On conçoit habituellement la liberté comme la capacité d’agir sans contrainte, ou encore comme la faculté d’effectuer des choix sans y être obligé ni forcé. Dans son sens le plus courant, la liberté tendrait donc à se confondre avec le libre arbitre, c’est-à-dire la capacité de se déterminer par soi-même, spontanément et volontairement.
Or le libre-arbitre paraît difficilement compatible avec le principe de causalité, en vertu duquel tout ce qui se produit dans l’univers a une, plusieurs, voire même une infinité de causes. En d’autres termes, tout ce qui survient à un moment donné dans le réel peut être rattaché à des phénomènes antérieurs (des causes dites antécédentes ) qui en furent les causes ou tout au moins les conditions. Ainsi, par exemple, notre personnalité, nos goûts, nos aptitudes, seraient la conséquence d’un ensemble de facteurs : caractères innés et acquis, milieu familial, circonstances de notre enfance… Ces facteurs les auraient déterminés -c’est-à-dire causés-.
Mais si ma personnalité est le produit de mes gènes et de mon éducation, alors mes décisions le sont aussi. Comment puis-je encore soutenir que je suis libre si le principe du déterminisme s’applique à mes actes? Le principe du déterminisme, c’est-à-dire l’idée que tout ce qui existe dans le monde est régi par le principe de causalité, semble donc incompatible avec le postulat de la liberté.
* *
*
Cette apparente contradiction entre l’ordre de la nécessité, celui de l’enchaînement logique des faits et des événements, et l’ordre de la liberté peut toutefois être sinon surmontée, du moins réduite. Dans une leçon précédente, nous avons examiné la formulation, dans le paradigme mécaniste, du déterminisme classique. D’entrée de jeu, nous avions précisé qu’il s’agissait plus d’une hypothèse que d’un fait. En réalité, c’est une exigence que l’on a cru devoir satisfaire pour que la science soit possible. Mais tout d’abord, faut-il parler d’un ou de plusieurs déterminisme ?
Nous pouvons distinguer quatre formes de déterminisme:
1) Le
déterminisme populaire ou
fatalisme
est la doctrine selon laquelle tout serait strictement prévisible dans la
Nature, parce qu’implacablement déterminé. Le terme de fatalisme est
évidemment lié à l’idée de la mort. Le fatalisme
exprime, avec une lourde résignation,
l’idée d’un glissement indéfectible de toutes les choses et de tous les
phénomènes vers la mort. Le fataliste a définitivement
baissé les bras et il pense que l’on ne
peut
rien contre le cours des choses, au fond, parce que l’on ne peut rien contre la
mort et son ouvrage. J’ai beau me croire libre, mais si je dois avoir un
accident de voiture demain, rien n’y fera, ce qui doit arriver arrivera et rien
ne pourra arrêter le cours des événements! (texte) Logiquement, le fatalisme repose sur
une interprétation univoque du temps. Il n’y a qu’une
ligne du temps, pas de virtualités donc pas de
possible et rien ne peut être neuf. Tout doit
donc être prévisible. C’est, sous
une forme caricaturale, l’idée que nous avions développé plus haut selon
laquelle, dans un univers-bloc, le temps
est comme les pages d’un livre : au moment où je lis la page 103, les pages 104,
105, 106 etc. sont déjà écrites. Il n’y a pas de différence entre le
passé et le futur, pas
d’imprévu ni d’imprévisible. Nous aurions alors toutes les raisons d’aller
consulter une voyante, nous devons faire confiance dans nos horoscopes,
puisque l’avenir est déjà écrit. Pour Jacques le Fataliste, le héros de
Diderot, « tout est écrit sur le grand rouleau ». Apprendre à vivre, c’est
savoir se résigner à ce que les choses arrivent telles qu’elles arrivent.
La fatalité fait son office ! Du coup, nous ne sommes
responsables de rien, puisque nous ne sommes en fin de compte que des
rouages dans une vaste machine, l’horloge
de l’univers. A vrai dire, on passe très facilement de l’idée de mécanisme
vers le fatalisme. Il suffit de l’interpréter de manière très simpliste. Nous
sommes tout excusé de nos choix. Nous ne
pouvions pas en avoir d’autre ! Si le monde
part à la dérive, c’est qu’il ne fait que suivre son cours implacable.
---------------Bref, pour
ôter toute confiance, pour priver l’homme de son élan et du sens de son
autonomie, pour assassiner la responsabilité, il n’y a rien de tel que le fatalisme !
L’histoire nous montre que le pouvoir politique
le sait très bien. Maintenir un peuple sous le joug du fatalisme, c’est
habilement l’asservir. Cultiver le défaitisme qui le caractérise, c’est
mentalement faire de l’homme un esclave. Un
homme résigné ne se révolte pas, il obéit
sans broncher, la tête basse.
2) Le déterminisme théologique est la doctrine qui soutient que le cours des choses est gouverné par la volonté de Dieu. Il serait alors vain de croire que l’homme puisse disposer d’une liberté absolue. Le libre-arbitre n’est en définitive qu’un fantasme humain, il est incompatible avec la Toute-puissance de Dieu. Tout ce qui arrive est entre les mains de la Providence. Au regard de Dieu, de Son point de vue, l’avenir est déjà fixé, au même titre que le passé. La prédétermination s’étend à tout ce qui existe dans la création. L’idée que l’homme disposerait d’un pouvoir de choix absolu est en définitive assez risible. C’est une forme de présomption. La volonté humaine est déterminée et déterminée par Dieu. (texte) Seul Dieu choisit et il est le seul qui puisse choisir sans être contraint en quoi que ce soit. Cependant, comme il est Bonté et Sagesse, il choisit certainement le meilleur monde possible, compte tenu de la diversité des possibles. Bref, nous pouvons garder l’image mécaniste précédente de l’horloge cosmique, et lui ajouter un Horloger qui l’a crée. Ce qui est logique d’ailleurs. En matière de liberté, cette situation ne laisse à l’homme aucune latitude de choix, toutefois, elle donne au moins un sens à son action. L’orientation de toutes choses vers la mort du fatalisme populaire se transforme ici et devient la finalité de toutes choses en Dieu. Ainsi, Bossuet dans le Discours sur l’Histoire universelle nous explique que toutes les entreprises humaines ne sont que la mise en œuvre inconsciente des moyens par lesquels se réalisent les fins divines.
On peut
décliner ce type de déterminisme dans la plupart des religions dans des formules
consacrées : « Les dieux ont parlé ».
« C’est Zeus qui l’a décidé ». « C’est la Volonté du Père ». Si tout ce qui
arrive est déterminé, « c’est parce qu’Allah est grand » etc. La vie est peut
être une vallée de larmes, mais Dieu a choisit toutes
les épreuves, elles ont un sens pour éprouver la Foi
du fidèle et son obéissance. Les comptes seront rendus après la
mort. Ils sont mêmes déjà rendus avant, si on
admet qu’il y a des « élus », on passe alors de la prédétermination à la
prédestination. Les théologiens du Moyen Age,
qui raisonnaient sur l’attribut de l’Omniscience et de l’Eternité en Dieu, ont
été obligés de tirer des conclusions dans cette direction. Si, en effet, dans l’éternité
Dieu contemple tout ce qui est créé dans le Temps, s’il sait tout, alors il faut
avouer que tout est déterminé, pour la bonne et simple raison que Dieu sait déjà
ce qui va se produire dans le futur. Pour Dieu, ce qui arrive s’est déjà en
quelque sorte produit. La séquence du temps est le déroulement d’un film dont le
scénario est écrit et le seul à pourvoir l’écrire, c’est Dieu.
L’homme
n’est qu’un pion dans le drame cosmique. Tout ce qui arrive est la Volonté de
Dieu.
Même remarque critique que précédemment. Il est très difficile pour les religions dogmatiques de concilier libre-arbitre humain et prédétermination. C’est un casse-tête. Accorder à l’homme le libre-arbitre, reviendrait à admettre que le présent est une création, qu’il est imprévisible et neuf. Mais cette position est tout de suite perçue comme hérétique, car elle revient à concéder un pouvoir créateur à l’homme et à supprimer l’Omniscience en Dieu, puisque, par définition, ce qui est neuf est imprévisible. (exercice 6e)
3) Le déterminisme métaphysique consiste à admettre que les événements s’entresuivent dans la Nature avec la même nécessité que s’enchaînent les liaisons de principe à conséquence en logique. Ce qui se produit devait se produire et ne pouvait être différent. Tout ce qui arrive dans l’univers suit la nécessité. La contingence est un faux-semblant, une illusion due à l’ignorance humaine ; en réalité, la suite des choses dans la Nature est strictement déterminée.
Nous trouvons cette position chez les stoïciens, qui, sans être fatalistes, admettent cependant l’existence du Destin. La nuance est subtile mais importante. Il vaut mieux conserver le terme de Destin dans un contexte philosophique, comme celui du stoïcisme que de le confondre avec le fatalisme. Le Destin gouverne tout ce advient dans la Nature : tout ce qui relève de l’extériorité et ne dépend pas de moi. (cf. Épictète texte) Ce qui dépend de moi, c’est de prendre les choses comme elles viennent, avec une attitude juste. L’acceptation du Destin n’est pas la résignation pour autant, car c’est le fondement d’une décision juste, basée sur le principe de la réalité. Ce que le stoïcisme enseigne, c’est le renoncement à une conception immature, capricieuse et fantaisiste de la liberté. (texte) L’action nous appartient en ce monde. Nous devons tenir le gouvernail de la volonté, mais tout en acceptant que le cours des choses ne nous appartient jamais entièrement.
Notons que la notion de Destin se conjugue ici avec une représentation circulaire du temps. Ici l'éternel retour. Pour être comprise, elle doit être resituée dans le contexte d’une interprétation de la Nature. Il y a par exemple une grande différence entre le stoïcisme qui part d’une vision animiste de la Nature, et le spinozisme qui s’appuie sur le paradigme mécaniste. Le déterminisme métaphysique présente une critique salutaire des conceptions simplistes du libre-arbitre.
4) Le déterminisme scientifique consiste à affirmer qu’il existe des relations constantes entre certains types de facteurs relevant d’un ordre donné au sein de la Nature, par exemple le déplacement de la Lune et le mouvement des marées, ou les interactions des organes au sein d’un être vivant. Il porte sur les phénomènes observables dont il présuppose par principe qu'il doivent être déterminés. Si la Nature se comportait un jour d’une manière et le lendemain autrement, la science ne pourrait rien en dire. La science n’existe que si elle parvient à préciser une constance sous la forme de lois.
Cependant, les Modernes, en partant du paradigme mécaniste, ont a à tort identifié déterminisme scientifique et déterminisme métaphysique. Laplace avait formulé cette croyance dans une page classique (texte). Il s’est rendu célèbre en affirmant que tout ce qui existe est régi par un déterminisme strict ; notre ignorance de l’avenir ne s’expliquerait que par l’incapacité où nous nous trouvons d’embrasser toutes les causes concourant à produire un état donné du monde. (cf. Canguilhem texte) Or la physique contemporaine a considérablement tempéré le principe du déterminisme. En thermodynamique, selon Ilya Prigogine, on admet que les phénomènes à l’échelle macroscopiques comportent une part d’indétermination qui est fondamentale. D’où l’importance des systèmes chaotiques (texte) dans la dynamique. (texte) Nous avons pris conscience récemment du rôle primordial de l’instabilité et du coup, la représentation du temps de la physique s’est rapprochée de celle de Bergson. A l’échelle microscopique de l’infiniment petit, nous savons qu’il en est de même. A son niveau le plus fondamental, l’univers matériel est fluctuant, (texte) et il enveloppe une part d’indétermination irrécusable, comme l’a établi la théorie quantique. La trajectoire d’une particule élémentaire n’est pas prévisible, car, précisément, elle n’est pas déterminée. L’analogie (R) chosique des boules de billard dont se servait Hume n’a donc plus de sens.
Ainsi, nous ne pouvons plus aujourd’hui tirer du savoir scientifique des arguments probants en faveur d’un déterminisme absolu. (texte) Comme l’avait bien vu Alain, (texte) le déterminisme scientifique, s’accorde avec l’idée qu’il y a dans le monde une large marge d’indétermination. Le déterminisme absolu n’est qu’un présupposé, ou une croyance. Ce n’est pas un fait. Il est tout à fait possible de continuer à user de l’approche objective de la science, tout en admettant l’indétermination, l’imprévisible et même une frange d’incertitude. (doc)
L’idée de liberté n’est donc pas inconciliable avec une approche rationnelle et scientifique en vertu de laquelle le monde est globalement gouverné par les règles de la causalité. Nous avons vu que le déterminisme est plus un présupposé méthodologique de la démarche scientifique qu’une description du réel.
1) Dans ces conditions, il est tout d’abord possible de soutenir, comme le fait Kant, que la liberté n’est pas un « fait » naturel, mais plutôt une « idée transcendantale », c’est-à-dire telle que rien de correspondant ne peut être observé dans l’expérience. Tout ce qui arrive doit avoir une cause : cette loi de la nature, comme le rappelle Kant, par principe, ne souffre aucune exception. Cependant, la liberté relève d’un autre ordre que le plan phénoménal de la Nature, elle relève de l’ordre nouménal et de l’esprit lui-même. Pour Kant, la liberté doit être postulée, parce qu’elle est nécessaire à la reconnaissance de la dignité de la personne et à l’imputation morale. L’indépendance de la volonté à l’égard de toute autre loi que la loi morale est le fondement de la dignité humaine; mais elle ne peut être démontrée, encore moins établie par l’expérience empirique. C’est un paradoxe sur lequel bien des auteurs à la suite de Kant, se sont étendus. En bref : « Expliquer la liberté, c’est la détruire » écrit Kant : c’est en effet la réduire à des causes, donc la nier.
---------------Dans La
Critique de la Raison pure, Kant pose le problème sous la forme d’une
antinomie insoluble, très caractéristique de la
pensée
duelle. La thèse soutient « il existe une causalité par liberté et donc la
liberté existe ». L’antithèse affirme : « il n’y a pas de causalité par liberté,
et donc tout ce qui se produit dans l’univers suit strictement les lois de la
Nature ». Dans une leçon précédente, nous avions vu pourquoi nous devions nous
méfier des raisonnements de type « ou bien, ou bien »
gouvernés par le tiers
exclus. Ils enferment la pensée dans une abstraction
stérile et ils imposent de chercher des
contradictoires là où il faudrait plutôt trouver les
complémentaires. La thèse et l’antithèse sont
vraies à des niveaux et sous des rapports différents. Le noumène, pour autant
qu’il désigne ce qui précède les phénomènes, comme condition de leur apparition,
n’obéit ni à l’espace, ni à la causalité, ni au
temps. A l’inverse, l’ordre des
phénomènes est le champ du relatif soumis à la
détermination de l’espace-temps-causalité.
C’est encore dans ce domaine que s’applique le principe de
raison suffisante que nous avons
discuté auparavant. La liberté transcendantale
et donc compatible avec un déterminisme scientifique.
Mais quel
rapport y a-t-il entre cette liberté transcendantale et la
liberté pratique ? La liberté concrète suppose
d’abord la lucidité du sujet, son
intelligence en acte, elle
enveloppe le pouvoir de délibérer et
de choisir de manière
rationnelle et
autonome. (texte) Ce que le sujet libre connaît
se trouve toujours sur le plan phénoménal : nous connaissons les faits, les
raisons qui motivent l’action, nous pouvons prévoir, anticiper des
conséquences
etc. Nous pouvons en pleine lumière prendre conscience de ce qui en nous est un
facteur de dépendance. La prise de
conscience est la liberté en acte, l’action même de la
libération.
Mais nous ne « connaissons » pas la liberté. La liberté n’est pas quelque chose qui se trouve dans l’ordre du connu. Le connu est toujours sur le plan des objets, dans l’ordre phénoménal, dans l’ordre la représentation. La liberté n’est pas dans la représentation. La liberté s’éprouve comme spontanéité pure sur un plan nouménal, mais ne se prouve pas dans le domaine phénoménal des actions et des faits. Il y a un contresens fondamental à vouloir prouver l’existence de la liberté sur un plan phénoménal où, par essence, l’esprit découvre plutôt une multitude de causes et de conditions. Nous avons dit précédemment que tout se passe comme si, la conscience, était cause première non-physique de phénomènes qui eux sont bien sûr immédiatement des phénomènes physiques. L’esprit possède la potentialité d’agir dans la Nature, en inaugurant des nouvelles séquences causales, parce que la Nature est bien plus indéterminée, bien plus souple, fluide, et plus vivante que ne l’a cru le déterminisme de la science classique. Comme nous l’avons montré, c’est une erreur d’interpréter le concept scientifique de « loi de la Nature » dans un sens dogmatique. Laissons à la religion les dogmes et à la science de la complexité l’incertitude, la richesse de l’imprévisible, du changement et de l’inédit présents dans le réel.
2) On peut également tourner la difficulté, comme le fait Karl Popper, en soulignant que ce que l’on appelle « le » monde comporte en fait des règnes distincts, chacun obéissant à une logique qui lui est propre. (texte) Dans le monde matériel, appelé le « Monde 1 », les faits et les événements sont globalement déterminés, c’est-à-dire reliés les uns aux autres par des lois constantes et connaissables. Cependant, ce déterminisme global n’exclut aucunement une indétermination, l’ouverture de possibilité inédites, que le rationalisme classique récusait. Dans le monde psychologique, le « Monde 2 » dans les termes de Popper, les expériences subjectives, les sentiments, les mobiles inconscients, sont largement imprévisibles. Si notre personnalité, en effet, procède en partie des circonstances, si elle doit donc beaucoup au hasard, elle relève aussi de notre propre volonté. Le monde de l’esprit enfin, le « Monde 3 , c’est-à-dire tout ce qui touche à la créativité, échappe à une logique de la détermination. Les œuvres des hommes sont imprévisibles : elles sont la preuve décisive, que le règne humain est celui de la liberté, définie à la fois comme une capacité de commencement absolu et comme un pouvoir de se donner à soi-même les lois auxquelles on décide de se soumettre - c’est ce que l’on appelle l’ « autonomie » , de auto, soi-même, et nomos, la loi -. Si la liberté est la capacité d’agir en n’obéissant qu’à soi-même, le problème philosophique est modifié et déplacé. Il concerne désormais le statut accordé à l’acte libre. C’est dans ce registre que se pose la question précédemment traité : un acte libre est-il un acte sans motif ?
La nature et
la liberté relèvent donc de deux ordres et de deux logiques distinctes. Cela
ne signifie pas qu’elles sont étrangères l’une à l’autre, (texte)
comme le montre bien le processus exemplaire de la décision libre : me décider –
choisir une profession, par exemple- c’est faire preuve de libre-arbitre (conçu
comme une pure spontanéité), mais c’est en même temps accepter la détermination,
comme en témoigne le langage courant ( « se déterminer », c’est se décider). En
effet, lorsque je fais un choix, je suis libre (non contraint), mais en même
temps, je me contrains moi-même. En inscrivant ma décision dans les faits (par
un engagement écrit , par exemple) , je renonce à ce pouvoir quasi-divin de
décider qui précède l’acte libre. Tout acte libre est donc un engagement, une
insertion dans le réel, dans une situation d’expérience donnée. Dans l’acte
libre, je reconnais les limites de ma condition (je
ne suis pas Dieu, je ne
peux pas tout faire !). Paradoxalement, mes actes libres semblent parfois
m’aliéner, tout comme si je me constituais prisonnier de mes propres engagements
!
Mais ceci, comme l’explique Bergson, relève en réalité d’une illusion rétrospective : c’est après coup, explique-t-il, que la liberté « semble toujours se résoudre en nécessité ». Le promeneur sur la plage, quand il se retourne, voit des traces de pas. Il pourrait s’imaginer que devant lui, il y a déjà devant lui de marques similaires. C’est là que se situe l’illusion. La liberté, en effet, est une spontanéité que la représentation ne peut que dénaturer : un acte libre est incompréhensible, indéfinissable, précisément parce qu’il est libre, et par là-même irréductible à des causes. A la suite de Kant, Bergson montre lui aussi que l’on détruit toujours la liberté lorsque l’on tente de l’expliquer. L’esprit n’est pas une chose ni un assemblage de choses. Pour que le déterminisme s’applique à l’esprit, il faudrait que l’on considère les vécus comme des atomes de conscience, lesquels seraient régis par des lois aussi inflexibles que les lois de Newton appliquées en astronomie. Or nous ne pouvons pas raisonner en terme chosique sur l’esprit. D’autre part, il n’y a pas non plus de division réelle dans les états de conscience, l’esprit est un flux de conscience où rien n’est séparable et dans lequel le roulement du temps enveloppe l’imprévisible et la nouveauté. (texte) Pour Bergson, la liberté, c’est de pouvoir transformer ce flux de conscience en création de soi par soi.
Affirmer que l’homme est fondamentalement libre et que tous nos actes libres sont, en tant que tels, incompréhensibles comme « commencements absolus, ne signifie pas pour autant que nous soyons toujours libres, quoique nous fassions, surtout dans nos comportements les plus irrationnels et dans nos choix les moins éclairés. En prendre conscience, le voir clairement, le comprendre, c’est justement prendre appui sur ce qui en nous est déterminé pour nous libérer.
1) Le mérite de Spinoza, (texte) est d’avoir fortement insisté sur le fait que celui qui se prend au vertige de son « sentiment de liberté » est bien souvent dans l’illusion. Se donner par jeu intellectuel l’émotion d’une liberté fantasque ne signifie pas pour autant être libre. Dans de nombreux cas - Spinoza donne l’exemple d’un ivrogne et d’un bavard -, nous agissons impulsivement, et si nous nous croyons libres, c’est parce que nous ignorons les causes qui nous font agir, c’est-à-dire plus exactement, nous venons de le voir, les mobiles plus ou moins inconscients qui nous déterminent Aussi bien, raille Spinoza, la pierre qui roule sur le flanc d’une montagne pourrait à ce compte, s’il elle était consciente, aussi se croire libre ! Elle ignore que la gravité l’entraîne et qu’elle ne peut pas faire autrement qu’aller là ou elle doit aller. Elle ne « choisit » pas de rouler de côté-ci ou de ce côté-là, elle y est portée en vertu des lois physiques. Cependant, elle pourrait bien penser : « je suis libre d’aller à droite ou à gauche… puisque j’y vais !». De la même manière, le bavard invétéré peut aussi bien déclarer qu’il est libre de parler… alors qu’en fait incapable de se taire. Quand la parole est emportée dans une perpétuelle agitation, quand elle est devenue compulsive, comment peut-on prétendre qu’elle est libre ? C’est tout aussi trompeur que de dire que le consommateur compulsif est libre de ses actes, alors qu’il ne peut pas s’empêcher de dépenser de l’argent, dans une sorte de fuite constante. Quand les crédits s’accumulent et que l’on devrait prononcer la faillite, que pourtant le sujet continue de manière compulsive à dépenser, comment croire qu’il s’agit de sa part de décision « libre » ? Par quelle acrobatie intellectuelle peut-on prétendre qu’une compulsion est « libre » ? L’homme qui, sous l’emprise de l’alcool, s’imagine que ses propos sont libres, peut se prendre à croire que rien ne le détermine. Mais il se pourrait bien qu’en fait l’alcool ait levé ses inhibitions et qu’il est, à ce moment là, emporté dans un torrent émotionnel. Il regrettera amèrement le lendemain ses discours en se confondant en excuses pour dire : je ne sais pas ce qui s’est passé, j’étais sous l’emprise de l’alcool ! Et le voilà qui renie sa liberté d’hier ! Comment croire celui qui affirme être « libre » de cette manière, contre tout bon sens ? Comment peut-on se leurrer à ce point ? N’est-ce pas précisément de l’inconscience ? Peut-on être libre tout en étant inconscient ? L’inconscience ne dissimule-t-elle pas tout simplement une situation d’étroite dépendance qui exclut la liberté réelle ?
---------------La liberté réelle est au contraire une reconquête de la conscience. Elle
suppose la mise en lumière de nos propres motifs. Mieux : la mise en lumière est la
liberté en acte. Mettre en lumière un conditionnement, c’est s’en libérer.
Supposer que l’on est libre, sans prendre en compte les motifs inconscients qui,
remontant du passé, nous inclinent dans une direction, c’est se donner une
liberté somme toute verbale.
2) Il y a bien
de la différence, explique
Bergson, entre être agi et agir, et cette
différence
tient à la qualité de création consciente que nous sommes capable
d’insuffler dans notre vie.
« Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artisans. Chacun d’eux est une espèce de création. Et, de même que le talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas se modifie, sous l’influence des œuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes ; mais il fait ajouter que nous sommes dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes…
Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même». Et il n’y a pas de mystère ici, car de toute façon, le changement, lui, a toujours lieu. Le Devenir ne laisse rien en rade, il emporte tout. La question n’est pas tant de produire le changement que de l’accompagner consciemment en devenant soi-même créateur à partir de ce « point où nous nous sentons le plus intérieur à notre propre vie ». Et là, il ne faut pas nous leurrer :
« Les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes sont rares, et c’est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes… Nous vivons dans le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis plutôt que nous n’agissons nous-mêmes ».
Ce que nous appelons notre personnalité est une fiction personnelle composée dans le jeu social de l’adaptation. Un personnage rigide. Une croûte épaisse de conditionnements vient recouvrir le jeu vivant de nos sentiments. Pourtant, « Il n’est pas rare qu’une révolte se produise », quand une poussée intérieure se manifeste. Alors seulement, nous trouvons notre vraie Nécessité Intérieure, celle qui commande la loi de développement libre de notre être. Non pas qu’il s’agisse de libérer un ego vital par la passion et la violence. Plus la coïncidence avec soi est vive, plus nous sommes à même de nous affranchir des formes résiduelles de conditionnements déposés par l’habitude. Cependant, la libération n’est pas une sorte de fuite en avant dont le modèle serait dans le défoulement sans contrainte. La libération de la conscience est pour Bergson un mouvement vrai qui coïncide avec la manifestation d’une capacité plus riche et plus profonde de sympathie universelle. La liberté nous conduit à un lien privilégié avec tout ce qui est, avec les êtres humains bien entendu, mais aussi avec la Source de toute vie et de toute existence. La libération individuelle ne conduit pas, comme on le croit à tort, à l’individualisme et le repli sur soi qui le caractérise. Elle n’a rien d’égocentrique. Elle participe d’un mouvement de Création qui dépasse de très loin les limites de l’ego. L’eau vive de la conscience n’est pas le nœud des instincts de Freud. L’inconscient freudien en réalité n’est encore que du subconscient, il n’est pas la source de l’intelligence créatrice en nous. Il n’est pas la surabondance de Vie à laquelle nous sommes toujours-déjà ouverts. Une fois cette mise au point effectuée, il est indéniable, comme le montre Vladimir Jankélévitch, que « l’acte libre apparaît comme un acte inspiré… par le génie de ma personne, par ce foyer central d’où jaillissent les actions libres, par ce for intime enfin que l‘on pourrait appeler d’un mot emprunté à maître Eckhart, la petite étincelle ».
3) Reste que si la Connaissance est émancipatrice, parce que la vérité libère, un homme libre est aussi un homme qui sait ce qu’il fait, et qui peut donc, être tenu pour responsable de ses actes. Le lien entre la liberté et la responsabilité ne doit pas être défait, sans que l’humanité elle-même ne soit mise en cause. Il ne peut l’être que chez le très jeune enfant qui ne voit pas la portée de ses actes, ou encore chez le malade mental qui ne se rend plus compte de ce qu’il fait. Nous avons vu que la responsabilité est la capacité de pouvoir répondre (texte) de nos actes : nous reconnaissons que nous en sommes bien les auteurs et nous les assumons. Il est vrai que pourtant, les hommes ne sont pas toujours en mesure de répondre de leurs actes, et le Code Pénal reconnaît explicitement que le discernement d’un homme peut être momentanément ou durablement « altéré ». Dans certains cas (accès de démence, notamment, psychose etc.), on considère qu’un hommes n’est plus responsables de ses actes et que les tribunaux ne peuvent plus le sanctionner de la même façon que s’il l’était. Mais en règle générale, nous sommes tenus pour responsables devant la justice, en particulier en cas de délit ou de crime. Or il est à noter que bien souvent, lors des procès en Assises, on voit un criminel demander fermement que l’on ne le considère pas comme un malade, parce qu’il veut assumer ce qu’il a fait. Il s’agit donc pour lui de revendiquer son humanité, de ne pas être traité comme un malade en étant considéré comme irresponsable. Cela nous montre combien, même dans une situation aussi grave, un homme tient à préserver son humanité et à la revendiquer comme tel. C’est une mérite élevé que de pouvoir assumer, avec sa liberté, sa responsabilité.
Du point de
vue de la conscience morale, si nos choix sont toujours libres (nous pouvions
faire autrement), ils ne sont pas toujours éclairés (nous faisons souvent de
mauvais choix). La liberté, comme l’explique
l'explique,
Descartes, inclut la possibilité de
préférer le mal tout en sachant que c’est le mal. Cependant, un tel degré de
liberté est faible et Descartes admet aussi qu’un homme
éclairé ne peut que
vouloir le bien. Nous avons vu avec Hans Jonas, qu’il en est de même à l’égard
de la responsabilité que l’homme prend en assumant une fonction, par
exemple une charge politique. A une liberté qui comporte un pouvoir plus grand
correspond immédiatement une responsabilité plus élevée. On connaît la formule
de l’athéisme : pour
Sartre, la liberté est un « fardeau ». Depuis que la
conscience est à elle-même son propre tribunal (puisqu’il n’y a plus de Jugement
Dernier), notre responsabilité est absolue. La formule n’est toutefois pas
exacte. En fait, ce n’est pas la liberté qui est un fardeau, mais bel et bien la
responsabilité qui va avec. Là où Sartre voit certainement très juste, c’est
quand il dit que nous sommes responsables de toute l’humanité. L’homme est
devenu maître et possesseur de la Nature. Très bien. Mais cela implique que
désormais
repose
sur ses épaules la responsabilité de la vie sur la
Terre. Du coup, il ne peut
plus revendiquer une liberté qui n’est qu’une simple
velléité, un caprice ou un
choix arbitraire. Nos choix s’étendent au-delà de nous en cercles pour rejoindre
la Terre entière. Nous ne pouvons pas les circonscrire dans un champ limité.
Ce qui est réel, c’est le lien qui nous unit à toutes choses. Ce qui est fictif,
c’est la croyance que nous pouvons mener notre propre liberté de notre côté,
sans avoir de compte à rendre à personne. Ainsi, quelque soit la manière
dont on retourne le problème, nous voyons bien que la liberté ne s’incarne
que dans la nécessité. Ce que dit fortement
Hans Jonas dans Le Principe
Responsabilité.
De plus, si l’avenir est ouvert, comme l’affirme également Karl Popper, nous sommes condamnés à agir dans l’Histoire sans pouvoir nous reposer sur la connaissance ou l’anticipation d’un futur qui, de fait, n’existe pas et reste donc indéterminé. La connaissance de l’histoire, aussi précieuse soit-elle, ne nous dispense aucunement de faire des choix, et ceux-ci seront toujours incertains, même s’ils sont éclairés par le jugement des meilleurs historiens. La connaissance scientifique permet de prévoir certains faits, parfois d’anticiper, voire parfois de prévenir les pires tragédies, mais non pas de prédire l’avenir dans son ensemble. Nous devons nous habituer à vivre dans un monde incertain et irrésolu. C’est la bonne et mauvaise nouvelle à la fois. Bonne nouvelle, car notre libre-arbitre a malgré tout sa place dans un monde que l’on a cru un moment fatalement déterminé, mauvaise nouvelle, car du coup, les appuis nous manquent et nous ne devons avant tout prendre confiance en nous-mêmes. Nous ne pouvons plus nous débarrasser de la responsabilité sur un Dieu paternaliste et providentiel, ni compter sur les voies toutes tracées du Destin. Il n’y a pas non plus de fatalité qui tienne dans un univers en perpétuelle auto-transformation, qui ne se contente pas de perpétuer de l’ancien, mais qui aussi à chaque instant le Nouveau.
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Il faut se méfier de ces oppositions dans lesquels nous serions tentés, non pas de distinguer, mais d’opposer et d’exclure. La liberté et la nécessité marchent ensemble. La liberté, coupée de toute nécessité est une gratuité absurde dont l’illusion ne trompe que ceux qui veulent se payer de bons mots. La nécessité, coupée de la liberté est une mécanique froide qui, non seulement fait injure au libre-arbitre, mais ne rend même pas raison du travail d’investigation scientifique. Là, comme ailleurs, nous sommes souvent dupe de la dualité et de l’intellect lui-même. Si l’on tient absolument à prouver l’existence du déterminisme, ou trouvera cent mille raisons pour se convaincre et inversement, il y aura autant de bonne raisons de justifier la liberté. La vérité, c’est que l’un ne va pas sans l’autre et qu’il ne s’agit pas de contraire, mais de complémentaires.
L’homme libre, l’homme qui a reconnu en toute conscience l’envergure de sa liberté reconnaît immédiatement la voix de sa Nécessité intérieure et, simultanément, il perçoit le lien intime qui l’unit avec tout ce qui vit.
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© Philosophie et spiritualité, 2007, Laurence Hansen-Love et Serge Carfantan,
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