Leçon 216.  Sur l’art de l’investigation      

    Nous avons débuté notre introduction à la philosophie avec Socrate et il est nous est apparu que l’essentiel de la méthode philosophique tient à son questionnement. Une investigation bien conduite est le prolongement logique d’une question. On notera que les questions philosophiques les plus difficiles sont aussi les plus directes et les plus simples dans leur formulation. Au point que même les enfants peuvent les poser, ce qui désarçonne les parents qui ne savent comment y répondre. « Qui suis-je ? » ou « la vie a-t-elle un sens ? » sont des formulations très courtes, mais en toute honnêteté intellectuelle, nous voyons bien qu’il n’est pas possible d’y répondre en trois phrases. Les pirouettes verbales sont très superficielles. Elles ne font qu’éviter l’investigation sérieuse.

    Il faut d’autre part distinguer une question technique et scientifique d’un questionnement philosophique. Les questions techniques ou scientifiques sont très spécifiques d’un contexte, elles doivent d’être précises et limitées dans leur objet. Après tout, le mécanicien qui se trouve devant une panne du tableau de bord de la voiture se pose aussi une question : d’où vient la panne ? Il va chercher quelque part un contact électrique qui fait court-circuit. Le comptable qui obtient un résultat surprenant va devoir en trouver la raison. Le biologiste qui travaille sur une maladie génétique se pose aussi une question technique, quels sont les gènes impliqués dans l’apparition de la maladie etc.

    Si chacun d’eux prenait du recul, ils pourraient se poser des questions à portée plus globales qui ne relèvent plus simplement de compétences techniques, mais d’un questionnement à portée philosophique. Le mécanicien devenant philosophe se rendrait compte que sa machine n’est pas douée d’auto-réparation. Le comptable pourra découvrir que la pensée calculatrice est mécanique. Le biologiste se demander si l’intelligence du vivant n’excède pas le codage des gènes.

    En mettant en œuvre une compétence technique acquise sur un champ défini, nous utilisons des procédures déjà connues et nous mettons en œuvre des routines éprouvées. Pour l’intellect, c’est rassurant, l’esprit acquiert une habileté et il y a une satisfaction dans la maîtrise d’une problématique bien cadrée. Sur le fond, il n’y a pas vraiment de différence entre les techniques. Entre remplir une grille de mots croisés et résoudre une équation du second degré c’est une affaire de technique, mais dans ce registre, nous ne faisons qu’un usage très limité de notre intelligence et la compétence technique ne nous sert à rien quand il s’agit d’aborder la vie dans sa globalité. Mais en dehors du cadre proprement technique, comment procéder ? Y a-t-il des règles à suivre, des recommandations à mettre en œuvre pour mener une investigation philosophique ?

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A. De l’importance des mots

     Nous avons vu précédemment que toute question bien posée contient en elle-même sa réponse, le tout est de savoir la poser. Et c’est là toute la difficulté, car il faut se garder de la précipitation, des jugements sommaires, des tentatives pour se débarrasser du problème à la va-vite. Sans compter les effets de dispersion qui nous font partir trop loin de la question sans y revenir. Cela fait penser à ces livres qui annoncent un titre, mais se perdent dans d’interminables digressions, sans revenir au sujet. Il y a nécessité pour mener une investigation sérieuse de se livrer à une étude du sujet la plus complète possible. Bref, une investigation se mène avec de la méthode et doit être conduite avec diligence et attention.  Il y a un art qui consiste à demeurer avec une question. L’art de faire sonner la question de telle sorte qu’elle sollicite toute notre attention et qu’ainsi l’intelligence soit mise en mouvement à partir d’elle, sans jamais la perdre de vue. Travailler sur une question, c’est demeurer dans l’éclaircie qu’elle nous ouvre.

    1) Pour entendre correctement ce qu’une question veut dire, il importe d’être clair sur les mots qu’elle contient. Toute confusion dans les termes engendre un flou dans lequel il est impossible de conduire une investigation sérieuse.

    Prenons un exemple, soit la question : Doit-on excuser les actes dont on pense qu'ils émanent de l'inconscient?

    Le mot excuser désigne le fait de demander de ne pas juger avec sévérité ce qui ne serait qu’une maladresse. « Excusez-moi pour ce retard !» Pour s’excuser, on doit fournir des raisons valides : « j’ai été coincé dans des bouchons en venant du centre ville ». A quoi l’interlocuteur rétorque « ce n’est pas grave, « vous êtes tout excusé ». Il est important dans une question de ne pas changer un mot pour un autre, ce qui changerait la question. Notons par exemple ici ce qu’il adviendrait si on mettait « pardonner »  à la place de « excuser ». On pardonne quand une souffrance a été causée,  une violence psychologique ou une violence physique. « Je vous demande pardon pour mon éclat de colère hier soir, je vous ai blessé et je me suis conduit comme un imbécile ». Implicitement, le fait d’excuser suppose une action involontaire, tandis que pardonner suppose que l’on reconnaît qu’il y a bien eu une intention de blesser et  pourtant nous demandons de ne plus tenir rigueur. Pour réponde correctement à une question, il faut en conserver les termes et ne pas les modifier dès le début ou en cours de route. Dans la question précédente, la présence du mot « actes » désigne des initiatives précises : le fait d’être sorti sans avoir refermé la porte par exemple, le fait de ne pas avoir fait part d’une information que l’on connaissait etc. Le singulier donnerait une généralisation : « l’acte humain », alors qu’il s’agit ici de certains actes. Si nous examinons les débats polémiques, nous verrons que très souvent les protagonistes dérapent vers des pistes différentes de la question initiale, parce qu’ils ont subrepticement remplacé la question en jeu par une autre.

    D’où l’importance de s’entendre clairement sur une définition. Nous ne pouvons pas résoudre une question si nous ne sommes pas capables d’en définir les termes. (texte) Il n’est pas obligatoire d’aller chercher tout de suite un dictionnaire. Nous pouvons très bien composer nous-mêmes une définition correcte en partant d’expressions communes dans lesquels le problème initial se trouve posé. Le tout est de formuler un genre (R) et une spécificité. « Veuillez m’excuser pour ce retard ». Mettons qu’une ex-cuse est une demande que nous formulons à autrui pour éviter qu’il nous ac-cuse en maintenant un reproche, nous reconnaissons nos actes,  mais nous plaidons avec des circonstances atténuantes qui  permettraient, si elles étaient reconnues, de faire cesser l’accusation.

    Disons que la définition fait partie de la pratique de la dissertation dont elle constitue un aspect de la préparation. Mais si nous y regardons de près, en réalité c’est un enjeu présent dans toute communication un tant soit peu élaborée. Si je veux échanger avec autrui sur n’importe quel sujet, je dois être sûr que nous nous servons des mots dans un sens précis, clair et partagé par chacun d'entre nous. Sinon c’est le règne de l’équivoque et du quiproquo. La définition est un préalable que nous ne pouvons pas éviter. Il n’est donc pas inutile, si nous discutons de la question soulevée plus haut, de nous demander : « qu’est-ce que vous appelez acte ? », « quand vous utilisez le mot inconscient, à quoi pensez-vous ? », « qu’entendez-vous par émaner de l’inconscient ? » et puis ici « on pense que, cela veut dire quoi ou juste ? ». Il peut sembler très fastidieux de se livrer à ce travail et en apparence, nous pourrions penser que c’est un pinailler sur la question. Mais ce n’est pas vrai. Il faut toujours partir du principe qu’au début nous sommes dans une certaine confusion qu’il s’agit de dissiper et mettre au clair les mots est très important. Ce que nous remarquerons alors immédiatement, c’est justement la confusion où nous sommes. Un esprit qui voit sa propre confusion est déjà plus clair. Il en est déjà sorti en fait.

    2) Les mots peuvent nous aider, ils ont parfois beaucoup à nous apprendre. Nous l’avons vu à de multiples reprises. Comme nous le disions plus haut, il y a deux approches radicales en philosophie, celle qui part du langage et celle qui s’appuie sur la description du vécu. Nous trouverons chez tous les philosophes des analyses qui s’appuient sur les mots et sur leur étymologie qui est souvent éclairante, quand bien même le sens aurait été oublié ou perdu.

    De même, il est important de rester attentif à ce que les littéraires appellent des synonymes. Il n’existe pas de synonymes stricts, l’emploi de termes différents implique toujours des nuances et pas un recoupement égal du point de vue du sens. Ce n’est pas un caprice culturel si en anglais on distingue small de little. De même en français on aurait tort de confondre regrets et remords, ou encore joli et beau. Ces différences présentes dans la langue sont une invitation donnée à l’esprit de chercher des distinctions conceptuelles. Nous en avons besoin, car les choses nous apparaissent d’abord que très confusément, de manière très mélangées, ou bien nous leur imposons des polarités artificielles. S’il est un point que nous devons garder à l’esprit, c’est que toute investigation approfondie entre dans des subtilités qui ne deviennent nettes que formulées dans des distinctions conceptuelles. Ce qui se traduit par des mots ou des expressions différentes. Par exemple, s’agissant de la temporalité, il est utile de distinguer le temps de la nature et temps de l’histoire, de distinguer le temps psychologique du temps chronologique etc.

    Mais il ne faut pas pour autant se laisser piéger par les mots et les considérer comme des entités enfermant toute la vérité. Les mots pointent vers le réel, mais ne sont pas le réel, de même, la carte n’est pas le territoire, le panneau indicateur n’est pas la destination. Il importe de ne pas prendre le pointeur pour la réalité qu’il désigne. En tout et pour tout, une représentation reste une représentation, la meilleure des descriptions reste une approche et un point de vue. Il n’existe pas de description « parfaitement exacte » capable d’épuiser entièrement le réel dans les mots.

    3) Autre mise en garde : en menant une enquête à partir des mots, il y a aussi un risque, celui de passer du mot à la citation et de la citation à la parole d’autorité. C’est la pente de la facilité trop souvent encouragée aujourd’hui. Mais nous ne pouvons pas nous en tirer sur n’importe quelle question en allant piller un dictionnaire de citations ! C’est un exercice difficile que de mener une investigation en dehors de tout recours à l’autorité, mais indispensable, sans quoi l’investigation n’a aucun sens. (texte) Une investigation correctement menée doit pouvoir se tenir toute seule dans les chaînes de raisons qu’elle comporte, en référence à l’observation et à l’expérience, de sorte qu’il devrait être possible d’en extraire toutes les références, sans que cela porte préjudice à l’ensemble. Une citation marque le fait que l’investigation croise en cours de route ce qu’un auteur a pu découvrir ou ce qu’il a pu dire. C’est important du point de vue de la communication et dans le prolongement vivant de la tradition. Nous n’allons pas réinventer la roue et il serait naïf de croire que ce que nous avons découvert en chemin n’a jamais été formulé auparavant. Il existe une manière de se réapproprier personnellement ce que la tradition nous a légué qui fait honneur au travail d’investigation sans porter préjudice à l’originalité de la recherche.

    Toutefois, quel que soit le domaine d’investigation, attention au piège de l‘argument d’autorité. La vérité n’a pas besoin pour s’affirmer de s’avancer sous la bannière d’une autorité ou d’une célébrité. Celui qui se contente de réciter un catalogue d’autorités en avançant des « selon… » (un journaliste télé, telle ou telle popstar, Einstein, Pasteur, Hannah Arendt, Descartes, Wittgenstein, Popper etc.) risque au bout du compte de perdre de vue ce qui est. (texte) Nous pouvons toujours ajouter des citations ; mais, quel qu’en soit le nombre, elles ne donneront que l’appui d’une autorité. Si le cheminement n’a pas été conduit de manière à croiser les mêmes découvertes, sur le fond, elles n’apporteront rien. Nous devons assumer l’autonomie de la recherche et demeurer dans la confrontation avec ce qui est. Il est indispensable de se passer de l’argument d’autorité, ce qui impose en retour une exigence : rester constamment en présence des choses-mêmes que nous étudions, sans virer à une exposition doctrinale qui nous ferait perdre de vue l’interrogation initiale. Pour terminer, dernier danger : l’argumentation d’autorité enferme la réflexion dans des limites étroites et conduit droit à une calamité qui est le commentarisme. Décortiquer une œuvre pour la commenter est une pratique utile un temps pour l’assimilation d’une culture. Utile au moment de l’étude. Mais quel que soit le domaine que l’on considère, demeurer dans l’ornière du commentarisme devient vite nuisible quand on s’y enferme. L’intelligence peut et doit rester en éveil par elle-même et se confronter à ce qui est. Une investigation est un chemin que nous traçons de manière personnelle.

B. Se documenter

    Dans notre excitation mentale contemporaine avide d’immédiateté, ce qui devrait aller de soi, fait aujourd’hui problème. Nous ne pouvons pas raisonnablement élaborer une investigation sans avoir auparavant sérieusement étudié une question. Nous devrions cultiver une retenue et ne pas décemment nous permettre de parler de ce que nous ne connaissons pas. Ou alors c’est de la rhétorique, comme celle qui est pratiquée à "Sciences Po" où l’on invite l’étudiants à parler de n’importe sujet, en ayant l’air « intéressant », pour donner le change en faisant croire qu’il « connaît » son sujet. Non. Ce n’est pas sérieux. Ce que j’ai compris, je peux l’exposer, ce que j’ignore, je dois l’avouer. Ce que je sais, (R) je peux le partager, ce que je ne sais pas, je peux le chercher afin de mieux comprendre. Une conséquence est bien sûr qu’il faut lire et se plonger dans les textes et pas seulement dans des résumés.

     1) De son temps, Pic de la Mirandole était un esprit encyclopédique qui avait disait-on absorbé tout le savoir de son époque. Le modèle n’a pas grande signification. D’abord c’est aujourd’hui impossible vu la masse énorme de savoir dont nous disposons et son caractère fortement ésotérique. Et puis, connaître ce n’est pas tout savoir sur tout, ce qui est une exigence que l’on pourrait rapporter à Dieu et non à l’homme.  Enfin, c’est un argument facile pour les feignants qui auront tôt fait de l’employer pour justifier leur manque de travail ! Bref nous devons en rester à une idée plus modeste.

    L’honnête homme désigne celui qui a une grande ouverture d’esprit, une curiosité, un intérêt vrai et sincère pour la vérité, un désir de connaître, mais sans prétention totalisante, celui qui, enfin, est en recherche d’une compréhension de la vie qui ne soit pas seulement informative, mais capable de nourrir l’esprit. Il est regrettable qu’à notre époque –ce n’est pas très bon signe – on veuille ranger dans une boîte à part le « philosophe », ce qui est un contresens majeur. Il n’y a pas en rang d’oignons sur un plan horizontal une analyse « historique », « sociologique », « psychologique » etc. d’une question à quoi viendrait s’ajouter en plus une analyse « philosophique » comme si c’était un point de vue « spécial » parmi d’autres. Non pas du tout. Dès l’instant où nous cherchons une vue plus englobante, plus synthétique (R) sur une question précise, nous entrons dans une démarche philosophique. De même, dès l’instant où nous communiquons avec autrui au-delà des purs débats techniques d’experts, sur des sujets de fond sérieux, nous ne pouvons le faire que dans une attitude différente qui est toujours philosophique quoiqu’on en dise. C’est le plan vertical du sens qui nous concerne tous. La discussion philosophique est celle dans laquelle nous sommes ensemble mobilisés sur des sujets sérieux, où l’échange se produit à un haut niveau, au-delà du bavardage ou de la polémique, là où nous déposons les armes pour tenter de comprendre ensemble. Ce n’est pas une affaire de « spécialistes » au sens technique habituel, quand bien même il existerait un corps institué de personnes qui s’y consacrent par passion. Tout intérêt sérieux, sincère, vivant pour la vérité fait d’un être humain un philosophe par le seul fait que la vérité lui importe. Le reste est débat technique, érudition, polémique, harangue ou bavardage, en clair : empire de la division créé par l’intellect et non pas communication des intelligences.

    Donc, quand nous nous livrons à une investigation sur une question précise, telle que celle que nous avons pris en exemple plus haut, bien sûr que nous allons devoir mener des recherches. Mais ce n’est pas la pure technicité qui nous intéresse. Nous avons besoin de nous informer pour mieux comprendre l’emprise de l’inconscient sur les actes humains. C’est tout. En l’occurrence nous avons vu dans le cours quelques textes abordant le sujet. Il y a des auteurs qui ont fait des découvertes à ce propos et qui ont fait part de leurs observations. Insistons sur ce point : ce qui rend intéressant un auteur, c’est ce qu’il a génialement découvert et dont il a fait part à toute l’humanité à travers son œuvre. Parfois, c’est une seule intuition fondamentale dont il tire longtemps le fil. René Girard est l’homme d’une découverte, celle du désir mimétique, il l’a tellement développée qu’en le lisant nous ne pourrons pas manquer sa compréhension. Freud a découvert dans l’inconscient un mécanisme, celui du refoulement, ainsi que le rôle que joue la pulsion sexuelle. C’est ce qui le rend pertinent. Ce qui rend Descartes profond, c’est la découverte du cogito et sa portée etc. Quand nous lisons dans la perspective d’une question, nous ne perdons pas notre temps dans ce qui tombe hors propos, nous gardons lancinante la question initiale. « Doit-on excuser les actes dont on pense qu'ils émanent de l'inconscient? » Souvenons-nous de J.J. Rousseau qui avait remporté le concours de l’Académie de Dijon qui ne portait que sur une seule question. La dissertation qu’il a donnée est un petit chef-d’œuvre d’investigation. Elle est très bien centrée sur le problème. De même le petit texte de Félix Ravaisson sur l’habitude est un vrai bijou de finesse, d’élégance et de profondeur. Cela ne veut pas dire qu’un auteur épuise entièrement son sujet, mais du moins il nous offre une vue

------------------------------ approfondie qui est éclairante.

    2) Plus modestement, parce il faut garder à l’esprit l’idée de recherche. A la fois pour nous même, parce que ce n’est pas tous les jours qu’un coup de génie comme celui des Méditations métaphysiques peut apparaître sous une plume. Mais il y a aussi recherche dans tous écrit à portée philosophique. Toute œuvre d’importance que nous lisons peut être considérée comme une contribution à la compréhension d’une question. Par exemple, Aristote est un philosophe qui a apporté une contribution à la théorie du droit qui reste encore aujourd’hui incontournable. Le Contrat social de Rousseau est une contribution de première importance à la philosophie politique. Non seulement il a marqué les esprits, mais dès que nous nous interrogeons sur l’idée même de démocratie, nous croisons les thèses de Rousseau. En disant contribution, nous conservons la visée d’une recherche, comme le physicien qui travaille sur une question, fait une découverte et décide d’envoyer son papier à une revue scientifique pour être publié. Il apporte sa contribution à la physique. Le point le plus délicat ici, c’est la manière dont nous considérons cet apport.

    Tout d’abord, là où il a une véritable percée intellectuelle, la personne importe peu. C’est ce qui a été découvert qui compte, bien au-delà de telle ou telle individualité. La vérité est impersonnelle, elle n’appartient pas à quelqu’un en particulier et il serait ridicule de lui accoler une étiquette. Par contre, il y a des opinions personnelles et des thèses que l’on rattache à tel ou tel auteur. Ce qui est tout à fait trompeur. En quoi une opinion est-elle vraiment personnelle ? Dans le seul fait que nous nous l’approprions et c’est tout ! « C’est mon opinion à moi ! Pas la vôtre. Vous avez tort et j’ai raison !» : c’est une appartenance de l’ego et rien de plus, qui a été piochée dans le stock de la pensée collective. Le « on » de l’opinion. Nous n’arrêtons pas de recycler des pensées collectives et par nature à son niveau le plus commun, l’intellect ne fonctionne qu’à partir du connu. Il n’existe donc pas d’opinion « originale » et il n’est pas sûr que celles que l’on présente sous ce jour ait vraiment un intérêt. Si le « à moi » n’a d’autre sens que de se poser face à un autre dans la différence, c’est juste un mécanisme égocentrique de différentiation, tout à fait illusoire. Ajoutons à cela que si nous recyclons des pensées collectives, nous recyclons aussi des erreurs collectives dont il faudrait envisager, le caractère de croyances biodégradables, comme dit Edgar Morin.

    Maintenant, peut-on dire qu’une thèse est plus « personnelle » qu’une opinion ? Une thèse, quand bien même elle serait estampillé d’un nom célèbre ne vaut que parce qu’elle touche à l’universel. (R) Ce qui fait qu’elle est juste est qu’elle n’appartient pas à quelqu’un en particulier. Si nous regardons dans l’histoire, nous verrons que les percées importantes dans la compréhension que nous avons de l’univers se sont faites à l’intérieur d’un contexte collectif qui les a préparées et il existe des découvertes simultanées et des correspondances. Les visions les plus puissantes et les plus inspirantes échappent très vite à leur auteur et font ensuite partie du patrimoine commun de l’humanité. Aurobindo soutenait que lorsque nous pensons, l’idéation pioche dans le mental universel. La génération spontanée d’idées dans le cerveau d’un individu pensant, c’est une lubie de l’ego. Il serait plus intéressant, comme le fait Sheldrake, de concevoir l’esprit comme un champ d’information auquel nous avons accès. Dans ce cas, le rôle du cerveau est de canaliser de l’information et c’est tout. Dans ce processus il n’y a pas tellement de différences entre l’inspiration artistique et l’intuition, le génie serait alors avant tout une ouverture consciente. Rien de plus.

    3) Bref, quand nous commençons par nous documenter sérieusement sur un sujet, ce n’est pas tant des « noms » que nous devrions chercher que des idées justes et la vérité, une pertinence indéniable sur le fond du problème. Nous pourrions dire à la limite, peu importe les sources. Mais ce n’est pas si simple, parce que toute communication est sociale et doit  viser un auditoire universel. Dans la pratique, nous voyons bien que certaines sources sont « autorisées », parce que reconnues en tant qu’autorité et d’autres « non-autorisées ». C’est vrai pour les auteurs, pour les journaux, pour les publications. Cela signifie au plus bas niveau, qu’il y a des références que l’on peut se permettre de mentionner parce qu’elles sont entrées dans la tradition et d’autres qui auraient un effet repoussoir dans la communication !  Mais la vraie raison est ailleurs. Elle réside surtout dans la fait qu’une bonne source d’information doit être fiable, corrélée à d’autres et solidement argumentée, ce qui veut dire que nous avons tout à gagner à plutôt faire confiance à un spécialiste et à un corps de spécialistes plutôt qu’à tel ou tel accès d’humeur d’un blogueur sur Internet qui juge à la va-vite sans avoir étudié de près une question.

    Par exemple, si nous nous interrogeons sur la capacité des historiens à conserver une impartialité vis-à-vis des faits historiques, mieux vaut consulter les travaux de ces mêmes historiens se retournant sur leur métier. Il existe quelques bons livres sur le sujet. Si nous devions mener une investigation sur le mode de pensée technique et son rôle dans notre civilisation, nous aurions tout à gagner à nous tourner vers une œuvre comme celle de Jacques Ellul qui est tout entière consacrée à ce problème. Si nous devions étudier quelle est la signification exacte d’une loi dans le domaine des sciences, nous devrions approcher les ouvrages qui traitent de cette question. Approcher, parce qu’au début, la technicité du langage du spécialiste est difficile d’accès, il est donc légitime de commencer par la vulgarisation, pour se familiariser avec les concepts et les enjeux, avant de pouvoir aborder ensuite des ouvrages plus coriaces.

    Seulement, attention, se documenter, ce n’est pas se noyer dans tout ce que nous pouvons lire. Mieux vaut en lire moins, mais garder une parfaite clarté d’esprit que de lire beaucoup au point de devenir intellectuellement confus et perdre toute clarté. Si l’intelligence perd sa clarté et son auto-référence, elle s’égare. Si elle conserve sa clarté et son auto-référence, tout en nourrissant sa culture, elle s’instruit. L’intégrité de l’esprit doit avant tout être préservée et l’éveil de l’intelligence maintenu. D’où l’importance du doute et de la critique. Ce n’est pas parce qu’une œuvre est passée au Panthéon de la culture humaine que pour autant nous devons la considérer comme inattaquable. Il ne faudrait pas en philosophie répliquer dévotement l’attitude des religieux vis-à-vis des Écritures saintes. Le meilleur des livres peut aussi contenir des approximations, des insuffisances,  des erreurs et des préjugés. Ouvrir un livre et s’informer ne veut pas dire abandonner tout discernement. Il n’existe pas d’un point de vue philosophique de textes que nous serions sensés croire d’un bout à l’autre aveuglément. C’est absurde. Il ne faut jamais perdre de vue ce qui a été dit plus haut, à côté des vues brillantes et profondes, on peut aussi rencontrer des scories historiques sans grand intérêt. Ou du verbiage inutile. Par déférence vis-à-vis de la tradition, ce n’est certes pas ce que nous devrions retenir, mais il n’empêche que le discernement, c’est aussi être capable de voir là où un auteur s’est trompé. Il ne faut pas confondre négativité et critique. La négativité est émotionnelle et elle ne vise qu’à détruire sans souci du vrai. Elle est stupide dans son principe même. La critique, au sens authentique, est un travail de discrimination entre le vrai et le faux, entre le réel et l’illusoire. C’est une exigence qui refuse erreurs, confusions et compromissions. Un gage d’indépendance d’esprit et de liberté de jugement. Donc, par pitié, ne faisons pas de la culture du bourrage de crâne, laissons toujours une place à la disponibilité critique.

C. Voir par soi-même

    Nous savons tous qu’il y a une grande différence entre une connaissance de première main et une connaissance de seconde main. C’est une chose que d’avoir entendu parler de la misère des favelas autour des villes du Brésil et que d’y avoir vécu pendant quelques temps. Une chose que de parler du Tai Chi, ou du Yoga à partir d’une compréhension intellectuelle que d’en parler à partir de la pratique. Une chose que d’avoir lu une étude sur la vie sociale du chimpanzé ou de l’orang-outan et une autre que de les observer pendant des semaines dans leur milieu naturel. Une chose que d’avoir entendu parler des conditions difficile de travail sur les chaînes de production des usines de textile en Asie du Sud-est et une autre que de les visiter et d’observer ce qui s’y passe. D’ailleurs, sans aller si loin, si vous voulez comprendre ce que c’est qu’être un OS sur une chaîne, présentez-vous à une agence d’intérim et faites-en l’expérience quelques temps ! C’est très instructif. Il y a une saveur irremplaçable du vécu. Il est hautement préférable de connaître une chose par expérience directe plutôt de se contenter du ouï-dire, surtout quand celui-ci se trouve dans un très grand éloignement par rapport aux  sources. Bien sûr, ce n’est pas possible pour tout, mais le principe reste valable : voir en pleine conscience les choses telles qu’elles sont, embrasser le pathétique et tenter au mieux de décrire ce qui est.

1) C’est difficile, il ne faut pas le cacher et pour plusieurs raisons. D’abord parce que nous ne parvenons pas à observer ce qui est avec un regard neuf et suffisamment d’attention. Nous avons des difficultés à nous vider de la confusion qui règne dans notre esprit et de tout le ouï-dire mal assimilé qui s’y est accumulé. Curieusement, même sur sujet que nous ne connaissons pas, nous ne parvenons pas à aborder le complexe dans un esprit de simplicité. Ce qui est pourtant indispensable. L’intellect va aux complications et s’y perd souvent, c’est une ascèse d’avoir l’humilité du simple. Donc, pour entreprendre l’investigation de n’importe quelle question, il est crucial d’accepter un temps de mettre de côté tout ce qui a été dit sur une question pour mener l’enquête par soi-même et à nouveau frais.

Il est indispensable de demeurer seul avec une question pour l’explorer sérieusement, ce qui suppose un engagement personnel, audacieux, intense et sans compromis. En d’autres termes, nous ne pouvons rien entreprendre sans y mettre une vraie passion, mais une passion qui soit dans l’acte de l’investigation et non dans un but externe: une passion sans motif, dégagée de toute influence et soucieuse d’apprendre le plus directement possible. Toujours sur la question posée plus haut, ce qui m’importe, ce n’est pas d’abord de savoir ce que A, B, ou C références en psychologie, ont dit sur l’inconscient en général, c’est de discerner d’abord en moi ce que sont les émanations de l’inconscient.  Je dois regarder en moi-même, faire la connexion ente la question et ma conscience. Mettons qu’il y ait un sujet sensible qui m’affecte émotionnellement et que je remarque alors un chapelet de réactions qui reviennent. Si j’y prête un peu attention, je peux voir qu’il y a un rapport avec une blessure dans mon passé. Un nœud psychique est affecté, je suis troublé et il en émane des réactions. Je commence à comprendre de manière plus fine ce que veut dire émanations de l’inconscient. Je le touche de première main et en partant du vécu, il est maintenant tout à fait possible d’approcher la question. Je veux comprendre directement. Je ne veux pas m’identifier au processus et être emporté, ni le critiquer, je veux l’observer. Voir et décrire le vécu à partir du voir. Ce n’est plus alors un « moi » personnel qui est concerné, c’est un « nous » dans lequel chacun peut se retrouver. Il y a en nous des blessures et des remontées émotionnelles chargées de tension. C’est de l’humain. C’est ce que nous appelons l’approche phénoménologique.

Si j’étais journaliste enquêtant sur la vie des enfants dans les favelas de Rio, je ne pourrais pas m’en tirer en recopiant l’article d’un autre, en faisant du copier/coller dans un livre, ou sur Internet, ou en compulsant des statistiques pour les commenter. Il me faudrait y aller, marcher dans la crasse des bidonvilles, écarter les tôles, aller à la rencontre des hommes, prendre avec moi ces visages, sentir que nous ne sommes pas un seul instant séparé et que je peux être le scribe de leurs souffrances. L’empathie nous réunit au sein de la vie. Je ne peux pas prétexter que l’autre est « différent » de moi sur ce plan. C’est de l’humain.

La distance finalement importe peu quand nous sommes en connexion avec la conscience. De proche en proche, il n’y a pas une seule question qui ne puisse  être réintégrée dans le vécu. C’est une des grandes qualités d’un travail d’investigation en général que de dire que celui qui l’a rédigé s’est vraiment impliqué. Il ne s’est pas planqué derrière des tableaux de chiffres, de généralités convenues et ne s’est pas non plus abrité derrière tout un catalogue de références. Il a mouillé sa chemise en allant au contact de ce qui est et en a été affecté. Et être affecté, au bon sens du terme, veut dire le sentiment, pas l’excitation émotionnelle des bordées d’injures si ce que vous voyez ne vous plaît pas. Raison de plus pour rester très posé et décrire très attentivement de manière détaillée et neutre… même des horreurs. Les travaux les plus remarquables sont toujours ceux qui se déploient dans la lucidité

2) Et bien prenons n’importe quelle investigation philosophique exactement dans cet esprit ! Le véritable nom de l’analyse, c’est la description, analyser en vérité, c’est décrire. Le mot est très mal choisi, parce qu’il évoque la décomposition, le découpage en parties, (Amiel dit la boucherie de l’intellect) ce qui sert la pensée dualisante, la pente la plus habituelle du mental. Le mot description est plus fin parce que la description ne divise pas, elle relie une chose à une autre, elle ne perd pas l’unité. Pour le dire une fois de plus, il est dans la nature de l’intelligence de relier, il est dans la nature de la compréhension de tisser des liens.

Malheureusement, il semble que toute notre éducation soit devenue excessivement analytique et que nous ayons perdu toute intelligence globale. Nous avons appris à tailler en morceaux, puis en de plus petits morceaux pour travailler sur des fragments toujours plus petits. Et cela dans tous les domaines. Trop souvent l’étude littéraire fait du découpage formel (et oublie le fond) la biologie s’enorgueillit de trouver des micromécanismes génétiques (et elle ignore l’intelligence globale du vivant), les mathématiques s’enferment dans le calcul (et négligent leur signification), l’histoire isole le passé, sépare, distingue et se fait antiquaire (alors qu’elle devrait rester en relation avec le présent vivant), on peut enseigner l’économie en glosant sur des équations (tout en ignorant l’importance de son lien avec l’écologie, l’idéologie, les croyances et même de la finitude des ressources de la Terre). La philosophie peut virer au commentarisme et s’enfermer dans l’érudition (et abandonner sa fonction transdisciplinaire) etc. Apparemment, plus personne ne se soucie de mettre en rapport les découvertes d’une discipline et celle d’une autre. Chercher à construire des ponts n’est d’ailleurs pas très bien vu, car le système fonctionne sur la séparation et les compartiments hermétiques. Le biologiste peut très bien ignorer les avancées de la physique et n’en tenir aucun compte, alors qu’elles pourraient éclairer certains phénomènes auquel il se trouve confronté. D’où cette situation cocasse où l’on voit des psychologues comportementalistes, des économistes, des biologistes, raisonner avec des notions de physique devenues complètement obsolètes depuis 50 ans. Le triomphe de l’analyse advient quand elle est parvenue à tellement isoler son objet qu’elle devient idolâtre de ses propres abstractions. Alors l’esprit s’est détourné de ce qui est, le jargon fait florès dans tous les domaines et le savoir n’est plus qu’une mémoire démembrée.

Et nous voudrions exiger de chacun qu’il pense par lui-même ! Et nous souhaiterions par ailleurs former des êtres humains doués d’une véritable vision ! Louable intention certes, indispensable projet, mais entreprise héroïque, singulièrement difficile, qui exigerait presque un parcourt autodidacte à rebours du paradigme actuel du savoir. S’il est une aptitude que nous n’avons pas su développer, c’est bien la capacité de penser de manière globale.

3) Or le paradoxe vivant, c’est que justement dans le réel, rien n’est séparé de quoi que ce soit et que tout est lié. On ne peut isoler un objet, un phénomène, une croyance, une représentation etc. que par abstraction. La Manifestation cohère avec elle-même, elle est et demeure dans l’unité. Quel que soit l’objet que nous prenons en considération, il n’existe que dans la toile de ce qui est et non pas isolément. Que nous portions nos regards ici ou là, en haut, en bas, à droite ou à gauche, que nous considérions les galaxies le plus lointaines ou la planète Terre, le monde humain, le monde du vivant, ou ce que l’on nomme improprement matière inerte, un individu ou une foule, un État, ou une communauté, une cellule, un atome, ou une onde d’énergie, toute existence se manifeste dans la Totalité dynamique de ce qui est. Nous sommes par avance invités à repérer des corrélations. L’univers est un jeu de pistes qui va à l’infini. En trouver une ou plusieurs, les suivre, c’est rejoindre la totalité en éprouver la résonance, c’est du même coup ajouter de l’intelligibilité à notre compréhension du monde. Inversement, fragmenter, tailler, séparer, opposer, dissoudre dans des concepts détruire l’intelligibilité. Aussi, quel que soit l’objet d’investigation sur lequel se porte notre attention, il doit être envisagé de manière globale ou en d’autre terme, systémique.

Juste un exemple pour faire très simple : je peux penser qu’entre une marque de tennis N et le marché de la drogue il n’y a aucune relation et disjoindre les deux objets. Sauf, comme le dit Beigbeder, qu’il y a des dealers qui vendent de la drogue pour s’acheter des tennis N et des gens qui vendent des tennis N pour s’acheter de la drogue, sauf que le mot « consommateur » peut se prendre en deux sens pas si éloignés que cela, sauf que l’on a vu une chaîne de supermarché placarder des affiches avec le slogan « Hypermarché M. la défonce du consommateur » etc. On gagnerait à faire des liens, ce qui nous ouvrirait pas mal de perspectives. Mieux vaudrait assurer ce point de départ : non seulement la pensée fragmentaire génère l’aveuglement sur le réel, mais toute pensée fragmentaire produit, reproduit et perpétue de l’illusion. Si l’opinion ou la pensée commune naissent d’une pensée fragmentaire, alors ce qui est construit à partir d’elle, c’est un monde d’illusions suspendu à des croyances aveugles. Penser intelligemment, c’est partir de la toile infiniment complexe du réel, c’est relier les points. Comme dans ces jeux d’enfant où le dessin n’apparaît que lorsque toutes les lignes sont tracées. Isolément, il n’y a qu’un nuage, avec les traits apparaît une figure. Impossible d’y voir clair à partir de la pulvérulence de l’opinion, à moins de la dépasser et de trouver ce qui fait lien et sens. Nous voyons bien pourquoi la critique de l’opinion est nécessaire. Plus grave : toute tentative pour empêcher collectivement les hommes de faire des liens, de relier les faits, les événements, l’histoire, les technologies, les idées etc. relève de la désinformation. Enfermer l’homme dans une pensée fragmentaire, c’est l’empêcher de comprendre.

… Et de se comprendre lui-même. Le mot comprendre ; « prendre avec » soi, cum-predere, nous ne comprenons bien que ce que nous avons intégré. C’est pour cette raison que nous avions choisi en commençant de différencier le savoir et la connaissance. Le savoir est technique, il est extérieur, non lié au sujet et ne peut le construire. Le savoir est appris et mémorisé mais limité à son objet, il peut rester sans incidence sur les qualités humaines. On peut avoir une grande compétence technique, mais avoir le cœur sec, avoir l’esprit mesquin, des vues étroites et être pourtant très arrogant. Un ego de technicien est sûr de lui dans le champ de sa compétence, mais très ignorant de lui-même en tant que conscience. Mais c’est justement l’expansion de la conscience qui fait toute la différence entre savoir et connaître. Et sur ce terrain la connaissance de soi est essentielle. Pour cette raison, nous avons donné dès le début au mot connaissance un sens philosophique, celui d’une compréhension qui, reliée à soi, participe de l’auto-compréhension, de la conscience de soi. Ce n’est pas en ajoutant du savoir au savoir, tout en laissant l’homme ignorant de lui-même, que nous sauverons le monde. Mieux vaut un homme pauvre de savoir, mais cheminant en pleine conscience que cent autres bardés de savoir, mais inconscients d’eux-mêmes, de leurs pensées et leurs actes. Nous donnons ici au mot investigation un sens qui implique et inclut le sujet connaissant, qui ne fragmente pas la triade connaisseur-connaissance-connu.  En comprenant le monde, je me comprends aussi moi-même, je ne suis pas séparable de ce qui est, je suis le monde. Rappelons-nous la devise de Socrate : connais-toi toi-même et… tu connaîtras l’univers et les dieux.

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    Nous avons tenté dans cette leçon de mieux cerner le sens de l’investigation. Nous serions tentés de dire ici investigation philosophique, mais cette adjonction suggèrerait l’idée fausse selon laquelle il y aurait une investigation « philosophique » à côté d’une autre qui ne le serait pas. Mais toute investigation aboutie est philosophique et c’est toujours philosophiquement qu’elle est douée de sens et aboutie. Donc digne d’intérêt ; intellectuellement pertinente et éclairante.

    Dans un monde aussi confus que le nôtre il n’est pas facile de garder les idées claires. Notre culture fabrique à la pelle des consciences futiles et extraverties et elle génère de l’égarement. Il faut une singulière contention d’esprit pour être dans le monde sans être du monde. Pour ne pas se perdre dans la folie du monde et garder la stabilité nécessaire pour observer et comprendre. L’intensité nécessaire du sérieux de l’investigation est exactement opposée à l’absence de sérieux à la dispersion de l’intelligence qui règne ici-bas. Mais heureusement, il y a encore autour de nous des esprits lucides et il ne manque pas dans notre littérature de vues particulièrement pénétrantes qui peuvent nous aider à regarder ce monde en face.

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Questions:

1. "Le philosophe a parfois besoin de quelques leçons de journalisme": en mettant de côté la polémique, où est la pertinence de cette formule?

2. Pourquoi le commentarisme est-il devenu un problème?

3. Dire : "c'est un problème de philosophe", peut avoir plusieurs sens. Lesquels?

4. Pourquoi est-il si difficile de voir les choses telles qu'elles sont et faire preuve d'un solide bon sens?

5. En quoi l'argument d'autorité peut-il être préjudiciable à une investigation sérieuse?

6. Peut-on aussi retourner l'investigation contre le moi, alors qu'il est plus facile de la diriger vers le monde?

7. Qu'est-ce que la fragmentation du savoir?

 

 

Vos commentaires

    © Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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