brusquement, je comprenais que tout cela n’est qu’ignorance et que me prendre pour une personne, dans ce sens, est non seulement une erreur grave mais une erreur qui me maintient aussi dans l’illusion ? Illusion sur la valeur de ma vie. Illusion de contentement. Illusion de l’auto-satisfaction. Illusion de la présomption personnelle. Illusion de la relation. Illusion de l’identité. Illusion de liberté. Car en réalité, la vérité se situe exactement ici dans son contraire : médiocrité de ma vie, contentement de surface et mécontentement de fond, absence de relation vraie, identité fictive, identité de pacotille, servitude et dépendance. L’illusion de fond ne serait-elle pas dans le besoin de l’ego de se donner une permanence personnelle. Contre la peur de l’impersonnel.
Dans les Ecrits de Londres, Simone Weil dit ceci du personnalisme : «Le vocabulaire du courant de pensée dit personnaliste est erroné. La personne n'est pas ce qui, en nous, a droit au respect. Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c'est ce qui, dans un être humain, est impersonnel... La Vérité, la Beauté habitent le domaine des choses impersonnelles et anonymes. La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c'est la porte de l'erreur et du péché.» « Ce qui confirme ma répulsion presque viscérale devant toutes les déclamations sur l'éminente dignité de la personne humaine». Ce que Simone Weil veut accentuer, c’est l’essence même du Respect : il y a dans le respect une reconnaissance du Sacré. Or si notre relation avec la Vie était sacrée, nous n’aurions pas vraiment besoin, pour nous comporter de manière intègre et morale de nous appuyer sur une béquille mentale, celle de l’idée de « respect de la personne ».
Le problème, c’est que l’impersonnel a deux sens que l’on confond à tort : a) il y a l’impersonnel au sens de la foule, de l’anonymat social, du conformisme du "on", de la confusion du Je dans les autres, confusion dans laquelle il perd la conscience de soi. b) Mais il y a aussi l’Impersonnel propre à la dimension sacrée, divine de l’existence. Or, comme le souligne Simone Weil, la Vérité, la Beauté, mais aussi la Bonté et l’Amour, y ont résidence, parce que ce qui a valeur d’Absolu ne s’enferme pas dans les limites du relatif. Le « personnel », s’il n’est pas relié à l’Impersonnel, perd son sens, sa source et sa valeur. En langage platonicien, ce qui rend un être sacré, ce n’est pas son caractère « personnel », au sens où nous n’entendons communément de fait. Le Sacré signifie la reconnaissance d’une participation singulière d’un être à l’Absolu. Ainsi, ce qui est proprement sacré dans la personne humaine, lui vient d’une communication avec une profondeur impersonnelle. Ainsi en est-il de la grandeur d’une œuvre d’art : elle ne tient pas à l’individu, qu’il soit aussi brillant que Mozart, Shakespeare, Verdi ou Giono. Elle tient surtout à ce qu’en lui, à travers lui, se déverse comme d’une Source naît un torrent, une eau vive qui est à sa racine même impersonnelle. Et c’est aussi pour cette raison que les œuvres d’art les plus inspirées traversent le temps. La grandeur d’un homme ne tient pas à sa petite personne, elle tient avant tout à son effacement dans l’Impersonnel, effacement qui fait que nous avons immédiatement le sentiment que nous sommes en présence d’une immensité qui dépasse les limites de la seule personne. Dans sa biographie Mère, dans le premier volume, Satprem raconte que c’est exactement le sentiment qu’éprouva Mère, lors de sa première rencontre de Sri Aurobindo : un rayonnement, une puissance et une profondeur impersonnelle, une présence comme une porte ouverte vers l’infini. Bien plus que « personnel », le rayonnement d’Aurobindo était « impersonnel » ; de sorte que, s’il est ici possible de parler de « charisme », ce n’est pas du tout au sens où on l’entend d’ordinaire, d’une « personnalité » écrasante, dont l’ascendant personnel egomaniaque, aurait eu le pouvoir de soumettre autrui. C’est exactement à l’inverse ! L’inverse du culte de la « personne » qui est le nôtre.
Mais que signifie concrètement – pas dans l’idéal, pas d’un point de vue moral – cette dimension impersonnelle ? Est-ce la conscience ? Mais la conscience, comme vigilance est conscience de quelque chose ; en vertu de l’intentionnalité elle semble implacablement régie par son objet ; et tant que l’objet domine, c’est le sens de l’ego et ses problèmes qui dominent, ce qui veut dire immanquablement, un point de vue personnel.
---------------3) Il existe pourtant une autre forme de conscience qui n’est pas celle de l’ego, une conscience en deçà de ce que nous appelons la conscience personnelle et de ses problèmes. Dans les termes de
Jean Klein : « si nous quittons l’ego, pour nous placer dans la pure conscience, nous n’avons plus de problème, mais tant que nous occupons un point de vue personnel, nous en provoquons continuellement. » S’il est possible de prendre conscience de l’arrière plan de la conscience, l’homme « … sera aligné et équilibré selon le point de vue impersonnel, son action sera désintéressée, conforme à toute les situations ». Pour tenter de faire comprendre ce passage de la conscience personnelle, à la
conscience impersonnelle, Jean Klein emploie plusieurs termes, dont celui d’écoute, de lâcher prise, d’aperception pure ou aussi d’attention sans objet. Parce que la direction intentionnelle de la conscience propulse l’attention vers l’objet, la vigilance quotidienne est dans une agitation constante. L’écoute, comme l’étonnement, ont une grande importance, car dans ces moments là qu’une fenêtre s’ouvre vers l’impersonnel. De même, la tension vigilante est toujours une prise sur l’objet, sur le désir, une prise de la volonté. Lâcher prise, c’est accorder une disponibilité à la
présence à soi. Jean Klein dit aussi, une disponibilité à la conscience de soi. Mais encore une fois, cette forme de conscience n’est pas de la forme d’une conscience d’objet (y compris d’un objet qui serait « moi ») : « il est vital que vous compreniez que cette conscience n’est pas un objet, elle n’est ni à l’extérieur, ni à l’intérieur, elle est affranchie du temps et de l’espace ». Tandis que « la perception implique une relation sujet/objet. La perception directe ne passe pas par l’esprit. Elle est identique à l’aperception ». Jean Klein décrit aussi cette aperception comme une grâce,
ce qui signifie directement que la présence sans objet est une ouverture à la
dimension Sacrée de l’existence (texte).
A partir de là, il nous est possible de mieux comprendre pourquoi, dans la voie de la connaissance, jnana-yoga, l’accent est si souvent mis sur la négation de la personne, non pour nier le sujet pur, mais au contraire pour que sa présence devienne l’évidence même. Le Suprême. Voici ce que dit par exemple Nisargadata Maharaj dans l’extraordinaire texte de Je suis : « La personne n’est jamais le sujet. Vous pouvez voir une personne, mais vous n’êtes pas la personne. Vous êtes toujours le Suprême qui apparaît à un point donné de l’espace et du temps en tant que Témoin, spectateur, un pont entre la présence pure du Suprême et la conscience multiple de l’individu ». Le chemin radical, qui est sans chemin, est là et il passe par la négation de la construction complexe qu’est la « personne » et de tout son bagage d’idiosyncrasie individuelle.
L’injonction de la connaissance de soi est : « Quoi que vous fassiez, celui qui fait est en vous. Trouvez le sujet de tout ce que vous êtes en tant que personne… Trouvez le. Même si je vous dis que vous êtes le témoin, le spectateur silencieux, cela n’aura pour vous aucun sens à moins que vous ne trouviez la voie de votre être propre ».
Pour trouver le sujet pur, le je suis, il ne s’agit pas de se demander qui est le sujet moral auquel on peut imputer vertu ou péché. Il est plutôt question de retrouver l’Être en soi et de le retrouver comme Soi.
« Vertus et péchés ne se réfèrent qu’à la personne. Sans une personne vertueuse ou pécheresse, que sont la vertu ou le péché ? Au plan de l’Absolu, il n’y a pas de personnes ; l’océan de la Pure Conscience n’est ni vertueux ni pêcheur. La vertu et le péché sont relatifs dans tous les cas.
Q.. Puis-je me débarrasser de ces notions inutiles ?
M. Pas tant que vous vous considérez comme une personne.
Q.. A quels signes saurai-je que je suis au-delà de la vertu et du péché ?
M. En étant libre de tout désir et de toute peur, libre de l’idée même d’être une personne. Nourrir l’idée ‘je suis un pêcheur, je ne suis pas un pêcheur’ est un péché. S’identifier au particulier est le seul péché qu’il y ait. L’Impersonnel est le réel, le personnel apparaît et disparaît. Je suis est l’Être impersonnel, ‘je suis ceci’, c’est la personne. La personne est relative, l’Être pur est fondamental ».
Evidemment, élevé dans une tradition personnaliste de la morale, un texte pareil sonne comme provocation brutale. Nous comprenons dès lors très bien la question suivante posée par l’interlocuteur occidental de Maharaj :
Q. L’Être pur n’est certainement pas inconscient ni dépourvu de discrimination. Comment peut-il transcender la vertu et le péché ? S’il vous plaît, dites-moi s’il est doué d’intelligence ou non ?
M. Toutes ces questions ne viennent que de ce que vous vous croyez une personne. Allez au-delà du personnel et voyez.
Q. Que voulez-vous dire exactement quand vous me dites de cesser d’être une personne ?
M. Je ne vous demande pas de cesser d’être, cela, vous ne le pouvez pas. Je vous demande simplement d’arrêter d’imaginer que vous êtes né, que vous avez eu des parents, que vous êtes un corps, que vous mourrez, etc. Essayez, faites un pas. Ce n’est pas si difficile que vous le croyez.
Q. Se penser comme le personnel, c’est le péché de l’impersonnel.
M. Voilà encore le point de vue personnel ! Pourquoi persistez vous à polluer l’impersonnel de vos idées de péché et de vertu ? Cela ne s’applique tout simplement pas. On ne peut pas décrire l’impersonnel en termes de bon ou de mauvais. Il est l’Être, la Sagesse, l’Amour, tous absolus ».
En son Fond le plus intérieur, en ces régions où l’Être repose, où le rassemblement originel de la Vie est là tout entier Soi sans division, il ne saurait être question de séparation, d’un « autre », et d’un point de vue « personnel ». La Vie s’aime elle-même absolument, comment, dans ces conditions, ne pourrait-elle pas aimer éperdument ce qui réside en elle, ce qu’elle porte en son sein, c’est-à-dire toutes choses ? Elle est le Cœur et sa compassion est sans borne. Elle porte en elle un sens de l’Identité qui n’est pas celui de l’ego et de ce que nous appelons la personne.
Des accents tels que ceux-ci, marqués sur l’importance de l’impersonnel, nous pourrions en retrouver dans une pléiade de textes. (texte) C’est par exemple une constante dans le bouddhisme. Comprendre que l’essence de la Vie est impersonnelle n’a jamais empêché quiconque d’être chaleureux et humain, d’avoir le sens du respect. Il se pourrait même que cette compréhension décisive ouvre une porte que ferme à tout jamais l’identification à la personne. L’insistance du bouddhisme sur la non-existence du moi personnel, que les occidentaux ont beaucoup de mal à comprendre, n’est donc pas accidentelle. Dans ces conditions, nous voyons pourquoi les auteurs chrétiens ont éprouvé face au bouddhisme une répulsion viscérale. Cette idée de « personne » à laquelle nous sommes si fièrement attaché dans notre tradition, est précisément ce qui constitue un nœud à résoudre pour le bouddhisme ! De même, si le christianisme fait délibérément de Dieu un être « personnel », le bouddhisme insiste lui bien plus sur un Absolu impersonnel et se passe de l’hypothèse d’un dieu personnel. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un sens très élevé du Sacré et de mettre la compassion au centre de sa morale.
Il reste, qu’à insister excessivement sur l’Impersonnel, nous risquons d’en faire un nouveau totem, et perdre de vue justement ce qu’il peut y avoir de fragile, de limité, d’humain, bref la conscience de cet homme tout à fait ordinaire que nous sommes. Quel lien y a-t-il entre l’impersonnel et le personnel ?
C’est tout de même assez curieux. Comment se fait-il que, jusque dans notre langage, il y ait eu ce passage depuis le sens du mot personne, au sens de quelqu’un, au sens de l’absence de quelqu’un « personne » ? Y a-t-il une sagesse cachée dans ces mots ? Ce n’est pas seulement la question de savoir pourquoi l’individu se perd dans la foule, ou dans le « on » au sens de Heidegger. Quel est le sens métaphysique de ce passage du personnel à l’impersonnel ? N’y a-t-il pas dans ce passage un itinéraire, comme un chemin initiatique qui est justement la découverte de l’âme?
1) Il y a bien sûr, très tôt dans notre existence, une formation du sens de l’ego, formation qui s’est construite par identification. Il y a les particularités, les limites individuelles et les caractéristiques de comportements qui leurs sont attachées. Je vis avec cela, sans même m’apercevoir que le plus souvent, je ne vis qu’avec cela. Puis vient un jour où plus rien ne va de soi, où je commence à en prendre conscience, de l’individualité où je commence à mettre en lumière l’ego, la petite personne.
Mais celui qui prend ainsi conscience de lui-même, celui qui regarde et dénonce l’ego qui est-il ? Celui qui en est devenu témoin. Celui qui a brusquement réintégré la position du témoin. Or celui qui est le témoin est ainsi devenu impersonnel, il a rencontré en lui-même l’Impersonnel. Cela peut être formulé de façon diverse. Comme une conversion philosophique dans le passage, dirait Husserl, de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale. Il existe un passage remarquable à la fin de Problèmes de philosophie de Bertrand Russel où il y a une description qui va exactement dans le même sens. Seulement, le risque d’une lecture philosophique, c’est de n’y voir qu’un exercice purement spéculatif et non un saut qualitatif des limites de la conscience ordinaire à une conscience bien plus étendue.
---------------Or ce changement de conscience est tout à fait réel et concret, et il peut même faire l’objet de pratiques. Il ne s’agit pas d’une sorte de conversion de la pensée en elle-même, mais de ce que bien des traditions appellent la découverte de l’âme ou du divin en soi-même. Il y a des textes dans la spiritualité contemporaine qui le disent remarquablement bien, témoin ce texte de Soline :
« Allez dans cette direction pour que cette personne devienne personne, rien, une absence. Non pas une absence de ce que vous êtes, mais une absence de l’illusion d’une indépendance, d’une séparation, d’une force personnelle comparable à une autre. Allez de personne, la personne que vous êtes, à plus personne, qu’il n’y ait plus rien qui puisse dire je, opposé à l’autre. Si rien ne change, si la Vie reste la même, vous saurez la différence, vous la vivrez, parce que ce je qui s’exprimera alors ne sera plus le même. Les règles du je auront changé ».
Texte magnifique. Pour accéder au sens vrai de la Personne qui est l’âme, il faut accepter de perdre la petite personne, traverser l’absence de l’ego de l’Impersonnel, afin que le je passe depuis le statut d’un ego qui râle, condamne, réclame, exige, vitupère, domine et tyrannise, à celui de la Présence du Soi qui connaisse la joie d’être, qui accueille, sache donner, s’abandonner et aimer. C’est seulement dans la Présence que je retrouve sa signification pleine et entière et que la Personne n’est plus une mystification de l’ego et une forme d’identification. Il y a un mot qui aide à comprendre ce passage du personnel à l’impersonnel, qui est l’accès au plan du témoin. Et attention, l’accès au témoin, cela ne veut certainement pas dire un « autre » en moi, différent de « moi », ni même l’esprit au sens habituel du mental et de son fonctionnement : « Le Témoin en toi est toi-même, il n’y a pas à chercher un autre qui d’habite. Pourtant, ce témoin là se perd dans le fonctionnement de l’esprit, il n’est pas dans l’esprit, il n’est pas l’esprit, pas un mouvement de l’esprit. Ce témoin, que l’on pourrait appeler ‘l’âme ou la conscience sans mouvement particulier ou personnalisé’, est toujours présent, toujours éveillé, il est en toi. Etant plus personnel encore que ta personnalité, que ton être, étant plus vivant encore que ce que tu ressens de vivant en toi, il te dépasse ». Nul doute que ce qui est ainsi désigné, est la présence immanente du Divin en soi. « Ce Dieu qui est un, comme ils l’ont tous dit, mais qui s’atteint par soi-même. Et pour cette raison, il a choisi le nom de Soi, pour bien marquer qu’il est le plus intime et le plus impersonnel ». Mais retrouver ainsi la personne, après l’avoir dépouillée de ses attributs fallacieux, est-ce laisser derrière soi et renier entièrement l’humain ?
2) Pour répondre, je viens à un livre assez provoquant, de Stephen Jourdain Première personne dans l’approche de ce qu’il nomme l’Eveil. Jourdain n’est pas un philosophe de profession. Il témoigne d’une expérience radicale qui s’est produite en lui à l’age de 16 ans, quand, après avoir voulu forcer la porte du je pense donc je suis de Descartes,
(texte) il dit avoir tout d’un coup comme crevé le fond de son esprit, pour déboucher sur une expérience radicale d’Eveil.
L’Eveil dit-il est le Je de la Conscience pure. Je « pure cause de soi » et non pas effet de soi. Or dans l’état de conscience habituel que nous appelons notre vigilance, cette déchéance de la cause vers l’effet se produit constamment. Récapitulant le drame métaphysique de la conscience, Jourdain explique que s’il advenait que je succombe à la tentation de devenir son propre effet, « la relation unissant je et l’être s’inverserait. Elle ne serait plus l’unité, mais la dualité. Je se serait séparé de l’être… il ne connaîtrait plus l’acte pur d’être, il connaîtrait l’être comme un étant ». C’est la mère de toutes les identifications. « Si un homme se prend pour son personnage social, c’est à cause de cette erreur originelle. Si un homme se prend pour son métier, c’est encore à cause de cette erreur. Si un homme se prend pour son état civil ou sa carte de visite, c’est encore à cause de cette erreur. Si quelqu’un se prend pour cet homme particulier que la vie a fait de lui, c’est encore à cause de cette erreur. Si les circonstances de la vie actuelle nous collent à l’âme, c’est encore à cause de cette erreur… Si nous collons à la situation intérieure où nous sommes présentement engagés, et si nous collons à ce moi auquel elle se rapporte, c’est encore à cause de cette erreur. Si nous collons à nos croyances, à nos opinions et à celui qui, en nous croit et prend position, c’est encore à cause de cette erreur ».
Cette pulsation pure de la première personne doit être absolument conservée intacte de toute identification à une personne seconde qui est son effet et son attribut. « Quand on dit je, on dit la première personne. Ou alors on dit je, mais ce n’est que verbiage. Dans cette unité insécable : je, il y a bien, bien que fondu en un seul principe, deux principes : la première personne et la personne. Priver l’une de l’autre est la priver d’elle-même… Nous sommes personnellement responsables, humainement, responsables de ce que fait ou ne fait pas la personne qui est à l’intérieur de la première personne ». En d’autres termes, je en tant que personne porte la responsabilité de la déchéance de je, de sa chute dans l’identification et de toute la falsification qui s’ensuit. « Je ne suis plus : je suis étant. Comment ne pas remarquer l’insidieux glissement du verbe être vers le qualificatif ? Ayant trahi ma nature première, j’ai piétiné aussi ma nature seconde : j’étais pure et infinie vigilance, je ne suis plus qu’inconscience, torpeur… Et voici cette âme, déjà à moitié évanouie, qualifiée par l’être ! Définie par l’être ! Dès son point d’émergence, confinée dans l’enclos d’un attribut : étant. Un chat n’est qu’un chat ; je ne suis que ce que je suis. Le reste de l’histoire est celle d’un massacre généralisé :… je suis désormais une âme morte ; et ma dépouille pue comme le Diable ».
L’art de « bousiller son âme » n’est pas une opération dont je peux rejeter la responsabilité sur les autres, ni sur quoi que ce soit, ni sur la « société », ni sur une entité du genre « l’inconscient », « le passé » etc. C’est une opération intime qui se joue en moi, entre moi et moi. Comme le dit fortement Jourdain, si je tue le « mioche immatériel » de mon âme, si je défigure l’ange, j’en suis personnellement responsable, car nul n’entrera jamais dans l’unité insécable de mon âme. Or si la déchéance est mienne, la rédemption aussi. Ce qui est nouveau chez Jourdain, c’est l’affirmation réitérée qu’elle passe par l’amour de soi. S’honorer soi-même, la Première personne. (texte) Il y a un diamant oublié qui brille dans le moi, qui est à sa racine, je pur de toute identification, mais que je transforme trop souvent en ordure. Que font donc la plupart des gens dans l’ignorance ? « Ils croient dur comme fer que la personne, l’humain, c’est cela. Moi=mon personnage. Moi=mon orgueil, ma présomption. Moi=ce raté que je suis. Moi=ce visage, si laid, cette corpulence, ces défauts physiques qui me font honte. Moi=ces salivations maladives de mon intellect. Moi=toutes les turpitudes qui hantent ma tête. Moi=mon cerveau. Moi=souffrance, mort… En vérité, moi=excrément. Bien entendu, c’est eux-mêmes qui, en eux-mêmes, ont placé l’excrément, et l’ont substitué à moi. Mais l’odeur de merde est là, et toute la latitude qu’ils ont est de la fuir… Et les voilà lancés sur la route de la connaissance de soi, et tournant le dos, fanatiquement, à ce Soi, et propageant tous azimuts la bonne nouvelle : l’être humain est l’illusion dont il faut se débarrasser comme d’un étron » !
La merveille des merveilles est ici et non pas ailleurs. L’être humain porte en lui cette merveille. C’est dans l’être humain que brille de ses feux la lumière de la Conscience. Réduire l’humain seulement à ses limites objectives, c’est oublier que c’est justement dans ces limites que rayonne l’âme. Elle est le véritable je, la véritable Personne spirituelle. C’est Cela qui participe du Sacré, qui n’a pas de prix et dont la dignité doit être sauvée. C’est la première de nos responsabilités.
Mais même en disant cela, il ne faudrait pas croire que nous formulons une définition de la personne. La personne n’est pas définissable. Elle reste à tout jamais indéfinissable étant la source à partir de laquelle tout le reste peut être défini. Je ne suis pas ce que je crois être. Toute définition de soi est erronée, car elle relève de l’objet et de l’identification. Je ne suis pas un objet et je ne peux pas être enclos dans une identification quelconque. Il est dans mon essence d’enfanter des formes qui découlent de mon être comme l’eau coule de la fontaine. Question d’éthique spirituelle, il est de mon devoir de laisser l’eau couler, sans aller y croupir moi-même. Il est de mon devoir de demeurer l’acte pur de la conscience, non le précipité d’action qui en résulte.
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La confusion constante qui est entretenue autour de la notion de personne n’est donc pas le fait d’un hasard ou d’une imprécision du langage. Les contradictions que l’on décèle souvent autour de la notion viennent du paradoxe même de la personne. Impossible de ne pas en retrouver constamment la notion dès l’instant où il est question du sujet et pourtant, impossible de parvenir à en donner une formulation définitive. Postuler moralement la personne reste flou, imprécis, formel et idéaliste. Si ce genre de concept est à même de fonder une morale du respect, fixant une limite que nous ne devrions jamais franchir, tant mieux. C’est mieux que rien du tout. Ce n’est pas la largesse et la spontanéité de l’amour, mais c’est toute de même un principe valide.
Toute autre est la question de la vraie nature de la personne et de sa relation avec l’impersonnel. Et là, il ne peut plus être question de postulats moraux. Si nous regardons droit dans les yeux ce que nous reconnaissons comme étant la personne, nous serons atterré, affligés. Atterrés et affligés de la lamentable comédie de l’existence humaine, tout entière construite sur la fiction du personnage. Complètement inexistant. Certes, tout dépend du sérieux avec lequel on considère la comédie sociale elle-même, soit comme une simple fiction théâtrale, soit de l’ordre d’un engagement dans une situation d’expérience donnée. Mais de là à ne trouver d’identité que dans ces schémas, il y a un pas à ne pas franchir ! On comprend alors le coup de balai vigoureux qu’impose le bouddhisme qui ne s’embarrasse pas de fioriture avec la personne qu’il prend là où elle est jouée. Les figures de l’ego ne sont que des illusions, l’ego lui-même, dès qu’il prend forme est une pure fiction. Une fiction pas du tout ludique. Un metteur en scène de cauchemar. Balayer cette « personne » est sain, c’est une hygiène pour l’âme. La pudeur du bouddhisme est de laisser le Silence parler dans l’expérience et de refuser de prononcer des affirmations « personnelles » sur l’Absolu. La découverte de la Vie absolue en moi viendra d’elle-même. Même silence impressionnant de l’Impersonnel chez un auteur comme Krishnamurti.
Il reste que pour autant, l’idée de personne n’a certainement pas à être rejetée entièrement. Dépouillée de toutes ses formes erronées, elle n’est rien de moins que la Présence de l’âme à elle-même, rayonnant sous une forme humaine. Mais il est très clair que l’on est parvenu en ce point assez loin des appels militants du personnalisme. C’est à la Présence consciente pleine et entière que nous sommes conviés.
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Dialogue, questions et réponses
© Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan,
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