Par définition, l’économie est une science humaine en charge de fournir une représentation cohérente des fonctions qui assurent en société la production, la distribution et la consommation des richesses, et cela, disions-nous, dans une visée globale qui est celle de la prospérité.
Cette définition est très large. Elle ne précise pas la relation entre l’économie et les différentes sciences humaines à caractère social. Elle risque aussi de laisser croire que la valeur sociale est avant tout une valeur économique. Une définition trop générale nuit à la rigueur. Si toute science porte sur un ordre de faits, il faut encore que cet ordre de faits soit précis. Certes, l’économie a son domaine privilégié, celui des faits économiques, comme l’histoire s’attribue l’étude des faits historiques, ou la sociologie celle des faits sociaux etc. mais elle doit aussi limiter son propos pour élaborer ses méthodes spécifiques. De fait, elle trace la frontière de son domaine avec le seul outil qui lui soit propre, la monnaie. Ainsi, nous pouvons dire sans hésitation qu’est objet de science économique tout ce qui se paye. La formulation du bien-être humain selon l’économie est nécessairement celle du bien-avoir. Penser « économiquement », c’est interpréter le bien-être comme un bien-avoir.
Dans quelle mesure l’économie peut-elle penser son domaine propre avec une rigueur objective ? Le bien-être et la valeur ne prenne un sens qu’à l’intérieur d’une représentation subjective. N’est-ce pas en définitive une illusion que de penser que l’économie, à elle seule ,puisse assurer l’existence d’une valeur économique objective ? En 1974, dans Le Bonheur en plus, François de Closet, écrivait : « L’illusion technique est entretenue par une illusion plus générale : l’illusion économique. La première dénature la technologie, la seconde l’économie politique». Nous avons effectivement vu que la pensée technique colporte une illusion totalisante, quoique redoutablement efficace. Faut-il réitérer le même raisonnement au sujet de la pensée économique ?
Les observateurs de notre temps ont remarqué que l’accès à la postmodernité revenait à dire que nous vivons une époque où l’économie a pris la place de la politique. Pourquoi ce privilège ? Est-ce en raison des progrès de la science économique ? Comment se fait-il que la pensée économique occupe tant de place dans nos discours ? Pourquoi en sommes-nous venu à penser que tous les problèmes dont notre société souffre sont économiques ? N’est-ce pas un privilège abusif ? Quels sont, en toute rigueur, le contenu et la portée de la pensée économique ?
* *
*
Nous savons qu’une science ne se développe pas dans un processus cumulatif, en additionnant les savoirs qu’elle obtient les uns avec les autres. Ce qui fait son dynamisme, la fécondité de ses vues, la richesse de ses développements, tient à l’innovation des modèles théoriques. Ceux-ci, acceptés au sein d’un corps de spécialistes, constituent ce que Kuhn appelle des paradigmes. Un paradigme est associé à un nom (ici celui de Jean Baptiste Say, d'Adam Smith, de Karl Marx, de John Maynard Keynes, etc.) et il permet de structurer un enseignement officiel, ce que Kuhn appelle « science normale ». Le terme que nous devrions employer est « science économique orthodoxe », que l’on oppose aux théories non-admises, concurrentes ou non-orthodoxes. Nous avons affaire en économie à une représentation de la nature de l’échange. Essayons, dans un premier temps, de comprendre en quoi consiste le paradigme classique de l’économie.
1) Nous admettons communément que l’économie est la science de la production, de la répartition et de la consommation des ressources en vue de satisfaire les besoins de l’homme. Le terme économique nous renseigne sur la finalité première de l’économie. Il vient du grec oikos qui signifie maison. Le terme de nomos, dans d’autres contextes, serait entendu comme loi, ici il se comprend comme « administrer ». En clair, l’économie serait l’art de bien administrer une maison, donc d’abord de gérer intelligemment les biens d'un particulier. La maison n’existe que dans l’ensemble du village, puis en cercles grandissants, dans la circonscription, la région et l'État, puis dans le contexte des relations entre les États. L’idée de gestion demeure valide et elle implique donc l’administration des échanges humains à caractère politique (appartenant à la polis, la Cité). (cf. Platon texte)
Cette
définition est en fait réduite dans les
hypothèses de l’économie classique issue de la Modernité. L’économie
n’est pas un « art », ni un « art de vivre »,
ce qui serait naturellement pris en compte dans l’essence des termes grecs. Sa finalité est celle de toute science, délivrer un
système cohérent d’explications,
et ici d’explications du fonctionnement de l’échange. Cette représentation
doit être indépendante des choix
de ceux qui prennent des décisions sur le terrain économique. Ensuite, même si
on peut à la rigueur parler d’économie « domestique », la nature de
l’échange est dans l’économie classique précisée à une échelle qui est d’abord
celle des transactions opérées par des citoyens
à l’intérieur d’un l’État. Adam Smith titre « Considérations sur la Richesse
des Nations ». De même que pendant des siècles
l’histoire
a été uniquement une histoire
politique, l’économie est de fait une économie politique.
La question qui se pose ensuite est de savoir qu’est-ce qu’un échange ? et qu’est-ce qu’un échange marchand ? L’économie n’a certainement pas inventé l’échange. C’est un phénomène naturel que nous rencontrons de manière exemplaire dans le vivant. Tout vivant échange avec son milieu en respirant, en absorbant et en rejetant des substances. La vie se maintient dans un changement incessant par lequel elle se construit. Même la mort est un processus d’échange. L’échange suppose une circulation constante et même une circulation récurrente sous la forme de cycles. Rien de vivant ne saurait exister sans la dynamique infinie de l’échange. Dans la vie, l’intérêt de l’échange est l’échange lui-même et rien d’autre, car l’échange est le processus vivant par excellence. Mais l’économie classique ne prend pas en compte cette dimension systémique, écologique de l’échange.
L’économie classique restreint le concept de l’échange à celui qui est passé entre deux personnes trouvant un avantage à effectuer une transaction. On supposera que A possède un bien x et que B possède un bien différent y et que chacun d’eux a besoin de ce que l’autre possède. A et B trouvent donc un intérêt à échanger. Le but de l’échange n’est pas l’échange lui-même, mais son objet comme contenu de l’échange. Vue de cette manière, l’échange se résume a une tractation entre les parties en présence, tractation dans laquelle chacun défendra son intérêt propre. L’économie classique assimile la tractation à une lutte entre des intérêts différents et les parti-prenantes de l’échange à des protagonistes. (cf. Albert Jacquard texte) Elle montre que pour que l’échange ait effectivement lieu, il faut nécessairement que des règles soient acceptées. Il faut voir l’échange de l’extérieur, du point de vue d’un observateur scientifique. Il semble alors que l’on ait affaire à un système comportant des lois. Ce sont ces lois qu’il va falloir expliquer, préciser et modéliser. Ce qui mettra alors l’économie sur le même plan que la physique et en fera, selon une formule d’Auguste Comte, une « science positive ». Prenons une comparaison. En thermodynamique, un physicien aura, par exemple, à rendre compte des fluctuations d’un gaz mis sous pression. Ce qui l’intéressera, c’est le comportement des particules, leurs changements d’état quand la température est abaissée vers le zéro absolu. Il devrait y avoir des régularités quantifiables et des lois qui rendent comptent de ce que l’on trouve dans l’observation. On supposera qu’il en est de même en économie à l’égard du comportement de ces acteurs que sont les êtres humains dans le système social. g) Les seules caractéristiques qui méritent d’être retenues ce sont les quantités échangées. A et B se sont mis d’accord. La paire de sandales reçue par A vaudra les trois paniers de légumes reçus par B. Il y a un nombre établi sur le marché. Inséparable des nombres, naît ainsi le concept de valeur économique, dans l’essai de formalisation et de quantification de l’échange que représente l’économie. L’économie, disposant de paramètres mesurables, est à même de se doter d’instruments mathématiques et de formuler des équations. (texte)
2) Mais d’où vient la valeur ? On suppose que chaque bien possède pour l’individu qui le désire une valeur. Pour Adam Smith, la valeur d’un bien est essentiellement liée à son coût de production et enveloppe la quantité d’heures de travail qui a été nécessaire pour le produire. Si x demande trois fois plus de travail que y, x doit valoir trois fois plus, ce qui veut dire que son prix est triple. Nous savons que le concept de valeur est polysémique. Il ne peut être conservé tel quel dans l’analyse économique. Par contre, le prix a un sens précis auquel nous sommes par avance habitués dans une société de consommation. Le prix d’un bien correspond à un certain nombre d’unités de la monnaie nécessaire pour l’obtenir. Il n’en reste pas moins que la distinction entre valeur et prix reste tout de même assez floue. Le prix Nobel d’économie Maurice Allais donne dans ses Leçons un éclaircissement sous la forme d’une métaphore : « la valeur est au prix ce que la chaleur est à la température ». La valeur comportera toujours une dimension subjective, de toute la subjectivité impliquée dans le désir. Le prix objective la valeur dans un nombre. Cela ne devrait en rien nous surprendre, puisqu’il appartient à toute science d’objectiver ce sur quoi elle porte. Ce faisant, l’économie ne conserve donc qu’une seule qualité de la valeur, celle qui définit précisément la valeur marchande. Une chose, prise en elle-même, n’a pas vraiment de valeur en soi, elle n’en prend, explique Spinoza, que lorsqu’elle devient désirable. C’est la conscience du sujet qui est au fondement de la valeur. Il est nécessaire qu’il y ait au moins une personne qui considère qu’une chose peut être source de satisfaction, pour que celle-ci prenne une valeur. Cependant, nous pouvons trouver une infinité de sources de satisfactions et toutes ne peuvent être prises en compte dans l’évaluation économique. Un coucher de soleil magnifique, l’air vivifiant d’une journée fraîche d’automne, le sourire d’un inconnu croisé dans la rue, apportent aussi une satisfaction. De ce type de valeur, on ne peut rien faire en économie. Aussi faut-il commencer par ne considérer la valeur marchande uniquement dans des choses désirables et rares. Ce à quoi l’homme peut accéder sans aucune restriction est dépourvu de valeur économique. Ce n’est pas tout. Il est nécessaire en économie de matérialiser l’échange pour ne prendre en compte que les choses qui peuvent être apportées par l’un et reçues par l’autre, afin d’être échangées. Cela suppose nécessairement la propriété de la chose. Nous pouvons échanger un sourire complice, mais il n’a pas de valeur, car il n’est la propriété de personne. De même pour l’air que nous respirons. A partir du moment où une chose, un service, peut être apporté dans l’échange, proposé par l’un et approprié par l’autre, il peut y avoir effectivement échange marchand.
---------------Celui-ci
n’existe que dans un espace social. Ce qui veut dire qu’il est nécessaire de
prendre en compte une représentation collective de la
valeur pour lui
donner son vrai sens économique. Cependant, il faut encore opérer une réduction.
Prenons une vis dans la boîte à outils. Elle possède une longueur, un diamètre,
un pas normalisé. Elle est fendue ou cruciforme. Elle est faite dans un alliage,
elle a un poids, un volume et une densité. Ses caractéristiques lui
appartiennent en propre et la distingue nettement d’une autre vis. Mais son
prix lui n’a lui rien à voir avec une qualité intrinsèque ! (12) Le prix
dépend de facteurs externes qui sont ceux du marché. C’est sur le marché
que se rencontrent le jeu de l’offre et de la demande.
C’est là que A, B,
C apportent ce qu’ils possèdent, afin de le céder à des conditions
satisfaisantes. Pour citer encore Maurice Allais : « Le prix n’est pas une
quantité inhérente à une chose, comme son poids, son volume ou sa densité. C’est
une qualité qui lui vient de l’extérieur et qui dépend de l’ensemble des
caractéristiques psychologiques et techniques de l’économie ». C’est là que le
sens commun a besoin d’être éclairé. En
apparence, sur les étalages, le prix c’est le prix ! Un nombre dans une
monnaie,
c’est une quantité objective. Cependant, son évaluation échappe à
l‘entendement
ordinaire, car le prix d’un bien dépend des variations complexes des
transactions opérées sur le marché, l’économie montrant que celles-ci n’ont
finalement de sens que rapportées à l’ensemble des prix.
Et c’est là que l’économiste campe sur son véritable terrain, l’étude du marché. Évaluer le prix à sa source, sous la forme de son coût de production paraît idéal. Cela pourrait être une description fonctionnelle à une échelle très locale, dans une relation très serrée entre ceux qui produisent des objets et ceux qui les utilisent. Seulement la réalité est bien différente, car elle nous oblige à prendre en compte les contraintes du marché. Albert Jacquard donne un exemple très éloquent : comment se fait-il que l’on puisse augmenter la valeur d’une récolte en détruisant une partie de celle-ci ? On sait que les compagnies marchandes qui colportaient en Europe des épices faisaient parfois détruire une partie de leurs cargaisons pour améliorer leurs profits. En effet, si l’offre est réduite, les prix montent et il vaudra mieux écouler 100 kilos à 1000€ que deux ceux à 400€, la différence joue directement sur la rareté. En informatique par exemple, il y a eu beaucoup de trafics à propos de la mémoire vive, qui ont joué sur l’inadéquation de l’offre par rapport à la demande. Un autre exemple donné par Albert Jacquard : « ce mécanisme est bien connu des producteurs de café d’aujourd’hui : ils préfèrent le brûler dans les locomotives que de laisser les cours s’effondrer » ! (texte)
Peut-on formaliser le jeu de l’offre et de la demande ? C’est exactement ce qu’ont tenté les économistes classiques, avec notamment les travaux de Léon Walras sur l’importance de la demande. Le concept qui sert de fil conducteur de cette analyse est celui d’utilité. On part de l’hypothèse que le consommateur est un être rationnel. On peut attribuer à chaque bien, chaque service, une utilité mesurée par un nombre qui augmentera suivant que le désir du consommateur est d’autant plus vif. Cela permet de préciser ce qu’il faut entendre par besoin matériel sur le plan du marché. On appelle utilité marginale ce qui est mesuré par la somme que le consommateur est prêt à débourser pour obtenir une unité supplémentaire de l’objet (un paquet de nouille, une baguette de pain, un litre de lait etc.) On supposera, en partant du principe de rationalité de l’achat, que le consommateur va répartir ses achats de telle manière que les utilités marginales des différents objets restent proportionnelles au prix des biens achetés. On dira alors que collectivement la demande a un effet qui stabilise le marché. De là découle des théorèmes comme : « une augmentation du prix d’un bien entraîne une diminution de la demande de ce bien ». Ou encore: « une augmentation du prix entraîne une augmentation de l’offre ».
Nous pouvons remarquer à quel point ce langage est entré dans l’opinion et par quel biais. Ce que nous entendons souvent dans l’actualité, c’est l’expression loi de l’offre et de la demande. Remarque d’Albert Jacquard : « L’emploi du mot loi tend à assimiler les phénomènes économiques à des phénomènes physiques, qui, eux aussi, sont soumis à des lois, telle la loi d’attraction des corps dotés d’une masse, la gravitation universelle ». La théorie économique a reçu de fait sa crédibilité dans l’opinion et l’économiste est donc reçu comme un expert. (texte) Inversement, les économistes classiques eux-mêmes, se sont fait fort d’effectuer des rapprochements avec la physique mécaniste, pour montrer que leurs descriptions étaient du même ordre. En bref, il y a des lois économiques, comme il existe des lois de la Nature. L’élégance formelle des modèles mathématiques rassure et donne une caution de sérieux. On est tout prêt à admettre que les modèles mathématiques sont la réalité économique et non pas un langage permettant de la décrire.
Nous avons vu que la contradiction interne du concept d’État, consiste en ce qu’il est à la fois trop grand pour s’occuper de ce qui est local, et vers quoi le pouvoir devrait être décentralisé ; et aussi trop petit, dans le contexte mondial de la Terre et vers quoi une législation devrait être élaborée. L’objet de l’économie classique souffre de défauts du même genre. Le paradigme classique de l’économie est trop grand au sens où il ne reconnaît pas assez l’importance ce que qui est local dans l’échange, dans la vie humaine concrète. Il est aussi trop petit, parce qu’il ignore l’interaction de l’économie avec la vie, tout à la fois dans sa profondeur affective et dans sa dimension bio-écologique. N’ayant pas d’enracinement dans la vie, le paradigme classique de l’économie se dilue dans une l’abstraction d’une représentation qui lui est étrangère. Ce qui ne l’empêche pas pour autant d’avoir une redoutable efficacité.
1) La science économique ne peut avoir de sens que si elle se fonde, en dernière analyse, sur une connaissance profonde de la vie, de ses besoins, de l’expression la plus riche et la plus élevée de ses désirs et de leur interaction au sein d’une communauté. C’est précisément le sens de l’art de vivre que de reconnaître les vrais besoins pour leur donner satisfaction, en les distinguant de faux désirs qui ne sont qu’excroissances délirantes d’une abstraction étrangère à la vie elle-même. Une décision et un changement d’orientation dans l’art de vivre affectent en profondeur l’expression de l’échange. En amont de tout échange économique et qui le fonde, il y a l’intérêt que l’individu trouve à échanger. Celui-ci répond à la question « pourquoi » acheter ceci ou cela ? Pourquoi donner une valeur à tel ou tel service ? Ce « pourquoi ? » sous-jacent à tout échange ouvre sur la dimension subjective de la vie, le royaume du qualitatif, là où le désir prend naissance. Ne retenir de l’échange que le quantitatif sous la forme de nombre de biens échangés, c’est passer à côté de l’essentiel, car la motivation de l’échange n’est pas dans le nombre qui la mesure. Elle relève d’un choix orienté par des valeurs. Considérer avec l’économisme que le nombre fait sens par lui-même, c’est considérer, comme tacite, l’adhésion à la société de consommation et ses valeurs, (texte) tout en affirmant de manière hypocrite que la science économique, pour rester une science, doit se dispenser de toute considération éthique. Notre monde est en proie à une véritable idéologie du quantitatif lié à l’empire de la technique, empire qui ne va pas de soi mais doit au contraire être critiqué. L’économie n’existe pas dans un royaume coupé de tout le reste, car son objet n’est pas séparable de la complexité dans laquelle il existe de fait. Pas de science économique sans compréhension de ce qu’est la conscience collective et de l’importance des mentalités ; pas de science économique sans une appréhension fine de la psychologie individuelle, ni sans examen des séquelles de l’histoire dans les croyances individuelles, ni sans examen de ce qui constitue notre philosophie de la vie. Notre art de vivre. Ainsi, comme le montre Michel Henry, « la science économique devrait sans cesse prendre en compte ce qui est hors d’elle. Car les savoirs de la science comme celui de l’économie en particulier sont incapables d’expliquer le principe même de leurs objets, qui réside dans la vie alors qu’ils se situent dans l’irréalité de leur représentation formelle et partielle ». Or l’état actuel d’extrême fragmentation du savoir n’incite pas à une mise en relation des connaissances.
Si la finalité de la science économique est de délivrer un système cohérent d’explications, on peut juger de sa valeur à ses théories. L’épistémologue dira que la qualité d’une théorie se mesure à la simplicité, la fécondité de ses hypothèses et la richesse des résultats obtenus à partir de ses postulats. Les économistes sont parvenus à construire des théories dont la cohérence peut être testée, via l’utilisation du prolongement de la logique dans les mathématiques. On peut concéder que nous disposons aujourd’hui d’une masse d’informations bien plus complète qu’auparavant. Les techniques permettant l’analyse et le traitement numérique des données ont beaucoup avancé. Enfin, il faut aussi accorder l’argument selon lequel les économistes prétendent avoir découvert, comme en physique, des régularités indiscutables. Il est incontestable que l’économie peut se targuer d’être parvenue un succès théorique tel, que l’on a pu croire la question de sa pertinence résolue. Mais on peut aussitôt se demander si ce n’est pas une simple illusion, précisément parce que ce succès purement théorique ne tient qu’à la séduction d’une représentation mathématique qui simplifie et finalement appauvrit à l’extrême ce sur quoi elle porte. Le danger que l’on a vu apparaître dans la pensée économique se trouve dans la surimposition aux phénomènes économiques de la formulation mathématique et finalement de l’oubli de ceux-ci en faveur de celle-là. C’est Maurice Allais lui-même, dans ses Leçons qui écrit : « La rigueur des déductions des mathématiciens ne doit pas nous faire illusion. Seule en fait comptent la discussion des prémisses et l’interprétation des résultats. L’élaboration mathématique des déductions, si élégante qu’elle puisse être, n’a pas d’intérêt en soi, si ce n’est naturellement un intérêt purement mathématique…. En lisant certains mémoires, on ne peut qu’être frappé de l’abus croissant du formalisme mathématique. On tend à oublier que le véritable progrès ne consiste jamais dans l’exposé purement formel ; il consiste toujours dans la découvertes des idées directrices qui sont à la base de toute théorie. Ce sont des idées qu’il convient avant tout d’expliciter, de discuter, au lieu de les dissimuler derrière un symbolisme plus ou moins hermétique». On peut craindre que justement, l’économisme repose sur ce type d’illusion accréditée par l’argument d’autorité des mathématiques en guise de sérieux. Maurice Allais continue quelques lignes plus bas : « Aujourd’hui, on a trop souvent l’impression que l’économie est simplement considérée comme un prétexte pour faire des mathématiques, et que la beauté des démonstrations est préférée à la ressemblance avec la réalité ».
---------------Aussi,
quand l’économiste prétend, en toute bonne foi, que la représentation qu’il
propose de la complexité de l’échange, est indépendante des choix de ceux qui
prennent des décisions sur le terrain économique, on ne peut qu’éprouver un
certain malaise et le sentiment d’une confusion dissimulant une tromperie, voire
d’une imposture. De fait, il y a bien une hégémonie de la pensée
économique et c’est à elle que l’on fait référence en prétendant y trouver la
justification des choix politiques les plus pertinents. Maurice Allais n’hésite
pas à dire que « c’est un abus et un abus dangereux que de laisser entendre que
la science économique peut permettre d’élaborer des décisions scientifiques».
Mais c’est exactement ce qui se produit sous nos yeux ! Et c’est cela
l’économisme ! L’ultime imposture est de faire croire dans cette chimère
d’un « choix scientifique » indépendant de toute valeur est assermenté par la
beauté formelle de jolies équations. Il faut être clair : la science économique
n’a pas pour objet de définir quels sont les objectifs que le politique se doit
de poursuivre. « La définition des fins à rechercher ne relève pas de la science
économique ; elle ne relève d’ailleurs d’aucune science». Le propos de
l’économie est finalement très modeste, il consiste à élaborer des modèles
capables de structurer une intelligibilité une fois que certains choix sont
admis. Il peut montrer 1° à quelles contradictions risque de se heurter une
décision sur le terrain économique, 2° si les moyens mis en œuvre sont
effectivement appropriés pour atteindre les objectifs que l’on poursuit. Nous
l’avons vu dans une leçon précédente : si vous choisissez partant de Bordeaux
d’aller vers Paris, prendre la direction de Bayonne n’est certainement pas
indiqué. Mais celui qui vous dit que vous faites une erreur ne prétend pas pour
autant vous dicter la direction que vous voulez suivre. « Les modèles
décisionnels ne peuvent que fournir une information scientifiquement élaborée en
vue de faire des choix»… « La décision, quant à elle, n’est jamais objective ;
elle est toujours subjective et normative, et par-là même non scientifique». (texte)
Parlons
maintenant de l’échelle dans laquelle est pensée la transaction de
l’échange. Nous avons vu que pour Aristote, pour les grecs, le concept de l’État
se résumait aux dimensions de la Cité. C’est à
prendre au pied de la lettre. Une Cité, disait Aristote doit pouvoir être
embrassée du regard du sommet de ses plus hautes montagnes. La cité doit rester
humaine. Donc limitée. Nous ne pouvons gérer humainement que ce
qui est de dimension modeste. Small is beautiful.
Ceux qui s’occupent d’une organisation, comme l’institution scolaire le savent.
On ne fait rien de sérieux et de profond avec une usine à gaz aux proportions
titanesques. Or, l’avènement de l’économie classique, c’est justement
l’irruption dans la compréhension de l’échange du Léviathan sous une
forme désormais divinisée : le « Marché ». Que de sermons
pseudo-scientifiques n’a-t-on pas écrit pour se persuader de la suprématie de
cette divinité ! Le propre de l’économisme, c’est de diviniser le
« marché ». « Le marché est un fait » ! « Il n’a été inventé par personne » !
Cela veut dire : c’est lui qui nous a donné les tables de la loi, les
sacro-saint
commandements de l’économie que nous devons pieusement respecter, sous peine de
subir les foudres de la malédiction d’un krach boursier. Surveillez vos biens,
ils sont tous à la merci du « Marché ». Tremblez donc pauvres petits
consommateurs et inclinez-vous avec dévotion devant la « Loi » suprême du
« Marché » ! Source ultime de toute « Valeur », de toute « Grandeur » et de tout
« Respect ». Gloire au PNB et béni soit notre taux de
croissance !...
Oui, mais la vie réelle et concrète d’une communauté humaine précède tout concept, y compris celui du « Marché » et il y a fort à parier que les adorateurs du taux de croissance, les dévots du marché boursier, ceux qui ne jurent que par les chiffres et les statistiques ont la tête ailleurs que dans le réel (une bonne mesure politique… c’est celle qui améliore les statistiques !). Si nous décidons radicalement de relocaliser l’économie autour des véritables communautés humaines, il faudra rompre avec la logique du « Marché ». Et attention, pesons les mots, il s’agit bien d’une logique, celle d’une représentation, passablement hallucinatoire (par-dessus le marché !!...), mais comme toute représentation, douée d’une redoutable efficience.
2) Ce sont les restrictions contenues dans les hypothèses de la théorie classique de l’économie qui nous mènent là où nous devions aller. Dire que l’échange est une transaction passée entre deux personnes, motivées par le seul intérêt, est terriblement limitatif. C’est de la myopie intellectuelle. Sur ce point, il est indispensable de prendre connaissance des travaux du groupe de recherche du MAUSS sur l’importance fondamentale du don. Ils montrent que dans la société traditionnelle, il y avait un primat de l’exigence des alliances et de la paix, un primat de la dimension symbolique des biens sur l’ordre strictement fonctionnel de l’économie. C'est sur cette socialité première que se greffe la socialité secondaire du marché, de l’administration, du savoir, de la technique etc. Cette structure, en réalité, n’est pas historique mais concerne toute société humaine possible. Nous avons simplement oublié la richesse fondamentale de l’échange non-marchand et la place du don. Et dans cet oubli, ou cette inconscience, nous avons remplacé la coopération par la transaction, la valeur de l’être-ensemble qui unit les hommes dans un lieu communautaire, par une promiscuité qui porte des individus à trafiquer des avantages. L’idée que l’échange est une tractation est, non seulement une idée fausse, mais une idée qui ,en plus, ne peut pas être normative de quoi que ce soit. Pire, quand l’économie classique assimile la tractation à une lutte entre des intérêts différents et les parti-prenantes de l’échange à des protagonistes, elle dérive vers un évolutionnisme primaire auquel les biologistes eux-mêmes ne croient plus. Le terme technique est « darwinisme économique ». Voyez à ce sujet ce qu’en dit Albert Jacquard dans J’accuse l’Economie triomphante p. 138 sq. Nous avons que la sélection naturelle n’est qu’un processus parmi d’autres. Il est très facile de trouver, dans la Nature, des exemples opposés de coopération, de partage, de commensalisme, d’entraide réciproque et même d’altruisme. En transposant le concept de compétition, dans celui de concurrence, les économistes se sont en réalité éloignés de la réalité biologique. « Les économistes continuent à transposer la notion de compétition comme si elle était restée immuable depuis l’époque de Darwin». S’ils avaient pu introduire le rôle moteur des représentations (texte) et l’importance des valeurs humaines, ils auraient pu complexifier leur point de vue, mais c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Ils se sont montrés plus mécanistes que les biologistes et plus déterministes que les physiciens ! Leur concept de concurrence est très pauvre et simpliste. Comme le dit avec finesse A. Jacquard : « la concurrence ne peut qu’être aveugle ; elle a des conséquences, elle ne peut avoir d’objectif ». En d’autres termes : « L’économie concurrentielle est semblable à un véhicule doté d’un moteur, mais non d’un conducteur. Plus le moteur est puissant, plus le véhicule est dangereux » !
On ne peut donc que sourire quand on entend les économistes dire qu’il faut voir l’échange de l’extérieur, du point de vue d’un observateur scientifique. (texte) Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’entre cette déclaration et la théorie économique, la relation n’est vraiment pas claire. Les économistes voudraient nous montrer que leur discipline n’est qu’une pseudo-science (cf. Serge Mongeau texte) qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Dire que « le marché et la concurrence sont des faits » n’a rien d’objectif en réalité, c’est une position de doctrinaire. Un véritable observateur scientifique aurait une perception bien plus complexe de l’échange que la position idéologique d’un paradigme mécaniste désormais obsolète.
Maintenant, que vaut l’affirmation selon laquelle les seules caractéristiques qui méritent d’être retenues ce sont les quantités échangées ? Le bien-être est-il mesuré par « une fonction ordinale du volume de la consommation » ? « La mesure de l’utilité quantitativement appréciée se réduit-elle à celle du bien-être ? » Le but de l’humanité, en tant que communauté humaine, se réduit-il à « l’optimum de Pareto ? » Il faudrait d’abord que l’économie soit capable de décrire le bien-avoir, qu’il y ait une relation nécessaire entre le bien-avoir et le bien-être, enfin, que le quantitatif retenu soit pertinent. Or cette démarche fondée sur la détermination quantitative s’éloigne de la source de toute satisfaction au lieu d’y remonter. Le bien-être est qualitatif et non-mesurable. Ce qui est le plus précieux dans nos échanges est ce qui est le plus subjectif et le plus affectif. A la limite, dans l’affection, c’est justement la gratuité du sentiment qui en fait toute sa valeur. Ce qui est suprêmement important dans l’échange humain, c’est qu’il soit chaleureux et cela n’a aucun rapport avec une caractéristique quantitative qui, par nature, est froide et impersonnelle. Ce n’est certainement pas là que nous allons chercher la valeur. Si réellement, la valeur économique avait un sens, nous pourrions effectivement la rechercher. Mais en réalité, on n’achète jamais un objet pour lui-même. On achète la voiture pour une satisfaction dont elle est le support. Un moyen de se déplacer pour certains. Un moyen de paraître devant ses voisins ou ses relations. Un même objet peut prendre des valeurs différentes : d’un moyen de locomotion ou une valeur ostentatoire. Ou pas de valeur du tout : un objet nocif, ruineux, sale et encombrant pour celui qui choisirait une manière de vivre différente. Cette valeur est une création consciente qui est sous-jacente à cette passivité que l’on prête trop souvent par avance au consommateur qui lui est sensé ne voir que le prix! Bien sûr, le prix d’un bien sur le marché demeure et correspond à un certain nombre d’unités de la monnaie nécessaire pour l’obtenir. Seulement, nous n’avons pas le droit de confondre la valeur et le prix. C’est une erreur grossière. Et il est carrément stupide de penser que ce à quoi l’homme peut accéder sans restriction est dépourvu de valeur. Tant que la théorie économique ne retiendra qu’une seule qualité de la valeur, celle qui définit précisément la valeur marchande, elle sera condamnée à n’être qu’une spéculation en l’air. Les prétentions de l’économisme sont excessives. L’économie n’éclaire pas des questions telles le comportement du vol (qui ignore l’échange équilibré), de la fraude, le souci de l’équité en justice, les rapports éthiques entre personnes. Et ne parlons pas de la relation entre l’homme et la Nature, l’économie classique prend en compte les ressources naturelles et les techniques de production, tout en admettant sans discussion le mythe religieux d’une Terre offerte à l’homme, comme l’objet de son bon plaisir et dont les ressources seraient illimitées.
---------------S’agissant
du prix, défini comme nous l’avons vu, à partir de facteurs externes qui sont
ceux du marché ; personne ne nie que sur le marché se rencontre un jeu de
l’offre et de la demande. Mais de quel ordre ? Contrôlé par qui ? Cet arbre ne
devrait pas nous cacher la forêt qui est derrière lui. Qui organise l’offre ?
L’industrie qui massivement produit les objets de la consommation et les met sur
le marché. Qui oriente la demande ?... L’industrie qui massivement produit les
objets de la consommation en créant un
consommateur qui doit les absorber. Le consommateur est un sujet fictif,
artificiellement maintenu comme standard, à qui on fait croire, par le biais
d’une constante manipulation, que la compulsion d’achat conduit immanquablement
à la satisfaction. La publicité crée le
signal d’entrée, l’input de la suggestion, le consommateur la réponse,
l’output, de l’acte d’achat. De cette manière, le désir produit
artificiellement, continuellement sollicité et entretenu est en constant
décalage avec les désirs réels et vivants. Et après cela, on nous dit que
le consommateur est un être rationnel (!) Mais quoi de plus irrationnel et en
même temps, quoi de plus conformiste que la consommation ordinaire des ménages ?
De plus, l’économiste, prétend qu’il n’ignore pas que les individus sont parfois
irrationnels, (!)
mais il estime pourtant que les déviations à la norme se compensent
statistiquement et que le raisonnement peut donc en faire abstraction. De qui se
moque-t-on ? Ce sont les intérêts des grands groupes industriels qui règlent
l’offre et la demande d’abord en mondialisant tout
échange, qui perd ainsi sa dimension locale et concrète. Ensuite, comme si cela
ne suffisait pas, en faisant intervenir les calculs d’un plan de représentation
supérieur, purement spéculatif – celui de la bourse –., l’échange se
trouve complètement déconnecté de la vie
réelle. Et c’est dans ce jeu de manipulations financières, où en réalité tout
est pipé, que l’on entend dire que « collectivement la demande a un effet
qui stabilise le marché ». On a franchement l’impression que l’économisme ne
nous prend que comme un « con-sot-mateur »
qu’il a par avance conceptualisé. L’homo economicus au comportement
rationnel est un mythe ou une pure élucubration théorique ; et l’économisme
n’est qu’un discours qui ne fait que justifier une complète dérégulation
de l’échange. Bref, tout ce qu’il faut pour dire : la loi du plus fort est la
seule loi, le laisser-faire la seule pratique et l’économisme la seule
justification à fournir pour que perdurent les profits de ceux qui disposent
déjà d’un capital indécent, pendant que vivotent ceux qui n’ont presque rien.
C’est un économiste qui a dit : l’ultralibéralisme est formidable, parce qu’il
est capable de créer le plein emploi… pour tous les survivants! Ceux
qu’il n’aura pas broyés sur son passage.
Si on suivait l’économisme ambiant, il faudrait massivement inculquer aux masses l’idée que le système économique, fondé sur le sacro-saint marché et le jeu de la concurrence, appelé capitalisme, est le seul possible. C’est la fatalité qui le veut et il n’y a pas de choix autre que la fatalité, donc pas de choix du tout. Ou encore, la résignation est le seul choix « rationnel ». Comme la pente du mental l’incline à penser dans la dualité, on se croit très malin en opposant le capitalisme au collectivisme, pour distribuer raison/tort de part et d’autre. L’échec historique du communisme sert alors de justification pour assurer de manière inéluctable un ordre de fait que l’on finit par croire impossible de changer.
1) Argumentation simpliste. La pensée duelle en raison/tort et l’affrontement idéologique ne fond qu’embrouiller l’esprit. Il serait plus intelligent de tourner nos regards vers la vie et nous demander comment nous pouvons la servir au mieux. Toute économie est nécessairement « collectiviste », parce que par définition elle porte un échange qui se déroule au sein d’une conscience collective qui rejoint l’ancrage de l’homme à la Terre. Toute économie est aussi nécessairement « individualiste » car elle prend naissance dans l’expression individuelle des besoins humains, dans la puissance individuelle de transformation du travail et conserve pour objet une prospérité qui n’a de sens que pour un individu vivant et réel. L’oikos, la maison dont s’occupe l’éco-nomie, c’est tout à la fois le foyer où vit l’être humain, mais aussi la Maison aux dimensions de la Terre (texte) dont s’occupe l’éco-logie, et c’est la vie elle-même qui en occupe le centre. Le vrai problème est de savoir comment nous pouvons mettre l’économie au service de la vie. Comment l’homme peut-il devenir l’intendant de la Terre en assurant à ses semblables une vie digne et libérée de toute misère ?
Jusqu’à présent, l’économie a surtout été politisée et politisée dans des fins étroites et le plus souvent calamiteuses. Elle l’a été autrefois, de manière active et idéologique, quand on en a fait un enjeu de lutte entre des représentations dont on soulignait la rivalité. Elle l’est maintenant de manière passive, et prétendument non-idéologique, dans le reflux consistant à « se vouer principalement à l’orientation et la stimulation de la croissance économique», ce qui concrètement revient à ne plus vraiment faire de politique. La postmodernité a fini par installer l’économie dans le lieu et la place qu’occupe la politique, ce qui est exactement le sens de la dérive dans l’économisme. Et cette dérive conduit, ni plus ni moins, à perdre de vue la vie elle-même dans toutes sa richesse et sa complexité en-deçà et par-delà l’économique. Selon Edgar Morin, la politique doit affronter ce qu’il appelle le double bind :
« Ou bien elle considère que tout est désormais politique – au lieu de considérer que tout a désormais une dimension politique sans pourtant se réduire au politique – et, du coup, la possibilité de tout politiser tend au totalitarisme. Ou bien elle se fragmente en ses divers domaines, et la possibilité de les concevoir ensemble s’amenuise ou disparaît.
Du même coup, il y a dépolitisation de la politique, qui s’autodissout dans l’administration, la technique (expertise), l’économie, la pensée quantifiante (sondage, statistique). La politique en miette perd la compréhension de la vie, des souffrances, des détresses, des solitudes, des besoins non quantifiables. Tout cela contribue à une gigantesque régression démocratique, les citoyens devenant dépossédés des problèmes fondamentaux de la cité».
Comment trouver un chemin entre le Charybde de la « politique totale » vendue aux doctrinaires et le Sylla de la « politique dépolitisée » vendue aux experts comptables ? La réponse est contenue dans le titre d’Edgar Morin et Sami Naïn : Une Politique de la Civilisation. « Il y a une mission nouvelle, grandiose et terrifiante de la politique : endosser la multidimensionnalité des réalités anthropo-sociales et assumer le destin historique de l’humanité». Ce qui veut dire, sortir la politique des ornières de l’économisme, construire «une politique qui aurait pour tâche de poursuive et de développer le processus d’hominisation dans le sens de l’amélioration des relations entre humains et d’une amélioration des sociétés humaines». Nous savons que les possibilités du système nerveux humain sont en grande partie inexploitées,». De même, les possibilités d’organisation sociale de notre humanité actuelle sont encore dans l’enfance de leur développement. Si Edgar Morin adjoint l’épithète de terrifiant à celui de grandiose, c’est que l’incertitude demeure quant à l’orientation que nous pouvons donner à notre futur. « Les possibilités cérébrales de l’être humain sont fantastiques, non seulement pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Si l’homo sapiens avait dès l’origine le cerveau de Mozart, de Beethoven, de Pascal, de Pouchkine, il avait aussi celui de Staline et de Hitler… Si nous avons la possibilité de développer la planète, nous avons aussi la possibilité de la détruire». L’incertitude est grande et les défis immenses, (texte) mais ils ne prennent un sens que dans une vision plus riche et la plus élevée de ce que nous sommes en tant qu’être humain.
L’économisme réduit l’homme au statut de producteur, de vendeur ou de consommateur de biens matériels, mû par la seule motivation de son intérêt. Idée fausse qui part de l’ignorance de tout ce qu’une anthropologie sérieuse peut nous découvrir. Idée d’une ahurissante pauvreté qui ignore la puissance protéiforme de cette Vie qui se donne et cherche à se réaliser en l’homme. L’homme ne s’achève pas dans la figure du consommateur et de l’actionnaire en bourse. Il ne prend conscience de lui-même que quand il a compris, qu’ayant porté ce costume, il ne pourra jamais lui convenir. Il faut refuser la définition économique de l’humain, parce qu’elle ne concerne que le plan vital des besoins, et construire une civilisation qui libère les potentialités spirituelles de l’humain.
De même, il faut aussi refuser de croire dans la prétendue aptitude du système économique actuel à satisfaire ne serait-ce que les besoins élémentaires de l’être humain. Non seulement la société de consommation produit massivement de faux besoins, de l’inutile et engendre une dépendance à l’égard d’objets qui ne sont que des leurres, mais la prétendue « abondance » qu’elle propose ne répond même pas aux véritables besoins. Elle laisse sur le carreau l’immense majorité des hommes sur Terre. Elle jette chaque jour dans les poubelles une monumentale quantité de nourriture qui redistribuée serait largement capable de nourrir toute l’humanité. « L’abondance » dissimule la misère qui sévit partout et la logique du profit laisse croire que la richesse est à la portée de chacun, alors qu’elle est par nature constituée pour le bénéfice exclusif de quelques uns. L’une et l’autre sont inscrites dans le discours de l’économisme que l’on sert quotidiennement dans les médias – sous la forme de l’illusion soigneusement entretenue de la « croissance ». Derrière la rhétorique de la croissance, c’est la logique du profit qui s’avance masquée. Dans la prétention de ramener tous les problèmes sociaux à des problèmes économiques, il y a une récupération systématique consistant à légitimer le profit, tout en prétendant que celui-ci a des retombées vers les individus, sous la forme d’un confort et d’une aisance accrus. Il faut donc subventionner massivement les multinationales, afin qu’elles accordent ces quelques miettes dans des emplois. Il faut pour résoudre les problèmes éducatifs, laisser les entreprises avaler et digérer l’instruction publique, ce qui permettra de formater par avance des consommateurs et d’absorber l’élite intelligente dans l’unique souci de leur apprendre l’importance suprême du marketing, l’art d’augmenter les bénéfices de l’entreprise et la manière d’accroître une valeur sur les places financières. On emmènera les enfants dès cinq ans au supermarché pour leur montrer comment on fait du pain. Ils auront droit à un petit bonnet, avec le logo « A », ou « B », en évidence, à une photo gratuite et ils ramèneront un petit pain à la maison. Avec des années de conditionnement soutenu, tout naturellement, la plupart de ces enfants de la consommation n’auront d’idéal que de travailler dans la publicité. - Quand on demande à un élève de terminale ce qu’il compte faire après le bac, les plus hésitants disent qu’ils voudraient travailler dans la publicité. Les plus hargneux aussi ! - On ne peut que constater de visu à quel point ils ont bien intégré la rhétorique de l’économisme. Ils vivent dans l'euphorie de la consommation, ne se posent aucune question et n’ont d’autre rêve et d’autre idéal que de pouvoir consommer d’avantage. - Je précise que ceci n’est pas du tout une critique, juste une observation -. Le moyen le plus efficace pour réveiller l’apathie d’une classe, ce n’est pas de leur parler de la politique, de la violence, de la souffrance ou de la guerre de par le monde; non, c’est de faire une critique cinglante de la publicité ! L’effet est garanti et la stupéfaction complète. On est sûr de toucher la fibre sensible et de provoquer un émoi considérable. Pourquoi ? Parce que c’est une attaque de front de l’idéologie ambiante à laquelle depuis toujours chacun d’entre eux observe une adhésion massive et inconditionnelle. Que l’on puisse mettre en cause ce qui fait l’objet d’un contrat tacite document, ce dont la légitimité est constamment réassurée dans l’opinion, ce qui dicte le conformisme ambiant, leur semble impossible. Par le relais de la publicité, l’idéologie de la consommation est si bien inculquée à toutes les générations confondues, qu’elle sert de culture à ceux qui n’en n’ont pas et qu’elle est l’unique le terrain d’entente entre les générations. Tous des consommateurs ! D’abord sensible au pouvoir d’achat. Victoire éclatante de l’économisme. Cela fait penser à la chanson de Jacques Brel Ces gens là. :
Car chez ces gens là M’sieur,
Non on ne pense pas, M’sieur, on ne pense pas… ... On compte.
Dans les travaux de psychologie du développement social qui l’amenèrent à la publication du Cycle humain, Shri Aurobindo employait le terme barbare vital pour désigner le type humain produit par une société dirigée uniquement par une logique du « commercialisme ». Et bien nous sommes en plein dedans ! Et si l’on peut dire que la consommation en est la manifestation la plus concrète, l’économisme lui est la vitrine pseudo-scientifique de la justification théorique. Le dernier contenu de pensée de la barbarie postmoderne, cette pensée qui tient ensemble tous les intérêts et toutes les motivations, qui mesure toute valeur à l’argent et met l’argent au sommet de toutes les valeurs, qu’est-ce que c’est, sinon la vulgarisation de l’économisme ? Popper disait que : « le développement de l'économie réelle n'a rien à voir avec la science économique. Bien qu'on les enseigne comme s'il s'agissait de mathématiques, les théories économiques n'ont jamais eu la moindre utilité pratique». Il voulait montrer que d’un point de vue épistémologique, on ne pouvait pas considérer l’économie comme une science, car, tout comme la psychanalyse, elle ne se prête pas à une falsification par les faits. Il reste que la théorie existe et qu’elle existe bien pour quelque chose et qu’elle doit avoir une fonction. En dehors de sa valeur épistémologique, la fonction sociale d’une théorie réside dans l’appui qu’elle apporte à une doctrine et l’attachement doctrinal est une adhésion à des valeurs qui ici sont celles du matérialisme postmoderne.
2) Et
pendant ce temps, en raison même de nos choix, prise dans les mâchoires des
contraintes économiques, notre vie fout le camp et la planète est en péril.
Toute personne sérieuse et intelligente en a conscience, mais nous n’osons pas
prendre la décision libératrice d’une rupture avec le mode de pensée ambiant.
C’est typiquement une ornière mentale dans laquelle la pensée devient
névrotique : l’intelligence voit l’absurdité de la situation et les
contradictions dans lesquelles elle nous enferme, mais la réponse immédiate ne
suit pas. Nous sommes parvenus à un
moment clé de notre histoire où, pour sortir d’une crise que plus personne ne
peut nier, nous n’avons pas d’autre choix que de recréer notre civilisation à
neuf. Nous l’avons vu
précédemment, la bio-économie a mis à jour la relation autrefois ignorée entre
l’économie et les limites des ressources naturelles de la Terre. Le baril de
pétrole était à 10 dollars en 1999, il oscille en 2006 entre 60 et 70 dollars,
les banques elles-mêmes le chiffre de plus de 100 dollars
en 2007. Vu l’énorme place qu’il occupe
dans l’économie des biens de consommations, on ne s’étonne pas de voir un
journaliste dire que « the party’s over ». La fête est finie ! Comme le
dit Vincent Cheynet, le modèle de « la croissance » qui servait de caution à
l’économie classique doit chuter avec la fin des ressources. Il est intenable,
cela saute aux yeux. Nous ne pouvons plus exporter le modèle occidental de la
consommation sans une tromperie massive et irresponsable. Or cette tromperie est
alimentée par le discours de l’économisme. Nicholas Georgecu-Roegen le père de
la bioéconomie en concluait que la «
science économique » était à la fois et pas assez et trop matérialiste. Pas
assez matérialiste car elle ne prend pas complètement en compte la réalité
physique en allant jusqu’à la relation entre l’homme et les ressources vivantes
de la Terre. Trop matérialiste car elle réduit l’humain à la seule fonction
économique : producteur-consommateur, en négligeant précisément ce qui fait son
humanité vivante. Ce que l’homme avait autrefois appris des sagesses
traditionnelles, c’est qu’il ne pouvait mener une vie décente et heureuse qu’en
sachant modérer ses désirs. Et la modération des désirs voulait ainsi dire en
définitive vivre en accord avec la Nature. L’idéologie de la
consommation de masse et le fantasme de la croissance
indéfinie qu’elle entretient a constitué une formidable régression collective
tout à la fois dans l’art de vivre en société et dans la relation entre l’homme
et la Terre. Nous en sommes au point où « Ce qui est profane — l’argent, la
techno-science, la consommation — est sacralisé, et ce qui est sacré — les
valeurs humaines — est profané».
La décroissance ne sera certainement pas une idéologie de substitution, parce qu’elle n’est pas une idéologie du tout. Le mot dé-croissance a été construit avant tout dans une intention critique pour opérer une remise en cause des choix économique du passé. « La décroissance n’est pas l’inverse de la croissance. Une décroissance infinie est aussi absurde qu’une croissance illimitée. La décroissance est un contre-pied, un « mot obus » destiné, dans un premier temps, à briser l’« idéologie de croissance ». Ce mot a la charge symbolique nécessaire pour décloisonner l’enfermement psychique construit par une société de consommation». Décroissance sonne comme dé-cloisonnement, dés-indentification, ou encore, dans le vocabulaire technique du Yoga, de Patanjali, dés-obstruction. Il s’agit de frayer un passage pour ouvrir et tenter des alternatives. Et tout d’abord, « apprendre à vivre plus simplement, pour que d’autres puisse tout simplement vivre », comme disait Gandhi. La simplicité volontaire, (dossier) en contre-pied avec la consommation débridée, est sobriété, ce qui ne veut pas dire misère ou ascétisme. Elle veut dire jouissance plus libre et plus entière de cette vie qui d’ors et déjà nous appartient. Il nous faut entrer en résistance et sortir du système des contraintes économiques imposées, - de l’esclavage du crédit aux méfaits du lavage de cerveau publicitaire, en passant par les formes de conditionnement qui nous rendent la vie insupportable -, pour redonner à chacun un contrôle sur sa propre vie, tout en gardant une conscience très élevée de nos responsabilités à l’égard des autres et de la planète toute entière (texte). Il y a une forme d’échange qui est nourrissante et va de pair avec la qualité de la vie et une autre, la consommation, qui en est l’exacte négation. L’hyperconsommation est toxique tout à la fois pour la vie humaine et pour l’environnement. Il y a des gestes solidaires qui protègent et qui sauvent et d’autres qui ne sont qu’une affirmation égocentrique nuisible à l’expansion de la vie. Le mode de vie occidental, appelé « consommation », soutenu par l’économisme n’est pas support de vie. Il s’est développé dans une abstraction qui a perdu tout contact avec la Vie. Je n’irai pas jusqu’à dire avec certains qu’il faudra, dans l’avenir, assigner les économistes au tribunal des crimes contre l’humanité, mais toute de même, il est temps d’entrer dans une vraie prise de conscience et de refuser les compromissions.
Nous devons nous atteler à un vaste programme de recherches sur la relocalisation de l’économie, la reconstruction de villes à visage humain, sur l’invention d’une économie sans régression, mais sans l’idée que l’on doit forcément avoir toujours plus, sur la réévaluation du travail et la place du bien être dans ce qui jusqu’ici a le plus souvent été conçu comme un sacrifice etc. Par-dessus tout, il faut opérer une « désaliénation de la consommation comme système idéologique », Ce ne sont pas les idées qui manquent, ni les projets, c’est la volonté. Peut être justement parce que le souffle de la liberté nous manque et que l’enthousiasme nous fait défaut. Et puisque les politiques se sont liés les mains, la tâche en revient d’abord aux individus, à l’écocitoyen de la planète Terre, en attendant qu’un jour les politiques prennent le train en marche, pour une révolution de l’évolution au cœur de l’économie.
* *
*
Le terme d’économisme est un concept qui exprime une forme de réduction du réel. On définit ainsi le matérialisme, comme une réduction du supérieur à l’inférieur. L’économisme est la doctrine qui soutient que l’ensemble des problèmes que pose la vie en société peut être traité par la science économique. De la même manière, comme nous l’avons vu auparavant, le technicisme soutient que tous les problèmes humains ne sont que des « questions techniques ». Sur la lancée on pourrait même ajouter que le scientisme accorde le même pouvoir à la science en général, pour ce qui ressort de la pertinence du savoir.
En s’attachant au seul bien-avoir, la science économique a produit un modèle qui ne prend en compte que le plan vital de l’être humain, et encore, seulement pour autant qu’il cherche à se nourrir, à vivre dans le confort et à se reproduire. Elle a tourné le dos aux valeurs les plus élevées et à la recréation vivante de l’humain par lui-même.
* *
*
© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
Accueil.
Télécharger,
Index thématique.
Notion. Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité
autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous
devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon
ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..