Nous entendons souvent en politique la demande de plus de transparence dans la communication. C’est, paraît-il une tradition française que de cultiver un sens excessif du secret autour du pouvoir, tandis que les anglo-saxons iraient plutôt en sens opposé, en fournissant par exemple dans la presse un luxe de détails inutiles sur les problèmes de santé des dirigeants. Sur le plan économique, même ambiguïté. Demander la publication des revenus des plus hauts dirigeants est une demande réitérée qui se légitime, mais personne ne veut voir par ailleurs publier sa fiche de paye sur internet. La distribution d’une feuille de paye garde un caractère confidentiel. Il faut la plier et mettre une agrafe ! Sur le plan psychologique, la question est tout aussi embrouillée. On s’offusque de l’exhibitionnisme des émissions de télé réalité. L’étalage de l’intimité sans précaution ni pudeur a quelque chose de choquant. Mais en même temps, nous savons aussi qu’il faut mettre à jour les secrets qui sont trop lourds. Il y a des secrets de familles qui sont de véritables poisons psychologiques.
Nous sommes donc entre transparence et secret dans un domaine où la contradiction est constante. Il y a des lois qui encadrent le secret, une déontologie du secret en droit, dans la pratique médicale, etc. Mais la loi repose sur un consensus moral qui n’est pas définitif. Peut-on réellement légitimer la pratique du secret ? Quel est son lieu d’élection véritable ? Contradiction ou ambiguïté ?
Plus particulièrement, dans le domaine de l’échange, une politique de la transparence est-elle possible ? N’est-elle pas aussi en un sens nécessaire ? Qu’y aurait-il de changé dans notre monde si nous opérions une véritable conversion depuis les secrets bien gardés vers la transparence des échanges ? Où se situe l’enjeu de la transparence ? N’a-t-il pas un rapport étroit avec l’expansion de la conscience ? N’est-ce pas sur le fond un enjeu spirituel radical ? Nos réticences à l’égard de la transparence des échanges ne tiennent-elles pas à un paradigme de société largement dépassé dont nous devrions tôt ou tard sortir ?
* *
*
Notre époque confond secret et mystère, comme elle confond interne, intime ou intérieur. Il est de bonne méthode d’examiner un concept pour déterminer s’il fonctionne dans la dualité ou pas. Cela permet de se dégager des confusions les plus fréquentes et de situer la portée d’une opposition. Dromadaire ou coquelicot n’ont pas de contraire. Plaisir va avec douleur, de sorte qu’il est impossible de les penser séparément. Ce que nous écrivons ainsi : plaisir/douleur.
1) Les termes interne/externe se situent
dans l’ordre de l’objectivité. Il y des organes internes, les viscères et des
organes externes comme les bras et les jambes. Quand le chirurgien opère un
malade, il ne trouve que de l’interne, il ne peut pas tailler dans la
chair pour dénicher de l’intériorité. Il ne trouvera pas l’âme au bout de son
scalpel. Il est dans le champ de ce qui est objectif. L’opposition
intérieur/extérieur ne prend son sens que lorsque nous saisissons le sens plein
de l’intériorité qui désigne la
présence à soi de tout vécu conscient du sujet. Un vécu n’est intérieur que
parce qu’il est porté par l’invisible Présence
à soi du sujet. L’Invisible est le lieu même où la Vie a sa demeure, en retrait
fondamental avec le champ de l’extériorité qu’elle situe et pose en dehors
d’elle-même, essentiellement à partir de l’incarnation. L’intimité
est un terme que nous employons pour désigner ce qui relève du domaine des
émotions attenant à l’ego et qu’il garde pour lui-même. Ce qui est intime ne se
chante pas sur les toits et ne se partage justement qu’avec un « intime » à qui
on pourrait
confier
ce que nous avons sur le cœur. Cependant, l’intimité n’est pas nécessairement
profonde. Elle peut être assez superficielle et ne pas avoir la profondeur
d’intériorité d’un vrai sentiment de l’âme. (texte)
L'intimité enveloppe une ambiguïté fondamentale qui tient à la nature même de la condition humaine. Nous la marquons à bon droit d’un souci, celui de la protéger des invasions du dehors. Aussi utilisons-nous pour tenter de la formuler, l’opposition privé/public. Ce qui est intime doit rester dans la sphère privée, tandis que ce qui est exprimé en acte, produit des résultats et s’engrène dans le champ de la relation humaine, dans le champ de la Nature, devient public. Mais la frontière, pour autant qu’elle est socialisée, reste extrêmement floue. C’est une caractéristique de notre temps que d’opérer une grande confusion entre les deux ordres. Il y a quelque chose d’indécent à remplir les pages des magazines people avec tout cet étalage de l’intimité des célébrités du show business et de la politique. La postmodernité n’a pas le sens de la pudeur. L’individualisme postmoderne aime faire l'étalage de l'intimité. Cela s'appelle le voyeurisme. C’est une caractéristique de nos mentalités qu’il convient d’examiner avec soin. Comme le dirait Jung, l’occidental est très extraverti. Dans d’autres cultures, plus introverties, le sens de la pudeur est très élevé. Le Japon a toujours eu un sens très délicat de la relation : le sujet ne se met pas en avant, même quand il a de hautes responsabilités publiques. C’est une chose qui nous surprend toujours que cette manière de rester en retrait des décideurs, qui envoient un délégué exprimer leurs volontés sans se mettre en avant directement. Nous autres, professons un goût immodéré pour le charisme personnel et le déballage de la subjectivité. Même remarque avec la culture indienne qui est si paradoxale de ce côté. Si les temples célèbrent dans leur statuaire l’union sexuelle des dieux, l’indien traditionnel a un sens très aigu de la pudeur dans la relation. Le namaskar, le salut à l’indienne, est très symbolique de ce sens du retrait devant la subjectivité d’autrui.
--------------- Dirons-nous que le déferlement des images,
par le biais des mass media a changé la donne en occident ? Sommes-nous devenus
impudiques en raison de notre grande liberté d’expression ? Ce n’est pas si
simple. Le media n’est qu’un outil. On ne peut pas lui reprocher d’être ce qu’il
est, et tout dépend de ce que l’on en fait et du contenu que l’on y met. Il y a
quelque chose de simpliste à vouloir s’en prendre à la télévision parce qu’elle
étale des reality show à n’en plus finir. Certes,
la télévision tend à
privilégier le représentable, mais ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que
le contenu des programmes de télévision est le reflet de ce que nous sommes,
c’est une image de la conscience collective et de ses tendances. Si une mutation
profonde de la conscience collective se produisait, les programmes de
télévision
changeraient en profondeur.
Mais nous n’y sommes pas et seul ce qui
est ici et maintenant nous importe. Et nous sommes très nettement dans
l’exhibitionnisme à la limite du pornographique. C’est ce qui marche et fait de
l’audience. Une étrange compulsion s’est emparée du dernier homme
nietzschéen, celle qui le conduit à mettre tout dehors. Pour résoudre les
problèmes de la vie
de
famille, il faut aller chercher un télé-psychologue, mettre en place les caméras
et filmer tout par le détail. Ecouter le petit garçon qui fait encore pipi au
lit et entendre la confession de sa maman qui est sûrement un tyran familial. On
saura tout sur les déboires sentimentaux des jeunes filles propulsées au rang de
star par une émission à la mode. On s’exaltera sur les caprices faramineux des
riches ou sur le parcourt du combattant des dernières top model. On
écoutera avec ravissement les bavardages du loft, ceux-là même qui son le lot du
quotidien, mais la métamorphose sera rassurante, car la banalité y sera élevée
au rang d’un objet culturel. C’est pour le « grand public », dans des
mots de tous les jours. Les dialogues sont vides ? Qu’importe, le but ce n’est
pas de dire quelque chose qui soit signifiant, mais de s’exprimer,
de faire voir et d’être vu, de se montrer, d’être remarqué, de faire pleurer un
peu et de faire rêver beaucoup. C’est de l’émotion : tout ici est purement
émotionnel. La recette est très simple : miser à cent pour cent sur le
registre de l’émotionnel, sans aucun recul réflexif. C’est le choc de
l’image, sa charge et sa séduction émotionnelle qui doivent retenir le voyeur
halluciné devant l’écran, le consommateur devant la vitrine, le lecteur devant
les pages du magazine. Pour cela, on fait court, vif, percutant, et on ratisse
le plus large possible dans les tendances vitales. Comme l’a si bien dit par
avance S. Aurobindo, l’homme de notre époque se définit par le vital.
Alors, au bout du compte, la surenchère de l’étalage de l’émotionnel
est telle que plus rien ne nous choque. Plus rien ne nous interpelle. Vous
pouvez annoncer dans un cours de philosophie qu’un allemand vient de passer une
petite annonce : « vend reins pour acheter appartement ». C’est à peine si cela
suscite une réaction et surtout, cela ne pose aucune question. On en a vu
d’autres. Banal. Ce n’est que du spectacle. C’est un peu comme les
images chaotiques du rêve. Dans le rêve le sujet est projeté sur l’écran et il
est embarqué dans le tourbillon émotionnel des images. L’exhibitionnisme de
l’intimité, c’est du rêve réintroduit dans la veille avec tous ses caractères :
le côté salace et émotionnel, le fantasme, l’incohérence ludique, l’immersion
dans le virtuel, la perfusion de nourriture psychique sans retour sur soi. Sans
prise de conscience. Bref : une sorte de vidange de l’inconscient collectif qui
a cessé de nous surprendre.
2) C’est Georges Bernanos le polémiste qui a écrit : « On ne comprend rien à notre civilisation si on ne pose pas d'abord qu'elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure ». L’affirmation est dure, mais juste. Nous vivons dans une société qui inculque massivement l’idée qu’il ne faut surtout pas « réprimer » quoi que ce soit. La leçon est parfaitement comprise et assimilée il faut que ça s’exprime. L’incantation est forte et elle est unanimement suivie. J’existe dehors, sous le regard des autres. Ce qui m’obsède, ce que je crois, ce que je pense, ce que j’espère, ce qui me révolte, il me faut l’exprimer et le montrer. Scotcher des autocollants sur ma voiture, porter des badges affichant mes opinions, mes couleurs, mes slogans, mes goûts artistiques etc. Se promener comme un arbre de noël décoré ne choque personne. C’est dans l’air du temps. Il est très culpabilisant dans le monde actuel de faire montre de pudeur, car cela veut forcément dire que l’on est coincé, ce qui contredit le concept de la société cool, de la société qui bouge, s’éclate, fait des mimiques et joue de la provocation, comme dans la publicité. L’incitation permanente à la surexposition de soi est un fil conducteur de la postmodernité. Nous n’avons donc pas à considérer le voyeurisme de l’intimité comme un phénomène surprenant. Il est parfaitement cohérent avec l’ensemble des tendances de la postmodernité, il en expose logiquement les conséquences. Le principe sous-jacent qui le gouverne est la tentation de vider l’intériorité dans la pure extériorité. Fuir là-bas, dans le monde, projeté au milieu des autres et se débarrasser de ce nœud douloureux de souffrance qu’est le soi dans une perpétuelle ek-stase. Échapper à soi. Se débarrasser de soi pour être les autres. Il faut reconnaître que la télévision peut admirablement remplir cette fonction. Halluciné devant l’écran, regardant sans vraiment regarder, sautant d’une image une autre, d’un programme à un autre, le spectateur peut vivre par procuration complètement au-dehors, d’une vie qui n’est pas la sienne. Dans la fusion avec la vie des autres. D’où l’importance du bruit de fond constant et de la sollicitation permanente de la musique. Le conditionnement publicitaire joue le même rôle et là il s’agit bombarder le sujet d’images oniriques en adéquation avec une vie bouillonnante, impulsive, gaie, se moquant de tout. S’il faut des images modèles, on les trouvera dans les héros de cinéma, dans le look très tendance d’un acteur ou d’une actrice. Il vaut mieux rêver la vie que de la vivre. C’est plus facile et c’est même la marque d’une excellente sociabilité ! Pas de secret, tout est dehors, étalé et visible, parce qu’il n’y a plus rien dedans ou seulement un courant d’air d’altérité bruyante.(texte)
Mais bon, cela n’élimine pas le malaise de
la subjectivité, le malaise d’une âme désemparée. C’est bien au contraire ce qui
le crée directement. A mettre tout dehors, le sujet devient extrêmement
faible, inconsistant, dépendant et vulnérable. Comme le dit si fortement Michel
Henry, la fuite hors de soi de la subjectivité se heurte à une contradiction
insurmontable : Le Soi ne peut pas se quitter lui-même. C’est l’impossibilité de
la fuite hors de soi qui se donne dans la souffrance de la vie. La Vie est
un Soi qui ne peut que s’éprouver lui-même dans cette dimension invisible
fondamentale qu’est celle du sentiment. La conscience peut tenter de se fuir,
mais la Vie ne le peut pas, elle ne peut qu’être soi. Elle ne peut à jamais
qu’être un s’éprouver-soi-même, une étreinte dans la donation infinie à Soi de
l’intériorité. Par rapport au Soi, la représentation est néant, car
précisément le Soi n’est jamais rien de représentable. Une culture fondée
sur le spectacle, sur la représentation est donc une aberration dans les termes,
car précisément la culture est toujours la culture du Soi. La passive épreuve de
l’intériorité fait que chaque être humain demeurera toujours un secret,
et en son Fond abyssal, c’est encore cette épreuve qui fait que chaque être
humain porte en lui un Mystère. Ce ne sont pas seulement de quelques
êtres humains que l’on peut dire qu’ils sont « secrets », par rapport à d’autres
« qui n’auraient plus de secret ». C’est la subjectivité qui par essence
comporte en elle-même la dimension de secret. C’est encore, bien plus que la
seule apparence, ce qui nous retient comme suspendu devant le visage d’autrui :
cette étincelle d’un regard, ce sourire comme un châle demi plissé, ce rire qui
résonne dans toute le mouvement d’une silhouette, ne sont qu’une porte vers un
infini subjectif. Ce qui est manifesté est là, mais le potentiel est sans fin et
les limites inatteignables. Reconnaître la dimension du secret subjectif,
c’est ne pas assigner brutalement la vie au tribunal de son apparence et laisser
à la conscience son libre jeu dans les formes de la Manifestation. Protéger le
secret subjectif, c’est ne pas
s’aventurer
avec le scalpel de l’intellect dans ce cœur tendre d’une subjectivité dont
l’essence pathétique est vulnérable.
Mais c’est aussi ne jamais vouloir en quoi que ce soit se substituer à la volonté d’un autre en lui laissant la pleine disposition de sa liberté. L’éthique du secret consiste à ne jamais violer l’espace psychique de quelqu’un d’autre et attenter à son libre-arbitre. Le respect, c’est toujours de redonner l’homme à lui-même. L’irrespect, c’est faire en sorte qu’il entre dans une dépendance. La domination, c’est soumettre la liberté d’un autre et en faire pour soi-même un objet. Un objet, par définition, cela n’a guère de secret. C’est utile. Comme le coupe-papier dont parle Sartre. Le sujet, lui par essence enveloppe le secret et n’est jamais assignable à une utilité. Une œuvre d’art est infiniment plus riche de secrets, précisément parce qu’elle est une pure création subjective et qu’en elle, nous pouvons parfois sentir comme le frisson de la présence de l’infini. Ainsi, la vraie dimension du secret est ontologique, pour autant que celui qui le porte est comme une source et un fleuve d’un infini subjectif.
Pour justifier le secret, il n’y a en définitive qu’un recours possible : donner à croire qu’il appartient à la pure intériorité, donner à penser qu’il est aussi sacré que la Vie peut l’être. On s’y est beaucoup employé, surtout pour dissimuler une pratique, celle du pouvoir. Ceux qui combattent le principe de transparence s’ingénient à montrer qu’il est une illusion, parce que le secret est une « intimité » du pouvoir qui ne doit pas entrer dans l’exposition.
1) En
Occident l’affaire est entendue et elle remonte assez loin. Elle est très
nettement explicitée par
Machiavel dans
Le Prince. En effet, afin de
toujours se ménager une réserve de pouvoir, le Souverain doit savoir garder le
secret de ses intentions et ne pas les laisser percer au grand jour. Par
définition, le secret contient une information qui
ne doit être connue que de quelques uns ou, à la limite, d'un seul. Tout secret
peut être divulgué, révélé ou trahi, mais tant qu’il opère, il dissimule au regard de tous ce qui
rendrait un acte compréhensible, à savoir les intentions réelles de l’homme de
pouvoir. Machiavel justifie la
duplicité de l’homme de pouvoir. Devant le peuple, il importe de tenir
toujours un discours convenu qui servira d’auto-justification. Ce qui est
officiel est toujours servi dans la
langue de bois de la
communication, dans le politiquement correct d’usage. Il importe que le Prince
soigne son apparence et donne au peuple l’image que celui-ci attend. Faire
parade de vertu, d’attachement aux traditions,
servir
des valeurs consensuelles, flatter l’amour propre national, célébrer les jeux
qu’affectionne la foule, user d’une rhétorique qui toujours conforte le citoyen
ordinaire et l’homme commun, voilà un exercice auquel le pouvoir doit être
rompu. Quant à ce qui est officieux, il s’agit bien au contraire de ne
pas en dire un mot et de le tenir au secret.
Le Prince
ne dévoilera jamais ses intentions au grand jour, il sera un grand simulateur
et un grand dissimulateur. Pour Machiavel, pas de pratique de la
politique sans la ruse. L’homme habile et adroit est un homme secret. La foule
n’est jamais assez perspicace (texte)
pour percer ses intentions, dit Machiavel. Seuls quelques uns en sont capables
et ceux là n’oseront pas mettre en doute son honnêteté et braver la foule. Ils
risqueraient de récolter la vindicte populaire. Le peuple se laisse prendre au
piège des apparences, il ne voit que l’image et pas la réalité qui doit rester
secrète. Il vaut mieux que le peuple ne sache pas.
Nous donnons à ce domaine du secret le nom de secret objectif, car il a trait directement au domaine social et plus exactement, au champ du politique. La pratique de la politique, pour autant qu’elle enveloppe le principe du secret objectif, est directement opposée au principe de transparence, que nous appellerons aussi le principe de visibilité. Machiavel se moque du souverain qui serait une belle âme. Un politique sincère et vertueux. Selon lui, un parangon de vertu, s’il était au pouvoir, serait inefficace. Il ne pourrait surmonter les situations de crises dans lesquelles l’État est confronté à des ennemis extérieurs ou intérieurs qu’il s’agit de combattre. Au nom de la raison d’État, de l’intérêt supérieur de l’État, le souverain ne doit pas faire de la politique avec de beaux sentiments. Ce qui est attendu du pouvoir, ce sont des actes percutants, opportuns et décisifs. Machiavel estime que cette demande implique une pratique de la politique réaliste qui ne doit pas s’embarrasser des scrupules de la morale. Machiavel situe le politique dans la caverne de Platon, sans la possibilité de défaire les chaînes des prisonniers ni d’amener plus de lumière. Ce n’est pas un sage qui peut gouverner les hommes, mais un technicien pragmatique et résolu. Machiavel conseille au Prince, non pas d’être bon, mais seulement d’agir avec bonté quand la situation le permet, pour être aussi capable le lendemain d’user de la cruauté, si la situation l’exige. La politique est un calcul opportuniste qui veille à protéger les intérêts supérieurs de l’État et un calcul qui ne saurait se faire au grand jour et sur la place publique. C’est un calcul qui s’opère dans le secret et dont les raisons ne doivent pas être percées. Par contre, il sera utile de percer les secrets de l’ennemi, car ce sera un moyen de pression habile que de menacer de les révéler.
---------------Parce qu’il
vit dans la duplicité, le souverain vit dans la dualité et il entretient un
double langage. Comme le rêve, le discours politique a un contenu manifeste et
un contenu latent. Le contenu manifeste est un délayage idéologique de
généralités convenues dont la finalité doit être rassurante. Il vient
s’alimenter avec les valeurs faisant l’objet d’un large consensus. Ses pointes
d’héroïsme consistent à montrer que l’on est défenseur d’une haute idée, que
l’on porte une juste cause et que l’on a bien les qualités requises pour tenir
les rênes du pouvoir et emmener le char de l’État vers le meilleur des mondes
possibles. Le contenu latent se lit plutôt entre les lignes et se déchiffre sous
la forme de stratégies de pouvoir :
a) Pour juguler les conflits internes et externes, et tant qu’on y est, mettre la main sur des intérêts, des territoires, des ressources, des moyens et des hommes, gagner une partie et assurer sa suprématie contre une nation adverse et des rivaux éventuels (taxer massivement des importations pour soigner ses intérêts, corrompre des notables à l’étranger pour satisfaire aux demandes de délocalisations, faire la guerre pour creuser un oléoduc, s’emparer de puits de pétrole, ouvrir un passage vers la mer, etc. Ce s’appelle l’exercice du pouvoir au nom des intérêts de la nation.
b) Pour gagner, conserver, renforcer son pouvoir (caricaturer l’adversaire, ridiculiser ses propositions, s’assurer que son propre clan dispose des postes clés du pouvoir et bloquer tout accès au gouvernement de l’opposition, mettre ses rivaux en situation de faiblesse, tirer parti des aléas économiques pour renforcer son pouvoir etc. Cela s’appelle l’appropriation du pouvoir à des fins personnelles.
Il est clair que personne ne peut défendre à haute voix ce discours officieux du politique, car le faire exhiberait directement un cynisme du pouvoir. L’homme de pouvoir ne peut pas mettre directement en avant sa volonté de puissance. Rien de tel pour se mettre à dos l’électeur, la presse, rien de tel pour donner des armes à l’opposition et inciter le peuple tout entier à la révolte. On ne peut justifier une action politique qu’au nom de la volonté générale et pour des motifs moraux légitimes. La communication est obligée de se plier à une norme du raisonnable qu’un auditoire universel pourrait accepter. L’homme politique au pouvoir sait fort bien que si le peuple comprenait les véritables raisons de ses décisions, il ne l’appuierait pas. Il faut que le peuple soit persuadé que le gouvernement prend toujours des décisions dans le sens de ses intérêts. Cela signifie que le gouvernement doit parfois mentir pour s’assurer la loyauté des sujets. L’homme de pouvoir ne doit jamais laisser savoir comment il est parvenu au pouvoir et encore moins tout ce qu’il peut faire pour y rester. Ainsi, la politique et la vérité ne peuvent faire bon ménage. La politique est l’art de ne dire que ce qu’il faut et de la juste manière pour obtenir les résultats escomptés. Ce n’est pas que la politique soit machiavélique par essence, non, mais elle est avant tout une pratique. Comme l’a remarquablement vu Machiavel, le politique se distingue par un grand talent psychologique : il a compris que les hommes agissent en fonction de leurs propres intérêts. Il s’agit donc de les persuader que ses propres fins sont identiques aux intérêts des hommes qui composent son peuple.
C’est le travail du philosophe que de percer des secrets et de plaider pour la vérité. Ainsi dans le Projet pour une Paix perpétuelle, Kant prend un soin tout particulier à analyser les maximes du machiavélisme en politique. Il n’a aucun mal à montrer que si les peuples veulent parvenir à l’établissement d’une paix durable, la première condition, c’est de refuser la politique du secret. Kant appelle « principe de publicité » (texte) ce que nous appelons ici principe de transparence et principe de visibilité. Si toutes les décisions publiques sont clairement énoncées, publiées, si rien n’est laissé dans le secret, c’est l’abus de pouvoir qui est déraciné. Il n’est plus possible d'entraîner un peuple dans des guerres idiotes en lui donnant pour prétexte des justifications futiles. C’est un principe réellement révolutionnaire qui est capable changer radicalement la face du monde s’il est appliqué. Nous pouvons ergoter, piétiner sur place et différer le moment de l’adopter, mais il faut être conscient que le monde de l’information dans lequel nous vivons ne nous laisse pas d’autre choix. Il est devenu très difficile de garder des secrets politiques et il est extrêmement facile de dévoiler, révéler, de dire au grand jour. Internet le permet. La politique de la transparence est non seulement souhaitable, mais elle est inéluctable. Toute la question est de savoir quand nous serons capables de proclamer en toute franchise que nous voulons changer le paradigme de la politique, que ne voulons plus de la politique du secret et que désormais nous choisirons délibérément le principe de la transparence. L’adoption de ce principe se traduira par l’exigence d’une visibilité complète des décisions politiques. Ne rien cacher au peuple des intentions, des faits et des résultats, ce qui veut dire accepter aussi de reconnaître que l’on a pu se tromper, que des contradictions demeurent dans la réalité et qu’il est indispensable de les voir pour prendre des décisions à nouveau frais.
C’est une remise en cause sévère et un véritable défi. S’il est une conspiration sourde dans notre monde, c’est au bien celle qui entretien l’opacité dans le champ politique. Nous vivons dans ce que l’on a appelé une « culture du secret » et une incroyable hypocrisie. Il suffit d’observer avec attention le fonctionnement des institutions. Dès qu’il est question de distribution du pouvoir, le système des réseaux relationnels politico-mondains entre en jeu et sous l’apparence d’une transmission démocratique, on y trouve le panier de crabes des luttes intestines, le mandarinat, les magouilles, la complaisance, le favoritisme et les ententes en coulisse. Nous sommes à l’heure actuelle incapables d’assumer l’exercice du pouvoir au grand jour. Ce n’est pas faute de sincérité. C’est surtout que nous sommes encore dans des compromissions avec une pratique de la politique complètement dépassée que nous ne parvenons pas à lâcher.
2) Dans ce qui suit, nous emploieront aussi l’expression secret objectif pour désigner des pratiques identiques dans le champ économique.
Le terme de
machination est assez bien choisi dans le domaine économique pour
désigner des pratiques de grande ampleur soigneusement dissimulées au regard du
public. C’est le pendant exact des pratiques du machiavélisme en
politique. Ainsi de l’entente en coulisse de multinationales du pétrole, de
promoteurs immobiliers, d’opérateurs téléphoniques, des manigances des trusts se
servant de procédés contournant ou enfreignant directement la légalité, pour
dégager des profits immenses par des voies détournées. C’est la pratique des
pots de vin, etc. La manière dont nous justifions le secret bancaire, dont nous
protégeons les intérêts financiers de l’intrusion de tout regard extérieur fait
aussi partie de cette logique. De même que nous avons mis une aura de secret
autour du pouvoir, nous avons aussi mis une aura de secret autour de l’argent et
le résultat, c’est que nous retrouvons dans le domaine des échanges, les mêmes
manigances, le même machiavélisme qu’en politique. Les manœuvres en secret, les
profits
gigantesques
des multinationales sont dissimulés, des paradis fiscaux abritent les fortunes
bâties sur les trafics illicites, l’argent sale circule par les mêmes voies que
l’argent propre : Sous le manteau du secret. Nous acceptons de couvrir,
au nom d’on ne sait quelle pudeur, (secret bancaire !) le recyclage de l’argent
de la drogue. Nous ne voyons même pas nos contradictions : nous voulons cacher
notre argent, comme s’il s’agissait de la chose la plus intime qui soit (!!) et
nous dénonçons par ailleurs le manque de visibilité de l’argent des autres.
C’est tout de même curieux dans ce monde étrange que l’on puisse être sans gène
pour montrer ses fesses, mais que par contre quand il s’agit de regarder du côté
de son argent on y voit un viol et une outrance ! Et ce n’est pas fini. Nous
cachons jalousement notre bulletin de paye et notre déclaration d’impôt, mais
nous exigeons aussi de pouvoir mettre le nez dans la comptabilité des grands de
ce monde. Et on fait tout un plat de cette fierté stupide d’avoir mis sur
Internet la feuille d’impôt d’un ministre ! Ou encore, on est prêt à adhérer au
principe de la transparence en politique… mais surtout pas dans le domaine de la
finance et des échanges !
Faut-il
supprimer l’argent pour redonner à l’échange toute sa valeur ? Il y a des
utopies qui l’admettent. La conscience collective n’est pas assez développée et
éveillée pour qu’une telle solution soit possible. Dans l’état actuel des choses
nous ne pouvons pas éliminer l’argent ; d’un autre côté, le rejeter serait
certainement négliger sa place au cœur même de la
Vie et sa juste place. Par contre, ce que l’on
peut éliminer c’est son invisibilité. Ce sur quoi nous pouvons travailler
c’est sur l’opacité qui l’entoure et aussi sur la honte qui est
attachée à l’argent. On cache tout particulièrement ce qui nous fait honte et
c’est la principale raison pour le placer à l’abri du regard. L’argent
fait partie des secrets honteux, que nous ne pouvons pas considérer de manière
neutre et ouverte. Surtout, nous considérons l’argent comme une chose très
privée et c’est bien là que se situe le problème, car l’argent est-il
réellement « privé » ? L’argent n’est pas plus « privé » qu’il ne peut être
« intime » parce que par définition il n’a de valeur que dans l’échange, comme
un lien qui fait circuler une valeur. L’homme vient au monde nu et repart
nu, il n’a d’autre compagnon véritablement intime et constant que son propre
Soi. L’argent ne sera jamais intime comme peut l’être la relation de soi à soi
ou la relation de moi à un autre. Rien n’est plus public que l’argent.
Pour que j’en vienne à considérer l’argent
comme une chose intime, il faut que
je m’identifie à sa valeur. Dans le monde postmoderne qui est le nôtre,
l’échelle des valeurs a effectivement mis au
sommet l’argent. Le mot valeur est couramment interprété comme valeur
économique. Il s’ensuit que
l’individu formaté par ce système des valeurs s’identifie tout particulièrement
à la valeur argent. L’argent c’est moi. Toucher à mon argent c’est s’en
prendre à moi de sorte que demander à voir où va l’argent, c’est vouloir
me déshabiller ! L’ego par définition se pose dans l’appartenance : ce qui est
à moi. En même temps, la situation n’est pas claire, parce que si nous
aimons l’argent, nous le détestons aussi, car nous avons reçu un bagage éducatif
qui enseigne que l’argent est par nature
mauvais. L’argent, c’est le mal et le péché. « Maudits soient les
riches !», "heureux les pauvres" disent les
Évangiles. Au fond, cela revient à dire, j’aime
l’argent, mais j’ai aussi honte d’en posséder. Comme l’argent est relationnel
par nature, je ne peux pas le considérer pour moi-même sans penser à autrui et à
celui qui n’a rien et meurt de faim, alors que je vis pour la frime et que je me
goinfre. La pratique du secret autour de l’argent est constante. L’argent est
très facile à cacher. Il existe une extraordinaire panoplie de moyens comptables
pour faire disparaître l’argent et faire en sorte que toutes les transactions
restent opaques. Il est donc possible de verser à deux personnes de compétences
identiques des salaires différents pour le même travail. Surtout si c’est un
homme et une femme ! Il s’ensuit que toutes les transactions se font dans
l’hypocrisie et l’iniquité.
On cache l’argent par ce que nous n’avons de ce côté-là aucune ouverture et pas la moindre neutralité. Mais imaginons un instant que l’état des comptes de toutes les sociétés et le revenu de tous les individus soient accessibles. Ce ne sont que de petits secrets qui n’existent que parce que l’on veut les garder. Ils sont faits pour être dévoilés. L’onde de choc serait énorme. Si chacun savait tout sur la situation financière de chacun, il y aurait un soulèvement, mais une fois la vague passée, il y aurait d’avantage de justice, d’honnêteté et d’équité. Le bien commun deviendrait une priorité véritable dans la conduite des affaires humaines. S’il n’est pas possible à l’heure actuelle d’apporter de l’équité à l’intérieur des échanges, c’est parce que le secret fait obstacle. Personne ne peut savoir quel est l’état de l’argent. La discrimination dans la rémunération serait bien plus difficile si toutes les transactions étaient dévoilées au lieu d’être conservée dans le secret. Il suffit de montrer où va l’argent, de mettre de la vérité là où règne le mensonge et la vérité redressera l’échange. Rien n’engendre une conduite plus appropriée plus rapidement que la nécessité de devoir l’exposer au regard du public. S’ils savaient ce qui a lieu autour d’eux, les singeries et les petits trafics d’arrière-boutique, les jeux de pouvoir, les complots internes, les hommes ne pourraient que s’insurger. Demander aux compagnies de publier le salaire de tous les employés aurait un effet immédiat sur des pratiques comme le favoritisme.
Éliminer le secret contribuera directement à une mutation du capitalisme. En tant que système économique, le capitalisme est fondé sur le fait de profiter, cela veut dire qu’il s’agit en tout et pour tout de faire le maximum pour obtenir tout ce que l’on peut extorquer pour soi-même, et non pour le bien de tous. Le secret maintient le fonctionnement occulte du profit pour le bénéfice premier de l’ego. Il n’y a en fait qu’un seul obstacle et il est entièrement mental : nous ne voulons pas que les autres sachent. Nous sommes attachés au secret parce que nous cherchons notre avantage propre avant de mettre en avant le bien commun… par égocentrisme. Lorsque le souci du bien commun sera réellement l’objectif des échanges économiques, alors le besoin de secret, les dessous de table, etc. tout cela disparaîtra spontanément. Rien ne peut davantage engendrer la justice dans l’échange que la visibilité, car la visibilité c’est l’opération de la vérité. (texte) Dans l'état actuel des choses, le secret ne fait qu'entretenir la corruption. Dans une société réellement évoluée, il n’y aurait pas de secret dans l’échange. Le bénéfice du bien commun passant avant tout, chacun ne chercherait pas à obtenir quelque chose au dépend d’un autre. Il n’y aurait rien de qui soit passé sous silence, de dissimulé, rien d’obscurci à dessein, de caché, de déguisé. L’information serait claire et nette : transparente. Dire ce qui doit être publiquement connu sur ce qui est publiquement échangé.
Il est entendu dans ce qui précède que nous n’avons pas en vue le déballage de l’intimité, mais bien la visibilité qui concerne le domaine de l’échange. La malice serait ici d’aller s’insurger au nom de la préservation de l’intimité et de sa valeur sacrée, ce qui n’est pas en cause. Il ne peut pas y avoir de société intégrée sans une honnêteté dans les échanges. La transparence conduit à la clarté de la relation et y mène tout droit. Mais sur le fond, ce qui fait l’objet réel de la transparence, c’est l’aptitude à pouvoir penser, parler et agir, pas à partir du sens de la division et d’une pensée fragmentaire, mais à partir de la non-séparation et du sens de l’unité réelle.
---------------1) La
politique du secret s’appuie à sa manière sur une forme de justification
ontologique : celle d’une appréhension du réel dans la séparation comme une
pluralité et multiplicité irréductible : « Je vis dans mon petit monde séparé,
vous vivez dans le vôtre ! Je n'ai pas à entrer dans vos petits secrets ni
vous à entrer dans les miens. Le monde est fait d’individus qui n’existent que
pour eux-mêmes, séparément et comme à une distance infinie les uns des autres.
La séparation existe et c’est pour cette raison qu’il faut justifier le
secret ». A partir du moment où nous pensons dans la séparation, nous
pouvons l’alimenter en enveloppant de secret son expression. Et pourtant, que
nous le voulions ou non :
a) Ce qui est à l’intérieur passe naturellement à l’extérieur, l’extériorité est en solution de continuité avec l’intériorité. On a beau essayer de travestir et dissimuler, le visage est un état d’âme, le corps est un langage, l’attitude ou la posture est un message adressé à qui saura le lire. Les secrets de l’inconscient laissent leur empreinte dans les plis du corps. La spontanéité a aussi une éloquence qui est une invitation à vivre au grand jour. Cela s’appelle la sincérité. N’avoir rien à cacher dans la relation, c’est aussi être soi-même.
b) La séparation n’existe pas dans l’Être, il ne peut y avoir qu’une
représentation de la séparation. C’est
vrai que nous avons une imagination fertile pour tenter de nous persuader du
contraire. Nous avons inventé toutes sortes de séparations brutales et la dualité
qui va avec : moi/les autres, proches/étrangers, gouvernants/gouvernés,
exploiteurs/exploités, capital/prolétariat, riches/pauvres, dominants/dominés,
producteurs/consommateurs, etc. Mais la réalité, c’est qu’au-delà de nos
divisions, nous sommes tous embarqués sur le même bateau, emportés dans la même
histoire, confrontés à des difficultés qui nous concernent tous. Si nous avions
davantage conscience de l’unité de la Vie dans laquelle nous avons
perpétuellement demeure, nous aurions davantage le souci du bien commun et moins
de propension à favoriser en secret notre seul intérêt personnel. Si nous avions
réellement conscience d’être citoyens du monde avant d’être les patriotes d’une
nation, nous changerions de fond en comble notre approche du secret. Nous
verrions dans un éclair d’évidence
qu’il n’y a aucun avantage à maintenir de
l’opacité là où la lumière devrait pouvoir éclairer sans obstruction. Pas plus
qu’il n’y a d’intérêt pour le corps à maintenir des caillots dans les artères,
ce qui fait obstruction à la circulation du sang dans la totalité de
l’organisme. Si nous avions davantage conscience de n’être qu’une seule famille
à bord du vaisseau Terre, nous verrions que toutes nos divisions idéologiques ne
sont rien auprès de l’aventure de notre évolution.
La métaphore de la transparence possède une fonctionnalité à plusieurs niveaux :
a) de la communication, où elle désigne une transmission entière et sans défaut de l’information, que les échanges soient directs et les messages ouverts. C’est la rétention d’informations importantes, la dissimulation des intentions dans un double langage qui rend la communication opaque.
b) de la politique, où elle est un exercice du pouvoir exempt de diplomatie secrète et dont les motivations sont clairement exposées à tous et pas seulement à ceux de son propre camp.
c) de l’économie, où elle désigne une information complète sur l’échange monétaire sous ses différentes formes. La visibilité consiste à exposer les conditions de l’échange et ce qui est échangé, par exemple ce que coûte un produit, son prix de vente et son prix de revient.
Ce que nous ne voyons pas avec suffisamment de clarté et d’urgence, c’est la nécessité de mettre fin à nos divisions. Elles ne servent pas le but vers lequel nous prétendons aller. Nous voudrions élever un monde en paix libre et prospère, un monde dans lequel les hommes pourraient, dans une conscience élevée, mener une existence décente, une vie épanouie. Mais nous nous mettons en permanence des bâtons dans les roues. La volonté de cacher ne fait qu’introduire la mauvaise foi, le cynisme, et une certaine dose de perversité dans nos relations. Elle sape par avance la confiance. Et sans confiance, peut-on construire quoi que ce soit ? Il est temps de se mettre à parler de ce que nous cachons. Ce sera la voie la plus rapide pour nous délivrer du mal que nous autorisons en secret, parce que nous légitimons le secret. Dans Le Styx coule à l’Envers, un recueil de nouvelles, Dan Simons imagine dans un futur lointain une étrange mutation biologique de l’humanité. Il n’est plus possible de dissimuler ses vrais sentiments et ses vraies pensées. Les visages se déforment, les corps deviennent la caricature des pensées. L’intériorité vient hurler dans la chair ce que l’on voudrait taire, elle entre dans le visible. Il se produit alors un invraisemblable chaos, car les marchands, les journalistes, les politiques, tous ceux qui auparavant avaient un avantage à dérober au regard leurs véritables pensées se trouvent démasqués. Le conte est assez joli et tout à fait significatif. Ce n’est que par manque de perspicacité et d’information que le jeu des faux-semblants perdure. Satprem rapporte, dans ses conversations avec Mère quelques propos sur l’évolution future et il dit une chose qui va dans le même sens : dans l’avenir, avec l’éveil d’une conscience nouvelle, il ne sera plus possible de cacher. Si nous devons faire naître une civilisation nouvelle, elle sera fondée sur la transparence. Le défi est donc de taille, mais il mérite que nous nous arrêtions sur ce qu'il représente.
On se plaint aujourd’hui chez les intellectuels de « l’auto-transparence postmoderne » sous la forme du déballage de la différence individuelle et de la pluralité des valeurs. Nous sommes dans le relativisme généralisé. Ce qui inquiète, c’est l’apparition d’un monde à l’image de la vision de la Monadologie de Leibniz, mais sans le soutien de l’harmonie préétablie ni l’appui du principe du meilleur. Dans ce monde la communication devient un problème et c’est pourquoi on en parle tant. Pourquoi Les grecs n’avaient pas besoin de parler de la communication, parce que la communication était au principe de leur vie politique.
Notre situation postmoderne est tout à fait paradoxale. D’un côté, nous vivons dans un déballage constant de l’intimité, nous avons des dizaines de chaînes de télévision, des dizaines de radio, des milliers de blogs. Chaque jour des millions de mails s’échangent de part le monde. Le savoir, jadis confiné dans des cercles étroits, peut circuler partout instantanément. Ceux qui effectuent une recherche dans un domaine donné peuvent publier leurs travaux, les confronter et coopérer. Les délais s’abrègent et l’information circule sans frontière. On pourrait presque croire qu’elle est devenue complètement transparente. Mais ce n’est qu’une apparence. L’abondance peut nuire à la qualité. La puissance des flux d’information colporte aussi bien la rumeur, la désinformation, la surinterprétation tendancieuse, le parti-pris polémique, le bavardage inutile, la discussion obsessionnelle et le commentaire analytique indéfini, que l’examen sérieux et approfondi. L’information pléthorique submerge et noie dans un nuage d’inconnaissance. Trop de communication technique affaiblit la communication intelligente. Par-dessus tout, notre liberté d’expression tous azimuts est accompagnée d’un cynisme constant. Nous ne communiquons pas pour nous entendre, nous n’avons pas pour visée une entente possible entre les hommes et l’édification d’une connaissance solide pouvant servir au mieux et appuyer nos décisions. L’information postmoderne, c’est un peu comme l’action art, une performance instantanée de sujets privés. Un jeu de l’ego. Nous ne sommes pas capables de nous entendre clairement sur nos fins ou, quand nous y parvenons, ce n’est que dans un cercle réduit, celui des partisans d’une doctrine, d’un parti, d’un système. Le discours des théoriciens de la communication comme Habermas se déroule exactement dans le vide de ce qui devrait être, mais que l’on ne voit nulle part en acte. La discussion aujourd’hui se maintient sous condition que chacun sauvegarde son point de vue avant comme après. Il ne s’agit pas vraiment de communiquer, ni même en de composer avec un point de vue différent, mais surtout de triompher dans l’échange. Il manque à la transparence purement technique de l’échange la sincérité de ceux qui y participent et la clarté à l’égard de nos fins communes. Nous sommes encore très loin d’une aptitude à user consciemment de l’intelligence collective. Mais le plus drôle dans cette affaire, c’est que nous croyons, avec nos organes de presse, avoir effectivement réalisé une forme de transparence. Nous sommes loin de l’obscurantisme du Moyen-âge, loin des ténèbres des dictatures politiques et du terrorisme moral des religions. Pour un peu on se prendrait bien à croire que la vie au grand jour est déjà là et que tous les mystères sont éventés. Mais c’est le fonctionnement même de l’ego qui secrète le secret et interdit la transparence. Nous serons dans la transparence quand l’ego sera devenu transparent.
2) Ce qui
ne veut pas dire qu’il n’y aura plus jamais de mystère. Il ne faut pas confondre
secret
et mystère. Oedipe finit par déchiffrer l’énigme du Sphinx, il parvient à percer
un secret. Par nature, les secrets sont faits pour être à un moment dévoilés. Le
mystère lui, est d’un ordre différent, il ne se situe pas sur le plan
horizontal, il n’est pas dans le domaine du relatif. Dans le domaine du relatif,
a priori, tout peut en principe être connu. Dans la provenance absolue de la
Vie, il en est autrement.
Dans l’Enseignement traditionnel, l’introduction au
Mystère se faisait souvent en exigeant de la part de l’initié une ascèse et
seuls quelques uns parvenaient au seuil de sa compréhension. C’est par une
conversion intérieure que l’esprit se détache de l’apparence pour entrer dans la
lumière qui la soutient. Il y avait en Grèce, dans l’orphisme, comme dans bien
d’autres traditions anciennes, des enseignements initiatiques qui étaient en
cela ésotériques, tandis que l’enseignement public était dit
exotérique. Certains textes sanskrits donnent des avertissements très nets à
ce sujet évoquant la maturité du disciple et son aptitude à comprendre ce qui
passe la raison ordinaire. En termes simples, le Mystère est une introduction au
Sacré. Il exige un saut intuitif. (R) C’est pourquoi il est assez communément
admis que le sens de la réflexion philosophique est surtout d’interroger le
secret et non de percer le mystère. Mais la formule est souvent mal comprise. Il
est superficiel d’assigner par avance à la philosophie la position d’un
rationalisme agnostique. Ce serait rejeter hors de la philosophie les deux tiers
de ses références classiques.
Ce serait un
singulière prétention que de croire, comme les positivistes du XIX ème que
« désormais, il n’y a plus de mystère », (texte) une prétention qui confine à la
sottise. Il y a bien plus de choses dans l’univers que tout ce que nos
philosophies ont été capables d’en dire, selon le mot de Shakespeare. Ce
qui n’est pas une incitation à renoncer à la philosophie, mais une
reconnaissance humble d’une Immensité que nous ne pourrons jamais circonscrire,
ni enfermer dans aucun système. Il y aura toujours du mystère, parce que notre
savoir scientifique est voué à l’incertitude. Parce que par nature, le mental
est tourné vers la représentation et que précisément la Vie la précède. En un
sens, il n’y a pas de mystère dans l’ordre de l’au-delà, parce que l’esprit peut
indéfiniment se représenter un au-delà, mais de l’en-deçà de toute
représentation, de la pure intériorité de la Vie, le mystère demeure,
irreprésentable. .
Comme le dit Karl Renz : « Le mystère c’est l’inconnaissance totale, sans un
second qui serait connaissable". Le second posé par la représentation. Non conceptualisable. Et pourtant plus vivant que la pensée
elle-même, vivant d’une Intelligence qui nourrit la pensée et demeure Soi.
* *
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La politique de la transparence dans l’échange est un défi sérieux. Sérieux, mais pas insurmontable. Un défi dont l’obstacle n’est pas du tout de nature technique, pas plus que la résolution. Ce ne sont pas des dispositifs nouveaux et un florilège de lois supplémentaires qui seront capables de changer quoi que ce soit. C’est un changement massif de conscience qui est nécessaire. Un passage de l’humanité à la conscience de son unité.
Gardons nous de confondre secret et mystère. Accepter la transparence n’implique pas que la Vie dans son essence puisse être étalée dans le visible. Le Soi n’est pas une chose que l’on peut rendre visible, ni un secret que l’on peut garder. La transparence donne à l’échange le soutien de la vérité. Faire entrer la vérité dans l’échange, c’est accepter la transparence. La vérité n’est pas une étiquette que l’on appose à certains discours. Elle est une puissance, la puissance même de ce qui est. La libre puissance d’expression de la manifestation. Ce que le libre passage de la vérité impose, c’est surtout une conscience différente de celle qui est structurée sur la vision limitée de l’ego. L’ego ne peut devenir transparent que s’il se laisse traverser. L’ego se laisse traverser par le don et c’est ainsi que la conscience grandit et s’élève. L’ego peut se laisser traverser par la vérité et c’est aussi de cette manière que sa vision s’étend de manière plus impersonnelle qu’elle ne l’est dans une perspective centrée sur l’ego.
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© Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan,
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