Kant, dans ses Opuscules sur l’Histoire, ne cherchait guère à faire des prophéties ou à parier sur les progrès futurs du genre humain. Il pensait que la véritable mesure de l’œuvre d’un homme est modeste et tient à la contribution qu’il a pu apporter au perfectionnement indéfini du genre humain. (document) Ceux-là méritent d’être appelés des grands hommes qui ont consacré leur vie à ce travail. Nous autres, héritiers d’œuvres d’envergure, ne pouvons que les remercier de nous avoir légué une part de ce que l’homme peut faire de meilleur.
Mais créer dans quelle adversité ! Si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, aux dires de Hegel, rien de grand ne s’est accompli non plus sans rencontrer l’adversité ! Toute création authentique est révolutionnaire. Il fallait une détermination sans faille pour porter le message de la non-violence. Gandhi n’a guère connu la facilité. Il a rencontré partout l’adversité. La grandeur d’âme se mesure à l’aptitude à traverser l’adversité sans être intérieurement détruit. C’est une très haute leçon qui est constante dans le stoïcisme d’Epictète.
En ces temps de confusion et de fureur qui sont les nôtres, c’est une leçon dont nous avons besoin. Quand nous essayons de faire au mieux de nos ressources et de nos forces et que pourtant nous rencontrons partout mauvaise volonté, hostilité et mécompréhension, il faut savoir passer outre et traverser l’adversité.
Cependant, cette ténacité ne peut-elle pas aussi traduire une volonté bornée, étroite ou fanatique ? Et si les obstacles rencontrés étaient autant d’indications de nos erreurs ? Une volonté obstinée, mais aveugle et têtue, dans le contrecoup que lui offre le miroir de la relation, devrait apprendre que « l’adversité » qu’elle rencontre est là pour lui dire qu’elle se fourvoie. Alors ? Quelles leçons devons-nous tirer de l’adversité ? Une leçon de force intérieure ou d’acceptation de la réalité ?
* *
*
Nous n’avons pas à prendre seulement en considération des exemples en dehors de la destinée qui est la nôtre pour nous attacher à des héros de l’Histoire. Restons proche de notre situation d’expérience. En tout homme il y a de la grandeur et nous savons tous ce que veut dire le mot adversité. Mais il importe de bien comprendre ce qu’il implique et ce qu’il décrit exactement. (texte)
1) Revenons
sur la distinction entre l’état de veille
et l’état de rêve et sa portée que nous
avions soulignée dans le contexte de la responsabilité.
Dans le rêve, tout est possible, tout est immédiat et rien ne prête à
conséquence. Je peux rêver marcher aux côtés d’un top model, vivre dans
l’opulence et vaincre mes ennemis avec une dérisoire facilité. Rien n’oppose de
résistance. Pas d’adversité à traverser pour atteindre un but, que celui-ci soit
trivial ou élevé. Par contre, dans l’état de veille, le chemin entre un désir et
sa réalisation est semé d’embûches. Là, il faut faire face à
l’adversité sous la
forme de toutes sortes de résistances. Il nous faut la détermination, le soin,
la diligence et la patience du temps. Il
n’y a plus la magie onirique d’une satisfaction immédiate.
Malheureusement, nous vivons dans une société dont la mentalité incline au fantasme et penche allègrement pour la facilité. Au fond le consommateur, il voudrait tout et tout de suite, c’est ce qu’on lui dit tout le temps. Le consommateur doit rester dans la facilité. C’est un rêveur. Une génération de consommateurs élevée dans une bulle d’aisance et d’oisiveté n’a jamais la trempe nécessaire quand il s’agit d’affronter la vie et ses multiples défis. Elle est vite balayée par l’adversité qu’elle rencontre. Dans une société qui s’attache plus à former des consommateurs qu’à éduquer des êtres humains, la rencontre de la complexité de la vie est difficile. On peut aussi ajouter que l’individu dans nos sociétés a aussi la résignation et du défaitisme. Ce serait beaucoup lui demander que de garder la passion intacte, d’aller de l’avant pour traverser l’adversité. Sans compter la tentation constante des fuites dans toutes sortes de compensations qui est la marque même de notre postmodernité. Nous le voyons bien avec nos étudiants qui, à la première difficulté renoncent et cherchent à se recaser vers de plus en plus de facilité. Là-dessus, nous pouvons largement être d’accord, c’est bien un trait typique de notre culture occidentale : l’incitation constante à la recherche de la facilité et l’absence totale de préparation des individus à savoir garder une constance au milieu des difficultés. La loi ambiante privilégie l’inertie. Dans l’environnement mental qui est le nôtre, ce que nous souhaitons inconsciemment, c’est que la vie soit aussi légère et facile que dans les publicités, que la vie soit un grand supermarché où il n’y a qu’à se servir et surtout pas de difficultés à traverser. Cocooning social. Encore du fantasme et un mensonge collectif patiemment entretenu. Nous apprenons la réussite sociale, sans apprendre simultanément ses revers. La dualité est pourtant là : réussite/échec vont ensemble et si on veut prendre la vie à bras le corps, il faut tout attraper. Accepter l’un et l’autre comme des possibilités égales. Si vous croyez dans la valeur de la compétition sociale, il faut savoir par avance que la réussite des uns suppose nécessairement l’échec des autres. C’est comme au jeu. Pour qu’il y ait un gagnant il faut qu’il y ait des milliers de perdants !
---------------Le premier
point qu’il est important de comprendre, c’est que nous devons faire éclater la
bulle onirique que la complaisance ambiante entretient. Si vous ne voulez jamais
rencontrer l’adversité, passez votre temps à dormir, droguez-vous et ne vous
éveillez jamais ! Si nous voulons vivre éveillés, puissants de notre propre
force et libres, acceptons par avance que la vie nous mette dans l’adversité et
qu’il soit infantile ne serait-ce que de l’oublier. Nous devons assumer le
qui-vive, la tension, l’urgence,
la force de la vigilance. Vivre délibérément
chaque situation et chaque instant. C’est dans l’état de veille que l’existence
humaine s’incarne. Le seul fait de fuir l’adversité ou de la refuser et
cherchant en tout la facilité, nous priverait par avance de l’expérience de la
vie. Dérobade dans les marges. Fuite. Repli dans l’inconscience. Cela se
comprend chez le tout petit qui se roule en boule devant la
télévision en suçant son pouce. Mais tout de même, chez
l’adulte, il doit y avoir la ressource et l’énergie de vivre en sachant
rencontrer l’adversité. Avant même d’être une question de
projet, c’est d’abord une question de
conscience, parce que la vigilance
participe directement de l’opposition sujet/objet et de l’opposition
sujet/sujet. (cf.
Karl Jaspers texte)
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de possibilité de passer au-delà de cette
dualité dans une lucidité plus élevée, mais
du moins, tant qu’elle n’est pas assumée, la vigilance ne l’est pas non plus.
2) Cependant, l’adversité ne se réduit pas à l’opposition sujet/objet ou sujet/sujet, bien qu’elle la suppose parce qu’elle se déploie à l’intérieur de l’état de veille. Adversité est emprunté au latin adversitas, dérivé de adversus, participe passé de advertere « tourner vers ». Pour se tourner vers, il faut qu’il y ait un acte et un mouvement dans une direction, ce qui suppose :
a) soit une tension volontaire vers un but à atteindre,
b) soit le mouvement énergique et passionné d’une expression de soi.
Dans le
premier cas, l’adversité indique la contrariété rencontrée par la volonté. Il y
a dans le langage courant des expressions communes qui soulignent cette
expérience : nous disons par exemple avoir traversé « une période d’adversité ».
L’idée, c’est qu’à une autre époque, le mouvement de l’action pouvait, comme
l’étrave du bateau, filer à travers l’eau, sans rencontrer une grande
résistance. Une période d’adversité, désigne des circonstances dans lesquelles,
comme on dit, on « a beaucoup ramé ! », il y a avait des algues en travers de
l’étrave et notre bateau ne filait pas dans le vent. Cette métaphore se trouve
dans les Entretiens d’Épictète. Il nous dit : ce n’est pas toi qui fait
le vent, c’est Éole, ce n’est pas toi non plus qui fait que l’océan se déchaîne,
c’est Poséidon. Tout ce que tu peux faire, c’est
tenir le gouvernail et maintenir le cap.
Tenir le gouvernail signifie garder une volonté ferme et assurée. Garder le cap,
c’est maintenir une fermeté d’intention dans la direction qui nous semble juste,
même s’il faut « faire face à l’adversité ». L’océan et le vent représente les
forces qui œuvrent dans la Nature. Les forces à l’œuvre dans la
Nature ne dépendent pas de
moi. Elles
impliquent une complexité qui enveloppe tout le tissu social,
psychologique, biologique, physique dans lequel est prise ma propre
situation d’expérience. Ce qui dépend de moi,
c’est mon attitude face aux circonstances, celle-ci est liée à mon aptitude à
accepter ce qui est, à prendre les choses comme elles viennent, (texte) tout en
poursuivant malgré tout ma route. Celui qui est « accablé par l’adversité »
offre une résistance qui finit par le briser intérieurement. Il ne parvient pas
à affronter un « sort contraire », avec l’adaptabilité nécessaire. La
résignation est l’attitude consistant à baisser
les bras dans l’adversité, à se renoncer soi-même, donc à changer de cap, pour
adopter une direction dans laquelle les difficultés seront faibles et où la
facilité des courants portera là où elle veut. Il ne fait plus d’effort.
Contre une fortune défavorable, le timoré choisit la position de repli.
L’adversité ne saurait être rencontrée que dans la constance du tracé de
l’intention. Sans engagement, sans
projet et sans but, il n’y a évidemment
jamais d’adversité. Je peux mollement m’installer devant la
télévision et attendre que le destin
vienne frapper à ma porte ; mais je risque d’attendre longtemps ! Et de passer à
côté de la vie, parce qu’il me manque le courage de vivre.
On a mal compris le stoïcisme en confondant l’acceptation de la réalité qu’il enseigne avec la résignation. Le stoïcisme n’est pas fait pour les faibles, il ne parle qu’aux hommes de courage. Il ne parle qu’à ceux qui ont assez d’audace et de force pour savoir persévérer dans la direction du bien. Mieux : il a un sens pour celui qui connaît l’enthousiasme.
Dans le second sens, il n’est pas nécessaire de supposer la tension volontaire, mais par contre, il indispensable de reconnaître l’élan, la ferveur même de la Passion. Comme nous l’avons vu, la volonté est l’extension de l’intentionnalité sous la forme de l’ego. L’énergie de la volonté, c’est l’énergie de l’ego et ses désirs. Il y a dans la Passion pure une Énergie neuve, différente de la volonté et dont le jaillissement est création. Nous avons vu plus haut dans le cours, que la Passion pure est passion sans motif. Cette Passion est très présente dans l’art. Nous avons aussi vu que la passion, contrairement à ce que l’on dit parfois, n’exclut pas la lucidité. La lucidité et la Passion brûlent d’un même feu. Elles donnent à l’acte une coïncidence avec soi qui est très différente de l’effort impliqué dans la tension volontaire.
Il en résulte une expérience différente de l’adversité. Toute création nouvelle détruit de l’ancien. Toute création authentique suscite nécessairement de l’adversité. Des résistances ou un rejet. Il ne faut pas escompter que la générosité même trouve aisément en ce monde des appuis. Il ne faut pas croire non plus que la compassion rallie immédiatement les cœurs et soit immédiatement supportée. La bonté peut être mal accueillie et mal comprise. L’amour lui-même est rarement reconnu pour ce qu’il est ; et fort heureusement, il ne le cherche pas ! C’est précisément quand il est dépourvu de tout espoir et dénué de toute attente, qu’il brille de son feu le plus élevé. Là où l’amour est réellement présent, le cœur reste toujours disponible et la patience est sans limite. Il y a quelque chose d’étrange dans l’amour agissant : pris dans une tempête qui emporterait les voiles, a coque et des mâts des volontés les mieux trempées, le sage passe son chemin comme intact et non-touché. Il dit ce qu’il a à dire, il fait ce qu’il a à faire dans l’instant se laissant traverser sans résistance par l’adversité, il passe au travers, le cœur en paix. (texte)
Eckhart Tolle dans Nouvelle Terre raconte cette histoire :
« Le maître zen Hakuin vivait dans une ville du Japon. On tenait en haute estime et bien des gens venaient l'écouter dispenser ses enseignements spirituels. Un jour, la fille adolescente de son voisin tomba enceinte. Les parents de cette dernière se mirent en colère et la réprimandèrent pour connaître l'identité du père. La jeune fille leur avoua finalement qu'il s'agissait d'Hakuin. Les parents en colère se précipitèrent chez lui et lui dirent ne hurlant que leur fille avait avoué qu'il était le père de l'enfant. Il se contenta de répondre : "Ah, bon?".
La rumeur du scandale se répandit dans la ville et au-delà. Le maître perdit sa réputation ne plus personne ne vint le voir. Mais cela ne le dérangea pas. Il resta impassible. quand l'enfant vint au monde, les parents le menèrent à Hakuin en disant : "vous êtes le père, alors occupez-vous en!" Le maître prit grand soin de l'enfant. Un an plus tard, prise de remords, la jeune fille confessa à ses parents que le véritable père de l'enfant était le jeune homme qui travaillait chez le boucher. Alarmés et affligés, les parents se rendirent chez Hakuin pour lui faire des excuses et lui demander pardon. "Nous sommes réellement désolés. Nous sommes venus reprendre l'enfant. Notre fille a avoué que vous n'étiez pas le père". La seule chose qu'il dit en tendant le bébé aux parents fut : "ah, bon?".
Le maître réagit de façon identique au mensonge et à la vérité, aux bonnes nouvelles et aux mauvaises nouvelles. Il permet à la forme que prend le moment, bonne ou mauvaise, d'être ce qu'elle est. Ainsi, il ne prend pas part au mélodrame humain. Pour lui, il n'y a que ce moment, ce moment tel qu'il est. Les événements ne sont pas personnalisés et il n'est la victime de personne. Il fait réellement un avec ce qui arrive et ce qui arrive n'a aucun pouvoir sur lui... Il a pris soin de l'enfant avec beaucoup d'amour. L'adversité se transforme en félicité grâce à son absence de résistance et répondant encore à ce que le moment présent exige de lui, il rend l'enfant quand c'est le moment de le faire.
Imaginez un instant comment l'ego aurait réagi au cours de ces divers événements».
Pour l’ego, pour la volonté, l’injustice est une très fine justification qui donne toutes les raisons de s’emporter avec violence, et du coup, l’adversité est constante et protéiforme. La vie est une lutte ! Cette formule est un slogan de l’ego. Nous voyons donc à quel point la notion d’adversité ne peut exister en soi. L’adversité n’existe pas dans les choses, elle n’est que dans la conscience des choses.
Le coefficient d’adversité que nous rencontrons dans le monde serait-il proportionnel à l’affirmation de l’ego ? Devons-nous penser que plus le sens de l’ego est fort et plus le sens de l’adversité est virulent ? Cela voudrait dire, à l’inverse, que plus le sens de l’ego est faible, moins il y a de perception d’un l’affrontement avec le réel. A la limite, si le mur de la séparation immanent à la structure de l’ego venait à se dissoudre, serions-nous encore en droit de parler d’adversité comme nous le faisons d’ordinaire ? Comment comprendre qu’un simple changement de conscience puisse transformer l’adversité en félicité ?
---------------1) L’idée
de coefficient d’adversité apparaît dans un classique de la philosophie
contemporaine chez
Sartre, en effet L’Etre et le Néant est construit sur deux
présupposés, a) que la condition humaine se définit à partir d’un libre-arbitre
absolu ; b) que le monde dans son existence est
un en-soi séparé de l’ego et
voué à la facticité. L’ego est un vouloir surgissant dans le monde sans autre
loi que la gratuité de sa liberté. D’un
autre côté, le monde surgit lui aussi dans l’existence, mais sans rime ni
raison, dans une absurdité foncière. L’homme
doit donc rencontrer une résistance hors de lui et même se prévaloir de ne pas
l’avoir créé. Cependant, c’est dans son effort
à rencontrer cette existence massive qu’il donne un sens à l’obstacle.
Ainsi, « la réalité humaine rencontre partout des résistances et des obstacles
qu'elle n'a pas crées; mais ces résistances et ces obstacles n'ont de sens que
dans et par un libre choix que la réalité humaine est ». Si l’existence est
cette masse noueuse de la racine de marronnier, ce qui est jeté-là sous la forme
des choses et des êtres et « poisse comme de la confiture », je n’ai pas à
revendiquer une quelconque responsabilité
quand à cette existence que je rencontre. Ma condition d’ego dans le monde est
celle de la déréliction : je suis
jeté-là, sans savoir pourquoi, sans raison, sans mode d’emploi de ma propre vie.
Comme une chose parmi les choses. Le monde lui aussi est jeté-là sans raison
dans son mutisme absurde d’existant. Ma liberté est un effort pour engager une
route dans cette pâte d’existence, en la marquant de la trace de mon
projet.
Nous voyons donc que la conscience de l’ego ainsi décrite, repose sur la dualité intentionnelle sujet/objet, prise au sens fort. - Ce qui ne correspond nullement à une description phénoménologique à la manière de Husserl-. Sartre s’inscrit ici plutôt dans la lignée de l’idéalisme de Fichte et de Hegel, idéalisme qui a développé la logique de l’affirmation de l’ego. Le « moi » s’identifie à sa liberté, la revendique pour-soi. Mais cette liberté du moi serait vide si elle ne rencontrait pas un non-moi, l’existence massive du monde, l’en-soi. (texte) Cependant, l’ego ne se mettra jamais sur le même plan que le monde. Il a bien conscience d’être une subjectivité irréductible et personnelle. C’est pour moi que le monde existe, c’est pour moi qu’il prend un sens, c’est par moi qu’il est transformé. Aussi, le coefficient d’adversité que le monde m’oppose est relatif à mon effort pour le conquérir.
« C'est seulement dans et par le libre surgissement d'une liberté que le monde développe et révèle les résistances qui peuvent rendre la fin projetée irréalisable. L'homme ne rencontre d'obstacle que dans le champ de sa liberté. Mieux encore: il est impossible de décréter à priori ce qui revient à l'existant brut et à sa liberté dans le caractère d'obstacle de tel existant particulier. Ce qui est obstacle pour moi, en effet, ne le sera pas pour un autre. Il n'y a pas d'obstacle absolu, mais l'obstacle révèle son coefficient d'adversité à travers les techniques librement inventées, librement acquises» (texte)
Que le sens
de l’adversité soit ici relatif à la conscience de l’ego, cela ne fait aucun
doute. Cela nous
est amplement montré d’abord dans la présence de l’effort, l’énergie de
la volonté face à l’obstacle à vaincre, cette énergie qui est celle de
l’ego. Comme nous l’avons vu, le sens du moi n’existe que par rapport à un autre
moi. Il ne saurait, dans l’expérience de l’adversité rencontrée par l’ego, y
avoir une véritable auto-référence : un « autre » est convoqué dans une
comparaison. La conscience de l’ego et celle de l’altérité
vont ensemble.
Le texte qui suit le montre très clairement :
« Ce rocher ne sera pas un obstacle si je veux, coûte que coûte, parvenir au haut de la montagne; il me découragera, au contraire, si j'ai librement fixé des limites à mon désir de faire l'ascension projetée. Ainsi le monde, par des coefficients d'adversité, me révèle la façon dont je tiens aux fins que je m'assigne; en sort que je ne puis jamais avoir s'il me donne un renseignement sur moi ou sur lui... A désir égal d'escalade, le rocher sera aisé à gravir pour tel ascensionniste athlétique, difficile pour tel autre, novice, mal entraîné et au corps malingre. Mais le corps ne se révèle à son tour comme bien ou mal entraîné que par rapport à un choix libre. C'est parce que je suis là et que j'ai fait de moi ce que je suis que le rocher développe par rapport à mon corps un coefficient d'adversité. Pour l'avocat demeuré à la ville et qui plaide, le corps dissimulé sous la robe d'avocat, le rocher n'est ni difficile ni aisé à gravir; il est fondu dans la totalité "monde" sans en émerger aucunement»
Maintenant, si l’adversité enveloppe de l’altérité, celle-ci a, comme nous l’avons vu, deux sens : l’altérité sujet/objet ou de l’altérité sujet/sujet. Quelle est la plus difficile ? La plus cruelle ? Ce n’est certainement pas l’adversité que l’on rencontre à travers l’objet et sa résistance qui nous fait le plus de difficulté. Le rapport sujet/objet est bien constitutif de la représentation intentionnelle dans laquelle l’ego se déploie. Sans cette dualité et la séparation qui s’ensuit, il n’y aurait pas de conscience de l’ego. Il est intéressant de remarquer que des systèmes entiers ont été élaborés autour de cette expérience première. Maine de Biran, par exemple, fait de la volonté un pouvoir hyper-organique et il montre clairement que la volonté et l’ego ne sont qu’une seule et même chose. En tenant à bout de bras une chaise, jusqu’à la douleur, l’effort du moi affirme le moi lui-même. De fait, le volontarisme qui va de Descartes à Alain confond la conscience avec l’effort et l’effort avec le moi.
2) Toutefois, la spécificité de la philosophie de Sartre est ailleurs. Elle se constitue dans une représentation de l’intersubjectivité. Ce qui fait problème dans l’adversité, ce n’est le rapport sujet/objet, c’est le rapport sujet/sujet. Moi et l’autre. Dans un texte célèbre de Sartre, on peut lire que ce n’est pas la même chose d’être empêché de sortir parce qu’il pleut que de ne pas pouvoir sortir parce qu’on nous l’a interdit. L’adversité des éléments, nous pouvons la braver avec un parapluie et il peut être finalement assez joyeux de s’y risquer envers et contre tout. Mais l’interdiction ! Cette barrière invisible de l’ordre selon lequel il m’est défendu de sortir ! Bien qu’invisible, c’est plus difficile que le mauvais temps. C’est un autre moi face à moi, un moi adverse et son empire qu’il me faut affronter. Ce qui est l’essence même du conflit. C’est seulement quand l’adversité devient conflictuelle qu’elle devient violente. L’exemple de Sartre est faible, il parle trop dans un registre de l’adolescent en révolte contre ses parents. C’est ce qui le rend séduisant. Pour donner toute sa portée à l’argument sartrien, il faut convoquer tout l’arrière plan de « l’enfer, c’est les autres ». Quand la voix de l’ego s’élève pour s’emporter contre l’adversité, n’est-ce pas surtout pour s’en prendre aux autres ? L’autre n’est pas seulement ce perpétuel gêneur dont le regard me suit et qui me juge, l’autre ce n’est pas seulement celui qui se révèle à moi dans un face à face en me révélant à moi-même, il est celui qui me barre la route et que je dois vaincre d’une manière ou d’une autre ou rallier à ma cause. C’est le sens de l’engagement. Dès lors, me voilà en lutte contre le parti adverse, comme on dit, il me faudra manœuvrer pour déjouer les manœuvres adverses. L’interprétation intersubjective de l’adversité trouve sa réalisation institutionnelle dans le droit, dans la procédure judiciaire. L’avocat plaide contre la partie adverse. Il n’a pas le monopole de la parole, il doit donner la parole à la partie adverse. Ne parlons pas de la politique. Elle est tellement polarisée dans la dualité gauche/droite, qu’il est habituel d’entendre ce registre de discours dans les mass media. Il semble même que la logique du pouvoir fait que toute discussion y dégénère en permanence dans l’affrontement personnel où le fin du fin est de se montrer plus brillant et plus incisif que l’adversaire.
---------------Comment ne
pas y reconnaître le jeu de l’ego ? Il est dans la nature même de la conscience
de l’ego de s’affirmer dans la confrontation. Il n’y a pas à attendre, en quoi
que ce soit ,une coopération
de l’ego. C’est un leurre. Les hommes ne coopèrent vraiment que lorsqu’ils
laissent tomber les préoccupations de leur ego. Tant que la conscience de
l’ego est présente, l’adversité est constante. Dans le système de Sartre, c’est
une hostilité foncière de l’homme pour l’homme. Celle qui s’exprime dans le
regard méprisant qui provoque la honte. Celle de la chosification de l’autre.
Celle de la possession sexuelle qui transforme l’autre en objet de plaisir.
Conformément à l’essence même de la dualité, les contraires vont ensemble. Il y a attirance/répulsion. Sartre l’exprime en permanence dans son œuvre dans l’ambiguïté qui fait que, si l’autre m’est insupportable, en même temps, j’ai besoin de lui pour être ce que je suis, je suis donc à tout jamais dépendant de l’autre. L’ego ne peut pas exister tout seul, il n’existe que par rapport à un autre ego censé pouvoir le confirmer dans sa propre valeur. Ce qui implique le désir de reconnaissance. L’autre me soutient dans l’être et me fait exister, car pour l’ego, au fond, le cogito veut dire « on me regarde donc j’existe ». Mais l’entrée en scène de l’autre est insupportable, car elle me fait entrer dans la relation domination/servitude. Dès qu’il y a prévalence de l’ego, il faut un dominant et un dominé. Nous sommes jetés dans les conflits de pouvoir et d’intérêt.
3) Ainsi, ce que Sartre nous montre ici n’est rien d’autre que l’explicitation de la conscience de l’ego. Or la mise en lumière de la conscience de l’ego suppose nécessairement une autre forme de conscience.
Nous allons y revenir. Mais il y a un autre point important. Dans le texte que nous venons de commenter, nous avons ôté une phase évoquant la portée morale de la fin poursuivie. L’homme se « révèle aussi en fonction de la valeur de la fin posée par la liberté».
En effet, nous ne pouvons parler clairement d’adversité qu’en supposant que la fin poursuivie est moralement bonne. Quand un groupe de soldats pénètre dans un village pour tuer femmes et enfants, nous n’utiliserons pas le terme « adversité » pour désigner la résistance rencontrée dans l’usage du napalm, du couteau, de la mitrailleuse ou de la baïonnette. Nous avons besoin de pouvoir nous identifier à celui qui agit. C’est de l’intérieur que nous comprenons l’adversité qu’il a rencontré. Mais devant la barbarie et l’horreur – à moins d’être complètement fêlé – il n’y a pas d’identification. Il est nécessaire que nous puissions adhérer à une valeur pour souligner le courage d’un homme qui a voulu la porter. S’il n’y a pas de valeur, il n’y a pas de courage, mais une témérité fanatique et imbécile, une énergie morbide, un déchaînement du chaos ou une fête de la destruction. Nous pouvons souligner l’adversité rencontrée par un homme qui se bat pour la reconnaissance des torts subits par son peuple lors d’une colonisation. Nous aurons de la sympathie pour ceux qui poursuivent contre vent set marées le travail d’information et de soins dans la progression d’une épidémie. Le travail patient de ceux qui luttent contre la faim, de ceux qui cherchent à sortir les enfants de l’exploitation du travail méritent notre respect. Celui qui dénonce une imposture de grande ampleur et qui a la patience de mener à terme ce qu’il considère comme un devoir civique mérite notre reconnaissance. Le récit de son combat et l’adversité qu’il a rencontré suscite une certaine sympathie. D’autres à sa place auraient certainement jeté l’éponge et renoncé. Notre mauvaise conscience est aussi là pour nous dire que dans notre postmodernité, nous avons lâchement choisi la facilité, l’inconscience et l’irresponsabilité. Encore heureux qu’il y ait des gens qui sauvent l’honneur d’une humanité assoupie, bêlante et conformiste ! Au moins, on peut ne pas désespérer de l’homme.
Dans
certains cas, il faut aussi surmonter une marée de préjugés pour rendre justice
à l’action d’un homme. Il faut dire que l’opinion est
souvent ignorante et qu’elle peut être facilement retournée. Il y a des
grandeurs que l’on ne reconnaît que 20 ans plus tard, quand celui qui en a été
l’ouvrier ardent est dans la tombe et que seul une poignée de ses contemporains
l’ont reconnu à sa juste valeur. Les chrétiens le savent : tant que le saint est
sur Terre, il peut tomber dans le péché. Il faut se méfier de la bonté et du
dévouement constant et attendre trente ans un procès de béatification. Alors,
alors seulement, on parlera de l’adversité qu’il a toute sa vie rencontrée et on
baptisera cela ses « épreuves », son sacrifice et son chemin de croix, à l’image
du Christ. Ainsi, la valeur d’une fin peut ne pas être reconnue et
cependant, c’est grâce à elle valeur que l’adversité peut être soulignée. C’est
un point que Kant a explicitement reconnu. La
bonne volonté ne peut être
jugée
à sa réussite. Elle peut fort bien connaître l’échec et pourtant rester une
bonne volonté. (texte)
Inversement, la réussite, quand elle est mise au service de fausses valeurs, est une arrogance qui ne peut réjouir que ceux qui en partage l’illusion. Souligner l’adversité rencontrée en pareil cas est carrément affligeant. Si un escroc notoire, ou un affairiste sans scrupule souligne l’adversité qu’il a pu rencontrer pour publier ses mémoires, il y aurait comme un sérieux malaise à acquiescer à ses petits malheurs. A moins de se réjouir des hécatombes et de la misère économique qui en a été le prix. Assez ! Cela suffit ! Il y a des jours où la célébration médiatique de la « réussite » donne envie de vomir, tant elle sent la corruption à plein nez.
Si nous devions adopter la manière de formuler de S. Aurobindo, nous dirions que nous pouvons admirer ceux qui ont tenté de faire descendre sur Terre l’Amour et la Paix, ceux qui ont œuvré pour offrir à l’homme une Liberté inconditionnelle et le choix responsable de son destin, ceux qui n’ont eu de cesse de contribuer au rapprochement des peuples, à la création d’une société reflet d’une haute Justice, plus fraternelle, plus authentique. Dans ce registre, l’adversité a vraiment un sens et elle n’est pas qu’un mot pour se flatter d’avoir réussi au bout du compte. Et à bon compte. Mais qu’on arrête la célébration indécente de la vulgarité, de la bêtise, de cupidité, de l’orgueil et de la frime. Un peu d’honnêteté et de cœur dans la reconnaissance de nos valeurs bon sang !
C’est dans l’adversité que nous voyons de quelle étoffe l’homme intérieur est constitué. L’adversité est révélatrice, car elle met l’ego au pied du mur ou le fait sortir de ses retranchements. Ce que l’ego dissimule sous la politesse, la flatterie ou la ruse, il le met brutalement au dehors en situation d’adversité. L’adversité fait sortir l’ego de son terrier, où, dans un confort doucereux, il pouvait très bien ne pas avoir montré l’arrière-plan de ses tendances. C’est l’effet même de la provocation émotionnelle d’ex-primer, ce qui peut d’ordinaire être ré-primé. Mais ce n’est pas la seule leçon que nous pouvons tirer de l’adversité.
1) Rousseau dans ses Dialogues dit avec amertume : « L’adversité sans doute est un grand maître ; mais ce maître fait payer cher ses leçons, et souvent le profit qu’on en retire ne vaut pas le prix qu’elles ont coûté. D’ailleurs, avant qu’on ait obtenu tout cet acquis par des leçons si tardives, l’à-propos d’en user se passe ». Nul n’a aussi longuement tiré une complainte de l’adversité que notre cher Jean-Jacques ! Lisez ses Confessions.
Mais est-ce seulement une question d’après-coup ? C’est surtout dans l’adversité que l’on peut apprendre et non après. Le sens commun croit dans ce que l’on appelle « les leçons de l’expérience », jusqu’à penser que c’est seulement dans les difficultés que l’on apprend par une sorte d’accumulation. Comme nous l’avons vu, la sagesse n’est pas une accumulation passive d’une somme d’expériences, car l’expérience n’apprend rien d’elle-même sans la lucidité qui l’éclaire. Si nous sommes lucides, nous pouvons même transcender la nécessité de passer par des expériences difficiles pour comprendre nos erreurs. L’adversité, vécue délibérément et consciemment, assumée dans le maintenant révèle la structure de l’ego. Il suffit pour cela de ne pas résister au maintenant, de ne pas le fuir en direction d’un futur exalté ou de le comparer avec un passé romantique. Le maintenant est tout ce que je suis. Le maintenant me convoque devant la Vie et en elle.
---------------Je peux très bien voir, au milieu du mélodrame de ses justifications,
l’obstination têtue de l’ego et sa volonté de persister dans l’erreur. Le
miroir de la relation est une aide
puissante par laquelle cette révélation peut s’accomplir. Dans un éclat
soudain. Dans une vision pénétrante dans laquelle est vue en totalité
l’image de l’ego impliquée dans l’effort de la volonté. Cette adversité là est
d’une nature particulière. Elle est l’écho, lourdement chargé du sens du moi,
d’une volonté de maîtriser, de dominer, de posséder seulement pour moi.
La résistance à cette volonté de puissance est appelée « adversité ». Nous
vivons dans une société qui flatte l’ego sous cette forme, qui incite à la
rivalité, la compétition, la domination sur autrui. Nous acceptons la
compétition sociale, dans la mesure où elle nous donne la licence de pouvoir
exploiter autrui. Si nous supportons la domination d’un supérieur, c’est à
condition d’avoir le droit d’exploiter un inférieur. Et la résistance à cette
volonté de puissance est appelée
« adversité » ! Il ne manque pas, surtout dans le domaine de l’entreprise, de
mentor pour exacerber ce que l’on appelle « la lutte pour la vie ». C’est la
logique de l’ego qui s’affirme dans la lutte de la reconnaissance et du pouvoir
où seuls les plus forts doivent survivre et où les plus faibles n’ont d’autres
ressources que le mutisme de l’obéissance. Telle est la structure d’une société
qui exploite économiquement, politiquement, religieusement, moralement ou
sexuellement. Et la résistance à cette volonté de puissance est appelée
« adversité » ! ! Le mot égoïsme est juste, mais il parait faible ; c’est plutôt
de l’egomanie. L’egomaniaque est un
manipulateur. Il se donne carrière partout où le pouvoir personnel et le
prestige social peuvent être acquis là même où il ne devrait y avoir qu’une
fonction sociale ou même un service à l’égard d’autrui. Chez le manipulateur, le
sens de l’ego est si puissant, que l’image du moi est gonflée à outrance. Il
existe une forme d’énergie psychique particulière qui opère à ce niveau. C’est
une énergie basse, vitale, tirée de la frustration, une énergie reconnaissable
en ce qu’elle est empêtrée jusqu’au cou dans la dualité. C’est dans cette
énergie que les revers sont cuisants, que les triomphes sont pompeux et
ridicules, que les déceptions sont amères, que les espoirs sont aussi fragiles
que fébriles, que les haines sont féroces, que l’amour n’est qu’attachement
prédateur.
Que se
passe-t-il quand, d’un seul coup, dans une vision pénétrante, la structure de
cet ego est vue pour ce
qu’elle est ? Quand le manipulateur est vu ? Quand ce manipulateur, c’est moi ?
Quand le jeu de l’ego est vu pour ce qu’il est, immédiatement se produit un
lâcher-prise. Pour un exemple de cette opération, lisez la fin de La
Révolution du Silence de Krishnamurti. Ou encore, du même auteur les
Commentaires sur la Vie. Dans le silence, l’identification au
personnage prend fin, l’identification à
l’image prend fin. La fiction de l’ego prend fin et immédiatement une autre
énergie prend le relais. Une autre conscience. Lavée des turpitudes et des
mélodrames de l’ego. Dans cette conscience, la
lucidité brille de son propre feu, et si ce feu est Passion, il n’est pas
dirigé vers un objet, un but à atteindre, une réalisation à conquérir. En son
foyer, il est aimant, il est compassion.
Il est donc important de cerner dans toute sa profondeur ce que nous appelons « l’adversité » pour nous demander si elle n’est pas le cri de souffrance que la réalité nous adresse en retour de notre propre violence. Il y a un compte d’adversité que nous pouvons éliminer de notre propre vie en mettant fin à la prédation de l’ego. Ce qui est tout à notre honneur. Une fois cette percée accomplie, nous passons de la domination exclusive à la coopération, de l’imposition d’une volonté à la recherche d’une entente, de l’oppression de la liberté d’autrui à son respect inconditionnel, de la rhétorique de la séduction et de la persuasion, au dialogue fraternel et humain. Dès l’instant où seule compte la force de l’ego, la volonté de puissance a tôt fait de se draper dans une forme de justification. Ce qui permet de revendiquer le combat idéaliste contre l’adversité. Mais trop souvent, l’idéaliste part de l’imaginaire et y reste ; quand il veut de force transformer son idéal en réalité, il finit invariablement par créer une domination carcérale. L’idéaliste déçu devient un cynique. Le cynique qui prépare sa revanche contre une réalité décevante, devient un prédateur en puissance (R) et le prédateur en acte devient un manipulateur.
2) Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’en l’absence du sens de l’ego, lorsque la bonté d’un être humain est épanouie, tout marche comme sur des roulettes et que l’adversité n’apparaît pas ! Elle peut toujours apparaître, mais elle n’a pas le même sens. Si la bonne volonté fleurissait partout sur la Terre et qu’un amour sans limite rayonnait dans le cœur des hommes, une initiative généreuse rencontrerait un support universel et soulèverait un élan de coopération. Mais justement, il y a le « si » qui met tout le raisonnement par terre. Le « si » est un idéal et pas la réalité et ce serait d’embler se leurrer que d’y croire. Il faut prendre les hommes tels qu’ils sont, quel que soit le travers qui les emporte et les liguent un temps à nos côtés ou contre nous à un autre moment.
Le nihiliste dira alors : « à quoi bon ? Pourquoi la bonté ? Pourquoi ne pas laisser le monde aller au diable et tirer sa révérence ? Cela vaut-il la peine d’affronter l’adversité quand les hommes, dans leur immense stupidité, resteront des ingrats ? Que gagne-t-on à rencontrer la mesquinerie larvée, les résistances sans nombre, l’incompréhension, les haines ou la rancune ?».
Rien. Il n’y à rien à gagner. Aucun bénéfice et aucun avantage. Pas de bons points ni de médailles. Et il n’y a même pas de raison qui vaille, ni même un espoir. Par-delà la conscience égocentrique, La Passion ne donne pas de raison, elle agit. Si elle en donnait une, ce serait celle qu’il faut le faire, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Au cœur de la Passion se trouve la Nécessité intérieure qui trace la direction qui, invinciblement, appelle chacun sur le chemin qui est le sien. Cet appel n’est pas la voix de l’ego, ni celle du corps, c’est la voix de l’âme et la voix de l’âme ne procède pas de la raison. Le moi qui veut, tout en exigeant en retour, le moi qui attend des résultats immédiats et une reconnaissance, procède de la conscience habituelle. Cette conscience habituelle, qui est aussi notre vigilance commune, est le champ de l’intentionnalité où règne la dualité sujet/objet. C’est dans ce domaine, et surtout dans cette conscience, que l’on parle de volonté et d’obstacle, de confrontation, de compétition, de triomphe et de défaite. Soyons bien clair. Ce dont nous parlons maintenant est entièrement différent, donc plus difficile à saisir, et suppose une autre énergie que celle de la volonté. Cette énergie, nous l’avons à plusieurs reprises appelée la Passion sans motif.
Dans La Plénitude de la Vie un auditeur demande à Krishnamurti quelle place il accorde à la volonté dans son enseignement. La réponse tombe, nette, coupante : aucune ! Insupportable ! C’est totalement incompréhensible du point de vue de la conscience habituelle régie par l’intentionnalité. L’être humain fonctionne habituellement à partir du mental et c’est la tension du mental dans le désir qui fait la volonté. Parce que la conscience habituelle est marquée par la dualité, elle ne peut que trouver hors d’elle des obstacles sans nombre. Pourquoi cette réponse aucune ? Parce qu’ici nous cherchons ce qu’il adviendrait dans une autre conscience libérée du poids de l’ego. La volonté, au sens habituel, c’est encore l’ego, ses motivations, ses efforts, ses poursuites, l’énergie de ses frustrations, l’énergie d’un désir qui tourne trop vite à la prédation de son objet... et l’adversité qui va avec. L’énergie de l’ego dans le désir propulse l’enthousiasme, mais, comme elle est prise dans la dualité, elle retombe aussi très facilement dans la dépression. Exaltation/dépression. Ce que nous appelons la Passion sans motif (texte) est l’apparition d’une énergie toute différente, qui ne dépend pas de l’objet et ne comporte pas de dualité. Elle est l’énergie inépuisable qui demeure, invisible, au sein de la Vie, cette énergie dans laquelle la Vie se donne perpétuellement à elle-même. La Vie, se donnant à elle-même, manifeste son extraordinaire puissance de Manifestation, et ne peut que créer. Toute création authentique naît de la Passion et toute création authentique trouve sa Joie dans l’acte même de la création et non dans un résultat. Quand la création procède de la Vie elle-même, elle ne connaît pas de second, pas d’autre qu’elle-même. Rigoureusement, la Vie ne connaît pas l’adversité, elle ne connaît que Sa propre expansion. De même, nous l’avons vu, il est dans la nature de l’amour de donner sans rien attendre, de prodiguer des soins sans chercher de récompense, de trouver sa joie dans l’acte de même de donner et non dans l’attente de résultats. L’amour ne connaît pas de barrière. Le véritable amour est sans espoir, car il ne dépend pas du temps, mais jaillit dans l’instant. La Passion qui se donne au maintenant s’élance dans la Vie sans perdre contact avec elle, à pas de danseur.
Ce que nous
dénommons d’ordinaire l’adversité provient essentiellement d’un regard
extérieur sur celui que nous voyons en difficulté. (texte) On peut déverser cent
mille plaintes sur les coups du sort, ou les épreuves de la Passion. C’est
toujours ce que l’on pourra dire du dehors. Ce n’est pas du tout ce que
nous verrions de l’intérieur dans la coïncidence totale avec la Passion.
La pure Passion traverse l’adversité dans un constant dépouillement, parce
qu’elle fait corps avec elle, sans la moindre trace de division. Parce qu’il n’y
a pas de division, elle demeure Soi, sans se perdre dans le flux des
événements. Aussi conserve-t-elle dans son Feu, le
détachement affectueux, le sourire sur lequel les événements n’arrivent pas à
mordre. - Ce qui est incompréhensible pour la conscience habituelle -. Ce que la
conscience habituelle ne peut pas comprendre, c’est le paradoxe dans lequel
l’énergie la plus haute est simultanément un équilibre qui demeure en repos. Un
dynamisme infini et l’immobilité intérieure du Silence. La puissance libérée du
Devenir maintenue simultanément avec le sentiment profond et riche de l’Etre
intemporel. Paradoxe vivant de ce que
Jaspers nomme la conscience de l’Englobant
(texte).
En sanskrit on dit Brahman. En des termes plus contemporains, la
conscience d’unité. Le maître Hakuin de notre histoire vit
dans cette conscience et dans cet Eveil. Il accepte immédiatement le Devenir
sous la forme d’une suite d’événements, il n’entre pas dans la dualité
consistant à qualifier cela en bien/mal, en ami/ennemis, partisans/adversaires.
Cela est, au moment même où cela apparaît. Les nuages
obscurcissent le ciel et masquent le soleil, puis s’en vont. Le soleil est
toujours là. Il est dans le Cœur et c’est pour cette raison que l’adversité peut
toujours se transformer en félicité. C’est juste une question de
changement de conscience. De
basculement de la perspective. Le monde reste exactement le même. C’est la
conscience qui a changé. Avant comme après, c’est le même monde. Mais il n’est
plus regardé de la même manière. La conscience s’est libérée du poids
écrasant
de l’adversité, parce qu’elle a changé de nature en sortant de la dualité.
Simultanément, elle est entrée dans un déploiement d’énergie qui n’est plus
égocentrique, mais qui a une provenance plus universelle au sein de la Vie.
Descartes s’étonne, dans ses lettres à Elisabeth, des prodiges des sages de l’antiquité qui pouvaient traverser l’adversité sans perdre leur contentement et par là « disputer de la félicité avec les dieux ». Il comprend l’importance de la découverte dans le stoïcisme du pouvoir de nos représentations. Malheureusement, on a trop souvent interprété ce détachement du Sage comme le résultat de l’entraînement d’une volonté athlétique, capable d’opposer une résistance acharnée au réel. Ce qui est faux. L’erreur est tout à fait compréhensible, nous venons de le voir. Ce qui accomplit le miracle d’une transfiguration de l’adversité, c’est un changement radical de la conscience habituelle. Le Oui intégral. L’acceptation, sans déni ni fuite de la réalité, c'est-à-dire la lucidité même. Et parce que la lucidité est Passion, elle est recréation perpétuellement neuve de chaque instant. Si le mot volonté n’était pas tant lesté d’un import négatif de la conscience de l’ego, nous pourrions parfaitement comprendre que la pure Passion est Volonté. Mais c’est prendre le risque de voir revenir par la porte arrière la conscience de l’ego et de déformer ce que nous venons de comprendre. Quand Sri Aurobindo parle de la Volonté, c’est toujours dans le contexte de ce qu’il appelle surrender, l’abandon. Encore une fois, ceci est totalement incompréhensible du point de vue de la conscience habituelle. La Passion pure est Volonté se donnant à elle-même dans la non-résistance à ce qui est, la Passion qui demeure Soi sans jamais se perdre dans l’ordre de l’objet et des phénomènes. Une Volonté dans laquelle le corps à corps avec la réalité est si intime que rien n’en n’est rejeté, car le Corps est l’Etre même, dans son unité pure. Dans cette conscience éminemment paradoxale, le théâtre de l’adversité est celui de l’ignorance et là où réside la puissance du plus intense pathétique, réside aussi la puissance d’un immense éclat de rire. La Vie est simultanément un drame sans fin et une comédie perpétuelle, un Jeu de la Conscience avec elle-même.
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Ce que nous pouvons apprendre de l'adversité dépend de l'état de la conscience dans laquelle nous l'éprouvons. Ce n'est pas l'obstacle lui-même en tant qu'objet qui est essentiel, mais ce par quoi il est senti, représenté comme obstacle. Plus important encore est la possibilité de ce basculement de conscience dans lequel la perception de l'adversité se modifie.
Vouloir éviter l'adversité, la fuir à tout prix, c'est ne rien apprendre. Il n'est pas non plus de bonne pédagogie d'entretenir chez l'enfant que la vie peut être facile et doit répondre à tous les souhaits immédiatement. C'est maintenir une condition infantile qui fait du caprice une règle et de la difficulté l'exception. C'est étouffer la Passion et envelopper la vie dans l'illusion. Un enfant gâté, à qui on ne refuse rien et qui vit au milieu de l'argent facile, est vite corrompu. Ce serait croire aux miracles que de naïvement penser qu'il gagnera en intégrité sans rencontrer l'adversité. Quelle idée pourra-t-il se faire de sa liberté s'il n'a jamais pu l'éprouver ni l'exercer dans le réel? Quelle responsabilité peut-on découvrir quand la facilité de la vie vous permet de ne jamais éprouver le poids des conséquences de vos actes? La fierté du père, c'est de lâcher la main de son fils pour le voir marcher seul en acceptant qu'il puisse tomber, qu'il puisse faire des erreurs, connaître le succès certes, mais en connaissant aussi ce qu'est l'échec. Pour l'âme, il n'est pas sûr d'ailleurs que ce que nous appelons la "réussite" soit meilleure que l'échec. Peut être est-ce avant tout l'expérience de Soi-même que l'âme cherche ici bas, ce dont elle se priverait certainement en ne rencontrant pas l'adversité.
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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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