Leçon 132.    L'ego et l'intention du mal    

    Dans l’attitude naturelle l’existence du mal est très difficilement acceptable. Cependant, comme dans le monde relatif nous voyons que le bien et le mal ne vont pas l’un sans l’autre, nous corrigeons parfois nos jugements. Nous nous insurgeons devant une souffrance qui auraient pu être évitée, qui ne nous semblent pas juste, qui ne devait pas se produire. Passons pour l’inévitable des calamités naturelles, mais dans le champ des actions humaines, la sanction doit être rude et exemplaire, nous voudrions le bien sans le mal, comme si l’existence du mal devrait toujours être considérée comme un scandale.

    Il n’y a pas de « problème du bien ». Le bien nous parait une expression naturelle, pour autant que toute chose cherche son expansion, pour autant que l’expansion du bonheur nous semble la loi naturelle de la vie. Mais il y a un problème du mal. Surtout, le problème du mal  est  à la racine de l’action humaine, dans nos intentions, dans l’intention de nuire, dans l’intention du mal, dans notre volonté mauvaise. (texte) Devant le théâtre sanglant de Histoire, devant la débauche de cruauté et d’ignominie dont l’homme est capable, nous en venons à penser que le mal est logé en l’homme d’une manière si viscérale qu’il n’est pas possible de l’en délivrer. Kant parle ainsi de mal radical. Ce mal, la religion l’appelle le péché. L’hypothèse du mal radical suppose que, dès la naissance l’âme a été marquée au fer rouge. La marque d’infamie du mal sur l’épaule de l’homme s’appelle le péché originel.

    Faut-il, sur ce plan de l'intention, faire un traitement complètement séparé du bien et du mal, alors que, partout dans notre expérience, ce que nous rencontrons, c’est une mixture indissociable de la dualité bien/mal ? Nous ne pouvons pas parler du mal sans évoquer le bien. Faut-il, pour rendre compte du mal, nécessairement  invoquer  l’hypothèse d’un mal radical et d’une intention mauvaise? Est-ce une nécessité logique qui nous y pousse, ou bien le parti pris de nos croyances religieuses ?

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A. Les formes de la conscience morale

Nous avons vu plus haut que le jugement moral n’avait rien à voir avec un jugement de fait ou  une observation, mais qu’il résultait nécessairement d’une comparaison et d’une évaluation. Nous disions que du point de vue de l’Etre,  le bien et le mal n’existent pas, car une chose, ou un événement est ce qu’il est dans sa neutralité. Seulement, nous disions aussi qu’il y a nos choix et l’idée que nous avons de nous-mêmes. Qui dit choix suppose des intentions humaines et dire qu’il n’y a pas de mal à ce niveau, ce serait peut être justement le mal ! Nous devons être attentif au point de vue de l’acteur et de ses intentions et entrer dans cette conscience pour examiner ce qu’est la propension au mal.

 1) Partons du support d’une représentation littéraire. L’œuvre de Dan Simmons est profondément marquée par l’obsession du mal radical. On le voit dans le cycle d’Hypérion avec la figure du Gritche. Dans L’Echiquier du Mal  Dan Simmons explicite sa position en exposant la théorie du développement moral de Kohlberg. Laurence Kohlberg est d’abord un disciple de Piaget et ses travaux portent d’abord sur le développement de l’enfant. Cependant, concernant notre problème, de ses analyses on peut retenir ceci :

a) Au niveau 1, la représentation de la morale se borne à la distinction entre plaisir et douleur, le plaisir est le bien, la douleur est le mal. C’est le stade dont l’enfant se détachera peu à peu en devenant adulte. C’est à l’enfant que l'on dit : « c’est pas bien », parce qu’il a frappé son camarade à la récréation en lui tapant sur la main pour lui faire comprendre le sens du mot « mal ». On essaye de lui montrer la douleur qu’il a pu causer. L’enfant répond aux règles culturelles seulement en fonction des conséquences hédonistes de l’action, sans égard à leur signification humaine. Un adolescent revendique souvent ce type de position et la postmodernité qui a viré à l’adolescence aussi. En ce sens, même la morale d’Epicure, bien que plus complexe, se réfère d’abord à ce niveau 1. La Lettre à Ménécée contient des passages qui justifieraient amplement son classement dans cette catégorie. C’est ce point faible de l’identification du bien au plaisir qui justifie les critiques de Sénèque dans La Vie heureuse. Sénèque est assez fin pour disculper Epicure lui-même, mais il est assez incisif dans la critique : la recherche de la vertu n’est pas la poursuite du plaisir. (texte)

b) Au niveau 2, joue la règle du donnant/donnant. Le sens moral prend appui sur l’autorité, et d’abord l’autorité des parents sur l’enfant. Est mal ce qui est interdit, est mal ce qui est assorti de punitions ; est bien ce qui est permis et qui est assorti d’une récompense. L’individu ne s’incline devant une loi que s’il a le sentiment qu’il en tirera en retour un bénéfice. L’action sert exclusivement les désirs personnels et à l’occasion, ceux d’autrui. C’est donc une morale du profit. C’est ce que montre par exemple le biologiste Henri Laborit dans le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique en évoquant constamment la dualité récompense/punition. C’est cet apprentissage qui est mis en scène dans la relation de l’adolescent avec appui extérieur qu’il trouve dans le tuteur de l’autorité. Nous avons vu que Kant, dans son Traité de Pédagogie, justifie l’importance de cette instance dans l’éducation. On peut estimer que certains individus en société, sensibles au mérite ou au blâme et à la force de l’autorité se maintiendront dans ce type de conscience morale.

c) A partir du niveau 3, la moralité devient conventionnelle et l’individu commence par chercher à satisfaire aux attentes de son milieu, à obtenir l’accord avec les autres et la conformité. La notion d’autorité s’abstrait et se transporte à l’intérieur en devenant une exigence sociale. Il s’agit « d’être quelqu’un de bien » sous le regard des autres. L’enfant interprète : être un « bon garçon » ou une « bonne fille ». L'image du moi joue un grand rôle à ce niveau, ainsi que son rapport avec un moi idéal.

d) Au niveau 4, la moralité est orientée vers le respect de la loi et de l’ordre. Le sens moral s’appuyer sur un sens du bien relevant de l’opinion, mais il s’agit maintenant de répondre aux règles sociales. Est bien ce qui est bon selon la règle que pose la majorité des hommes, est mal ce que la société réprouve. Ce type de critère est suffisant et très efficace partout où l’opinion joue un rôle, partout où le conformisme remplit son office. L’homme du niveau 4 est sensible à la voix de la « société », à la censure « si on ne fait pas son devoir ». Le sociologisme de Comte et de Durkheim se situe à ce niveau. C’est ce critère qui appuie l’idée de justice collective, sous la forme de sanction diffuse du criminel.

e) Au niveau 5, l’individu est capable d’aller au delà du consensus d’opinion, il devient plus rationnel, le critère devient alors pour lui la loi servant le bien commun. C’est un homme qui aurait compris le sens que Rousseau donne à l’idée de volonté générale, le sens de la justice subjective et l’idée de Contrat social. Il vise le bien-être de la communauté en terme de respect des droits d'autrui et de recherche d'un consensus. C’est aussi la position de l’avocat idéaliste, tel qu’on le rencontre souvent dans les romans de John Grisham. Le bien commun est alors vu dans la figure de la loi qui sert dès lors de critère moral, mais dans une dimension d’exigence de justice pour le plus grand nombre. L’individu de ce type est attaché à un sens élevé de l’intégrité. Les hommes de loi pensent l’intégrité en ces termes.

f) Au niveau 6, l’individu est porté par un altruisme qui s’affranchit des limites de la loi, des limites culturelles et ethniques et se pose dans la « bonne action » en faveur d’une cause dont la valeur éthique est indéniable et s’adresse à l’humanité. C’est la conscience morale représentée par la moralité caritative des temps modernes. C’est le modèle des Restaurants du cœur ou d’Amnesty International, des ONG, des opposants à la vivisection animale, de la lutte contre le sida, contre le racisme etc. L’homme moral du niveau 6 est un acteur engagé de la vie sociale et un militant.

g) Au niveau 7, l‘individu se fonde, non plus sur un engagement particulier ou une cause, mais sur le dépassement de la sphère des intérêts de l’ego par des principes universels qui supportent la vie. A ce stade apparaît l’amour inconditionnel, le sens vivant de la compassion et le fondement de la morale dans le Sacré. Ici Kohlberg ne mentionne que quelques noms comme Jésus, Bouddha et Gandhi, en signalant que très rares sont les hommes qui ont atteint le niveau 7.

Cette typologie décrit un développement, mais qui n’a rien de nécessaire, elle est statique. Selon Kohlberg, le plus souvent, les hommes s’installent à un niveau et y demeurent. (texte) Il n’y a que peu de possibilité de mutation possible d’un niveau vers l’autre. Le type de conscience morale de l’individu est aussi son appartenance sociale par défaut, ce qui a aussi tendance à figer le développement. Le mental a une rigidité mécanique qui maintient l’existence dans l’ornière d’un type de conduite. Il ne faut pas compter sur le temps psychologique pour qu’un individu puisse moralement changer. Ce serait escompter une conversion intérieure qui tient presque du miracle. Par exemple, le consommateur que l’on trouve au niveau 1, restera un épicurien primaire et il justifiera d’abord la dualité bien/mal en terme de plaisir/douleur. Il restera sourd à une autre logique. Ou encore, il profitera de son bien et mesurera le mal à un calcul défavorable ou un déplaisir. Si la dualité plaisir/douleur n’est pas présente dans une argumentation, elle le laissera de froid. Il y aura aussi toujours des hommes attachés la reconnaissance sociale et aux décorations, comme des extrémistes dans leurs vues et kapo dans leur morale. La rigidité mentale du niveau 3 est suffisamment charpentée, pour que d’elle-même, elle ne soit jamais modifiée. Ce serait demander un saut, et un saut entraînant une rupture sociale évidente. Les bonnes gens du niveau 4 se rassurent si aisément les uns les autres, qu’ils n’iront pas d’eux mêmes faire le pas vers un niveau plus élevé. Ils se complaisent dans leur vision habituelle, mettent en avant le souci de l’ordre social et ils ont bonne conscience ainsi. Le militant du niveau 6 tire sa fierté de ses sacrifices et de ses luttes. Passer au niveau 7 l’obligerait à une révision d’un système de valeurs qui le justifie amplement sous le regard d’autrui.

2) Mais il y a un hic ! Kohlberg est tombé devant une autre possibilité : l’existence d’un niveau 0 du développement moral, hypothèse que va développer Dan Simmons dans L’Echiquier du mal. Il existerait des individus dépourvus de sens moral. Une sorte d’insensibilité au mal, une absence d’empathie. En psychiatrie on dit que la santé mentale se traduit par l’empathie, et on parle de folie morale chez certains sujets qui semble dépourvu de toute empathie. C’est évidemment très inquiétant, car de tels individus ne se rendent tout simplement pas compte de ce qu’ils font. Où Dan Simmons innove, c’est en supposant l’existence de personnalités de niveau 0 douées de facultés psychiques supérieures, tel l’Oberst du roman, et pour qui la domination des hommes est un plaisir et la souffrance donnée une fête. C’est dans les camps de concentration que le roman débute et c’est un tortionnaire de niveau 0 que poursuivra Saul, le héros. Chez Dan Simmons, les individus du niveau 0 sont des vampires, ils absorbent l’énergie psychique de leurs victimes. Plus le vampire exerce son « Talent », plus il pratique le « Festin », plus il rajeunit. Dans cette vision, les tyrans de l’Histoire seraient des personnalités niveau 0. Le concept de hiérarchie de domination dans l’humanité , serait parrainé par des individus de niveau 0, incarnations par excellence de la volonté de puissance. Dan Simmons accuse l’évolution biologique d’en être la cause, car c’est elle qui aurait provoquée la mutation biologique dotant certains hommes du « Talent ». Nous avons vu que chaque niveau de moralité possède son argumentaire propre. Willi Borden, (le bourreau), soutient lui que contrairement à ce que pense Saul, (le psychiatre qui le traque), la violence est l’essence de la condition humaine et non une maladie. Il prétend que ceux qui possèdent le Talent ont seulement un peu l’amour de la violence que la plupart des hommes. C’est le discours d’une sorte de Calliclès monstrueux en quelque sorte.

Quelle est la motivation des niveaux 0 ? Ce que veut montrer Dan Simmons, c’est qu’au niveau 0, le but de l’existence n’est plus que perversité pure, le jeu avec la violence et le plaisir de faire souffrir : la symbolique est celle du jeu d’échecs avec des malheureux pions que sont les humains. Tel est le prototype réactualisé de la personnalité démoniaque, car ce n’est plus de l’humain, l’humain commence au niveau 1. A partir du niveau 1 on pourrait à la rigueur admettre que les hommes ne font le mal que par ignorance. Selon Saul, un homme n’est pas pervers par nature, même s’ il peut être méchant. Les individus du niveau 0 ne sont plus humains, bien qu’ils aient l’apparence de l’humain, on a donc affaire à une monstruosité morale. Pour Dan Simmons, qui s’appuie largement sur le judaïsme, le mal n’est pas accidentel, il existerait une intention démoniaque, une volonté du mal, volonté qui serait même assortie d’une volonté de puissance supérieure à la moyenne. De ce point de vue, il est possible de corriger la méchanceté, donc, sur le plan humain, à partir du niveau 1, la position de Saul est défendable. Mais si on admet la perversité pure du niveau 0, la seule solution, pour la société de se protéger, c’est de supprimer purement et simplement l’individu dangereux. Ce qui revient à chasser les démons.
 

B. Le mal absolu et l’ignorance

    Ce qui nous ramène tout droit à un débat classique dans l’histoire de la philosophie occidentale, ui oppose le point de vue du christianisme à Socrate. Saint Paul objecte à Socrate l’existence d’une volonté mauvaise en l’homme, liée au péché originel, c’est-à-dire une volonté du mal pour le mal. Socrate admettait à l’inverse que toute volonté recherche le bien, ou le bonheur et n’est mauvaise qu’indirectement et non par intention délibérée. Comme on cherche à enlever un obstacle qui nous barre la route, on fait du mal à celui qui entrave nos désirs.

    1) Dostoïevski disait qu’il suffit du supplice d’un enfant innocent, pour prouver que le Mal absolu existe et que le monde est mauvais, ce que la littérature contemporaine a amplement montré, comme dans Voyage au bout de la nuit de Céline. Le personnage de Bébert est l’innocent supplicié à mort, frappé par la force aveugle d’un destin absurde, ce qui est une formulation du mal absolu. Pourtant, Céline ne peut pas figurer le mal absolu sans le relier au champ relatif d’un mal social. L’homme est certes aux prises avec un monde mauvais, mais sa souffrance n’existe que sur le fond de la misère. L’hypothèse du Mal absolu implique une corruption originelle, une nature mauvaise qui gangrène la réalité et la tire vers le néant. Quand l’homme prête son appui au mal, le nihilisme fait son office mortuaire, la force aveugle du Mal, devient le supplice organisé des innocents, par d’autres êtres humains. A ce point, l’horreur de la situation est indicible et la perversion semble achevée. C’est pourquoi les camps de concentration sont l’expression du nihilisme absolu, l’expression du mal radical en l’homme.
    La conduite de Bardamu et d’Oscar, confine à l’exhibition de la cruauté. Il s’agit de faire le mal pour le mal et de le montrer en détruisant toutes les assurances du bien et ses repères. Donc de l’étaler dans la représentation. Par exemple, Oscar ne se contente pas de donner à Matzerath l’insigne du parti nazi au moment de l’arrivée des Russes, il va plus loin : « Oscar se fit un aveu : il avait tué Matzerath de propos délibéré, parce que ce dernier n’était pas seulement son père présumé, mais aussi son père réel ; et aussi parce qu’il en avait assez de traîner un père à travers l’existence.» Céline joue à fond la carte du cynisme de l’exhibition du mal pour le mal. A côté, la mauvaise foi n’est jamais qu’une méchanceté larvée. Une méchanceté qui ne dit pas son nom et se voile ses propres intentions mauvaises et les gardent en réserve dans l’obscurité. Le cynisme du mal revendique l’obscurité. Dans Voyage au bout de la nuit, Céline cherche délibérément l’expression de l’obscénité et de l’ignominie. Bardamu se montre ignoble avec Lola : il vient d’apprendre que la mère de Lola est atteinte d’un cancer : « Je pris l’offensive : « Lola, prêtez-moi je vous prie l’argent que vous m’avez promis ou bien je coucherai ici et vous m’entendrez vous répéter tout ce que je sais sur le cancer, ses complications, ses hérédités, car il est héréditaire, Lola, le cancer. Ne l’oublions pas ! ". Le procédé littéraire est radical, car ici la compromission dans le mal emporte le lecteur à travers l’usage de l’humour noir. Nous rions avec un gueux qui exhibe sa méchanceté, et ce rire nous atteint dans notre propre méchanceté en l’exprimant et parvient ainsi à nous diviser de l’intérieur. La volonté du mal est toujours de créer de la division. Bardamu est ignoble et se montre comme tel, et cela nous fait rire méchamment. Nous rions en convoquant notre propre méchanceté. Dans un autre passage (le livre fourmille d’exemples), on a aussi le droit de se glisser dans la peau du gueux lorsqu’il livre Matzerath aux Russes, quelques années après avoir livré Jan Bronski aux Allemands. Faire cela, le mal directement : nous reconnaissons nos propres démons en nous–même, tout en les refusant, sous la figure de ces personnages qui se disent foncièrement mauvais. Mais le paradoxe, c’est que justement, le fait même d’exposer le mal à la lumière de la conscience, crée une distance avec la représentation elle-même. La conscience effectue une mise en lumière de cette nuit qui donc n’est plus vraiment une nuit. Comme ces personnages avouent leur perversité, ils ne peuvent pas être tout à fait mauvais dans leur être même. Ils sont des personnages. Comme Sartre l’a montré, se dire mauvais, c’est immédiatement poser l’existence d’un Bien, c’est faire exactement, délibérément, le contraire de ce qui serait le bien. « Faire le Mal pour le Mal, c’est très exactement faire tout exprès le contraire de ce que l’on continue d’affirmer comme le Bien. C’est vouloir ce qu’on ne veut pas –puisque l’on continue d’abhorrer les puissances mauvaises- et ne pas vouloir ce qu’on veut –puisque le Bien se définit toujours comme l’objet et la fin de la volonté profonde". Le cynisme d’Oscar et de Bardamu consiste à afficher leur caractère maligne, -leur parenté avec le Malin- en confirmant l’existence du Bien, tout en faisant en sorte que celui-ci ne soit plus pensable de manière naturelle. La bonté naturelle devient niaiserie. Voir les « curieux accouplements », lors de la panne d’électricité provoquée par Oscar et l’absence de réaction d’Hedwige Bronski, « assise dans la lumière des bougies avec ses bons yeux de vache ». Ou encore le ridicule associé au bien, car même Markus est comique quand il déclare son amour. Voyage au bout de la nuit est un crépuscule qui appelle l’apocalypse, les ténèbres du mal où la lumière du bien ne peut plus percer et où l’humanité est gangrenée de l’intérieur. Un panier avec des pommes pourries. Si la lumière du bien peut percer, ce ne peut être que de manière miraculeuse et non pas de façon naturelle. (texte)

    On voit donc que l’hypothèse du Mal absolu ne tient qu’en supposant un Bien absolu, dans la dualité Bien/Mal, un bien qui en est l’intention opposée. On supposera donc une e lutte sans merci entre deux principes : Dieu/Diable. Dieu représente la Bonté infinie, la Beauté, la Sagesse, le Diable représente la cruauté, la laideur, la folie etc. Quels que soient les noms que l’on donne à cette dualité, c’est dans le domaine de la religion que sa représentation prend corps. Si on suppose un Dieu qui est l’incarnation du Bien, l’existence de la violence, de la bassesse, de l’ignominie est un scandale, et ce scandale appelle à la reconnaissance des œuvres du Diable. Dans les Évangiles, Jésus combat le mal en délivrant celui qui en est possédé. Il combat le démon. Le mal ne saurait être de ce point de vue une simple collection de maux qui accompagnerait l’existence, le mal n’est pas relatif, le mal est encore moins un effet voulu de contraste dans le monde, ni l’objet d’un jugement de valeur différent suivant les époques et les lieux. Non, du point de vue théologique, dans les religions sémitiques, le mal en soi existe et il prend possession de la volonté de l’homme, qui devient volonté mauvaise, volonté d’un homme à l’esprit impur et qu’il faut purifier. Il est dit dans les Évangiles que le Christ prend sur lui les péchés du monde, comme le magnétiseur prend la douleur du malade sur lui-même. En allant jusqu’au bout de la justification, le monde créé n’était bon qu’en tant que proto-création, au paradis, il est devenu mauvais depuis la Chute. L’humanité n’est pas bonne, la race humaine est « engeance de vipères », car elle a écouté le Serpent, la voix du malin, l’Autre en face de Dieu, et le Péché originel marque l'humanité d’une Faute irréparable ici-bas. La culpabilité doit suivre l’homme comme son ombre et c’est pourquoi le premier sentiment religieux est la crainte de Dieu. (texte)

2) Face à la puissance rhétorique de cette représentation, la défense socratique paraît bien naïve. Ce que Socrate soutient, c’est que de son propre point de vue, tout homme cherche ce qui est bon et croit faire ce qui y contribue. Du point de vue de son propre système de valeur, personne ne cherche ce qui est mauvais. L’adage célèbre de Socrate dit que nul n’est méchant volontairement, ce qui signifie que nul ne veut sciemment le mal. Pourquoi ? Parce qu’une telle volonté ne saurait être réfléchie, tout être intelligent, tout être doué de réflexion, ne peut rechercher dans son action autre chose que ce qu’il juge comme étant son bien. C’est un principe de conduite élémentaire d’un être doué de conscience. Ou alors il faudrait suivre aveuglément une prescription extérieure, exécuter un conditionnement de manière mécanique. Si chacun commence par être sa propre lumière et l’arbitre de ses décisions, il cherchera nécessairement ce qui lui parait bon. Si les termes bien/mal ne sont pas de simples préjugés collectifs, c’est qu’ils ont un sens pour celui qui les prononce, un sens relatif à une visée consciente.  Il n’est pas nécessaire pour supposer une volonté du bien d’exiger l’altruisme contre soi-même. Il est bien de se vouloir du bien et on ne voit pas comment on pourrait vouloir du bien à un autre que soi, sans vouloir son propre bien. En toute cohérence, je ne saurais donc vouloir le mal, car ce serait vouloir mon mal. C’est impossible. Je ne peux que me vouloir du bien. Le Soi ne se veut que du bien et si le Soi est étendu à tout l’univers, il ne voudra spontanément que le bien de tout ce qui existe. Se vouloir du bien est le commencement de la bonté. Par conséquent, celui qui recherche quelque chose de « mal », ce qui est susceptible du lui causer un tort, ou de causer un tort à d’autres,  se trompe. S’il était réellement lucide, s’il savait vraiment que c’est un mal, il ne le voudrait pas. Nul ne veut éprouver du mal, être malheureux et souffrir. Ce qui n’est que l’envers d’une affirmation indiscutable : nous voulons tous être heureux.

Ainsi, Socrate montre que nul ne choisit le mal exprès, ne fait le mal volontairement, mais seulement par ignorance. Ainsi, la vertu, la bonne conduite, suppose une au minimum un sens de la mesure, capable de nous affranchir de l’apparence ou de l’impression du moment, afin de faire un choix éclairé. L’ignorant s’égare et commet des erreurs. Il ne sait même pas comment faire pour aller là où il prétend aller. Il ne veille pas aux conséquences, alors qu’aucune action n’est sans conséquences et que les conséquences, une fois lancées, sont au-delà de notre maîtrise. Il n’a pas le sens de la mesure, alors que précisément, le plus simple degré de la sagesse est de garder le sens de la mesure. L’ignorance est un foyer chaotique d’action parce qu’elle est aveugle et inconsciente. Cela suffit pour faire du mal un problème sans qu’il soit nécessaire de supposer en plus une volonté sciemment mauvaise. Socrate n’hésite pas à dire qu’il vaut mieux subir l’injustice de que la commettre, ce que Gandhi répètera et montrera dans la théorie de la non-violence.

Bien sûr, les grecs étaient aussi sensibles à l’idée d’une possession de la volonté par une force surnaturelle. Cependant, ils ne pensaient même pas que les daimon étaient mauvais. Dans le Banquet, l’amour aussi est un daimon. Après tout, l’artiste inspiré est aussi possédé par le dieu, comme la Pythie. C’est le christianisme qui diabolisera le daimon socratique et inventera le Démon. C’est à la tragédie et à la musique que l’on demandait d’effectuer une catharsis de l’excès des passions humaines. C’est à l’éducation que l’on demandait une purification capable de préparer la conversion intérieure de l’homme dit « mauvais ». Un homme ne peut être foncièrement mauvais, il ne l’est que par de mauvaises tendances. En tout état de cause, la volonté humaine ne saurait être perverse, elle ne peut qu’être méchante, sous l’influence, il est vrai considérable, de tendances, de pulsions. Il ne faut pas sous estimer les forces inconscientes. Les grecs n’avaient pas de «mauvais diable » symétrique d’un « bon Dieu » à la manière des chrétiens. Peut être en raison de leur polythéisme naïf et folklorique, ce qui ne les empêchait pas d’avoir le sens du Sacré. L’idée traditionnelle selon laquelle la mort ne peut constituer qu’un passage allait dans le même sens. Platon évoque à maintes reprises la renaissance de l’âme. On sait que Pythagore racontait ses vies antérieures. Si l’hypothèse de la renaissance contient quelque vérité, il n’existe pas d’âme strictement mauvaise, ni de mal absolu. L’âme aura après la mort connaissance de ses actions.

Ce qui veut dire que la puissance qui préside à la Manifestation est l’Un sans second, elle n’est ni un juge impitoyable, ni un despote jaloux et vindicatif, elle ne saurait avoir d’attente, d’exigence ou de besoin. Elle contient en elle toutes les forces et toutes les puissances qui soutiennent la Nature, c’est-à-dire tout la fois la création, la conservation et la destruction. Cette puissance, qui est la Vie de l’univers, est présente en toutes choses et réside dans le soi de chacun. La Vie se donne perpétuellement à elle-même dans le Soi, comme amour de soi. Le premier sentiment religieux dans ce cas n’est certainement pas la crainte. Il doit commencer dans l'éveil de la conscience par l’émerveillement et s’élever ensuite dans l’amour.

C. L’archétype du mal

 Laissons donc à l’homme la responsabilité du mal dans la portée de ses intentions et n’ayons d’égard qu’à la racine de l’intention. En d’autres termes, qui peut vouloir le mal ? Et la réponse est claire. Nécessairement l’ego. Baudelaire écrit durement dans Mon coeur mis à nu, au sujet du commerce ceci : « Le commerce, c'est le prêté rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne… Le commerce est satanique, parce qu'il est une des formes de l'égoïsme, et la plus basse, et la plus vile ». Il y a ici une idée importante : la racine du mal se situe dans l’égoïsme et l’égoïsme est à l’opposé du don. Quel rapport y a-t-il entre l’ego et le mal ?

    1) Selon Louis Lavelle, dans Le Mal et la Souffrance, nous avons devant la nature trois attitudes caractéristiques :

a) « La première, qui est optimiste et charmante, consiste à la louer toujours, soit dans le spectacle qu’elle nous donne et qui possède une admirable valeur artistique, soit dans les instincts qu’elle met en nous, et que la pensée ne fait jamais que corrompre ». C’est un reproche que l’on ferait aux grecs et une idée que l’on retrouve chez Rousseau et les romantiques. Idée combattue avec vigueur par John Stuart Mill.

b) « La seconde attitude est inverse de la précédente : elle considère la nature avec pessimisme et la trouve toujours mauvaise. Il y a au fond de beaucoup de consciences un vieux dualisme manichéen ». Nous venons de voir que cette attitude est assez caractéristique de la représentation des religions du Livre.

c) « il y a une troisième attitude qui consiste à prétendre qu’en elle-même la nature n’est ni bonne ni mauvaise. Seulement l’esprit, dès qu’il paraît, consacre les ressources de son invention à en disposer ». (texte)

    En disposer, c’est la posséder, la dominer et l’asservir. L’homme dispose de la Nature, avons-nous vu, et il introduit dans la Nature des effets dont les conséquences s’étendent à toutes choses et lui reviennent. La manière dont l’homme agit dans la Nature et y prend position est essentielle, car elle se retrouve constamment dans sa relation avec l’autre homme. Ainsi, « toute la question est de savoir ou bien considérer le moi comme le centre du monde et tourner le monde à son usage, ou bien faire du moi le véhicule de l’esprit par lequel le monde tout entier doit être pénétré pour recevoir une signification et une valeur ». Ou bien l’action est centrée sur l’ego, son usage, ses profits et ses pertes, ses calculs, ou bien l’ego se laisse traverser et dans ce cas, il donne une valeur plus élevée que ses fins limitées. C’est précisément la différence entre l’égoïsme et le don. L’égoïsme saisit, cherche à posséder, il ne veut connaître que pour faire sien, comme il fait sien tout objet. Le savoir et son application technique donnent cette possibilité d’un empire sur l’objet, dans le champ du visible et la volonté de puissance fait le reste. Lavelle ajoute : « le bien est invisible, qu’il ne peut pas être saisi comme un objet, et qu’il se découvre mystérieusement à celui qui le veut, mais non point à celui qui le regarde. Dans la volonté qui fait le bien, le moi s’éloigne de lui-même et s’oublie ; dès qu’il cherche à le connaître, c’est pour s’en emparer et le rendre sien ; il suffit qu’il commence à le penser pour cesser de le faire. En ce sens, on comprend donc que la connaissance du bien et du mal, ce soit déjà le mal, puisqu’elle change le bien en mal par le désir même qu’elle a d’en faire son bien ». Le bien n’advient qu’au-delà de l’ego et à travers lui, dans une unité vivante qu’il ne peut pas saisir. L’égoïsme s’oppose à l’expression de l’unité de la Vie. L’égoïsme est plus fort que l’ego lui-même. Il s’immisce dans toutes les formes de l’activité humaine et recouvre tout. C’est lui qui étend les tentacules de son pouvoir à tous les niveaux de la vie, c’est lui qui retient, cache, c’est encore lui qui dénie l’âme, flétrit l’esprit, atteint le corps et paralyse le vouloir au cœur de la société. C’est l’égoïsme qui, ne songeant qu’à lui-même, opère en retrait, toujours dissimulé. (texte) C’est toujours en son nom, que l’on commet les pires crimes. C’est l’égoïsme qui tue l’amour et détruit, parce qu’il est à l’origine de la division de la séparation. C’est le principe même de la division entre le ciel et la Terre. L’égoïsme est l’archétype du mal.

    Intuitivement, nous savons que « les formes du bien convergent les unes avec les autres. Nous pouvons multiplier les vertus et même les opposer entre elles, insister sur la diversité des vocations
morales : pourtant le propre de ces vertus, c’est de produire un accord entre les différentes puissances de la conscience, alors que le mal se définit toujours comme une séparation, la rupture d’une harmonie, soit dans le même être, soit entre tous les êtres ». Partout où la division étend son empire, la terre se fendille dans la séparation, le sol se dérobe et la peur fait son office. Dans Les Racines du mal, Maurice le Dantec donne de la perversité une interprétation dans ce sens. Selon lui, l’intention du mal naîtrait d’une perte du sens de l’unité avec ce qui est. Le péché originel, dont parle le christianisme, n’est pas d’avoir voulu acquérir la connaissance. Au contraire, c’était là une bénédiction originelle. La faute c’est « de s’approprier la Connaissance en se détachant de la Foi, de l’Éthique… L’homme a brisé l’unité ». Ainsi, pour revenir au roman, « le tueur en série est complètement coupé de l’Unité. Il vit tout seul, dans sa forteresse étanche, en même temps que les frontières de son ego s’estompent ». Il sollicite à l’excès les forces de la Destruction. Les racines qui le relient à la Vie, à la Beauté et à l’Unité - l’arbre de la Vie - sont coupées. « A la place ont germé les racines de l’Arbre de Mort. Les Racines du Mal ». Pourtant, l’évolution opère constamment à un rééquilibrage : « dans le très étroit inter-monde de l’humanité et de l’histoire, ce qui survit, c’est ce qui est le plus juste. C'est-à-dire ce qui équilibre au mieux le bien et le mal nécessaire à l’expansion de la vie consciente ». L’intention de produire la division est contradictoire, parce que jamais un seul instant la Vie ne cesse de demeurer une. La séparation n’existe pas, même quand on croit pouvoir la produire. Il ne peut y avoir qu’une illusion de la séparation, une croyance dans la séparation et la prolifération de ses conséquences dans l’intériorité spirituelle, dans la vie en relation et sur le plan collectif des relations politiques. (texte)

  
  2) Mais cette croyance est toujours disponible et elle est aussi efficiente. L’unité de la Vie n’est pas contraignante. Elle n’est pas totalitaire, comme le sont les régimes politiques qui enrégimentent les esprits dans une pensée unique. Elle laisse toute sa place au libre-arbitre. Nous disons que nous avons un code du bien/mal à travers une morale, c’est-à-dire que nous fixons des règles du bien/mal. Nous disons qu’il est mauvais de ceci ou de cela, de blesser, de voler, de tuer, en accord avec ce que nous tentons de faire. Cela signifie qu’en réalité, nous inventons librement les règles à mesure que nous avançons. La vie est un processus dans lequel nous décidons à chaque instant ce que nous sommes. Elle consiste à choisir qui je suis et à en faire l’expérience. Au fur et à mesure, que nous élargissons notre idée de nous-mêmes, nous inventons des règles pour l’envelopper, des règles avec de nouvelles obligations et de nouvelles interdictions. L’ego ne peut pas affronter l’unité intégrale de la Vie. Il se donne des frontières invisibles qui retiennent ce qui dans l’être n’a pas de limite. L’unité illimitée de la vie ne peut pas être limitée, mais il est possible de se limiter soi-même en créant un concept, celui de l’idée du moi. Avec l’idée du moi, nous pouvons imaginer des frontières, ce qui est la manière la plus simple de se connaître soi-même dans la singularité. L’ego crée la division bien/mal pour définir qui il est. Mais comme les frontières sont fictives, il les modifie sans cesse en fonction de l’idée qu’il a de lui-même. Ce qui est assez intéressant à observer, c’est qu’il ne voit pas ce processus, surtout quand il est confronté à autrui. Aussi croit-il facilement qu’il y a des pommes pourries dans le panier de l’humain. En réalité, il n’y a que des personnes qui se représentent un modèle différent d’eux-mêmes. Ce qui fait partie du jeu de la liberté humaine.

Là où le jeu tourne au drame, c’est quand l’ego croit qu’il est le seul à savoir ce qu’est le bien/mal, le seul qui se prétend raisonnable et qu’il pense que tous les autres sont fous. C’est exactement le genre de croyance qui propulse la violence et justifie la guerre. La croyance issue de l’égoïsme viscéral. D’où l’importance considérable de la compréhension de ce qu’est l’ego et du travail sur l’ego. L’erreur commune du moralisme a toujours été d’en rester à une condamnation des actes mauvais. Nous savons, que vouloir faire la morale n’a jamais converti personne. La connaissance seule peut aller en profondeur. Le moralisme ne produira jamais de sagesse. Le moralisme sans la connaissance de la structure de l’ego et le souci réel d’un travail sur soi est ignorance. Le véritable défi de l’Éthique (pas de la morale), c’est d’entrer dans la connaissance de soi, de mettre constamment en lumière l’ego et ses motivations et ceci de façon concrète. Ce qui veut dire sur moi-même à chaque instant. C’est un travail de la lucidité et non du jugement moral. L’ego est venu à l’existence par l’intermédiaire de la conscience afin de signifier sa propre individualité et de mettre en avant sa propre singularité. Cependant, quand nous disons être conscient, c’est avant tout parce que nous sommes conscience-de-quelque-chose. Le moi dans l’attitude naturelle, dans la vigilance, est englué dans la relation sujet/objet, il n’est que virtuellement conscient de lui-même. La conscience-de-soi n’est pas la vigilance. La virtualité de la conscience s’éveille seulement dans la lucidité, quand le témoin intérieur observe et met en lumière les activités de l’ego pour les éclairer. Les activités égocentriques du moi se déploient dans des constructions mentales. De fait, le mental et l’ego ne sont pas différents. Le moi est une pensée repliée sur elle-même, qui s’affirme dans ce que nous appelons la moïté, la tendance du sujet à s’approprier. Le moi s’affirme dans le désir de possession et il fonctionne très nettement dans la dualité, désir/aversion. « Moi je veux ce qui est bon pour moi », « moi, je ne veux pas ce qui est mauvais pour moi ». Les désirs de l’ego se ressemblent tous. Il sont toujours dans le même registre. Sans la relation intentionnelle sujet-objet l’ego n’apparaîtrait pas. Sans la représentation sujet/objet, l’ego ne peut non plus se manifester. Il est en réalité impermanent, et ce qu’il cherche, c’est à se donner une existence sous une forme quelconque, dans un personnage, afin de confirmer qu’il est le sujet réel, qu’il est l’âme. L'ego prétend montrer qu’il est bien « quelque chose » qui possède une existence séparée, indépendante et suffisante. Si nous écoutons bien la résonance de l’affirmation « moi !» ,  telle qu’elle peut être prononcée autour de nous, nous verrons immédiatement ces caractères : « je suis différent et je me pose comme tel, je me plante face à vous dans mon indépendance, je suis une entité suffisante ». En bref : moi !

La part de fiction –pour ne pas dire d’illusion- contenue dans ce genre d’affirmation est la cible de tout travail spirituel sérieux.  Les questions : Qui veut du mal ? Qui a l’intention de nuire ? Qui souffre ? et  Qui veut faire souffrir ? méritent d’être posées dans toute leur radicalité. Elle convoque immédiatement l’ego et elle tire les fils de ses pensées dans ses motivations. La rencontre n’est pas flatteuse, mais elle en vaut la chandelle. Comme l’indique remarquablement S. Prajnanpad, l’aptitude de l’ego à se dissimuler est étonnante, mais au bout du compte,  l’ego n’est finalement qu’un petit personnage. Un personnage qui est une caricature d’habitudes prises et qui n’est fonctionnel que parce que nous ne le voyons pas. Dès qu’il est surpris, il est foudroyé et la conscience retrouve son état naturel.

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Il y a bien une intention du mal, mais rigoureusement, il n’est pas d’intention du bien. L’ego est traversé par le don sans en être l’auteur. Krishnamurti dit à ce sujet que nous ne laissons pas le bien s’épanouir et que nous lui faisons obstacle le plus souvent. Le mal n’est pas dans la Nature, il ne réside pas dans l’objet. Il n’est pas la conséquence d’une évaluation en général, mais l’effet d’un choix erroné qui ne voit pas en quoi elle se compromet avec une tendance destructrice. Une volonté foncière du mal ne peut exister sans la recherche de quelque bien. Il est en fait très difficile, autrement que par la fiction, de se figurer une véritable volonté perverse. Il faut convoquer tout un arsenal de croyances pour l’appuyer, et notamment une représentation duelle, un manichéisme de type religieux.

Il est pertinent de cerner le mal à partir de l’empire de l’égoïsme. Cela nous met d’abord directement en cause, sans que nous ayons les moyens d’aller chercher un refuge de mauvaise foi dans l’idée d’une nature mauvaise, dans l’empire d’un diable ou même d’un inconscient mauvais. D’autre part, l’égoïsme peut être dévoilé dans tous ses replis, ce qui nous reconduit tout droit à la structure de l’ego.

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     © Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan,
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