Kant, dans ses Opuscules sur l’Histoire, ne cherchait guère à faire des prophéties ou à parier sur les progrès futurs du genre humain. Il pensait que la véritable mesure de l’œuvre d’un homme est modeste et tient à la contribution qu’il a pu apporter au perfectionnement indéfini du genre humain. (document) Ceux-là méritent d’être appelés des grands hommes qui ont consacré leur vie à ce travail. Nous autres, héritiers d’œuvres d’envergure, ne pouvons que les remercier de nous avoir légué une part de ce que l’homme peut faire de meilleur.
Mais créer dans quelle adversité ! Si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, aux dires de Hegel, rien de grand ne s’est accompli non plus sans rencontrer l’adversité ! Toute création authentique est révolutionnaire. Il fallait une détermination sans faille pour porter le message de la non-violence. Gandhi n’a guère connu la facilité. Il a rencontré partout l’adversité. La grandeur d’âme se mesure à l’aptitude à traverser l’adversité sans être intérieurement détruit. C’est une très haute leçon qui est constante dans le stoïcisme d’Epictète.
En ces temps de confusion et de fureur qui sont les nôtres, c’est une leçon dont nous avons besoin. Quand nous essayons de faire au mieux de nos ressources et de nos forces et que pourtant nous rencontrons partout mauvaise volonté, hostilité et mécompréhension, il faut savoir passer outre et traverser l’adversité.
Cependant, cette ténacité ne peut-elle pas aussi traduire une volonté bornée, étroite ou fanatique ? Et si les obstacles rencontrés étaient autant d’indications de nos erreurs ? Une volonté obstinée, mais aveugle et têtue, dans le contrecoup que lui offre le miroir de la relation, devrait apprendre que « l’adversité » qu’elle rencontre est là pour lui dire qu’elle se fourvoie. Alors ? Quelles leçons devons-nous tirer de l’adversité ? Une leçon de force intérieure ou d’acceptation de la réalité ?
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Nous n’avons pas à prendre seulement en considération des exemples en dehors de la destinée qui est la nôtre pour nous attacher à des héros de l’Histoire. Restons proche de notre situation d’expérience. En tout homme il y a de la grandeur et nous savons tous ce que veut dire le mot adversité. Mais il importe de bien comprendre ce qu’il implique et ce qu’il décrit exactement. (texte)
1) Revenons sur la distinction entre l’état de veille et l’état de rêve et sa portée que nous avions soulignée dans le contexte de la responsabilité. Dans le rêve, tout est possible, tout est immédiat et rien ne prête à conséquence. Je peux rêver marcher aux côtés d’un top model, vivre dans l’opulence et vaincre mes ennemis avec une dérisoire facilité. Rien n’oppose de résistance. Pas d’adversité à traverser pour atteindre un but, que celui-ci soit trivial ou élevé. Par contre, dans l’état de veille, le chemin entre un désir et sa réalisation est semé d’embûches. Là, il faut faire face à l’adversité sous la forme de toutes sortes de résistances. Il nous faut la détermination, le soin, la diligence et la patience du temps. Il n’y a plus la magie onirique d’une satisfaction immédiate.
Malheureusement, nous vivons dans une société dont la mentalité incline au fantasme et penche allègrement pour la facilité. Au fond le consommateur, il voudrait tout et tout de suite, c’est ce qu’on lui dit tout le temps. Le consommateur doit rester dans la facilité. C’est un rêveur. Une génération de consommateurs élevée dans une bulle d’aisance et d’oisiveté n’a jamais la trempe nécessaire quand il s’agit d’affronter la vie et ses multiples défis. Elle est vite balayée par l’adversité qu’elle rencontre. Dans une société qui s’attache plus à former des consommateurs qu’à éduquer des êtres humains, la rencontre de la complexité de la vie est difficile. On peut aussi ajouter que l’individu dans nos sociétés a aussi la résignation et du défaitisme. Ce serait beaucoup lui demander que de garder la passion intacte, d’aller de l’avant pour traverser l’adversité. Sans compter la tentation constante des fuites dans toutes sortes de compensations qui est la marque même de notre postmodernité. Nous le voyons bien avec nos étudiants qui, à la première difficulté renoncent et cherchent à se recaser vers de plus en plus de facilité. Là-dessus, nous pouvons largement être d’accord, c’est bien un trait typique de notre culture occidentale : l’incitation constante à la recherche de la facilité et l’absence totale de préparation des individus à savoir garder une constance au milieu des difficultés. La loi ambiante privilégie l’inertie. Dans l’environnement mental qui est le nôtre, ce que nous souhaitons inconsciemment, c’est que la vie soit aussi légère et facile que
---------------Le premier point qu’il est important de comprendre, c’est que nous devons faire éclater la bulle onirique que la complaisance ambiante entretient. Si vous ne voulez jamais rencontrer l’adversité, passez votre temps à dormir, droguez-vous et ne vous éveillez jamais ! Si nous voulons vivre éveillés, puissants de notre propre force et libres, acceptons par avance que la vie nous mette dans l’adversité et qu’il soit infantile ne serait-ce que de l’oublier. Nous devons assumer le qui-vive, la tension, l’urgence, la force de la vigilance. Vivre délibérément chaque situation et chaque instant. C’est dans l’état de veille que l’existence humaine s’incarne. Le seul fait de fuir l’adversité ou de la refuser et cherchant en tout la facilité, nous priverait par avance de l’expérience de la vie. Dérobade dans les marges. Fuite. Repli dans l’inconscience. Cela se comprend chez le tout petit qui se roule en boule devant la télévision en suçant son pouce. Mais tout de même, chez l’adulte, il doit y avoir la ressource et l’énergie de vivre en sachant rencontrer l’adversité. Avant même d’être une question de projet, c’est d’abord une question de conscience, parce que la vigilance participe directement de l’opposition sujet/objet et de l’opposition sujet/sujet. (cf. Karl Jaspers texte) Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de possibilité de passer au-delà de cette dualité dans une lucidité plus élevée, mais du moins, tant qu’elle n’est pas assumée, la vigilance ne l’est pas non plus.
2) Cependant, l’adversité ne se réduit pas à l’opposition sujet/objet ou sujet/sujet, bien qu’elle la suppose parce qu’elle se déploie à l’intérieur de l’état de veille. Adversité est emprunté au latin adversitas, dérivé de adversus, participe passé de advertere « tourner vers ». ....
Dans le premier cas, l’adversité indique la contrariété rencontrée par la volonté. Il y a dans le langage courant des expressions communes qui soulignent cette expérience : nous disons par exemple avoir traversé « une période d’adversité ». L’idée, c’est qu’à une autre époque, le mouvement de l’action pouvait, comme l’étrave du bateau, filer à travers l’eau, sans rencontrer une grande résistance. Une période d’adversité, désigne des circonstances dans lesquelles, comme on dit, on « a beaucoup ramé ! », il y a avait des algues en travers de l’étrave et notre bateau ne filait pas dans le vent. Cette métaphore se trouve dans les Entretiens d’Épictète. Il nous dit : ce n’est pas toi qui fait le vent, c’est Éole, ce n’est pas toi non plus qui fait que l’océan se déchaîne, c’est Poséidon. Tout ce que tu peux faire, c’est tenir le gouvernail et maintenir le cap. Tenir le gouvernail signifie garder une volonté ferme et assurée. Garder le cap, c’est maintenir une fermeté d’intention dans la direction qui nous semble juste, même s’il faut « faire face à l’adversité ». L’océan et le vent représente les forces qui œuvrent dans la Nature. Les forces à l’œuvre dans la Nature ne dépendent pas de moi. Elles impliquent une complexité qui enveloppe tout le tissu social, psychologique, biologique, physique dans lequel est prise ma propre situation d’expérience. Ce qui dépend de moi, c’est mon attitude face aux circonstances, celle-ci est liée à mon aptitude à accepter ce qui est, à prendre les choses comme elles viennent, (texte) tout en poursuivant malgré tout ma route. Celui qui est « accablé par l’adversité » offre une résistance qui finit par le briser intérieurement. Il ne parvient pas à affronter un « sort contraire », avec l’adaptabilité nécessaire. La résignation est l’attitude consistant à baisser les bras dans l’adversité, à se renoncer soi-même, donc à changer de cap, pour adopter une direction dans laquelle les difficultés seront faibles et où la facilité des courants portera là où elle veut. Il ne fait plus d’effort. Contre une fortune défavorable, le timoré choisit la position de repli. L’adversité ne saurait être rencontrée que dans la constance du tracé de l’intention. Sans engagement, sans projet et sans but, il n’y a évidemment jamais d’adversité. Je peux mollement m’installer devant la télévision et attendre que le destin vienne frapper à ma porte ; mais je risque d’attendre longtemps ! Et de passer à côté de la vie, parce qu’il me manque le courage de vivre.
On a mal compris le stoïcisme en confondant l’acceptation de la réalité qu’il enseigne avec la résignation. Le stoïcisme n’est pas fait pour les faibles, il ne parle qu’aux hommes de courage. Il ne parle qu’à ceux qui ont assez d’audace et de force pour savoir persévérer dans la direction du bien. Mieux : il a un sens pour celui qui connaît l’enthousiasme.
Dans le second sens, il n’est pas nécessaire de supposer la tension volontaire, mais par contre, il indispensable de reconnaître l’élan, la ferveur même de la Passion. Comme nous l’avons vu, la volonté est l’extension de l’intentionnalité sous la forme de l’ego. L’énergie de la volonté, c’est l’énergie de l’ego et ses désirs. Il y a dans la Passion pure une Énergie neuve, différente de la volonté et dont le jaillissement est création. Nous avons vu plus haut dans le cours, que la Passion pure est passion sans motif. Cette Passion est très présente dans l’art. Nous avons aussi vu que la passion, contrairement à ce que l’on dit parfois, n’exclut pas la lucidité. La lucidité et la Passion brûlent d’un même feu. Elles donnent à l’acte une coïncidence avec soi qui est très différente de l’effort impliqué dans la tension volontaire.
Il en résulte une expérience
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Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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