Un régime politique est un système par lequel s’exerce le pouvoir politique et se légitime son autorité. Dans la liste classique on distingue la monarchie, gouvernement du roi, appelé monarque. Elle est dite « absolue » quand le roi détient tous les pouvoirs. On entend par aristocratie un pouvoir politique exercé par une classe sociale, une noblesse et qui exerce, comme pour les chevaliers, ou les kshatriyas de l’Inde ancienne, de la puissance militaire. Quand le pouvoir politique se réduit, pour être entre les mains d’un très petit nombre de personnes, on parle d’oligarchie. Quand il dérive pour devenir un gouvernement entre les mains et au service des riches, on parle de ploutocratie. La conception d’un gouvernement des hommes par eux-mêmes dans laquelle l’État, en tant qu’institution, est dissolu est appelé anarchie. Enfin, on appelle démocratie, le pouvoir (kratos) direct du peuple (demos) ou le pouvoir du peuple par lui-même.
S’il est un sujet sur lequel règne un consensus solide dans nos sociétés actuelles, c’est bien sur le fait que la démocratie est le seul régime qui mérite nos faveurs, si bien que se dire « démocrate » aujourd’hui n’a plus grand intérêt car tout le monde l’est et personne ne conteste (ouvertement ?) le bien fondé de la démocratie comme régime politique. Cependant, cela ne veut pas dire que nos raisons soient identiques. Donc, la meilleure façon de tourner la question serait : Pourquoi voulons-nous la démocratie ? Est-ce parce qu’elle est le seul régime conforme avec notre aspiration à la liberté ? Ou, plus trivialement, parce qu’elle est le seul régime compatible avec l’économie de marché ? Est-ce une sorte de choix par défaut à la manière de Churchill disant que la démocratie est le pire des régimes… à l’exception de tous les autres !
* *
*
Nous avons vu précédemment que la conception de l’État des grecs était centrée sur la Cité. C’est un mot qu’il vaudrait mieux conserver et garder le terme d’État pour désigner le gigantisme de nos structures actuelles qui n’a aucun rapport avec la modestie de dimensions de la Cité grecque. La Cité c’est la politique à dimension humaine. Pour Aristote, la Cité est naturelle, car dans l’extension de la famille et des clans. Les citoyens ne doivent pas être trop éloignés les uns des autres pour pouvoir régulièrement s’assembler. Cependant, à Athènes, tout le monde n’était pas citoyen et seule une partie des citoyens, 6000, se réunissait à l’assemblée de l'Ecclésia. La petitesse des structures ne suffit pas pour rendre possible une démocratie « parfaite » (Ce qui n’a en fait jamais existé). Les droits accordés aux hommes en général et ceux qui était accordés aux citoyens n’étaient pas identiques.
---------------1) Pour
comprendre en quoi la démocratie constitue un idéal, dont la réalisation
historique a toujours été difficile, partons de l’autre terme avec lequel on la
confond toujours, le terme de République. Le terme de république veut
dire « res » la chose, « publica », publique, autrement dit, l’intention
d’organiser un bien commun. Une
République se doit par essence d’être
bien ordonnée, au sens où elle est une société d’hommes libres rassemblée
afin de bien vivre. Une île livrée à des pirates
qui n’ont en vue que le pillage, une région livrée à des troupes de brigands,
n’est pas « ordonnée ». La Souveraineté du peuple n’est pas manifestée, le souci
du bien commun n’est pas porté. Quand on lit Kant et
Rousseau, on voit qu’ils donnent leur
adhésion sans réserve à l’idée de République. Mais la manière dont on parvient à
ce résultat au moyen de tel ou tel régime, c’est autre chose. On peut donc être
républicain, sans pour autant être démocrate (texte). Pour Kant, l’essentiel dans une
République, c’est qu’y règne un état de droit, qu’il y ait un système
représentatif permettant de voter des lois. La République idéale accompli le
règne des fins de la raison. La démocratie en tant que régime est nécessairement
républicaine, mais une République n’est pas forcément démocratique. Pour la
plupart des auteurs classiques, il est possible de confier le souci du bien
commun à une seule personne, si on considère qu’elle a les compétences
nécessaires pour préserver la République.
Machiavel lui-même est attaché à la
République, parce qu’il a fort bien compris le principe de la
raison d’État. Mais cela ne fait pas de
lui un démocrate, notamment parce qu’il refuse un principe auquel nous sommes
attachés en démocratie, celui de la
transparence.
2) La
question du régime politique se pose à partir du moment où nous nous demandons
quel est le
meilleur
gouvernement offrir à une République. Cette question, c’est exactement
celle qui est développée par
Platon dans le livre VIII de
La
République .
Un régime politique peut-il être imposé ? Ne résulte-t-il pas logiquement de ce
que les hommes sont eux-mêmes ou de ce qu’ils sont devenus? Les formes de
gouvernement viennent « des mœurs des citoyens, qui entraînent tout le reste du
côté où elles penchent ». Ce sont les
mœurs des hommes qui les inclinent
à se doter d’un régime politique et leur régime est aussi un reflet de la
manière dont chacun se gouverne lui-même. Ainsi serions-nous fondé à parler
« d’homme aristocratique », ou « d’homme démocratique », pour désigner le
type humain dominant dans un État à une époque
historique donnée, type humain qui se dote des institutions qui lui ressemblent.
Platon raisonne en partant d’une analogie (R)
entre la maîtrise de l’intériorité et
celle de la Cité ; par là il entend montrer par quelle logique les hommes sont
conduits d’une forme de gouvernement à
une autre.
a) Dans la
succession historique, Platon considère dans l’ordre d’abord ce qu’il appelle la
timocratie. La
timocratie
est un régime politique « qui aime la victoire et l’honneur,
formé sur le modèle de gouvernement de Lacédémone». Le mobile central de
l’homme timocratique est la recherche de
la gloire au sens où il attache une valeur au fait d’être jugé digne,
récompensé, honoré ou admiré dans la Cité. Ce régime est fortement militarisé,
ce qui veut dire qu’il est en quête de chefs intrépides et qu’il favorise une
éducation où prédomine la gymnastique,
l’entraînement guerrier et la chasse… et délaisse l’éducation
intellectuelle. « La raison… alliée à la
musique ; elle seule, une fois
établie dans l’âme, y demeure toute la vie conservatrice de la vertu ». Mais
dans une Cité de ce genre, il demeure un sens de la vertu,
mais qui n’est pas une vertu de l’intelligence,
mais plutôt le courage, l’ardeur généreuse, l’ambition. Soucieux des
apparences, l’homme timocratique en a aussi la
vénération, d’où le l’importance de la bonne réputation
et non pas celle du mérite réel. Ce qui va le corrompre de l’intérieur, c’est
que les citoyens de la timocratie vont peu à peu être porté à rechercher la
richesse, ce qui va conduire le
régime à un point de rupture. « Leur passion du gain fait de rapide progrès, et
plus ils ont d’estime pour la richesse et moins ils en ont pour la vertu… Quand
la richesse et les riches sont honorés dans une cité, la vertu et les hommes
vertueux y sont tenus en moindre estime ».
b) Le régime timocratique va donc se naturellement se dégrader dans le régime appelé oligarchie. L’avènement de l’oligarchie se produit quand quelques uns s’emparent du pouvoir par la richesse. Un changement de valeur s’est produit, l’homme oligarchique vénère en tout premier lieu l’argent et sa conception du pouvoir le porte à organiser le bien public sur son accroissement au profit de quelques uns. « Les citoyens finissent par devenir avares et cupides ; ils louent le riche, l’admirent et le portent au pouvoir, et ils méprisent le pauvre ». Ce qui va exposer l’État à toutes sortes d’erreurs, car en cherchant à enrichir les riches, il appauvrit les pauvres et se trouve peu à peu conduit à son propre renversement par le peuple lui-même. Les riches ne sont pas les plus compétents pour gouverner parce qu’ils ont fatalement tendance à détourner le bien public vers le profit personnel. Platon compare le pouvoir politique à la manière de piloter un bateau, le riche étant incapable de tenir correctement le gouvernail. Le régime oligarchique va produire de lui-même l’opposition de classe qui va faire que la Cité ne sera plus unifiée, mais divisée avec « celle des pauvres et celle des riches, qui habitent le même sol et conspirent sans cesse les uns contre les autres ».
c) Le
régime oligarchique va naturellement se dégrader dans le régime appelé
démocratie. En effet, la multitude
opprimée par les excès et les contradictions de la politique de l’argent, elle
va se révolter, renverser les riches et s’emparer du pouvoir. « La démocratie
apparaît lorsque les pauvres ayant remporté la victoire sur les riches,
massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui
restent le gouvernement et les charges publiques ». (texte) Dans la démocratie, les
citoyens « sont libres… la cité déborde de liberté et
de franc-parler, et … on y a licence de faire ce que l’on veut». Et « Partout où
règne cette licence
chacun organise sa vie de la façon qui lui plaît ». L’opinion
est rendue à chacun, et chacun est censé donner son avis en matière de décision
publique. C’est la bigarrure de l’opinion. Et en ce sens, de ce type de
gouvernement « il y a des chances qu’il soit le plus beau de tous. Comme un
vêtement bigarré qui offre toute la variété de couleurs, offrant toute la
variété des caractères, il pourra paraître d’une beauté achevée ».
Nietzsche
parlera lui de « vache multicolore » pour désigner la démocratie de son époque.
Platon voit dans la démocratie un régime agréable, plutôt désordonné dans son
pouvoir (tendance à l’anarchie), « qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à
ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». Bref, le relativisme est la vue qui
sied le mieux à la démocratie.
Comme pour les régimes précédents, il faut considérer l’homme type. Qu’est-ce que l’homme démocratique ? Pour répondre, Platon va étonnamment insister sur la différence entre désirs nécessaires et désirs superflus. L’homme démocratique hérite de la maladie dispendieuse du régime précédent. Son goût pour la licence des moeurs, qu’il revendique au titre de liberté, le porterait aisément à mépriser la sagesse des anciens et la tempérance. Il est dans sa force un Calliclès, traitant la pudeur d’imbécillité, la tempérance de lâcheté, il se moque de la modération et de la mesure dans la dépense. Il aime à l’excès « une foule d’inutiles désirs ». « Il ne dépense pas moins d’argent, d’efforts et de temps pour les plaisirs superflus que pour les nécessaires. Et s’il est assez heureux pour pousser sa folie dionysiaque trop loin, plus avancé en âge, le gros du tumulte étant passé,… il établit une espèce d’égalité entre les plaisirs». « Il soutient que tous les plaisirs sont de même nature et qu’on doit les estimer également ». L’hédonisme est très démocratique. La démocratie tolère toutes les préférences, car elle est le régime de l’homme bigarré. Et l’excès de licence finit par perdre la démocratie : « l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude et dans l’individu et dans l’État ». (texte)
d) Le
régime démocratique va naturellement se dégrader dans le régime appelé
tyrannie. « La tyrannie n’est donc issue d’aucun
autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je
pense, d’une extrême et cruelle servitude ». Les riches prennent la parole
devant le peuple et emploient tous les moyens qui sont en leur pouvoir ». Et il
y a plus grave car d’un autre côté, « le peuple n’a-t-il pas l’invariable
habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la
puissance ?». Quand le désordre est grand, grande est la tentation d’inviter l’homme
fort au pouvoir. Le tyran va pousser, comme di Platon, sur la racine
du protecteur. « Où commence la transformation du protecteur en
tyran ? ». Quand le chef est assuré de l’obéissance
absolue
de la multitude, d’homme il finit par se changer en loup. S’il ne périt pas de
la main de ses ennemis, il doit se faire tyran. Ainsi, se sachant menacé, « le
tyran va demander au peuple des gardes du corps », se constituer une
milice. « Et le peuple en accorde, car s’il craint pour
son défenseur, il est plein d’assurance pour lui-même ». Bien sûr, le vrai
visage du tyran n’apparaît pas tout de suite. « Dans les premiers jours, il
sourit et fait bon accueil à tous ceux qu’il rencontre, déclare qu’il n’est pas
un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet des dettes, partage
des terre au peuple et à ses favoris, et affecte d’être doux et affable envers
tous». Seulement, une fois qu’il s’est « débarrassé des ennemis du dehors, en
traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de ce
côté, il commence toujours par susciter des
guerres, pour que le peuple
ait besoin d’un chef. » Et c’est de
cette manière qu’il se rend de plus en plus odieux au regard des citoyens. Il
est un spécialiste des purges, non pas au sens de la
purgation saisonnière de l’hygiène qui se débarrasse des toxines du corps, mais
au sens où il élimine lui le meilleur de son État. Il finit par répandre partout
la servitude. S’il fallait maintenant évoquer
l’homme tyrannique, au sens où précédemment nous avons parlé de l’homme
démocratique, nous devrions évoquer une situation où l’homme soit se range aux
côtés des favoris du tyran, de ses fidèles,
ou bien se replie sur lui-même dans la terreur,
n’osant pas déplaire au Prince et acceptant les contraintes dont il est victime.
---------------3) Cette
analyse du livre VIII suit un développement historique. Notez que Platon n’y
inclut pas ce qu’il considère la Constitution
parfaite qui est l’idéal. (texte) Si la République doit veiller au bien
commun, la meilleure des Constitutions serait celle dans laquelle tout
devient commun. C’est littéralement une
utopie communautaire dont parle Platon : les femmes seraient partagées,
les enfants devraient être éduqués en commun, séparés de leurs parents, les
moyens de défense pris en commun etc. L’idéal n’est pas « historique », il est
en fait intemporel. A la question de savoir ce qu’est un gouvernement juste, la
réponse qui s’impose, c’est qu’il doit être un gouvernement dans lequel la
sagesse et l’intelligence règnent sans partage. Il est juste que ce soit
l’intelligence qui gouverne, que l’intelligence domine la puissance de l’ardeur
généreuse et qui elle-même domine les appétits ou instincts. (texte) Dès que cet ordre
est renversé, il y a dérèglement et corruption. La maîtrise est abandonnée à la
force ou aux instincts et pulsions. Parlant de la Cité, Platon considère que le
sage représente l’intelligence, le
guerrier représente l’ardeur généreuse, le marchand
le règlement des appétits etc. Pour que la Cité soit juste, elle doit être aussi
équilibrée que l’âme et donc que chaque fonction soit à sa juste place et
n’outrepasse pas son domaine. D’où l’utopie du
philosophe roi
chez Platon, utopie qui ne peut avoir un sens que s’il
pouvait naître parmi les mortels des âmes suffisamment
désintéressées,
débarrassées de tout intérêt personnel pour se consacrer à la tâche de gouverner
les hommes et de les éduquer dans la sagesse. Force est de
se rendre compte que Platon n’y est pas parvenu de son temps et que le projet
est resté au stade d’un idéal. Nous pouvons donc retenir ceci : Platon n’a
jamais vu dans la démocratie un idéal, (texte) mais seulement un régime historique de
nature instable.
Il va sans dire que ce qui motive l’homme contemporain est avant tout la satisfaction de son intérêt personnel et qu’en matière de gouvernement nous ne raisonnons pas autrement avec la somme d’intérêts privés que constitue une nation ou un État. Sans aller chercher des raisons théoriques dans la philosophie politique, (texte) nous pouvons aisément observer que la première des justifications de la démocratie vient de ce qu’elle constitue un cadre idéal pour la réalisation de nos intérêts, car elle donne licence de pouvoir les satisfaire, en réduisant au minimum les contraintes qui peuvent peser sur notre liberté individuelle.
1) Il n’en
faut pas plus pour que nous soutenions le principe du régime démocratique. Il
suffit de poser la question autour de soi pour s’entendre répéter de prime
abord que « ce qui est bien dans une démocratie c’est que les hommes y sont
libres de faire ce qu’ils veulent !» C’est le seul régime où l’on admet que
chacun a droit de vivre comme il lui plaît en satisfaisant aux intérêts qui sont
les siens. Bref, ce que nous entendrons en
guise de légitimation de la
démocratie, c’est la vindicte de l’individualisme.
Bien sûr, dès que l’on prononce le mot, nous nous mettons sur la défensive en
arguant que la démocratie en appelle surtout à un sens élevé de la
responsabilité du citoyen, ce qui veut dire qu’elle
exige davantage que la simple licence
de faire ce qui nous plaît. Il est entendu que ma liberté doit s’arrêter là où
commence la liberté d’un autre et aussi se rendre aux avis de la
volonté générale. (texte) Cependant, la
justification est bien évidemment seconde, par rapport aux exigences d’une
liberté immédiate pour la satisfaction de nos intérêts personnels, - ce à quoi
les hommes pensent d’abord. Ce qui est sur le plan psychologique un
schéma
caractéristique de l’ego. Moi, va évidemment avec
mes intérêts, ce qui est mien, et avec
ma liberté.
Nous avons vu qu’une organisation sociale fonctionne comme un ego collectif. Il y a donc aussi une manière de revendiquer une forme collective de licence qui est une défense de « nos » intérêts, tout particulièrement contre des « autres ». Et on voit alors se dupliquer sur un plan collectif les conduites individuelles avec la même revendication de liberté : « notre entreprise et ses succursales, notre réseau de distribution, nos exploitations agricoles, notre capital et nos fonds d’investissement, etc. ». Et on trouvera bien sûr que la démocratie est un régime approprié pour que prospère une organisation collective, car elle doit « laisser les entreprises libres de faire ce qu’elles veulent ». En terme économique cela s’appelle du libéralisme. Notez le parallèle, il est important.
Cependant, une fois éveillé la conscience de la citoyenneté, sa logique nous porte plus avant, à sortir du cercle étroit de notre intérêt personnel. (texte) Si nous prenons au sérieux la citoyenneté, nous verrons dans la démocratie un idéal dont nous sommes parfaitement capables de saisir rationnellement les implications. Tout être humain doué d’un intellect peut en développer la représentation. Ainsi, il nous paraît juste qu'un peuple se gouverne lui-même et ne soit pas sous la gouvernance autoritaire d'un individu ou d'un groupe particulier. (texte) La démocratie est le régime dans lequel le peuple exerce la Souveraineté. Nous pensons que s'il est un droit humain qui mérite légitimement d'être préservé, c'est bien la liberté politique. Or la démocratie est le régime qui est le plus adapté à cette fin, car elle repose sur l'idée que les citoyens d'un État sont sur un pied d'égalité. La démocratie est le régime dans lequel l'égalité en droit des citoyens peut être admise, revendiquée et défendue. Nous admettons aussi qu’il est juste que l'État démocratique joue un rôle dans l'éducation des citoyens, car chacun a droit à une éducation de qualité. De même, la liberté d'opinion, la liberté religieuse, la liberté de pensée en général ne peuvent se manifester pleinement que dans le contexte d'une démocratie et il est juste que chacun puisse en disposer etc. Chacun d’entre nous est à même de tirer ce genre de conséquences et nous devrions tous être formés à pouvoir le faire. C’est juste une question d’éducation civique en démocratie.
---------------Quand nous
disons prendre au sérieux la citoyenneté, cela veut dire ne pas prendre
la chose publique, la res publica, à la légère, se cantonner dans
l’indifférence, ou se détourner de tout engagement. Par exemple, concrètement,
le fait de prendre la parole sur un sujet politique
fait partie des mœurs de la démocratie. Dans certains pays, comme en Grèce,
c’est une coutume des conversations de café que de parler politique. Ce n’est
pas anodin, mais important à double titre : parce que la démocratie se situe
dans le jeu de l’opinion et qu’elle demande dans
son exercice un travail de dialogue.
Sur le premier point Castoriadis rappelle pourquoi Athènes pouvait trouver
Socrate dangereux. La méthode socratique met à
l’épreuve l’opinion et révèle son inanité sur le plan de la
connaissance. Or la
démocratie se déroule sur le terrain du débat d’opinion. Elle en accepte le jeu
et estime qu’il doit servir la décision politique. Socrate devait donc
irriter et cela d’autant plus que le débat d’opinion vire facilement au
bavardage et à l’affrontement personnel, ce qui tend
à disqualifier la valeur de l’opinion en général.
Toutefois, c’est un risque à prendre que d’accepter le jeu de l’opinion. La
démocratie concrète implique le droit de prendre la parole sur toute question
devant conduire à des décisions mettant en jeu l’ensemble de la communauté
politique. C’est une manière d’entrer dans la vie politique. En effet, pour
citer Castoriadis. « Un citoyen n’est pas (pas forcément) « militant de parti »,
mais quelqu’un qui revendique activement sa participation à la vie publique et
affaires communes au même titre que tous les autres ». (texte) La démocratie ne peut
être vivante que lorsque les individus qui la composent assument la citoyenneté
et ne se contente pas d’être des ouvriers, des patrons, des artistes, des
artisans, des scientifiques, des consommateurs, des supporters, des artistes
etc. Tous ces rôles que nous pouvons jouer dans la
vie et qui peuvent accaparer notre existence au point que nous nous détournions
de la vie publique et des devoirs du citoyen.
C’est une chose de louer la valeur de la démocratie, parce qu’elle autorise la licence de faire ce qui nous plaît, c’en est une autre d'en faire l'éloge pour elle-même, parce que nous voyons en elle un idéal. Dans un cas, on ne la voit que comme un moyen, dans l'autre on la considère comme une fin. Les idéalistes qui croient dans la démocratie sont rares, les consommateurs de la démocratie sont légions.
2)
Cependant, le fait est que l'Histoire en prend bien la direction. C'est
incontestable. Depuis la chute du mur de Berlin et l'effondrement du système
communiste, force est de remarquer que le nombre des régimes démocratiques ne
cesse de croître sur la Terre. Certains auteurs, comme Jean Baechler, vont
jusqu'à soutenir que la démocratie est la forme la plus « naturelle » de
gouvernement. L'emploi du mot « naturelle » se discute, mais ce qui est sûr,
c'est qu'elle est effectivement devenue une norme.
Implicitement, dans le monde aujourd'hui, la démocratie est perçue comme la
forme normale de gouvernement, les
autres étant vues comme anormales, comme des aberrations, des déviances ou des
perversions par rapport à la démocratie... Qui devrait être la
norme. Ce qui « devrait être » par définition diffère « ce qui est ». Ce qui
devrait être est
un idéal qui permet de juger le
réel, de mesurer l'écart existant entre un état de droit parfait et achevé et
un état de fait qui reste pauvre, insuffisant et limité. Encore loin de l'idéal.
Ce que nous pensons, c'est que l'Histoire est en
route ; elle est semée d'embûches,
mais elle chemine malgré tout vers l'idéal démocratique.
Notez que nous tenons exactement le même type de raisonnement au sujet des droits de l'homme. Nous pensons que le droit positif est dans les faits ce qu'il est. Imparfait. Et pourtant, nous pouvons souligner des avancées considérables depuis un certain nombre d'années qui montrent que peu à peu, les droits de l'homme entrent à l'intérieur du droit positif, de sorte que nous pouvons penser qu'à terme, ils finiront par se confondre.
L'ennui avec l'idéal démocratique, c'est qu'il comporte des ambiguïtés. Nous avons vu précédemment que l'avènement de la démocratie avait la valeur d'un signe des temps, celle de l'annonce de la fin de l'Histoire. Francis Fukuyama dans La Fin de l'Histoire et le dernier Homme est dans ce registre très démonstratif. Comme Tocqueville, (texte) il admet que la marche vers la démocratie est irrésistible à travers l'Histoire ; mais elle se paye par l'appauvrissement de l'humain, car elle tend à renforcer les conduites grégaires ; la logique des comportements de masse conduisant au nivellement par le bas de la conscience humaine.
Rien ne prouve que la majorité a nécessairement raison. Une décision démocratique n'est pas forcément une décision valide quant au choix d'une société en direction de son futur. (texte) Tout ce que peut assurer la démocratie, c'est que par le jeu des institutions, un assentiment général soit obtenu en faveur d'une décision publique. Rousseau disait que la volonté générale veut le bien, ... mais elle ne le voit pas toujours. Il est absurde de croire qu'une assemblée d'hommes puisse être plus éclairée que le meilleur de l'un d'entre eux et qu'une décision prise à la majorité soit nécessairement plus sage seulement parce qu'elle a recueilli un plus large consensus. L'histoire des démocraties montre assez clairement nos emportements, nos erreurs, nos préjugés collectifs. Aucune société démocratique ne l'a suffisamment été pour tendre à l'universel au point de se montrer capable de promouvoir l'idée la plus élevée que nous puissions concevoir de l'humain. On s'est fort bien accommodé de l'esclavage, de la colonisation, du pillage des ressources naturelles d'autres peuples, de la ségrégation sous toutes ses formes. L'égarement irrationnel se rencontre dans les prises de décisions collectives autant qu'individuelles, sinon plus. Parler en retour de tyrannie de la majorité est certainement excessif, (texte) mais il est indubitable qu'il existe un poids, une lourdeur, une inertie de la majorité. Une ignorance aussi et surtout. Le fonctionnement démocratique peut conduire à une lenteur dans les décisions, (texte) à la paralysie et à l'inaction. Ce qui est tout à fait préjudiciable quand la prise de décision doit être rapide pour être efficace. (texte) De plus, il faut être assez honnête pour reconnaître qu'avec l'individualisme de consommateur qui prévaut dans nos sociétés, la somme des intérêts particuliers ne tend par nécessairement vers l'intérêt général et de toutes façons, l'intérêt général peut encore être différent du bien de tous. La question est d'autant grave en ces temps où l'équilibre écologique de la planète est devenu très inquiétant.
Qu'y a-t-il de pire, entre l'autoritarisme tyrannique que nous détestons cordialement et à juste titre, et d'un autre côté la démagogie complaisante du politique qui sert de la langue de bois et finit par prendre le citoyen pour un imbécile ? Si la démagogie fausse le jeu de la démocratie, c'est qu'elle donne la part belle à une rhétorique constante qui produit de l'illusion... ce qui sert avantageusement les puissances de l'argent. Rien ne sert d'avantage les intérêts du profit que l'établissement d'un régime démocratique, car dans un tel régime, il peut tenir dans l'ombre toutes les ficelles, tout en laissant croire que les hommes ont conquis la plus belle des libertés. Cela fait des lustres que les puissances de l'argent ont dérobé à la politique son pouvoir. Et ceci n'est pas du « conspirationnisme », c'est un simple constat de fait. Bien sûr, nous pouvons justifier la nécessité pour un peuple de se faire représenter au parlement. (texte) C'est juste une question de division correcte du travail et de spécialisation qui doit laisser aux autres citoyens tout le soin de se consacrer à l'occupation qui est la leur. Bien sûr, il est juste de penser que fondamentalement, la représentation n'est qu'un mandat accordé par le peuple à ses représentants et donc une simple procuration accordée. Toujours est-il que le manque d'intégrité du politique est un risque et qu'au final le bon peuple finit par ne plus se reconnaître du tout dans les décisions qu'on lui impose. La procuration accordée aux ministres du peuple, comme dirait Rousseau, devient illico une autorisation, voire une licence de décider en vertu de préoccupations qui peuvent s'écarter du respect strict de la volonté générale. Il est totalement illusoire de croire qu'un régime, quel qu'il soit, puisse conférer mécaniquement une intégrité à celui qui gouverne.(texte) La corruption, quand elle existe, n'a pas à être rejetée sur le régime et ce n'est certainement pas en votant des lois que l'on rend les hommes meilleurs. La grâce divine ne descend pas automatiquement sur l'esprit d'un homme parce qu'il vient d'être élu député. Nous avons besoin des hommes les plus intègres, d'homme sincères, vrais, solides, fidèles à la mission qui leur est confiée, mais cette intégrité dépend de leur vertu. Et la vertu ne s'épanouit que dans le secret de la conscience.
La solution est formulée par Éric Weil dans Philosophie politique. Il n'hésite par à dire que « la meilleure forme du gouvernement est l'aristocratie. C'est là une évidence que personne n'a jamais mise en doute : nul ne désir que les plus mauvais, les plus méchants, les moins prudents, les moins efficaces dirigent les affaires de la communauté, et tout le monde désire que les meilleurs en soient chargés. La difficulté est de trouver ceux qui sont les meilleurs dans une communauté. La thèse défendue ici consiste à dire que la démocratie est le système politique qui, dans une communauté saine, a le plus de chances d'amener les meilleurs aux postes dirigeants. La restriction est d'une importance décisive : dans une communauté en décomposition, violente, passionnée, dominée par la lutte des intérêts particuliers, le règne des médiocres (plutôt que celui des méchants ou des mauvais) sera la règle – et elle conduira au règne autocratique de ceux qui ne considèrent que l'efficacité à l'exclusion de toute valeur». Si nous conservons le terme d'aristocratie pour désigner l'aristocratie de l'esprit, (pas celle du sang) la thèse ne soulève guère de difficultés. La nuance « a le plus de chances de » est assez claire et elle écarte toute vision excessivement utopique de la démocratie. Bref, en démocratie rien n'est acquis, tout reste à faire, la démocratie est toujours à conquérir, en recréation constante.
Mis à part la question de la compétence de ceux qui gouvernent, au fond, ce qui nous séduit dans la démocratie, c'est la possibilité qu'a le citoyen de participer activement aux décisions collectives. Le principe de la démocratie directe et tout l'imaginaire qui s'y trouve rattaché. Il y a des technocrates qui aujourd'hui misent sur nos moyens informatiques pour y contribuer. On imagine les citoyens connectés aux organe de décision des États sollicités régulièrement par clavier interposé, pour décider de telle ou telle chose. Rousseau considérait qu'il n'y avait jamais eu de démocratie directe et qu'un gouvernement de ce genre ne conviendrait qu'à une assemblée de dieux et pas à des hommes. Il n'y a pas d'exemple historique de démocratie « pure » dans ce sens. Par exemple, dans son fonctionnement ordinaire la cité d'Athènes n’a jamais été une démocratie « pure ». Le peuple assemblé ne détenait pas vraiment tous les pouvoirs et les fonctions importantes, comme les fonctions miliaires, étaient remplies par des magistrats élus. Il n'est pas sûr que la technologie de l'information puisse changer la donne. N'empêche que la démocratie participative a un sens en direction d'une liberté autonome. Ce qui est peut être la vraie raison de la quête de la démocratie.
1) Il n'y
a guère que dans des utopies communautaires, comme l'expérience
Auroville que l'on ait tenté de
mettre
en pratique de manière complète un système d'autogestion pour éliminer le
principe d'une hiérarchie de pouvoir. Un tel
projet n'était concevable que porté par une
forte inspiration spirituelle sans lequel il ne pouvait aboutir. En amont
d'Auroville, il y a la stature, la personnalité et l'œuvre de Shri Aurobindo.
Une solide réflexion sur le sens de la politique d'un penseur qui ne s'est pas
contenté d'être un théoricien mais a aussi participé activement à la libération
de l'Inde. Mirra, (Mère) sa disciple, la fondatrice d'Auroville, a pris le
relais et essayé de faire descendre sur Terre sa vision. D'où la concrétisation
en 1968 : une cité internationale bâtie par pionniers venus de 36 pays. Elle
disait en 1954 :
« Il devrait y avoir quelque part sur la terre un lieu dont aucune nation n'aurait le droit de dire: "il est à moi"; où tout homme de bonne volonté ayant une aspiration sincère pourrait vivre librement comme un citoyen du monde et n'obéir qu'à une seule autorité, celle de la suprême vérité; un lieu de paix, de concorde, d'harmonie, où tous les instincts guerriers de l'homme seraient utilisés exclusivement pour vaincre les causes de ses souffrances et de ses misères, pour surmonter ses faiblesses et ses ignorances, pour triompher de ses limitations et de ses incapacités; un lieu où les besoins de l'esprit et le souci du progrès primeraient la satisfaction des désirs et des passions, la recherche des plaisirs et de la jouissance matérielle.
Dans cet endroit, les enfants pourraient croître et se développer intégralement sans perdre le contact avec leur âme; l'instruction serait donnée, non en vue de passer des examens ou d'obtenir des certificats et des postes, mais pour enrichir les facultés existantes et en faire naître de nouvelles. Les titres et les situations seraient remplacés par des occasions de servir et d'organiser; il y serait pourvu aux besoins du corps également pour tous, et la supériorité intellectuelle, morale et spirituelle se traduirait dans l'organisation générale, non par une augmentation des plaisirs et des pouvoirs de la vie, mais par un accroissement des devoirs et des responsabilités ». (texte)
La
plupart des expériences communautaires de la période hippie se sont soldées par
des échecs et n'ont pas pu se maintenir. Mais Auroville existe toujours, elle a
été classée par l'Unesco comme modèle de vie communautaire et elle reçoit le
soutient actif du gouvernement indien dans un statut de quasi-protectorat. Elle
est parrainée par plusieurs organisations internationales. Le projet a connu des
difficultés, mais l'expérience est en cours. Se maintenir à la hauteur de
l'idéal posé par Shri Aurobindo et Mère était une tâche difficile. En théorie,
il aurait fallu que des individus inspirés, éclairés, dépourvu d'intérêt
personnel, prennent en main les projets de la ville. En pratique, comme il y a
toujours des ego humains, avec leurs limites, il y a des éléments de conflit et
des enjeux de pouvoir. Dans les crises il est même parfois nécessaire de
revenir aux structures habituelles des États. Et les aurovilliens avouent que
finalement, pour la gestion au quotidien d'une communauté, la
démocratie c'est encore ce que l'homme a fait de mieux !
---------------La Chartre
d'Auroville prévoyait la création d'un modèle social du futur. Comme dans le
premier degré de l'éducation de La République de Platon, elle proposait
une éducation artistique. Je cite encore le texte de Mère de 1954 : « La beauté
sous toutes ses formes artistiques, peinture, sculpture, musique, littérature,
serait accessible à tous également - la faculté de participer aux joies qu'elle
donne étant limitée uniquement par la capacité de chacun et non par la position
sociale ou financière ». Elle proposait l'abandon du système de l'argent,
la revalorisation créative du travail et la consécration de l'individu à la
communauté. « Dans ce lieu idéal, l'argent ne serait plus le souverain seigneur;
la valeur individuelle aurait une importance très supérieure à celle des
richesses matérielles et de la position sociale. Le travail n'y serait pas le
moyen de gagner sa vie, mais le moyen de s'exprimer et de développer ses
capacités et ses possibilités, tout en rendant service à l'ensemble du groupe
qui, de son côté, pourvoirait aux besoins de l'existence et au cadre d'action de
chacun ».
« En
résumé, ce serait un endroit où les relations entre êtres humains, qui sont
d'ordinaire presque exclusivement basées sur la concurrence et la lutte,
seraient remplacées par des relations d'émulation pour
bien
faire, de collaboration et de réelle fraternité. »
Cela ne s'improvise pas, mais il faut avoir l'audace de tenter de le faire et de frayer avec des voies nouvelles. Dès l'instant où il s'agit non plus de faire des plans, mais de mettre en pratique, la réalité humaine nous rattrape. Mais cela fait partie du jeu. L'expérience Auroville a un intérêt pour nous aider à comprendre quels obstacles se dressent sur le chemin de l'autonomie politique, combien est délicat le passage depuis notre monde étatique actuel, notre monde de la compétition, du capital, vers une communauté politique plus empreinte de sagesse. Le nœud des problèmes en définitive n'est pas dans le système, mais dans l'homme. L'ironie de Rousseau sur la beauté de la démocratie nous rattrape donc ; il faudrait diviniser l'homme pour que l'utopie devienne réalité! Et nous voyons aussi que par-delà les siècles que l'idée de platonicienne de Constitution parfaite, avec son utopie communautaire n'est pas morte et qu'elle revient s'incarner dans l'Histoire !
2) Nous voyons donc à quel point la démocratie est une idée complexe. Il y a incontestablement dans l'idée de démocratie une aura imaginaire qui inspire l'utopie. Qu'on le veuille ou non, la démocratie n'est pensable qu'à l'intérieur d'un idéalisme moral. Ce n'est pas un régime pragmatique. Si nous voulions un régime terriblement efficace, par l'ordre qu'il saurait imposer, nous opterions pour une tyrannie. C'est, comme nous l'avons vu, exactement ce qui opposerait Rousseau et Machiavel dans la définition de la politique. Mais d'autre part, nous ne voulons pas exclure le droit de regard du citoyen sur les affaires publiques. Il nous semble à bon droit qu'il doit être mis en liberté pour mûrir dans la liberté. D'où l'opposition de Rousseau à Hobbes cette fois, car la logique du Contrat Social, c'est-à-dire la formulation du lien implicite qui unit le citoyen à la communauté politique, ne peut que viser qu'à protéger et garantir la liberté.
Ce qu'il faut en déduire, c'est que le progrès de la démocratie dépend du développement du sens de l'autonomie dans la conscience d'une communauté. Pourquoi vouloir la démocratie? Parce que nous voulons être libre, parce que nous voulons un monde libre et que la liberté n'est ni utopie ni fatalité, mais notre propre création consciente. « Nous avons décidé que nous voulons être libre – et cette décision est déjà la première réalisation de cette liberté ». Il n'est pas nécessaire de se demander quand, historiquement, nous avons décidé de l'être. Ce qui compte, c'est le mouvement d'autonomie à l'œuvre dans l'Histoire et le fait même que la libération de l'homme s'est choisi comme cadre idéal la démocratie. Alors, si nous avons bien conscience de l'endroit où nous voulons aller, il faut en prendre la route de manière décidée et ne pas nous montrer inconséquent ; habile rhéteur dans les proclamations, mais n'ayant pas de suite dans les idées pour dire ce qui doit être dit et faire ce qui doit être fait.
Et c'est là qu'apparaît le point d'application le plus important. La démocratie n'a de sens que portée par un formidable travail éducatif. Patient et passionné, long et continu, étendue à toute la durée de l'existence humaine. C'est la négligence coupable des démocraties contemporaines, obsédées par le souci de la rentabilité, de n'accorder qu'un crédit médiocre à l'éducation et de vendre la démocratie aux seuls intérêts de l'économie. A en juger par l'instruction que l'on distribue aujourd'hui, il semble que le souci principal des États soit devenu de former soit des consommateurs ou bien des commerciaux. Aurobindo parlait du « commercialisme » des sociétés occidentales (texte). Et l'on s'étonne par après du désintérêt pour la recherche, de l'incivisme de nos sociétés et de l'inculture crasse qui y règne. Le premier objectif de l'État démocratique devrait être de porter à son degré le plus élevé l'éducation de ses membres. (texte) Ou alors le mot démocratie ne veut plus rien dire et autant le jeter dans les oubliettes de l'Histoire. Autant avouer que nous ne vivons aujourd'hui que dans une techno-ploutocratie bienveillante et permissive. Nous disons bien éducation, dans le sens vrai et réel de l'homme cultivé et non pas de ce délayage confus que l'on se permet d'appeler aujourd'hui « culture ». La véritable culture est éveil de l'intelligence et de la sensibilité. La connaissance seule libère et reconduit à la lucidité. La lucidité offre une ouverture à l'intelligence, nous remet les pieds sur terre et nous fait sentir le lien de la responsabilité. C'est la seule manière de couper court à l'inconscience sous toutes ses formes. Il y a incompatibilité entre le mot « démocratie » et « ignorance ». Une démocratie ignorante est un oxymore. Dans tout autre régime on peut partir du principe que seule une élite peut accéder au savoir. Le peuple peut lui rester dans l'ignorance. Il suffit de lui accorder juste un minima pour survivre, de le maintenir dans la précarité et de lui offrir des divertissements variés pour qu'il dérive sa misère dans les royaumes de l'imaginaire. Or si le mot démocratie à un sens, si nous avons un tant soit peu de souci pour la dignité de la vie humaine, nous verrons qu'il y a une importance fondamentale à ce qu'elle soit portée par une éducation de premier ordre. Tout le reste suit.
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Tant que nous n'avons pas explicité nos raisons, le consensus autour de la démocratie est juste de façade. Il faut remarquer que dans la pensée politique classique, c'est la République (texte) qui est mise en valeur, car un bon régime est celui qui prend soin du bien public. A supposé que la loi émane effectivement de la volonté générale, que le système de la représentation est satisfaisant et efficace, que les décisions publiques sont conformes à la volonté générale, il y a tout lieu de penser que les hommes seront bien gouvernés. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde doit participer au pouvoir.
Le choix de la démocratie exige d'avantage, parce que le peuple veut se gouverner par lui-même. A priori, un gouvernement en foule, cela n'aurait guère de sens. Cela ne peut être que la démagogie et la pagaille et les critiques ont raison de souligner l'inertie de principe de la démocratie et les travers qui la guettent. Cependant, il faut souligner que c'est le seul régime qui place réellement sa confiance en l'homme, qui s'appuie sur la responsabilité individuelle et tend à la renforcer. C'est le régime le plus favorable à l'épanouissement d'une liberté spirituelle. Mais il faut accorder que l'équilibre d'une démocratie est éminemment instable et demande pour être préservé une vigilance constante. La grandeur de la démocratie n'est pas séparable de sa vulnérabilité.
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Questions :
1. Qu’est-ce qui peut bien faire dire à certains que nous ne vivons pas en démocratie mais dans une oligarchie ?
2. Qu’est-ce qui fait la faiblesse de la démocratie ?
3. Sous quelles conditions la démocratie pourrait-elle être un régime idéal ?
4. La prise de conscience de notre citoyenneté terrestre modifie-t-elle notre conception de la démocratie ?
5. La société de consommation est-elle une conséquence directe du choix de la démocratie comme régime politique ?
6. Faut-il en appeler à une tyrannie bienveillante pour restaurer un équilibre dans notre monde en crise ?
7. Y a-t-il un rapport entre l’empire grandissant de l’ego et le régime démocratique ?
© Philosophie et spiritualité, 2008 Serge Carfantan,
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