Leçon 185.    Introduction à l’écologie         

    Au XIX ème siècle, Auguste Comte plaçait la sociologie au sommet des sciences car elle devait intégrer le contenu de la physique, de la biologie, de la chimie etc. et la complexité du savoir devait s’achever dans l’humain. Dans le même mouvement, l’économie politique se développant, devait intégrer aussi des notions tirées de la physique, de la biologie, de la psychologie, avec le même présupposé d’un savoir qui s’achevait dans l’humain. Comme si l’humanité ne faisait pas elle-même partie d’un tout plus élevé, celui de la Nature. De fait, la sociologie et l’économie classiques ignorent complètement ce qui, au-delà de l’humain, constitue le berceau de l’humanité, la Terre elle-même. Les sociologues de la première heure étaient incapables de comprendre l’idée d’interaction au sein d’un tout au-delà de l’entité abstraite et fictive de « l’État ».  Nous l’avons vu, les économistes classiques raisonnent comme si la Terre disposait de ressources illimitées, de sorte que l’économie est seulement comprise comme une gestion « sociale » des richesses.

    Nous savons aujourd’hui que le paradigme de la science élaboré à la modernité et qui s’est prolongé dans le positivisme est gravement entaché d’erreurs et complètement obsolète. La discipline qui le démontre le plus clairement est l’écologie. Il est intéressant de noter que le terme « éco » venu du grec oikos  désigne la maison. L’économie est la science de la gestion des besoins de la maison commune dans laquelle vivent des êtres humains, mais cette maison est elle-même installée dans un environnement, dont la science est appelée écologie. La maison de l’homme se situe dans un paysage qui constitue aussi une maison, celle de la Terre en tant que tout, le vaisseau Terre qui est lui-même partie de la totalité de l’Univers.

    L’écologie, parce qu’elle considère le fonctionnement des écosystèmes au sein de la Terre a logiquement pour vocation de prendre la place qu’occupait la sociologie dans la classification des sciences, car elle enveloppe l’ensemble des sciences existantes. C’est en elle que les sciences devraient être unifiées. Mais autour de quels principes ? Qu’est-ce que l’écologie ? En quel sens devons-nous voir dans l’écologie une science ? L’écologie ne peut pas être une discipline et plus, une science à côté des autres. Comme Barrington Moore le disait,  elle est une synthèse qui « coiffe les autres sciences ». Mais ce caractère englobant ne fait-il pas de l’écologie plus une philosophie qu’une science ? Ou bien, n’est-ce pas l’idée même que nous nous faisons de la science qui doit être métamorphosée à la lumière de ce que l’écologie nous découvre ?

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A. Le premier principe

    Le terme d’écologie a peut être été inventé par le transcendantaliste américain Henry David Thoreau dès 1852. On le trouve en 1866 chez le biologiste Haeckel dans son livre Morphologie générale des Organismes. Cette double origine est très révélatrice en un sens, d’un côté un philosophe de la Nature et de l’autre un biologiste. Cette alliance fait aujourd’hui encore l’originalité de l’écologie. Haeckel donnait cette définition : « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d'existence ». C’est un peu vague, mais suffisant pour un début.

     1) Le principe fondamental de l’écologie, dont découle toute une série de conséquences, est que dans la Nature, toutes choses sont liées. Il n’existe pas de séparation et chaque être vivant est en relation permanente avec son environnement. Notons que le terme Nature a une résonance subjective et il reconduit à la philosophie de la Nature, tandis que le mot environnement a une portée objective et appelle un savoir élaboré et une gestion technique par l’homme de l'espace dans lequel il vit.

    La Terre comprend comme composantes de son environnement la lithosphère (sphère du sol), l’hydrosphère (sphère de l’eau, l’atmosphère (sphère de l’air) et la biosphère (sphère du vivant) ou quatrième enveloppe. Nous savons que dans l’évolution, la vie s’est d’abord développée à faible profondeur dans l‘hydrosphère par le biais d’organismes monocellulaires, puis pluricellulaires. Une fois la couche d’ozone formée, la vie terrestre a pu se développer à l’abri des rayons ultraviolets et coloniser la lithosphère. La biosphère contient une grande quantité d’éléments chimiques indispensables à la vie tels que le carbone, l’azote, l’oxygène, ainsi que le calcium, le phosphore et le potassium dont le rôle est essentiel. On appelle  écosystème une interaction durable entre des organismes vivants et un milieu. Un écosystème effectue un recyclage permanent de tous ces éléments depuis l’état minéral à l’état organique, par le biais de l’action de l’énergie solaire. La photosynthèse opérée par les organismes autotrophes convertit l’énergie solaire en énergie chimique. Celle-ci aboutit à la production de sucres et à une libération d’oxygène, ensuite utilisés par tous les organismes vivants par la respiration pour dégrader les sucres, ce qui libère de l’énergie, du gaz carbonique et de l’eau. Ainsi, c’est l’activité des vivants qui est à l’origine de la composition spécifique de l’atmosphère. Ainsi, sur une planète morte comme Mars et Vénus, l’atmosphère est en équilibre simplement chimique, à la différence, sur la Terre, comme le démontre Lynn Margulis et James Lovelock, la composition chimique de l’atmosphère est sans rapport avec ce que l’on est en droit d’attendre d’un état d’équilibre chimique, elle est régulée par la vie elle-même. L’entité globale, en relation avec l’environnement atmosphérique qu’elle a créé, constitue le système naturel plus vaste appelé par James Lovelock Gaïa, que l’on appelle aussi l’écosphère. Gaïa est « une entité complexe, comprenant la biosphère terrestre, l’atmosphère, les océans et le sols ; l’ensemble constituant un système de rétroaction ou système cybernétique qui vise à créer le milieu physique et chimique optimal pour la vie sur cette planète ». (texte)

    Parce que l’écosphère constitue dans son ensemble un système vivant, elle implique une structuration caractéristique de l’espace-temps-causalité. Tous les systèmes naturels existent à la fois dans le temps et dans l’espace et sont imbriqués à l’intérieur de la causalité en boucle présente dans la Nature. (texte) De la suit que l’écologie nous oblige à revoir entièrement les idées que nous entretenons sur l’espace, le temps et la causalité, et à ne plus séparer l’objet de nos connaissance, dans l’abstraction d’une analyse dépourvue de tout contexte.

    L’écosphère est un système spatial qui implique que le vivant est par nature situé dans son environnement et possède son lieu propre, mais se trouve en même temps en interrelation avec l’ensemble du monde vivant à l’intérieur de l’écosphère. La biologie purement analytique qui ignorait sa propre insertion dans l’écologie n’en tenait aucun compte. Nous savons aujourd’hui à travers la théorie du climat qu’il est complètement illusoire de vouloir séparer un changement qui se produit en un point du globe du reste de la planète. De la même manière, l’éthologie contemporaine a montré que les études en laboratoire de l’animal ne donnent pas les mêmes résultats que les observations faites dans l’environnement naturel. Au point d’ailleurs d’amener à des résultats erronés, comme ceux obtenus sur les babouins (texte) à partir de l’étude de leur comportement en zoo et l’étude de leur comportement dans leur milieu évolutif naturel.

    Il en est de même pour ce qui est du temps. La compréhension d’un être vivant n’a de sens que dans une histoire évolutive (texte) d’abord dans le système temporel de l’écosphère et dans l’évolution de son espèce. J. H. Woodger disait : « Toute grenouille a une histoire et cette histoire ne peut être sans la grenouille. Une grenouille conservée dans du formol représente une coupe transversale dans l’histoire de sa vie d’organisme vivant et l’anatomie est la biologie sans la dimension temporelle ». L’étude du vivant, coupée de son contexte temporel dans l’environnement même de Gaïa, conduit nécessairement à des conclusions erronées. Il existe un emboîtement hiérarchique des durées au sein de l’écosphère qui vaut pour tous les vivants y compris l’homme. « La durée de vie d’un organisme représente plusieurs dizaines de milliers de fois celle de ses cellules. L’individu lui-même a une longévité beaucoup plus faible que celle de la famille dont il est membre, à la fois dans le temps et dans l’espace.  Les communautés survivent aux familles, les sociétés et les groupes ethniques aux communautés et l’espèce humaine aux sociétés ». Enfin l’espèce humaine ne perdure qu’à l’intérieur de l’histoire de la biosphère.

    Nous avons vu précédemment à quel point l’écologie, en mettant en pratique une pensée systémique, modifiait radicalement la représentation de la causalité. A l’aube de la modernité, en raison de la prédominance du paradigme mécaniste, la causalité avait été ramenée à une interprétation extrêmement naïve, simplifiée et réductrice. Sans vouloir répéter ce que nous avons montré ailleurs, l’écologie démontre que la causalité naturelle est nécessairement complexe et cybernétique ; elle n’est pas linéaire mais circulaire ; elle ne s’oppose pas vraiment à la finalité comme on le croyait autrefois ; au sein de la promotion de la vie, elle est opère par une régulation homéostatique. Le changement de modèle de la causalité vers une causalité complexe est une énorme révolution intellectuelle. A lui seul, il justifie déjà l’idée selon laquelle l’écologie (texte) coiffe naturellement les autres sciences.

    ---------------2) Continuons avec le concept central de l’écologie. Le terme de biosphère désigne l’ensemble constitué par le monde vivant et son substrat géologique. L’idée a été formulée en 1875 par Édouard Suess. Selon lui, la Terre est un monde vivant qui est un système composé d’animaux et de plantes vivantes. Suess inventa le terme de biosphère, repris ensuite par Vladimir Vernadsky (1863-1945) qui affirma nettement l’idée selon laquelle la Terre constitue un organisme vivant. La biosphère ne peut se développer et se maintenir qu’à condition d’héberger en elle une grande richesse vivante. Biosphère et biodiversité sont indissociables, ce qui implique au niveau des écosystèmes une variété optimale de populations et d’espèces. De l’étude des écosystèmes on peut inférer que : l’écologie est holistique. Les êtres vivants s’organisent en communautés de sorte que dans leurs rapports mutuels, ils peuvent êtres comparés à un organisme biologique agrandi. Selon C.C. Adam « Les interactions entres les membres d’une association sont comparables à celles qui se manifestent entre les différentes cellules, les différents organes et les diverses activités de l’individu». Empruntons un exemple à Georges Perkins Marsh (1801-1882), précurseur de l’écologie :

    « Les larves aquatiques de plusieurs variétés d’insectes représentent à certaines saisons une grande part de la nourriture des poissons d’eau douce, tandis que d’autres larves à leur tour, se nourrissent du frai et même des petits de leurs prédateurs. Les larves du moustique et du moucheron, dans les régions boisées où abondent ces insectes, sont la proie favorite des truites. Dans les premières périodes de l’année, la truite se nourrit des larves de l’éphémère, qui lui-même détruit le frai des saumons. Par une sorte de réaction en chaîne circulaire, la destruction du moustique, nourriture de la truite qui mange l’éphémère, qui lui-même détruit les œufs pondus par le saumon tant apprécié des gourmets, risque donc d’entraîner la raréfaction de ce dernier dans les eaux où, sans cela il serait abondant. Toute la nature est donc liée par des liens invisibles et toute créature vivante, aussi modeste, aussi faible, aussi dépendante soit-elle, est nécessaire au bien-être de quelques unes des myriades de formes de vie dont le Créateur a peuplé la Terre ».

    La biosphère devient prospère quand son équilibre est maintenu, comme un organisme est en bonne santé quand toutes ses cellules sont correctement alimentées. L’idée selon laquelle la Terre doit être considérée comme un être vivant n’est certes pas nouvelle. Les pythagoriciens admettaient que le monde était vivant, doué d’une âme et d’une intelligence. Platon considérait le monde comme une créature vivante, une et indivisible, contenant en elle-même tous les êtres vivants, qui lui sont par nature apparentés (texte).  Ce qui est nouveau, c’est qu’une discipline scientifique s’empare de cette idée pour en déployer magistralement les conséquences.

    Ainsi, parce que tout vivant forme une totalité et que le Tout est antérieur aux parties qu’il compose et ordonne, le processus vivant est nécessairement orienté par une finalité. L’écologie renoue à sa façon avec la cause finale d’Aristote et ne considère la cause motrice des modernes qu’en second lieu et à l’intérieure de la totalité systémique de la vie. Le terme téléologie (de telos, but) que l’on emploie dans ce sens, désigne l’approche dans laquelle nous cherchons « pourquoi » une chose se produit, ou plus techniquement quelle est sa fonction. Ainsi, dans les termes de Lovelock :

    « Examiner la Terre de façon cybernétique revient à se poser la question : « quelle est la fonction de chaque gaz contenu dans l’atmosphère de chaque composante de la mer ? En dehors du contexte de Gaïa, une telle question semblerait illogique et circulaire. Mais prise dans ce contexte, elle n’est pas plus illogique que de se demander : « quelle est la fonction de l’hémoglobine ou de l’insuline du sans ? » Nous avons postulé l’existence d’un système cybernétique ; il devient alors raisonnable de s’interroger sur la fonction des parties qui le composent ». Ce mode de raisonnement est constant en biologie, même si les biologistes se refusent à l’admettre. Le physiologiste s’interroge nécessairement sur les buts poursuivis par l’organisme, mais dominé par le paradigme mécaniste, les biologistes sont obligés de « se livrer à toutes sortes d’acrobaties verbales pour occulter le caractère téléologique de leurs arguments ». (texte) Ce qui donne parfois des formulations drolatiques du genre « une tortue vient à terre et pond des œufs », pour éviter de dire qu’elle « vient à terre pour pondre des œufs » !

B. La pensée écologique

    L’écologie n’est manifestement pas un sous-ensemble de la biologie, mais bien plus. La synthèse qu’elle propose conduit même à une réévaluation des théories classiques de la biologie. Édouard Goldsmith dans Le Tao de l’Écologie montre nettement que le paradigme de la complexité que l’on rencontre en écologie invalide sur de nombreux points les thèses d’une biologie qui voudrait demeurer dans les limites du paradigme mécaniste. C’est la biologie qui devient une province à l’intérieur de l’écologie.

     1) L’étude de la biosphère permet de dégager et de décrire les schémas d’organisation des systèmes naturels. Il est dans l’essence même de l’approche objective de la connaissance de chercher des invariants agissants sous la forme de contraintes. A l’intérieur de l’écologie la question devient : quelles sont les lois qui aboutissent à un comportement capable de préserver la stabilité de la biosphère? L’ensemble de ces contraintes structurelles forme le système des lois de la Nature. « Pour que l'ordre, et donc la stabilité, d'un système naturel soient maintenus, ils est nécessaire de respecter un ensemble de lois spécifiques; si elles sont ignorées, la dégradation, voire la mort du système s'ensuivront inévitablement». Pour prendre un exemple très simple : « pour rester en bonne santé, il faut respecter un certain nombre d'impératifs physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, sociaux et écologiques. Il faut entre autres respirer de l'air pur, boire de l'eau propre, se nourrir convenablement et vivre dans un environnement qui n'ait pas trop divergé de celui auquel notre évolution et notre éducation nous ont adaptés ». Le même type de raisonnement vaut pour toute action au sein de la Nature. La notion de loi de la Nature devient dès lors très claire. Elle n’est pas juridique. D’autre part, il n’existe pas de « lois absolues »  (R) semblables à celles que le déterminisme de Laplace prétendait appliquer au monde mécaniste qu’il dépeignait. Erreur que l’on retrouve chez John Stuart Mill. « On peut enfreindre les lois gaïennes, mais il faut en payer le prix » et le prix ici revient à dire, subir les conséquences sous la forme d’une détérioration, ce qui signifie un déséquilibre qui fragilise la biosphère et la ramène vers un palier inférieur de diversité. Les lois de la Nature ne sont pas la simple résultante de parties entre elles, une somme du fonctionnement des éléments des systèmes naturels. Elles sont moins encore un effet aléatoire  de processus vivants qui seraient eux-mêmes fortuits. « Selon la conception écologique du monde, …la biosphère est avant tout caractérisée par un ordre bien établi… Celui-là est spécifique et ne peut être maintenu que si tous les processus du vivant sont soumis à des lois ou contraintes qu’ils s’imposent à eux-mêmes dès l’origine et se voient en même temps imposer par le systèmes plus vastes auxquels ils appartiennent et qui forme la hiérarchie gaïenne».

    Dans la vision traditionnelle du monde, l’ordre est représenté comme cosmos. Initialement, c’est d’ailleurs ce que le mot cosmos veut dire. (texte) Notons d’ailleurs que les peuples traditionnels faisaient de la sauvegarde de l’ordre cosmique un impératif moral. L’ordre cosmique était sacré. La biologie montre que le propre de l’évolution est de créer et d’agencer de l’ordre dans les systèmes vitaux. La marche de l’évolution montre que chaque système s’organise, se différencie et se spécialise de plus en plus. Ce qu’ajoute l’écologie, c’est que  dans un écosystème la compétition fait place à la coopération et c’est ce qui conduit le système vivant à davantage de stabilité. « L’ordre implique l’organisation, la différenciation, la spécialisation, la coopération et la stabilité» et il absorbe l’aléatoire. « Les systèmes naturels témoignent d’un ordre. Un processus désordonné ou aléatoire n’a pas de direction définie ; son comportement est imprévisible. Au fur et à mesure que l’ordre s’instaure le processus est au contraire soumis à l’influence du tout dont il fait partie ».

    On appelle climax écologique le stade dans lequel un écosystème atteint sa maturité et dans lequel il est le plus stable dans les conditions écosphériques existantes. Une fois cet état atteint, l’énergie et les ressources ne servent plus qu’à l’entretien de l’ensemble et la réparation des dommages. « Dans un écosystème climacique, tout concourt à minimiser la fréquence et la gravité des ruptures ». La crise écologique actuelle (texte) et son exceptionnelle gravité montre que l’homme peut avoir sur les écosystèmes une action dévastatrice, « dysclimacique », c’est-à-dire qui fait régresser un écosystème vers un stade néo pionnier, par exemple de la forêt luxuriante, vers un paysage où l’humus  a été lessivé et où minéral est mis à nu ; ou encore dans une situation où une espèce vient à pulluler dangereusement parce que l’homme en a détruit ses prédateurs naturels.

    Étrangement, c’est ce qu’avait déjà compris il y a deux cent ans Bernardin de Saint Pierre :

    « Si les chenilles, les hannetons et les sauterelles ravagent nos compagnes, c’est que nous détruisons les oiseaux de nos bocages qui les mangent, ou parce qu’en transportant des arbres des pays étrangers dans le nôtre, tels les marronniers d’Inde, les ébéniers, etc. , nous avons transporté avec eux les insectes qu’ils nourrissent, sans apporter les oiseaux du même climat qui les mangent. Chaque pays a les siens qui en préservent les plantes».

    Une des erreurs les plus nocives de la modernité a été de croire que la Nature est transformable et corvéable à merci et que nous pouvons la remanier à notre guise impunément. Or il y a toujours un prix à payer quand on rompt l’équilibre spécifique d’un écosystème. Surtout quand nous disposons de moyens techniques aussi puissants que les nôtres. Comme le dit Jacques Ellul, non seulement la technique développe un immense pouvoir sur la Nature, mais elle exige aussi la vitesse et une grande mobilité. De ce fait la technique souhaite une organisation sociale parfaitement malléable. Elle est donc conduite inconsciemment… à nier l’existence de l’ordre naturel. Seulement, voilà, il n’existe pas de vie sans ordre, pas d’écosystème sans ordre, pas plus qu’il n’existe de société sans règle. « Les écosystèmes présentent un ordre spécifique. Ils doivent comporter des plantes vertes, capables par la photosynthèse de capter l’énergie solaire ; des herbivores qui s’en nourrissent ; des prédateurs qui mangent les herbivores et régulent ainsi qualitativement leurs populations ; et des décomposeurs aptes à réduire les matériaux biologiques en leurs composants, qui seront la matière première permettant à l’ensemble de se perpétuer ». Les variations introduites dans un système naturel doivent, au minimum viser à le maintenir, ou mieux favoriser l’accroissement de son ordre spécifique. Si l’homme agissait de concert avec la Nature, il chercherait la promotion de la vie.

    ---------------2) Avant que Darwin ne se mette à la lecture de Malthus et ne se convertisse à ses thèses, il écrivait en 1832 dans ses Observations générales sur l’écologie de Rio de Janeiro :

    « Je ne pouvais m’empêcher de constater avec quelle précision les animaux et les végétaux de chaque région sont adaptés les uns aux autres. Chacun a certainement remarqué combien les laitues et les choux souffrent des attaques des chenilles et des escargots – mais transplantés ici dans un climat exotique, leurs feuilles restent aussi intactes que si elles contenaient du poison. Lorsqu’elle créa ces animaux et ces plantes, la nature savait qu’ils devaient cohabiter ».  On ne peut mieux souligner ce que l’écologie contemporaine reconnaît comme le mode principal de relation au sein d’un écosystème, la coopération ou mutualisme. Malthus soutenait que la lutte pour les ressources étaient mathématiquement nécessaire ; selon lui la pauvreté, la malnutrition étaient non seulement normales, mais nécessaires, les victimes inadaptées laissant le terrain livre pour les vainqueurs plus adaptés pour créer une société « efficace ». L’écologie ne nie pas l’existence de la compétition au sein des écosystèmes, mais elle montre que c’est un mode de relation secondaire par rapport à la symbiose coopérative (texte). Voici par exemple ce que dit Daniel Simberloff :

    « Il est rare de voir deux animaux, surtout s’ils appartiennent à des espèces différentes, se disputer le même morceau de viande. Même quand il y a compétition il y a, elle se révèle souvent sans conséquence. On voit parfois sur les plages un crabe s’enfouir dans un trou pour réapparaître aussitôt, expulsé par son actuel occupant. Le crabe se contente de s’en aller pour se mettre en quête d’un autre trou. La compétition entre espèces – la compétition interspécifique – n’est guère plus qu’un accroc mineur, passager ». Le principe de « lutte pour la vie » n’est pas d’origine biologique, mais d’origine économique. Il est célébré très nettement par Adam Smith. Comme le souligne Kropotkine, « Si nous demandons à la nature : qui sont les plus aptes, ceux qui sont continuellement en guerre les uns contre les autres ou ceux qui se soutiennent mutuellement…Nous constatons que ce sont indéniablement les seconds ». Le concept de compétition relève d’un univers purement théorique et non pas d’une étude attentive du monde réel. Des millions d’espèces coexistent dans la nature sans se faire concurrence, soit parce qu’elles se nourrissent d’aliments différents ou bien qu’elles n’occupent pas la même niche écologique. Les animaux cherchent à éviter la rivalité. Une espèce peut fort bien s’en aller pour occuper une niche non encore exploitée. Dans la nature, plutôt que de lutter, les groupes concurrents s’éparpillent et se différencient. En outre, quand la véritable concurrence surgit, elle a partout tendance à prendre une forme très ritualisée. « Dans le règne animal, le conflit intraspécifique n’est guère plus qu’un rituel accompli conformément à un ensemble de règles visant, avant tout, à éviter la mort ou la mutilation. Ainsi, les serpents à sonnettes, capable de tuer d’une seule morsure, ne mordent jamais leurs rivaux ». Le serpent va immobiliser le vaincu avec le poids de son corps et le laisser s’échapper. L’oryx a des cornes capables de mettre un lion hors de combat, mais il ne les utilise jamais pour de bon contre ses congénères. Le combat est rituel (texte) et vise avant tout la reconnaissance de la suprématie.

    La thèse selon laquelle la compétition est le principe organisateur de la nature est une erreur, elle vient du fait que les théoriciens ont regardé « les sociétés actuelles atomisées, individualistes et marquées par la compétition – comme était la norme », ils en sont donc venu à croire qu’elle reflétait la structure fondamentale du monde naturel. Or, c’est justement sur ce point que l’écologie a son mot à dire car ce type de société qui sert de référence est justement aberrant et éphémère, autant que le système économique qu’elles ont produit. Il est donc tout à fait rationnel dans ces conditions de voir dans la violence présente dans la société humaine une éco-déviance par rapport au système de la nature.  (texte)

    De là suit que les systèmes naturels ne coopèrent en réalité que pour atteindre un but commun. S’il n’y avait pas de but commun, la notion de coopération serait vide de sens. Les systèmes naturels sont en tant que systèmes différenciés parties de la hiérarchie complexe de la vie établie au sein de Gaïa. Ce n’est qu’en coopérant dans le tout qu’ils peuvent préserver leur propre structure et leur propre continuité. Cette caractéristique est appelée par Édouard Goldsmith homéotélie (homoios même, telos objectif). Le mot désigne « ce caractère essentiel de coopération avec le tout dans le but de préserver son ordre spécifique ». Il est évident que cette caractéristique fondamentale ne pouvait qu’échapper à un point de vue purement analytique et qu’elle exige une perception globale, une vue synthétique que l’écologie fournit. Comme le dit Cuénot, « si les oiseaux peuvent voler, c’est grâce à la convergence de mille détails : de longues ailes et l’empennage de la queue, des os contenant de l’air, des ballast » etc. bref, les traits caractéristique de l’oiseaux sont finalisés pour le vol, le vol lui-même est homéotélique « vis-à-vis de la préservation de l’ordre spécifique des populations aviennes au sein de la hiérarchie gaïenne ».  Le même principe s’applique aux communautés humaines. Les anthropologues considèrent que le comportement culturel est garant de l’intégrité et de la stabilité des systèmes sociaux. Un comportement est homéotélique quand il apporte une contribution à l’activité de l’ensemble social auquel il se rapporte, comme une forme de « maintien du tout ». Les sociétés traditionnelles sont homéotéliques, car elles possèdent une puissance d’intégration remarquable ; elles parviennent à maintenir une cohérence interne suffisante, sans engendrer de conflits durables qui seraient impossible à résoudre. Inversement, (texte) dans la société postmoderne où l’individualisme prévaut, où le déracinement culturel est patent, les comportements sont de plus en plus hétérotéliques. Cette distinction, étrangère au paradigme mécaniste, revient à marquer la différence entre le normal et l’anormal dans un sens qui n’est ni moral, ni culturel au sens conventionnel. L’idée nouvelle, c’est que lorsque les mécanismes de régulations s’effondrent dans un système naturel, les comportements deviennent hétérotéliques. Le pire, c’est que dans un cycle de dénaturation, au niveau humain, nous en venons à traiter les problèmes de manière hétérotélique et avec des moyens hétérotéliques. Voyez l’exemple (texte) du régime alimentaire des Écossais et les fausses dents et le cercle vicieux qui s’ensuit. La médecine en vient à multiplier le traitement des symptômes (pour le plus grand profit de l’industrie pharmaceutique) sans traiter la cause.

    Le même principe se réplique dans tous les secteurs d’activité humaine. Ce qui donne le désastre que nous avons devant les yeux, parce que tout ce que nous faisons, c’est employer des moyens hétérotélique qui sont ceux de la technique industrielle : « les seuls que notre société soit programmée pour fournir, les seuls qui satisfont les intérêts économiques à court terme des firmes et des grandes institutions ».

C. La révolution écologique

Nous ne pouvons y aller par quatre chemins. L’écologie porte en elle un changement complet du paradigme scientifique en vigueur aujourd’hui. Comme l’a fort bien expliqué Thomas Kuhn , on ne change pas de paradigme par une variation imperceptible, mais par une rupture, un saut depuis la science normale vers une science nouvelle. Dans l’intervalle, il y a ce que Kuhn appelle la science en crise dans laquelle coexistent deux modèles différents. Nous avons vu que la représentation que nous avons de la Nature est décisive tout à la fois de la forme de savoir que nous développons sur elle et de la manière dont nous vivons en elle. Pour la première fois dans son Histoire, l’humanité se trouve confrontée à une crise écologique sans précédent qui met en péril la survie de l’espèce humaine et celle de la biosphère dans son ensemble. Cette crise est directement liée à une techno-science issue de la modernité, dont le paradigme révèle de manière éclatante ses insuffisances. Nous sommes dans l’entre-deux qui d’une science en crise et d’un monde en crise, tandis que des profondeurs de l’intelligence collective a jailli une nouvelle vision capable de faire naître un monde différent. Ce n’est pas à prendre à la légère. Il faut bien parler désormais de révolution écologique.

1) Comme le dit Lynn Margulis, c’est sans doute un coup porté à notre ego collectif, mais même perché sur le dernier barreau de l’échelle de l’évolution, nous ne sommes pourtant pas maître de la vie.  C’est même une erreur de croire que la vie est une chose qui nous appartient et dont nous pourrions disposer, car c’est nous qui sommes portés par la Vie et qui vivons en elle. Le seul privilège que confère l’évolution, c’est qu’en l’homme la Vie peut prendre conscience d’elle-même à un degré élevé. La vie s’étend bien au-delà de ce qui est humain et il n’y aurait aucun sens à vouloir opposer l’être humain, au reste de la biosphère. L’opposition créée à la modernité par la techno-science entre l’homme et la nature est absurde et à long terme elle est suicidaire. Lovelock dans Gaïa. Comment soigner une Terre malade ? dit qu’il considère « qu’est vivante toute chose qui métabolise et s’auto-régule… de sorte que la vie est commune aux chats et aux arbres, aussi bien qu’aux ruches des abeilles, aux forêts, aux récifs coralliens et à Gaïa».

D’autre part, comme il n’y a pas de vivant isolé, lorsqu’un être vivant se maintient dans son homéostasie, il ne fait qu’en préservant la hiérarchie dont il fait partie. En termes techniques : l’homéotélie est la condition sine qua non de l’homéostasie. Cela vaut pour tout vivant y compris l’homme. Si l’homme veut se maintenir et ne pas devenir bientôt, comme les dinosaures, lui-même une espèce en voie de disparition, il doit prendre conscience de la communauté qui l’unit à l’ensemble des vivants sur Terre. De la participation sensible à ce qui vit naît la compassion, du sentiment d’être lié ensemble naît la communauté. L’une et l’autre élargissent le sens de l’éthique au-delà de tout individualisme, au-delà de toute morale conventionnelle. La conscience de l’unité démantèle l’idée de propriété exclusive. D’où l’éthique de la Terre d’Aldo Léopold. « Le fait que la terre soit une communauté est le concept de base de l’écologie, mais c’est par une élargissement de l’éthique que cette terre doit être aimée et respectée… Nous outrageons la terre, parce que nous considérons comme une marchandise qui est notre propriété », mais «si nous la regardons comme une communauté à laquelle nous appartenons, il y a toutes les chances que nous commencions à en faire usage avec amour et respect ». Nous ne seront jamais réellement propriétaire de la Terre, nous ne pouvons qu’être ses intendants. Peut être que la différence entre l’un et l’autre ne prend toute sa vigueur que dans la sensibilité.

Or la science moderne a voulu constituer un savoir objectif et bannir la subjectivité. Dans l’optique de l’objectivité qu’est-ce qu’une forêt ? Une ressource à cartographier? Disséquer? Classer? Cataloguer en vue de son utilité potentielle ? Darwin lui-même avait un tout autre regard. Dans une lettre à John Henslow il écrit :

« C’est ici que, pour la première fois, je vis la forêt tropicale dans toute sa grandeur sublime… Seule la réalité permet de se faire une idée de sa beauté extraordinaire, de sa magnificence… Jusqu’à présent, j’admirais Humboldt ; j’ai maintenant pour lui une véritable adoration ; lui seul donne un aperçu de ce que l’on éprouve pour la première fois sous les tropiques ».

L’idée d’un savoir objectif purgé de tout sentiment est une illusion entretenue. Bien au contraire, c’est quand le scientifique est au meilleur de lui-même qu’il connaît l’ivresse de la découverte. En réalité, « l’éducation scientifique n’élimine pas les émotions ; elle ne fait que les déplacer» (texte). Il est bien des cas où une complète anesthésie des sentiments chez le scientifique est hautement préjudiciable, par exemple quand il s’agit de mettre au point des armes de destruction massive, ou simplement de laisser proliférer sur le marché des produits techniques sophistiqués, mais extrêmement dangereux. Ainsi, reprocher à l’écologie d’impliquer de l’émotionnel n’a guère de sens. « L’écologie dont nous avons besoin n’est pas celle qui considère que l’écosphère dont dépend notre survie avec une distance et un détachement tout scientifique. Nous ne sauverons pas la planète par une décision consciente, rationnelle et dépourvue de sensibilité, en signant avec elle une sorte de contrat écologique sur la base d’une analyse coûts/bénéfices. Un engagement moral et émotionnel est nécessaire. En fait, une des tâches essentielles de l’écologie doit être de retrouver le cours de nos émotions, afin qu’elles puissent remplir le rôle qu’elles sont censées jouer ». (texte) Il faut revoir notre copie sur le sens exact de la dualité objectivité/subjectivité léguée par la modernité. Elle n’est plus tenable.

Autre point clé : il est d’usage moderne d’opposer dans la dualité explication/compréhension, de réserver l’explication aux sciences de la Nature et de garder la notion de compréhension pour les sciences humaines. Cette dualité n’est pas non plus tenable en écologie où la finalité est partout présente. « Si comprendre quelque chose consiste à en déterminer la fonction dans un système spatio-temporel, plus nous élargissons le contexte d’étude, mieux nous comprenons cette fonction. C’est de cette façon qu’un détective procède pour tenter de comprendre un crime. Chaque indice est relié à un ensemble d’événements de plus en plus étendu, et sa signification augmente progressivement. Tous les autres indices sont ainsi examinés jusqu’à ce que le crime soit reconstitué, et le détective peut alors dire qu’il a compris ce qui s’est passé. C’est la seule façon de procéder. Il est impossible d’interpréter un indice en dehors d’un contexte toujours plus large, car il ne signifie pas grand-chose à lui seul. Il constitue une donnée, non une information ». La manière de procéder est caractéristique de l’écologie. Qu’est-ce que la théorie ? Une grille d’interprétation du réel. Quelle est la différence entre une simple donnée et une information ? Une information est une donnée resituée dans un contexte théorique dans lequel elle prend un sens. Une simple donnée c’est un simple fait, une constatation dont on ne peut rien tirer. L’approche systémique permet effectivement de comprendre la nature au sein de la biosphère. Ce qui implique évidemment que l’on reconnaît que les systèmes naturels sont orientés vers un but (ch. 27), dynamiques (ch. 28), créateurs (ch. 29), et intelligents (ch. 32). Énoncer ces thèses et les développer revient à faire sauter à l’explosif le paradigme mécaniste et sa vision de la Nature.

---------------2) Venons maintenant aux implications de l’écologie dans l’ordre des choix humains. Dans la mesure où tout dans l’écosphère terrestre est lié au sein d’une hiérarchie vivante, toute action humaine doit être elle-même homéotélique pour contribuer à la promotion de la vie. L’activité humaine doit être envisagée de manière systémique. Le social, l’économie et l’environnement doivent être considérés ensemble.  Non seulement l’homme doit éviter toute activité dysclimacique, mais veiller aussi au maintien des équilibres écologiques et des ressources de la Terre.

Le défi est considérable parce que l’héritage de la techno-science, fondée sur le paradigme mécaniste, a donné naissance à une mythologie du progrès sous la forme d’une conquête et d’une exploitation sans limite de la Nature, qui est l’exact opposé de la vision écologique du monde. Comme le dit Michel Serres, la guerre objective menée contre la Nature depuis la Modernité a été implacable. Elle a conduit, comme toutes les guerres, au pillage des richesses, à une violence continuelle exercée contre le monde vivant, à une relation de domination et d’asservissement qui s’est bien sûr retournée contre l’homme. Nos sociétés déracinées liquident les traditions par lesquelles l’homme pouvait encore se sentir lui-même comme l’humus de la Terre. Le mot humilité vient de là et l’humilité de l’homme face à la Terre est l’exact opposé de la volonté de puissance. Notre agriculture productiviste lance depuis des décennies ses escadrons de machines d’exploitation sur des terres épuisées. Elle disperse chaque année, pour annihiler toute résistance et gonfler des semences qui n’ont plus de naturel que l’apparence, des millions de tonnes de produits chimiques sur les cultures. L’industrie fore, creuse, éventre, déterre pour extraire le métal et l’énergie nécessaire… pour construire ces machines qui doivent forer, creuser, déterrer davantage pour nourrir l’avidité insatiable du profit. Tout le reste est à l’avenant. Un système de santé largement compromis dans la même logique. Un système éducatif entièrement fondé sur l’émulation de la carrière voué à formater un sujet inséré dans un monde urbanisé et industriel. « On dit en Inde que quand un jeune obtient son diplôme de fin d’étude secondaires, il quitte le village de ses ancêtres pour s’installer dans la ville la plus proche ; lorsqu’il obtient sa licence, il déménage pour la grande ville, et quand il a son doctorat, il quitte le pays pour l’Europe ou les États Unis». Et pour couronner le tout, the last, but not the least, notre système économique dissout toutes les valeurs dans les abstractions comptables de la spéculation boursière.  

Le défi est énorme, mais nous pouvons être soulagé… parce que de toute manière au point où nous en sommes, nous n’avons plus le choix ! Il n’y a plus qu’un seul Chemin viable, celui qui sera tracé par « notre aptitude à développer le schémas culturels qui permettront de préserver ce qui reste de l’intégrité et de la stabilité du monde naturel » et de reconstruire une civilisation en accord avec l’économie de la Nature. Donc, commençons par redéfinir l’économie : « l’économie consiste dans l’étude du mode de distribution des ressources au sein d’un système naturel ». Cette définition permet non seulement d’inclure l’économie des organismes vivants et des écosystèmes, mais elle permet aussi de comprendre les sociétés traditionnelles dont l’activité, les études le montrent à foison, est remarquablement homéotélique. Cette définition implique une loi fondamentale : les ressources doivent être « réparties de manière à préserver l’intégrité ou la stabilité du système vivant au sein de la hiérarchie gaïenne ». C’est vrai dans le fonctionnement d’un corps vivant. C’est tout aussi vrai dans le fonctionnement d’un écosystème parvenu à son climax. Pour obtenir ce résultat, la Nature s’est fait experte dans l’art du recyclage permanent. Cycle chimique de dégradation de tous les déchets. Cycle de la chaîne alimentaire dans la séquence animale allant des algues, du phytoplancton, de l’herbe, vers les herbivores et carnivores. L’ensemble des êtres vivants coopèrent pour assurer un bouclage du cycle sans lequel la vie ne serait tout simplement pas possible. Notons que « la nécessité de recycler les matériaux est inscrite dans les traditions culturelles de tous les peuples traditionnels ». Bien sûr, « ce n’était pas un impératif scientifique, mais un impératif moral ». Le principe est clairement formulé par Anaximandre : « Les choses périssent dans celles dont elles sont nées, comme il a été prescrit, car elles se rendent mutuellement justice ». En violant cette loi fondamentale, l’économie moderne sème partout la destruction. Des générations de paysans traditionnels savaient restituer à la terre ce qu’elle avait donné. Le compost n’est pas d’invention récente ! Nous autres balançons allègrement dans les cours d’eau des milliards de tonnes de déchets qui empoisonnent les rivières et détruisent la vie aquatique. Au lieu, par exemple, de consommer localement ce qui nous est nécessaire de bois, nous exportons des forêts entières à l’étranger, ce qui dépouille les terres de leur richesse organique.

L’économie traditionnelle est locale et « enchâssée dans les relations sociales. Son unité d’activité n’est pas l’entreprise, mais la famille et la communauté ». C’est dans cette mesure seulement qu’elle demeure une activité homéotélique. Inversement, l’introduction de la logique du marché dénature l’échange et le rend hétérotélique. Conséquence : « lorsque les institutions et les multinationales se mettent à usurper ses fonctions économiques, la famille tend à se désagréger ». Le tissu social se défait, l’individu est atomisé et les dysfonctionnements sont légions. C’est une évidence éclatante, il faut relocaliser l’économie, il faut la remettre entre les mains des communautés. C’est la seule manière de reconstituer le lien social que l’économie de marché détruit systématiquement. « Que l’économie vernaculaire soit, selon le terme de Polanyi « enchâssée dans les relations sociales » est de la plus haute importance. Cela signifie qu’une telle économie est sous contrôle social et donc conçue pour satisfaire l’existence première de la société : la préservation de son intégrité de sa stabilité. Quand la vie économique n’est plus enchâssée dans les relations sociales – et, plus grave encore, quand les relations sociales sont enchâssées dans les systèmes économiques – elles ne sont plus sous contrôle, elle ne répondent plus aux besoins de la société et de l’écosphère, et brisent par là même leur ordre spécifique ». A y regarder de près, nous verrons que pour les sociétés traditionnelles, même dans les relations commerciales d’un village à un autre, le maintient de la cohésion et de la stabilité sociale étaient toujours plus important que les exigences purement économiques. Gandhi le formule explicitement dans la règle du swadeshi : « l’esprit en nous qui nous amène à nous servir de notre alentour immédiat et à le servir, à l’exclusion de ce qui est plus éloigné ».

L’ironie suprême à cet égard, c’est que pour nous persuader des bienfaits du marché, on a répandu le mythe selon lequel les peuples traditionnels devaient forcément être pauvres, malheureux, souffrant de malnutrition, vivant en permanence dans la famine etc. Voyez la conception de l’état de nature selon Hobbes. (texte) La vérité est tout autre. Ils ne vivaient pas dans ce monde ravagé qu’est devenu le nôtre. Voyez par exemple cette peinture des grandes plaines des États Unis de John Bakeless , on voyait dit-il :

« Des prairies pleines de bisons qui défilaient en troupeaux des journées entières, des élans majestueux sur les rives des lacs, et des daims en tout lieu. La vigne sauvage couvrait une grande partie de la forêt orientale ; on trouvait des fruits sauvages de toutes sortes, des poissons en abondance dans les lacs et les rivières ; des huîtres de 25 centimètres de long ou plus en grappes énormes, que les heureux habitants des îles de Manhattan n’avaient qu’à sortir des eaux claires devant leur porte, des langoustes de plus de 10 kg, faciles à capturer ; les dindons sauvages étaient si nombreux que leurs glouglou matinal était assourdissant ; les vols de pigeons voyageurs assombrissaient littéralement le ciel. Il y avait des coqs de bruyère, des faisans de la prairie, des canards de toutes espèces, des oies sauvages si intrépides qu’elles essayaient parfois d’attaquer les chasseurs ».

L’argument mérite d’être retourné dans une question : n’est-ce pas la mondialisation du marché qui a engendré cette situation dans laquelle des millions d’êtres humains sur Terre sont condamnés à vivre dans la pauvreté, à souffrir de malnutrition, à vivre en permanence dans la famine ? Non. Ce n’est pas possible. Ce serait trop horrible. Insoutenable. Ignoble. Le malheur… c’est que c’est vrai. Si vous ne le croyez pas, voyez le documentaire avec Jean Ziegler We feed the World et lisez L’Empire de la Honte.

Tout commence en l’homme par son éducation. Gageons que cette génération saura tirer profit de l’enseignement de l’écologie et faire les choix qui s’imposent. Dernières lignes du Tao de l’Écologie :« Nous préparons… le terreau dans lequel les idées écologiques pourront s’enraciner et prospérer. Puissent-elles inspirer ceux qui nous remettrons sur le Chemin, et par là même régénérer et protéger ce qui reste encore de ce monde merveilleux dont nous avons le privilège d’hériter ». De toutes manières,  comme le dit Michel Serres dans Le Contrat naturel., le mot « politique » n’a plus de sens, il n’y a un sens que dans l’écologie politique.  

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    Si nous devions raisonner superficiellement en historien des idées, rien que pour nous en tenir à une période récente, nous verrions une filiation évidente depuis J. Jacques Rousseau, les Romantiques, le transcendantalisme américain jusqu’à la pensée écologique contemporaine. Il y a comme un air de famille chez tous ces auteurs qui ont contribué à l’édification d’une philosophie de la Nature et il est possible de voir dans la pensée écologique d’aujourd’hui l’aboutissement d’un long processus ; l’écologie serait alors le dernier avatar de la philosophie de la Nature exprimée dans un langage scientifique.

    Mais ce genre de platitude ne tient pas la route. Il existe bel et bien une écologie scientifique qui a un rôle architectonique vis-à-vis des autres sciences. Il se trouve qu’elle ne repose pas du tout sur le paradigme mécaniste de la modernité et que l’élite intellectuelle est encore parquée dans de vieux schémas qui n’ont plus court. La prise de conscience collective par contre est là. Le succès des thèses de l’écologie n’est pas un effet de mode, même si, il faut l’avouer, la présentation que l’on donne parfois de l’écologie dans les médias est souvent simplifiée et réductrice. Sa véritable portée ne peut être saisie que dans une spiritualité nouvelle qui n’a pas encore fait son chemin dans l’intelligence du monde. Inversement, on peut dire aussi que ce qui est stupéfiant dans la vision écologique du monde, c’est qu’elle est une introduction à une ouverture de conscience sans précédent dans l’histoire de l’humanité. A l’heure où la crise économique est en train de sabrer les mythes productivistes, le temps est venu d’écouter attentivement ce qu’elle a à dire pour quelque chose qui serait comme un... après l’ère industrielle.

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Questions:

1. Que répondre à celui qui dirait : "l'écologie, c'est rien d'autre qu'une religion comme une autre"?

2. Comment formuler le lien logique entre écologie et développement durable ?

3. Quelles justification le relativisme culturel peut-il tirer de l'écologie?

4. Pourquoi la théorie de la décroissance peut-elle légitimement se réclamer de principes écologiques?

5. Qu'est-ce que la compréhension de l'écologie modifie dans l'idée même de responsabilité?

6. Faut-il reprocher à l'écologie d'être alarmiste?

7. Sans la critique de la société de consommation et de la technique, l'écologie a-t-elle encore un sens?

 

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     © Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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