Si mon existence était résumée dans le seul fait d’être tombé là, dans une sorte de chute au milieu d’un monde existant, je n’aurais pas d’autre issue que de tenter de la récupérer au mieux, en lui donnant un sens. Comment me sentir responsable de quoi que ce soit ? Comment pourrais-je me sentir responsable de ce que je suis ? Il est facile d’argumenter en disant que ce que je suis, c’est ce que le monde a fait de moi. J’ai été lourdement conditionné par mon hérédité, par un passé difficile, élevé dans un contexte familial, dans une langue, dans une classe sociale, dans une religion, dans une idéologie politique. J’ai été formé, préformé et même peut être déformé dans ma manière de penser. Comment dès lors puis-je encore prétendre à une quelconque responsabilité ?
Seulement, raisonner ainsi conduit à une complète démission de ma liberté. Ce que je suis, ce n’est pas une simple chose disposée là, comme le coupe-papier, ou comme la racine de marronnier dans le jardin. Le je suis porte en lui une conscience de soi, et la responsabilité de ses actes dans le monde. Ce monde c’est mon monde, il n’est pas séparable de moi. Quand je constate avec amertume dans quel état l’homme a pu mettre la Nature, je ne peux pas m’en tirer en disant que cela ne me regarde pas. Aussi bien, je ferais mieux de dire que je suis responsable de tout ce qui arrive dans le monde.
L’existence humaine est-elle responsable de ce qu’elle est et quelle responsabilité lui revient donc de droit ? Peut-on dire que l’existence humaine implique une totale responsabilité à l’égard de soi-même ? Ai-je le droit de me défaire de mes responsabilités ? Puis-je dire que je ne suis pas responsable de ce que je suis ?
De quoi puis-je légitimement me sentir responsable ?* *
*
Une remarque : La responsabilité surgit à l’intérieur de l’état de veille, elle est la marque de la vigilance, pour autant que celle-ci se maintient que comme sur-veillance ; elle perd son sens dans l’état de rêve où le sujet est englouti dans un flot d’images. Nous ne parlons pas de responsabilité dans le monde onirique, mais dans le monde de la vie ouvert dans la vigilance. Cependant, encore faut-il que nous comportions pas dans l’état de veille, comme si nous étions dans les nimbes d'un rêve. Alors seulement le mot responsabilité peut prendre son véritable sens, celui d’un engagement entier dans le monde de la vie. (texte)
1) Est responsable celui qui doit surveiller ce qui est sous sa responsabilité dans le champ des objets, dans l’environnement de la nature, qui doit prendre garde à la sauvegarde des personnes vis-à-vis desquelles il est moralement engagé. Je suis responsable si le vase s’est cassé, si je l’ai mis trop près de la fenêtre et qu’un coup de vent l’a renversé. Je suis responsable des rejets toxiques que je répands dans la Nature, je suis responsable de mes enfants, tant qu’ils sont encore mineurs. Par extension, je suis aussi responsable des décisions politiques prises dans l’État et de ce chaos qui règne dans ma société, dans la mesure où je ne peux pas m’en dégager. La responsabilité est individuelle, mais s’étend de proche en proche parce que dans le monde de la vie, rien n’est séparable ; tout est lié. L’écologie nous apprend que si une destruction a lieu en un point de la planète, elle ne peut pas être sans incidence sur le reste du monde.
La responsabilité prend place dans l’unité de l'être et elle a d’emblée une dimension morale. Être responsable, c’est pourvoir et devoir répondre de ses actes, ce qui veut dire qu’il n’y a de responsabilité que par rapport à un devoir-être. On dit que l’on porte la responsabilité, ce n’est évidemment pas un poids matériel, mais le poids d’une exigence, d’une obligation que nous devons satisfaire à l’égard de tout ce qui nous a été confié et que nous avons en garde. Le gardien de nuit est responsable de la sécurité et de l’intégrité des installations de l’usine. S’il s’endort et qu’il y a un vol, c’est lui qui est mis en cause. Il devait surveiller. Les parents sont responsables de leurs enfants jusqu’à leur majorité. S’ils font des bêtises, c’est eux qui en sont responsables, car ils devaient les surveiller. Nous sommes donc essentiellement responsable à l’égard de quelque chose et par rapport aux personnes qui sont enveloppées dans le champ de l’action, à l’égard de l’environnement dans lequel l’action prend place.
La responsabilité suppose une grande
lucidité qui voit bien au-delà de la perception à courte vue d’un simple geste sans conséquence, pour anticiper des conséquences lointaines dans le temps et l’espace. Jeter un mégot allumé dans un fourré en plein été, « comme ça », est un acte à courte vue. Ce genre de geste inconscient serait bénin dans le monde onirique, il devient grave de conséquences dans le monde de la vie. Ne pas le faire, parce que ce serait courir le risque d’un grave incendie de forêt, c’est avoir une vision plus étendue. La perception
à courte vue est fragmentaire et inconsciente. La vision globale est plus éveillée et lucide, elle rejoint la conscience d’unité de toutes choses.
Dans la tension quotidienne, la responsabilité est sentie comme un poids, ce poids suppose de notre part des épaules suffisamment fortes pour la porter. Et c’est la difficulté existentielle, la responsabilité est parfois ressentie comme écrasante.
Malheureusement, nous ne pouvons pas dire que la condition postmoderne contribue vraiment à tirer la conscience vers l’éveil, pour sortir l’esprit d’une condition quasi-onirique ; à permettre de développer une vision globale, en faisant disparaître toute perception fragmentaire du réel ; à rendre l’esprit plus fort, afin qu’il puisse porter la responsabilité. Nous vivons aux temps de la confusion du virtuel et du réel. La surenchère de l’image, le conditionnement qui invite à vivre la vie par procuration exerce un effet dissolvant sur la lucidité. On s’insurge devant le comportement dangereux des automobilistes sur la route, des jets-ski en mer, des conducteurs de 4X4 en montagne. On s’étonne de l’étalage constant du sexe, de l’immoralisme ambiant, des jeux stupides et violents, des jeunes filles violées en groupe dans des caves de HLM. ; de la délinquance en général etc. Mais c’est ce qui est donné en pâture au téléspectateur. Quand la morale se délite et que la culture devient triviale, il ne faut pas s’étonner que l’influence de l’image engendre des passages à l’acte. C’est le contraire qui serait étonnant. L’image a un empire considérable sur un esprit faible et sans repères ; elle fournit une suggestion, de quoi meubler l’ennui d’une génération désœuvrée, sans but, sans ambition et sans vraie passion. L’atmosphère de gaîté artificielle entretenue par nos médias, l’entreprise constante de la dérision, sapent par avance le sens du sérieux. Quand on est conditionné massivement à vivre la tête dans des petits plaisirs, on vit dans un rêve entretenu, comme dans un clip vidéo. On n’a pas les pieds sur terre et on perd contact avec le réel. La postmodernité travaille massivement sur la culture pub à assurer le contrat tacite des gens qui dorment.
On s’étonne de la légèreté avec laquelle le touriste laisse ses sacs plastiques en pleine nature. On se scandalise de l’inconscience par laquelle le commandant de bord d’un pétrolier va vider ses cuves en haute mer, de la déforestation galopante sur la planète, de la destruction progressive des espèces vivantes. Les ethnologues constatent la destruction progressive des cultures traditionnelles et de l’empire terrifiant du modèle culturel occidental. On s’étonne de l’irresponsabilité d’une décision de politique locale à implanter une usine dans un lieu dont la beauté était consacrée par les pas des promeneurs. On s’effraie de la condition des ouvriers sur les chaînes de production et on s’étonne de leur manque de motivation.
Il y a bien un fil conducteur qui unit tous ces phénomènes : l’absence d’une perception globale de la Nature, de la société, de la vie humaine et une perte complète du sens de la responsabilité dans le consumérisme ambiant. cf. Scott Peck (texte) En conséquence, nous ne pouvons que constater amèrement autour de nous les effets d’une vision myope et fragmentaire. Notre savoir lui-même, est fragmentaire et c’est ce mode de pensée fragmentaire que l’on inculque en guise d’éducation. Comment dans ces conditions pourrait-on enseigner en quoi que ce soit le sens de la responsabilité ?
Enfin, nous ne faisons quasiment rien pour développer l’intelligence, l’intégrité, pour développer la conscience, donner à l’esprit une force de cohésion et une confiance en soi. S’il est un point de convergence des orientations postmodernes, c’est au contraire la tendance constante à émousser l’intelligence, à saper l’intégrité de l’esprit, la confiance et la cohésion avec soi. Nous mettons les fantastiques moyens dont nous disposons au service de l’ignorance. Nous prenons des airs ahuris devant des actes dont la gravité nous insulte, mais nous travaillons implicitement à fabriquer des générations écervelées et des dirigeants irresponsables. Il est indispensable de donner au développement de la conscience la première place. On ne peut pas faire d’impasse sur la lucidité. Croire que l’on peut se contenter de « solutions techniques », sans prendre en compte la nécessité d’un changement de conscience est une illusion. S’il faut regarder ce monde droit dans les yeux, « C’est pourquoi il est très important que ceux qui souhaitent eux-mêmes créer une culture nouvelle, une société nouvelle, un État nouveau, commencent par se comprendre. En prenant conscience de soi, de ses diverses fluctuations et mouvement internes, on perçoit les motifs, les intentions et mouvements internes, on perçoit les motifs, les intentions, les périls cachés ; et seule cette conscience permet la transformation ». (texte)
Bref, dans ce monde, il est très facile de se déresponsabiliser en rejetant la faute sur un « autre ». C’est même une tendance omniprésente (texte), c’est aussi la pente de la faiblesse et du défaitisme.
La prosopopée de l'irresponsabilité , poussée à l’extrême donnerait ceci (document). A peine exagérée. En résumé: la proposition : "je ne suis pas responsable de mon existence", peut se justifier de toutes sortes de manières : « l’hérédité, « l’identité culturelle « , « la classe sociale », le « l’inconscient », la « société », « l’État » etc. Conclusion : je ne suis responsable de rien et surtout pas de moi-même ! D'où ce climat délétère dans lequel nous vivons, comme le dit Krishnamurti, "l'une des astuces des gens irresponsables est de tourner les choses en dérision pour mieux les fuir". (texte)
On a beau vouloir se maintenir dans la condition d’une perpétuelle adolescence, se comporter comme un assisté ou être indifférent aux problèmes de la société,
ou de la planète, il n’en reste pas moins que nos actes nous appartiennent et nous sont imputables devant la loi. Ce n’est pas une mince
contradiction que cette situation dans laquelle une société encourage largement l’irresponsabilité et par ailleurs soumet aussi ses membres au régime de la réparation du
dommage causé et de la sanction.
De même, pour être encore un peu excessif, on répète à foison que nul n’est
sensé ignorer la loi,... mais... tout le monde s’en moque et personne ne
l’enseigne !
1) Le verbe latin respondere signifie à la fois répondre à un appel d’un homme qui me demande une aide et aussi comparaître devant un tribunal ; donc à la fois m’inscrire dans une situation dans laquelle une demande m’est adressée (texte) et aussi répondre à une citation pénale. Sous le premier aspect, être responsable, c’est apporter son concours à une autre personne, ce qui suppose une solidarité des personnes, une relation éthique. Sous le second aspect, être responsable, c’est être redevable de ses actes devant la loi, dans une relation juridique. Ce n’est pas un hasard s’il y a un double sens. La responsabilité juridique suppose la responsabilité morale.
Soyons plus précis, que signifie la responsabilité civile ? Dans le Code civil, figure trois articles :
Art. 1382 : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par le fait duquel il est arrivé à le réparer.
Art. 1383 : Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.
Art. 1384 : On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses que l’on a sous sa garde ».
La responsabilité civile se définit par la manière dont un dommage doit être réparé. L’intention ne compte pas, ce sont surtout les faits qui comptent. Si ma fille prend ma voiture, sans mon autorisation, et au détour d’une rue démolit la portière d’une autre voiture, c’est le propriétaire qui va devoir payer les dégâts.
La responsabilité pénale se définit, elle, par la sanction imposée à l’homme, non pas seulement pour réparer un dommage, mais pour le punir. C’est le cas de la contravention, qui nous oblige d’aller rendre des comptes au tribunal de police. Par définition, une contravention est une atteinte aux règlements en vigueur. C’est aussi le cas du délit qui nous envoie devant le tribunal correctionnel. Le délit est une atteinte aux biens. C’est enfin le cas du crime qui nous renvoie devant la Cour d’Assise. Le crime est une atteinte à la personne.
Nous sommes donc pris dans le réseau que tisse notre relation avec d’autres personnes et nous ne pouvons pas faire comme elle n’existait pas. Comme le dit Pascal, nous sommes embarqués, le seul fait d’agir modifie notre relation au monde et a des conséquences qui ne peuvent pas rester dans la sphère privée. Nous sommes placés dans un monde qui nous déborde de toute part et que nous devons accepter tel qu’il est. C’est un monde commun, dans lequel nous vivons avec d’autres sujets éveillés, comme nous. En termes techniques, nous dirons que nous sommes toujours en situation. Notre action, comme l’abstention à l’égard de l’action, concernent le monde dans sa totalité dans le cours de son devenir, à partir du sillon tracé ici et maintenant. Camus disait que l’homme n’est pas entièrement coupable, car il n’a pas commencé l’Histoire, mais il n’est pas tout à fait innocent, puisqu’il la continue. La responsabilité veut dire qu’il existe un lien indissoluble entre celui qui agit et les modifications qu’engendre son action dans le monde qui l’environne. Celui qui est responsable est supposé avoir une emprise sur ce qu’il doit sur-veiller. Sinon la responsabilité perdrait son sens. Nous n’allons pas nous emporter contre le météorologue, parce qu’il y a du vent ou de la pluie ! Sa seule responsabilité se limite à un bulletin de prévision qui reste approximatif. Il n’est pas responsable du temps parce que ce n’est pas là un « devoir » qui pourrait lui être confié, parce qu’il n’a aucun contrôle sur le temps. Par contre l’ouvrier de fabrication qui surveille le opérations d’une chaîne possède un contrôle sur ce qui s’y passe. Il en est responsable. C’est même son travail.
---------------La question est d’autant plus délicate, que nous ne pouvons pas seulement nous en tenir à des intentions et que nos actes débordent nos intentions. Quand se produit un accident, nous pouvons toujours dire : « Je ne l’ai pas voulu, ce n’était pas mon intention ». « Je ne l’ai pas fais exprès ». Nous ne voulons pas reconnaître notre responsabilité dans l’état de fait. Cependant, les choses sont ce qu’elles sont, notre action a porté ses fruits et nous avons été mêlé au flot du
Devenir. Que nous soyons ignorants des conséquences de nos actes, ne peut pas les empêcher en quoi que ce soit. Il est physiquement impossible de ne pas agir. Le seul fait de respirer est déjà une action.
Il serait souhaitable de bien calculer tous les effets de nos décisions. Mais ce délai ne nous appartient que rarement. Nous ne pouvons pas attendre d’avoir une vue intellectuelle complète de toutes les conséquences, car l’urgence nous impose parfois des décisions rapides et une connaissance complète de toutes les conséquences est une chose qui est humainement impossible. De sorte que nous ne pouvons agir qu’en fonction d’une connaissance somme toute peut être sérieuse, mais incomplète. Et pourtant, nous sommes responsables de notre négligence et de l’insuffisance même de notre connaissance.
2) Il est vrai cependant que dans la responsabilité juridique, le code admet l’importance de l’intention. Il définit les circonstances atténuantes en fonction du passif propre à l’homme agissant dans le monde. Un avocat fera tout ce qui est en son pouvoir pour persuader le tribunal que son client n’avait pu acquérir la formation intellectuelle qui lui aurait été nécessaire. Il argumentera en faisant référence à des traumatismes anciens, à un passé difficile, à une éducation insuffisante, à une constitution de la personnalité qui préparait le justiciable à commettre plus tard des erreurs. La responsabilité juridique suppose la dualité responsabilité/irresponsabilité. Le sujet se doit d’agir de manière juste et sensée, et ne pas se mettre en contradiction avec ses responsabilités. Si c’est le cas, il y a faute et nécessité d’une sanction. Entre la faute et la sanction, le lien est nécessaire. La responsabilité juridique définit un système de sanctions légales et c’est en quoi elle se distingue de la responsabilité morale. Les deux ne coïncident pas exactement et peuvent même parfois s’opposer. Il est tout à fait possible à un homme de se reconnaître responsable moralement d’un acte, tout en déniant au pouvoir judiciaire le droit de lui infliger une sanction. Un apatride convaincu peut accepter de porter la responsabilité d’une injure à l’encontre d’un homme, mais dénier la compétence d'un tribunal d’État quant à le juger. Gandhi, au début de sa lutte contre le système de l’apartheid en Afrique du Sud, entreprend délibérément de violer les lois de ségrégation. Il demande aux indiens de brûler leurs cartes de séjour en raison du statut dégradant, humiliant, qu’elles imposaient aux ressortissants Indiens. Il récuse la loi, mais accepte la responsabilité prise en brûlant les cartes de séjour.
Dans le cas où il n’y a pas contradiction entre les exigences morales et les prescriptions légales, nous pouvons considérer que la responsabilité juridique est une expression sociale de la responsabilité morale. Il nous est alors possible de reconnaître la validité d’un système de sanctions. Il y a deux manières de justifier la sanction :
a) Ou bien, d’un point de vue idéaliste, on suppose implicitement que la responsabilité juridique admet que je le sujet est une personne qui agit en vertu de son libre-arbitre. Quel que soit l’état dans lequel il se trouve, par exemple sous l’emprise de la drogue, quelle que soit son histoire personnelle, il est toujours en état d’accepter ou de refuser une tentation. Il choisit ses actes et dans la mesure où un choix est fait, celui-ci est supposé fait en connaissance de cause. Et c’est dans cette mesure justement qu’il doit être sanctionné, car il pouvait éviter la faute commise de manière irresponsable.
b) Ou bien, d’un point de vue réaliste, on admet que la sanction est avant tout un acte de défense sociale. Elle ne vise pas à mettre le coupable devant ses choix mais à défendre la société contre le criminel. Toute société doit se protéger contre ceux qui représentent pour elle une menace directe, un danger public. Que deviendrait en effet un État où le crime ne serait pas puni ? Il est tout à fait remarquable qu’un homme puisse reconnaître ses fautes et tenter de se réhabiliter aux yeux de la société. Mais si un criminel est poussé par une pulsion violente et un sadisme irrésistible, cela ne fait qu’aggraver la faute, car l’irresponsabilité ne fait qu’amplifier le danger du point de vue de la société. De ce point de vue, un maniaque inguérissable ne peut qu’être qu’écarté par la société et enfermé.
L’existence de la justice ne peut se contenter de l’hypothèse d’une sanction immanente. On dira, par exemple, que l’ivrogne, atteint d’une maladie du foie, a été châtié par la nature, comme le fumeur invétéré qui attrape un cancer des poumons. L’hypothèse d’une sanction immanente suppose une Loi Naturelle qui renvoie en écho, vers le sujet agissant, en boucle, l’effet de ses actions. Elle engage une représentation de la nature en contradiction avec le paradigme mécaniste dans lequel le droit positif pense la Nature.
La justice ne peut pas se contenter de la sanction diffuse de l’opinion publique. Il est exact que, dans l’univers médiatique qui est le nôtre, la réprobation publique a tôt fait de s’abattre sur ceux qui ont agit dans un sens gravement contraire aux mœurs. On peut toujours dire que ce type de sanction supplée aux insuffisances de la loi, mais d’un autre côté, la réactivité émotionnelle, de l’opinion risque toujours d’être excessive. L’opinion ne s’embarrasse pas de preuves pour désigner un coupable, elle ne se fie qu’aux apparences et elle est prompte à rejeter ce qu’elle ne comprend pas. Elle est incapable d’apprécier, de mesurer une faute dans toute sa complexité. Elle ne doit pas se substituer au travail de la justice.
3) La complexité inextricable de la responsabilité juridique se redouble encore par le fait que l’on peut aussi parler
parfois en un sens de responsabilité collective. Au
procès de Nuremberg, on a jugé les dirigeants nazis, mais aussi de ceux qui
prétendaient s’abriter derrière l’argument qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux
ordres et n’avaient été que de simples exécutants. A la suite des massacres
perpétrés au Rwanda, la question s’est posée de la même manière. Comment faire la part des choses, entre ceux qui avaient commandité les tueries et ceux
qui avaient obéi aux ordres ?
On fait la différence entre ceux qui ont été simples exécutants, donc criminels sur ordre et ceux qui ont donné les ordres. La loi admet que la contrainte ou la discipline, comme contrainte collective, atténue la responsabilité. La responsabilité morale d’un être humain est de refuser d’obéir à un ordre immoral et criminel, aux dépens même de sa vie. Mais ce jugement, prononcé de manière rétrospective, exige, eu égard à la situation, de la part de l’être humain un héroïsme surhumain. Dans les faits, c’était recevoir une balle dans la tête, ou obéir aux ordres. Les nazis ne transigeaient pas. Pas plus que les chefs qui obligeaient d’aller massacrer les tutsis. Saddam Hussein vis-à-vis de sa milice personnelle non plus. Un tribunal ne va pas juger avec sévérité l’homme qui avait à choisir entre l’héroïsme et le crime et qui n’a finalement pas réussi à être un héros, pour devenir un complice et un lâche. Il est évident que cela n’excuse rien. Le soldat qui torture et exécute un massacre collectif n’est certainement pas irresponsable. Il y a peut être des situations qui imposent de choisir la mort plutôt que le crime, mais c’est un sacrifice que l’on ne peut exiger. Le cas est différent des responsables politiques d’atrocités, le tribunal international est en droit de les condamner comme criminels de guerre. Ceux qui ont donné l’ordre de tuer, ceux qui ont très minutieusement mis en place la politique de la terreur sont évidemment plus responsables que ceux qui ont été des exécutants. Dans le premier cas, la justice exigera réparation, demandera une punition qui ne soit pas une vengeance. Elle admettra que ces hommes coupables, peuvent être réintégrés dans la communauté sociale. Dans le second cas, la justice a tendance à dire que les criminels ne peuvent être réintégrés, leur présence est inacceptable sous les yeux mêmes de leurs victimes.
Ce type de distinction reste très discutable car on peut se demander de quel point de vue la notion même de responsabilité collective est justifiable. Il est vrai que l’existence même d’associations de malfaiteurs ne saurait être contestée. Elle vaut à l’intérieur de l’État pour désigner des truands associés, une mafia, un cartel comme le cartel de la drogue en Colombie. Il peut exister des multinationales du crime. Auquel cas, le seul fait d’appartenir à une organisation criminelle est déjà un crime. Quand un parti politique s’organise de manière criminelle, il relève aussi, au regard de la Cour Internationale de Justice, de la même catégorie. Le parti nazi, les khmers rouges, sous la dictature de Pol Pot ont assez fait couler de sang, pour qu’on puisse les considérer comme associations criminelles. C'est pour les bourreaux de l'Histoire de cette envergure que l'on a posé le concept de crime contre l'humanité. Cependant, où le problème devient très délicat, c’est dans la compromission entière d’un peuple à soutenir un régime, qui commet pourtant ouvertement des atrocités. Dans la mesure où un peuple semble ranger d’un seul bloc derrière ses dirigeants, dans la mesure où n’existe apparemment aucune résistance, il y a bien responsabilité collective. C’est un problème grave qui tourmente toujours la conscience des allemands. Ils savaient ce qu’il en était des déportés, des prisonniers de guerre, des massacres des populations civiles. Dans la mesure où il n’y a pas eu de sursaut, on peut considérer qu’il y a eu défaut de secours à personne en péril et grave manquement à la responsabilité. Comment, dans la pyramide qui va du dictateur maniaque, à ses serviteurs zélés immédiats, jusqu’aux membres de la police, aux soldats de l’armée, aux représentants des institutions de l’État, jusqu’aux simples citoyens, tracer une frontière de la responsabilité ? Cette ligne rouge de démarcation est une pure fiction. Une illusion. Il n’existe pas de séparation de fait. Nous ne pouvons pas nous dégager de l’Histoire, nous ne pouvons pas nous dégager du monde, sinon par pure abstraction. L’abstention est déjà une forme de complicité, l’inaction est déjà militante. Laisser faire, c’est encore choisir.
Qu’on le veuille ou non, on revient toujours vers l’individu dans sa relation à l’Histoire. Je ne suis pas indépendant du monde. Je suis le monde. Je participe à l’élaboration de l’Histoire. Je ne peux pas renier mon engagement, sous peine de me renier moi-même comme personne consciente et responsable.
Nous voyons donc qu’il ne peut y avoir de sens à déresponsabiliser l’être humain ; car cela voudrait dire nous renier nous-mêmes en tant que personne, nier la possibilité en chacun de nous d’une conduite éthique, alors même que toute société la présuppose et que chacun, en son for intérieur, le plus souvent l’exige. L’éthique, quelle que soit sa forme, reconduit au principe de la responsabilité.
Seulement, toute la question est de savoir si la crise de la responsabilité de notre époque n’est pas aussi liée à des conditions historiques inédites.
1) Les régimes politiques monarchiques traditionnels déposaient la responsabilité entre les mains d’un souverain, chargé de gouverner sagement son peuple. L’éthique traditionnelle était avant tout anthropocentrique, elle n’avait pas besoin de prendre en compte le pouvoir d’action de l’homme sur la Nature,
(texte) parce que, dans le monde traditionnel, l’action de l’homme restait modeste et en équilibre avec la Nature.
Il en est tout à fait autrement dans notre monde gouverné par un idéal
démocratique. Il en est tout à fait autrement dans le monde de la techno-science
qui
est le nôtre.
Le surgissement de l’empire exponentiel de la technique, sa mise à la disposition de chacun, exige que nous prenions une conscience plus vive des effets de nos actions, ce qui implique aller jusqu’à « inclure la planète entière dans la conscience de la causalité personnelle », comme l’écrit Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité (texte). Désormais, ce qui fait l’objet de la responsabilité de l’homme ne peut se limiter au seul souci de la préservation, dans son entourage immédiat. La responsabilité doit prendre en compte l’humanité tout entière et s’attacher à la sauvegarde la vie au sein de la Nature. Ce qui est radicalement neuf, c’est la prise de conscience, urgente et vitale, de la valeur de la responsabilité. Nous avons enfin compris que la responsabilité ramène vers le soi, tout en impliquant aussi la non-séparation de fait de toutes les existences au sein de la Nature. Il n’y a de responsabilité que sur le fondement d’une vision globale et toute appréhension fragmentaire du réel ne peut donner lieu qu’à une représentation illusoire de la responsabilité. Nous ne pouvons pas déléguer la responsabilité, elle concerne chacun, en tant qu’individu, en tant que parent, en tant que citoyen d’un État et en tant que citoyen du monde.
Il n’y a responsabilité que parce que nous interprétons dans l’éthique la causalité en la convertissant sous la forme de l’imputation causale. Du point de vue de l’explication scientifique, la cause est seulement la condition de l’apparition d’un phénomène appelé l’effet. D’un point de vue éthique, l’homme, par son action, inaugure une série de causes et par là modifie le réel. Il est alors tenu pour responsable de ce à quoi il a contribué. « La condition de la responsabilité est le pouvoir causal. L’acteur doit répondre de son acte : il
est tenu pour responsable de ses conséquences et le cas échéant, on lui en fait porter la responsabilité ». Il est vrai que, vu la complexité du réel, il est difficile de ramener la responsabilité à celle d’un seul qui deviendrait alors le bouc émissaire de la réprobation de tous. Cette complexité est illustrée par l’histoire de ce messager qui ne parvient pas à faire son travail, parce qu’un fer a été mal posé sous les sabots de son cheval. « Le fameux clou de sabot manquant ne rend pas réellement l’apprenti forgeron responsable de la bataille perdue et de la perte du royaume. Mais le messager direct, le cavalier qui chevauche le cheval, aurait bien un droit de recours contre le forgeron qui porte la ‘responsabilité’ de la négligence de son apprenti, sans que lui-même encoure un reproche. La négligence est l’unique chose qui doit éventuellement être dite moralement coupable ». La négligence de l’apprenti est un élément dans la chaîne causale, mais il n’est pas le seul.
Dans la pratique, nous prenons en compte l’échelle de la responsabilité dans la hiérarchie des décisions, ainsi « le principe de l’imputabilité causale est encore conservé dans la relation en vertu de laquelle le supérieur hiérarchique condense en générale en sa personne la causalité de ses subordonnés». Il en résulte que le décideur a sur ses épaules un poids plus important que celui qui relaye ses décisions et lui obéit. Cependant, dès qu’il y a action, immédiatement, il y a responsabilité, et responsabilité dans la mesure où à l’action est apposé un devoir être qui la surmonte, une fin poursuivie. Pour s’en dégager entièrement, il faudrait pouvoir ne rien faire. « Moins on fait de choses, moins on porte de responsabilité, et en l’absence d’obligation positive éviter l’action peut devenir un conseil de prudence. Bref, la responsabilité comprise ainsi ne fixe pas elle-même des fins, mais elle est l’imposition tout à fait formelle sur tout agir causal parmi les bommes, exigeant qu’on puisse demander des comptes». Mais ne rien faire est impossible et il est très difficile de déterminer un ordre d’activité où nous pourrions nous planquer en prétendant n’avoir de comptes à rendre à personne. Dès que nous manipulons un objet, un bien, un avantage, nous entrons dans le champ de la responsabilité, que ce soit dans l’étourderie, le simple délit, le crime, et l’irresponsabilité dans le manquement même au devoir. « Le joueur qui au casino met en en jeu sa fortune agit avec étourderie ; si ce n’est pas la sienne, mais celle d’un autre, il le fait de façon criminelle ; mais s’il est père de famille, alors son action est irresponsable ».
---------------On ne peut donc pas se méprendre sur le poids considérable que se doit d’assumer l’homme politique. A côté, l’ambition du pouvoir, la jouissance de pouvoir dominer autrui, la flatterie de la reconnaissance, ne sont que des jouets pour enfants. « L’homme politique … convoite le pouvoir suprême afin d’avoir des responsabilités et qui convoite le pouvoir suprême,
le convoite afin d’exercer la suprême responsabilité. Sans doute le pouvoir comporte-t-il ses propres attraits et ses récompenses – l’estime, le prestige, le plaisir de commande, d’avoir de l’influence, de prendre l’initiative, de graver sa propre trace dans le monde et même la jouissance d’en avoir simplement conscience… l’homme d’État authentique estimera que sa gloire
... consistera précisément en ceci qu’on
puisse dire de lui qu’il a agi au mieux des intérêts de ceux sur lesquels il
exerçait le pouvoir et pour lesquels il le détenait ». La motivation du politique n’a de sens qu’au service de la volonté générale d’un peuple et de son bien.
(texte) Bien naïf serait celui qui penserait trouver dans les plus hautes charges une liberté démesurée qui ne serait que l’exercice de la force. Il ne trouvera que les exigences de la liberté politique. « l’homme libre s’empare de la responsabilité qui attend son maître et par la suite, il est certes soumis à son exigence. En se l’appropriant, il lui appartient et il ne s’appartient
plus à lui lui-même. La suprême et la plus démesurées liberté du soi conduit au devoir le plus exigeant et le plus implacable». Ce qui veut dire la plus haute humilité, un souci très élevé du respect et une connaissance étendue des implications de l’action.
Mais c’est là, comme dit Hans Jonas, que nous callons tous. Car nous ne disposons que du savoir que nous propose la conception dominante de la nature issue de la modernité. Or, l’acte même de la science moderne commence par la déclaration programmatique de Descartes selon laquelle l’homme doit devenir « comme maître et possesseur de la nature ». La logique du programme de la
techno-science veut que la Nature soit réduite au rang d’un objet du vouloir humain.
La technique nous est donnée pour transformer la Nature, ce qui veut dire pour humaniser la Nature.
(texte) Jusque dans nos livres les plus sérieux, nous en sommes encore à justifier l’empire de la technique sur la Nature avec ce cliché des hardes humaines primitives luttant armés de leurs fiers outils, pour se protéger d’une « nature féroce et hostile » !
Or la nature, telle que nous la voyons sous nos yeux, n’a plus rien de naturel, partout elle subit la transformation des
techniques. Nous du mal à comprendre d’emblée ces gens
qui nous parlent de respect de la Nature. Depuis la modernité, la Nature est pour la science une immense machinerie où il serait illusoire de repérer que quelconque fin et une quelconque dignité. « La conception scientifique dominante de la nature… nous refuse décidément tout droit théorique de penser encore à la nature comme à quelque chose qui mérite le respect puisqu’elle réduit celle-ci à l’indifférence de la nécessité et du hasard et qu’elle l’a dépouillée de toute la dignité des fins ». Comment dès lors parler de responsabilité à l’égard de la Nature ?
Du respect, depuis Kant, nous avons une interprétation exclusivement personnaliste. C’est la
personne qui est le sujet du respect. Pas une chose. Regarder la nature comme une personne ? Impossible. Péché scientifique appelé vulgairement « anthropocentrisme » au nom du
dogme sacro-saint du paradigme mécaniste. Or, Jonas
nous dit qu'une telle interprétation de la Nature n’a rien de première, elle est bien plutôt la destitution d’une appréhension spontanée qui nous dit que la Vie est partout présente. Pour Hans Jonas, la vision gnostique, dans son animisme spontané, est
même un fonds commun de la pensée humaine. « Quand l’homme commença pour la première fois à interpréter la nature des choses – ce qu’il fit quand il commença à être un homme - , la vie était, à ses yeux, partout et être c’était pour lui la même chose qu’être en vie… L’âme inondait le tout de l’existence et se rencontrait en toutes choses ».
Quand la relation avec la Nature est enveloppée par la dimension du Sacré,
il importe au plus au point de veiller à ne pas commettre d’outrage. L’acte
accomplit dans le sentiment du sacré de la Vie ne sera jamais irresponsable et il n’est pas un domaine de la vie qui pourra
en être retranché.
La situation de la planète n’est pas brillante. L’écologie permet de repenser l’action humaine dans le sens d’une vision globale. Il est regrettable que, dans l’état actuel des choses, elle doive le plus souvent agiter les prophéties du malheur. Pour Jonas, l’urgence de nos responsabilités à l’égard de la planète commande, sous le principe de précaution, que l’on soit davantage à l’écoute des prophéties de malheur que des prophéties de bonheur. C’est ce qu’il nomme l’heuristique de la peur. Il est important que le péril que l’on fait courir à la vie dans son ensemble soit connu. « Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi ». Il est essentiel que nos dirigeants aient cette conscience et que chaque citoyen vivant sur la planète soit convenablement éduqué en vue du respect et même de la promotion de la vie. (texte)
2) Si mon existence est consciente, j’en suis responsable, car c’est bien moi qui tiens entre mes mains les rênes de mon existence. C’est de la mauvaise foi que de se défausser sur les autres, sur la famille, la société ou l’État. Personne d’autre que moi ne peut vivre à ma place, décider, aimer, me vouer à unecause ou à m’investir dans quoi que ce soit à ma place. Cela ne relève que de ma responsabilité personnelle, de mon souci d’assumer mon existence. Je suis redevable de ce que je fais, je n’ai pas seulement l’initiative du choix, mais au-delà, je dois aussi en porter les
conséquences qui en sont inséparables. D’autre part, une existence n’est pas séparable des autres existences.
Mes proches sont un part de moi-même, autrui, même lointain m’est encore proche,
autrui est mon frère humain, comme la Nature dans son ensemble est aussi mienne
d’une certaine manière. Quand je me pavane sur la plage avec des t-shirt fait en Thaïlande par des enfants qui travaillent 12 heures par jour pour fabriquer
ces t-shirt sur des chaînes, je ne peux pas dire que cela ne me concerne pas. Je les ai indirectement payé et je suis donc entièrement compromis dans leur exploitation.
De proche en proche, chaque homme est responsable de l’humanité tout entière et de la
Nature tout entière.
Il est inadmissible de consentir à, une logique de la déresponsabilisation. Cf. Jacques Ellul dans Le Bluff technologique (texte) de dévaler la dignité de l’être humain en ne voyant en lui qu’un assisté, un assisté psychologique, un assisté sentimental, un assisté de la culture, un assisté spirituel etc. Ne voir dans l’être humain que la dépendance. La dépendance est chose indigne de la liberté humaine. Personne ne peut consciemment vouloir la dépendance. L’homme ne peut consciemment vouloir que l’autonomie sous toutes ses formes. Cultiver l’autonomie devrait être un principe fondamental de l’éducation. Nous devrions découvrir la valeur suprême de l’auto-référence, trouver peu à peu en nous-mêmes notre responsabilité et éduquer les générations à venir dans le souci de la responsabilité. (texte)
Il ne s’agit pas d’en faire un pathos excessif et de s’accuser de tous les malheurs du monde ! On ne va tout de même pas avoir honte de notre bonheur, pour la seule raison qu’il y a ailleurs des gens malheureux. C’est un peu comme l’histoire de l’oignon qui en promenade rencontre un saule pleureur : « pardon, c’est encore de ma faute » ! S’accuser des malheurs des autres c’est avoir la prétention de leur enlever leur libre-arbitre, en prétendant vivre à leur place, savoir ce qu’ils auraient dû penser, dire ou faire. C’est une prétention délirante. C’est vrai qu’il est, par exemple, très difficile d’assumer le suicide d’un de ses proches. On se dit : « C’est de ma faute, j’étais responsable de lui, j’aurais pu l’aider ». Mais, comme dans la fable, le saule pleureur était saule pleureur, même si l’oignon n’était pas passé par là. Nous ne pouvons pas vivre à la place d’un autre. Nous pouvons mener une vie droite et ordonnée là même où nous sommes et veiller dans nos actes à éviter de causer des souffrances inutiles. C’est très modeste, mais c’est dans cette modestie même que la responsabilité peut être assumée.
* *
*
Je ne peux pas renier mon engagement à l’égard de la Vie dans son ensemble, sans devenir irresponsable. Ma responsabilité fondamentale est responsabilité devant la Vie elle-même. Si nous avions plus d'amour pour ce qui est, nous n'aurions pas besoin du "principe" de la responsabilité. L'amour enveloppe la responsabilité et lui ôte son poids, l'amour donne à nos actes le sens de ce qui est juste et il ne veut jamais la souffrance. Parce que nous n'avons pas d'amour, il nous faut parler dans le langage de l'intellect et invoquer la responsabilité.
La responsabilité peut être mesurée. Il faut tout de même départager ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Je suis responsable de mon existence à travers mes actes, et pourtant cette existence ne concerne pas ma seule individualité. Je suis placé là dans une situation d’expérience qui est aussi une situation historique où la conscience collective de toute l’humanité est engagée. Je reçois en permanence les conséquences d’actions commises par d’autres avant moi. Il reste cependant que je ne peux pas me couper de la Vie dans son ensemble et qu’il me faut avoir l’audace d’assumer ma responsabilité là même où je suis placé, sans dérobade, avec dignité, joie et courage.
L’existence est un présent extraordinaire qui me donne l’occasion unique de prendre à cœur la responsabilité de ce monde qui est le mien. C’est au service même de la vie que je mets ma responsabilité, et c’est un don qui transfigure mon existence et lui donne son rayonnement intérieur, sa plénitude et son sens. Un être humain complet, un être humain parvenu à sa maturité vit cette responsabilité à son plus haut degré.
* *
*
© Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan.
Accueil.
Télécharger,
Index thématique.
Notion.
Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..