Leçon 85.   De la société à l’État       

    Depuis la chute du mur de Berlin, nous assistons à un développement sans précédent des nationalismes. Des commentateurs politiques ont dit que la dernière idéologie totalitaire s’étant effondrée, le ciment qui pouvait rassembler des nations différentes dans un État unique avait disparu, si bien que les États se trouvent aujourd’hui confronté à une menace d’éclatement interne, chaque nation cherchant à se doter d’une structure politique d’État. Le caractère fictif de l’État semble alors se manifester sous son vrai jour, l’État n’est qu’une communauté purement juridique. Il ne peut résister aux transformations historiques d’une culture d’une communauté vivante – la nation -.

    Cette marche de l’Histoire est-elle justifiable ? Après tout, le fait n’est pas le droit. Les circonstances historiques qui sont les nôtres ne prouvent rien. L’Histoire avance-t-elle dans la direction de la formation de l’État ? La réalisation de l’État est elle plus essentielle que ne l’est la quête d’une identité nationale ? Le nationalisme n’est-il qu’une dérive, un égarement de la marche de l’Histoire ? Ou bien faut-il dire que la nation incarne mieux la nature de la société humaine que celle de l’État ? Devons nous nous réjouir de la perspective à long terme de la disparition de l’État ? Quelle part de fiction recoupent ces mots « société », « État » et « nation » ?

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A. L’État et la nation

    Il peut y avoir des sociétés sans État, mais tout État suppose nécessairement une société. Un État est une société dans laquelle le pouvoir politique est différencié des autres formes de pouvoirs et centralisé. C’est seulement dans l’État que la distinction gouvernant/gouverné devient précise, parce que la fonction politique a été spécialisée. Ce qui ne veut pas dire qu’une société sans État ne comporterait pas de pouvoir, ni que celui-ci soit une création de l’État ; dans une société traditionnelle, le pouvoir peut-être plus diffus, moins spécialisé, mais il est bel et bien présent. Il y a État quand dans une société les hommes cristallisent le pouvoir sous la forme d’institutions.

    ---------------1) Sous quelles conditions ? Une institution n’existerait sans qu’il y ait antérieurement des conditions géopolitiques déterminées. 1) Il n’y a État que lors qu’il y a une autorité politique et juridique dans les limites d’un territoire. L’État est une structure politique qui dispose du monopole de la législation sur son territoire. Les limites de l’État, ce sont les limites dans lesquelles il exerce son pouvoir, dans lesquelles ses lois sont valides et appliquées. Il peut exister des nations nomades, telles les manouches, les gitans, les berbères. Pendant des milliers d’années, l’humanité a été nomade et les premiers hommes étaient partout des pionniers là où ils posaient le pied. Ils n’étaient pas enracinés en un lieu et propriétaire d’un lopin de terre. Il n’y a pas d’État nomade, ce qui signifie que le concept d’État suppose antérieurement celui de propriété de la terre, propriété justement qu’il s’agit de défendre au nom du droit, droit qui est consacré par l’État. 2) Bien sûr, un État suppose une population, le peuple qui le forme est d’ailleurs l’origine même de sa souveraineté. Le peuple est la nation considérée comme une entité juridique et politique à part entière. Le pouvoir politique, explique Rousseau, vient du peuple et est exercé par les représentants du peuple. Le terme de « société » ne comporte pas cette dimension. Il est d’avantage de l’ordre d’un fait de l’existence collective, que d’une réflexion sur l’organisation et le pouvoir, ce qui correspond aux implications du terme « État ». 3) Comme la législation ne va pas de soi, comme la justice dans l’État est nécessairement accompagnée de l’exercice de la force, on a pu dire, avec Max Weber, que l’État possède le monopole de la violence légitime, c’est-à-dire de l’usage légal d’un pouvoir de contrainte sur les personnes. C’est dans l’État que nous faisons une différence, entre une contrainte légitime au nom du pouvoir et une violence sociale répréhensible. C’est sous couvert de la reconnaissance du contrat social qui nous rend citoyen de l’État que nous admettons l’autorité de la police et de l’armée. 4) L’État n’existant que dans le cadre de frontières déterminées, il suppose l’existence d’autres État de même nature. C’est plus particulièrement dans cette relation d’État à État – donc vu de l’extérieur - que nous avons aujourd’hui tendance à voir la suprématie de l’État comme sa Souveraineté ; dit autrement, le fait qu’il ait pleinement compétence sur le territoires qui est le sien, et qu’il possède une indépendance vis-à-vis des autres États. Chaque État tend à vouloir conserver sa souveraineté, de la même manière que chaque individu tient au respect de sa liberté individuelle. De même que nous sommes assez susceptibles sur le chapitre du respect de nos libertés individuelles, les États ont aussi tendance à vouloir conserver jalousement leur autonomie, contre toute immixtion d’une instance extérieure. 5) Enfin, l’exercice du pouvoir au sein de l’État suppose sa traduction sous la forme d’un gouvernement. En résumé, si l’État se compose d’un territoire, d’une population, d’un gouvernement ; pourtant, en tant que structure formelle, l’État n’implique que la distinction claire entre gouvernant et gouvernés. Selon R. Carré de Malberg l’État «est une communauté d’hommes, fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans des rapports avec ses membres une puissance suprême d’action, de commandement et de coercition».

    La forme de l’État donc ne préjuge pas du régime politique qui y est pratiqué. On appelle régime politique, la manière dont le pouvoir politique est lui-même exercé. De même le système économique régit la structure de l’échange, tandis que celui-ci n’implique nullement tel ou tel système (le capitalisme, le communisme, le troc). On peut très bien parler d'État démocratique, comme d’État monarchique, d’État tyrannique aussi bien que théocratique. Les termes démocratie, monarchie, tyrannie, théocratie, sont des conceptions des manières de régir la structure du pouvoir, c’est-à-dire d’exercer un gouvernement.

    Ce qui ressort clairement de cette analyse, c’est le caractère institué de l’État. L’État est par essence une communauté juridique, il n’est pas une communauté vivante. L’État suppose que chacun d’entre nous, en tant qu’individu membre de la société, s’identifie à son rôle de citoyen, et par là, reconnaît l’existence et l’importance de l’État. Que l’on enlève cette identification, et toute la structure perd son sens, car la structure de l’État est avant tout posée par la pensée. En d’autres termes, l’État existe-t-il en dehors de la conception que l’individu en a ? Ou bien n’est-il pas seulement un concept ? La meilleure façon de répondre à une question pareille, c’est de se demander pourquoi l’homme aurait inventé une idée pareille, or la raison est assez simple : l’homme a inventé l’État pour ne plus obéir seulement à l’autre homme, de telle manière que le rapport d’autorité soit distingué du rapport des relations personnelles d’un chef à ses subordonnés. L’État est une idée, mais une idée qui sert de support à un pouvoir qui dépasse les volontés individuelles, comme les personnalités charismatiques qui les gouvernent. L’État est en définitive un concept, mais un concept qui a permis la formation historique d’entités dont nous ne contestons pas l’existence sous la forme des différentes entités politiques qui forment la mosaïque du monde moderne.

    Qu’est-ce alors qu’une communauté vivante ? Il semble que le besoin de trouver le sens de la communauté vivante ne puisse se satisfaire que sous des formes plus concrètes, celle de la famille, du village, de la Cité, du clan, de la tribu ou de la nation. Dans la famille, il y a bien une forme de communauté, mais elle reste très limitée, si elle peut se présenter en modèle, c’est qu’entre les membres d’une famille, l’amour remplace et supplée aux rapports de droits. Les rapports de l’échange restent trop limités, car la famille ne se suffit pas elle-même. Dans le village, dit Aristote, les hommes échangent des services. Dans le clan et la tribu, ils partagent en plus une même culture, ils sont réunis par une même histoire, des traditions, des mœurs qu’ils ont en commun. Dans la Cité commencent les rapports véritablement politiques. Or la cité est encore une très petite échelle, dont la mesure est incomparable avec l’État moderne. Le clan et la tribu font un pas de plus pour donner à l’individu le sentiment de faire parti d’un tout humain plus vaste quoique situé dans la différence avec l’autre clan, ou l’autre tribu. (texte)

    L’homme moderne tente, dans l’idée de nation, de se redonner quelque chose de l’identité archaïque qui soudait ensemble clan, tribu, village et Cité, cependant, la nation a un caractère nettement plus artificiel. Le concept de nation donne à penser qu’il existe une sorte de communauté humaine fondée sur un héritage de valeurs religieuses, de valeurs morales, de traditions populaires,mais aussi sur le legs des stigmates d’un passé commun, d’une mémoire collective. Il y a une fierté à se dire « breton », « basque », à se dire « flamand », « catholique irlandais », « serbes », « croate », « libanais » ou « américain », à le clamer haut et fort, surtout pour chercher à se distinguer des autres. C’est d’autant plus facile que le cercle de l’identification est réduit, que l’on est attaché à une tradition et des valeurs. Il est vrai que par comparaison, s’identifier aux responsabilités du citoyen d’un État est bien plus abstrait. Il est plus facile affectivement de se sentir « breton » que « français », ou « citoyen européen », bien plus facile en apparence que de se sentir « citoyen du monde ».

   2)  Il n’est donc pas étonnant que l’entité « nation » et l’entité « État » ne se recoupent pas, et puissent entrer aisément en conflit. Un même État peut envelopper des nations différentes. Une nation peut-être coupée entre plusieurs États. Les basques sont de part et d’autre entre l’Espagne et la France. Un peuple nomade forme une nation sans territoire. Par nationalisme on entend l’aspiration des peuples à vouloir former une équation : une nation = un État. L’Histoire n’a abouti qu’à former des conglomérats approximatifs dont l’unité est fictive. Une frontière n’est que le résultat de rapports de forces issu des guerres successives, un état de fait qui ne recoupe pas les différences culturelles. Le nationalisme revendique donc la lutte pour la reconnaissance politique des différences culturelles. Il invente et exalte le patriotisme, qui est le sentiment et la fierté d’appartenance à une nation, le patriote étant l’homme fidèle à son pays et qui se veut le défenseur de sa nation. Quand, à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, l’unité abstraite de l’État est tombée, ce qui s’est tout d’un coup réveillé avec violence, c’est le nationalisme. C’est par le ferment de la division, de la séparation, la scission, l’opposition que le nationalisme poursuit ses fins. Le nationalisme nourrit et exploite les particularismes locaux et suit une logique de la fragmentation indéfinie : pourquoi ne pas scinder entre les landais du nord et ceux du sud ? Entre la tradition bretonne de l’ouest et la tradition normande etc. Pourquoi ne pas faire exploser les États alors en minuscules principautés avec leur police, leur armée, leur langue, leurs usages, leur monnaie, leurs coutumes etc. ? Une fois que la logique de la séparation est posée, il ne reste plus qu’à la suivre en prenant les armes dans la guerre civile ou en entrant dans le maquis pour mener la lutte pour l’indépendance. Une grande partie des violences que l’humanité connaît aujourd’hui résulte du nationalisme et malheureusement sa logique n’est jamais très loin du principe de la purification ethnique ou du génocide. Quand on commence à formuler la revendication d’identité « nous autres allemands aryens », on n’est prêt à chasser le juif, le musulman, le gitan et le manouche. C’est le même glissement que lorsque l’on commence à raisonner en différenciant le « français de pure souche » et « l’immigré ». Pensez à la chanson de Renaud Manathan Kaboul, « les nations, les patries font de nous de la chair à canon » ! !

    ---------------Il faut être sans compromis sur cette question. La nation n’est pas une réalité concrète, mais un concept. Elle n’est pas du même ordre que les formations premières que sont la famille, le village et la Cité. Il n’y a aucun critère précis qui puisse vraiment en rendre compte, ni la langue, ni le territoire, ni la religion, ni l’ethnie. Il y a des nations plurilingues, des nations où coexistent plusieurs religions. Personne n’a jamais vu « la » nation. La nation n’est jamais un phénomène observable. Force est de croire qu’elle n’existe que dans des préférences collectives sous une seule forme, celle d’un mythe. Malraux écrit en ce sens : « l'homme se donne l’idée d’une nation; mais ce qui fait sa force sentimentale, c’est la communauté de rêve » La nation fait partie des représentations politiques seulement en ce qu’elle entretien une idée quasi-magique, fantasmée du corps politique, supportée par des croyances et une bonne dose d’orgueil. Son rôle, c’est seulement de donner à l’individu le sentiment qu’existe une sorte d’idéal collectif devant lequel il faudrait sacrifier ses petits intérêts particuliers. « Tu dois être fier d’être français mon fils et ne pas l’oublier » !!! La nation est une idée qui peut donner lieu à une foi naïve et fanatique, à une exaltation vitale qui compense chez l’homme modeste une situation personnelle difficile.

    Si elle pouvait être allégée de tout fanatisme, si elle pouvait être dégagée de toute représentation confuse, de toute volonté de comparaison et d’émulation, elle serait une sorte d’appréhension de l’âme d’un peuple. Mais communément, on est très loin de cette intuition, l’idée de nation reste une représentation confuse, une représentation qui est issue d’une pensée fragmentaire. David Bohm dans Pour une révolution de la conscience  en dit ceci: « La fragmentation est une division fausse – on divise des choses qui sont étroitement liées – ainsi qu’une unification fausse – on unit des choses qui n’ont pas d’unité. Je prétends qu’il n’existe pas de nation vraiment unie. Il y a des conflits graves au sein de chaque nation – entre les riches et les pauvres, entre la bureaucratie et le reste des citoyens, entre un groupement éthique et un autre L’unité d’une nation est une fiction, tout comme le fait que chaque nation soit distincte d’une autre ». Or, fonder la vie sur une fiction, c’est la fonder notre action sur l’ignorance et ne faire que propager de l’incohérence. « Il est certain que si nous cherchons à vivre en fonction d’une fiction, nous nous préparons de sérieux ennuis », pire, il est tout à fait possible que ce soit « cette fragmentation, ce mode de pensée fictif, qui a engendré tous nos problèmes et produit les armées, les bombes nucléaires, les camps de réfugiés avec toutes leur souffrance et notre incapacité à résoudre les problèmes écologiques et économiques ». La nation n’est pas une idée innée. Les enfants ne savent pas qu’une nation est différente d’une autre tant qu’on ne le leur dit pas, c’est leur famille qui va leur inculquer une identité culturelle et c’est ensuite « la pensée qui prend la relève et les amène, notamment, à se sentir mal à l’aise en présence d’un étranger. La pensée affecte le corps, elle engendre une réaction de prudence. Un sentiment de peur et de défiance – très différent de celui de bien être éprouvé avec un proche ». C’est la pensée qui va structurer la dualité étranger/proche, nous/les autres, amis/ennemis etc. Une fois que la dualité apparaît au sein d’une pensée fragmentaire, elle ne peut ensuite que semer le chaos.

    Est-ce à dire qu’il faudrait éduquer le citoyen dans une conscience qui soit celle de son appartenance à l’État pour que soit éliminée la tendance à la fragmentation qui s’exprime dans le nationalisme ?

B. Apologie de l’État ou imposture

    S’il était possible que chaque citoyen prenne en compte l’intérêt de tous et se comporte de manière raisonnable, les incohérences internes de l’État seraient réduites, car les revendications nationalistes, pour autant qu’elles relèvent du séparatisme pur et simple, ne relève que de l’intérêt particulier. Si les hommes se donnent des États, c’est pour qu’il y ait une instance supérieure à la volonté des individus qui fasse triompher ce qui est universel, afin que la volonté générale puisse s’exprimer par-dessus les volontés particulières. De là à concevoir l’État comme un idéal à réaliser, il n’y a donc qu’un pas. L’État devient alors un idéal à construire dans l'Histoire. Comment justifier théoriquement la mise ne place de l’État ?

    1) Pour réaliser la fin qui consiste dans le dépassement des intérêts individuels, fin qui, somme toutes, est une fin rationnelle, l’humanité n’a rien trouvé de mieux que de former l’État. L’État rend possible tout à fait autre chose que le régime de l’affrontement des rapports de force, puisqu’il exprime le droit.C’est en lui et par lui seulement qu’il peut y avoir des droits et conséquemment c’est aussi à travers lui que le citoyen peut mobiliser son sens du devoir. Dans les termes de Hegel : « En face du droit privé et de l’intérêt particulier, de la famille et de la société civile, l’État est, d’une part une nécessité externe et une puissance plus élevée, à sa nature sont subordonnés leurs lois et leurs intérêts ». Si la liberté politique doit avoir un sens positif, et constructif, et pas seulement le sens négatif de la révolte civiles et des révolutions qui finissent dans la terreur, ce doit être à l’intérieur de la construction de l’État. C’est dans l’État seulement que la liberté devient concrète, au sens où chaque individu reçoit le plein développement et la reconnaissance de ses droits, tout en étant intégré à une totalité qui est l’affirmation de la primauté de l’universel. Hegel se méfie en particulier de la leçon de la Révolution française et des exigences d’une liberté sans foi ni loi. C’est d’une liberté engagée et responsable dont nous avons besoin et pas seulement des d’élans romantiques généreux d’une belle âme, qui s’enflammerait dans la révolte contre les formes de l’oppression. Il faut bien passer depuis l’affirmation négative de la liberté à sa forme positive. Cela ne peut se faire que si le citoyen dans l’État est à la fois libre et responsable, que si le citoyen accepte de tempérer son égoïsme en acceptant l’autorité de la Volonté générale. Dans la mesure où le citoyen est à même de reconnaître dans la volonté de l’État sa propre volonté, l’État devient capable de pouvoir au mieux à la liberté et à la sécurité de tous. Cependant, cela ne se fait pas en un jour ; l’État est une réalité à construire dans l’Histoire. Il faut faire de la politique la réalisation de l’Idée morale pense Hegel. C’est alors seulement dans l’État et par l’État que se réalise l’identité du droit et du devoir. « Cette identité absolue du droit et du devoir n’a lieu qu’en tant que similitude de contenu, à la condition que le contenu lui-même soit tout à fait universel, c’est-à-dire soit l’unique principe du droit et du devoir : la liberté personnelle de l’homme. Ainsi, les esclaves n’ont pas de devoir, parce qu’ils n’ont pas de droit et inversement ». L’identité du droit et du devoir qui donne à chacun un statut égal n’appartient pas aux formations antérieures de la sociabilité. « Dans la famille, le fils n’a pas des droits de même contenu que ses devoirs envers son père, et les droits du citoyen envers l’État, envers le prince et le gouvernement ne sont pas de même nature que ses devoirs ».

    ---------------Non seulement il s’agit là d’un idéal rationnel, mais Hegel estime que les progrès de l’Histoire feront peu à peu triompher les aspirations de l’Esprit et qu’alors, la seule forme que pourra revêtir une société humaine accomplie sera celle de l’État. En conséquence, dans La Raison dans l’Histoire, Hegel ébauche une vaste fresque de l’Histoire de l’Humanité qui converge vers un terme final qui est la réalisation de l’État. Ce but élevé est aussi une finalité spirituelle. Depuis ses débuts les plus tourmentés, l’Humanité est en marche vers un principe d’achèvement capable de faire descendre la vie divine sur terre et d’y conformer la communauté des hommes. L’Histoire universelle n’est rien d’autre que la Manifestation de l’Esprit en quête de sa propre substance. On a donc dans l’analyse de Hegel une équation Esprit=État. L’Histoire universelle est faite de péripéties et de drames, qui sont, dans le christianisme dont Hegel s’inspire, le calvaire de l’Esprit en marche dans le Temps. L’Histoire est le tribunal qui mesure les hauts faits de l’Histoire des hommes. C’est elle qui mesure la grandeur des empires et de leur décadence. C’est devant le tribunal du monde que viennent comparaître les États. Chaque moment de l’Histoire, tel le moment de la Cité grecque, les empires d’orient, l’empire romain, est une ébauche dans la marche qui conduit l’Histoire vers le modèle de l’État que Hegel estime achevé sous la forme de l’empire germanique. Ce qui est important dans l’analyse de Hegel, c’est l’insistance avec laquelle il veut montrer que le cheminement de l’Histoire vers l’élaboration de l’État est rationnel : la raison est en marche dans l’Histoire et l’Histoire est l’Histoire de la raison. En d’autres termes esprit=État=raison. Si c’est la Raison qui conduit le monde, l’Histoire ne peut se penser que sous la catégorie de la nécessité, car même le destin tragique qui conduit les peuples à la ruine a sa propre nécessité dans la longue marche de l’esprit : la nécessité, la nature et l’Histoire ne sont que les instruments de la révélation de l’Esprit dans cette ultime incarnation qu’est l’État. A terme, Hegel pense que la réconciliation entre la vérité objective, la moralité et la liberté se fera dans un État mondial.

    La conception idéaliste de l’État appelle beaucoup de critiques. Du point de vue de la philosophie de l’Histoire l’équation l’esprit=État, l’équation esprit=État=raison, la marche de l’Histoire dans la direction de l’État ne sont que de simples représentations hypothétiques, dont nous sommes bien loin de voir la justification concrète. En quoi l’État prussien dont parle Hegel serait-il un modèle ? Et si l’esprit en marche dans l’humanité dans l’Histoire se moquait éperdument de l’unité abstraite de l’État ? En quoi le devenir de l’humanité est-il redevable de la direction de la « raison » ? Et puis, quel rapport peut-il bien y avoir entre la « raison » et la vie concrète qui est celle des individus ? N’est-ce pas un présupposé idéologique ce cette divinisation de la « Raison » ? Si on reste les pieds sur la terre des hommes, comme le répètera le marxisme, l’État reste une communauté illusoire par rapport aux jeux de forces entre individus dont il est le siège. Ce jeu de forces dans le marxisme prend le nom de lutte des classes et se situe sur le terrain de l’économie. L’État est une superstructure idéologique qui repose en définitive sur une infrastructure économique qui est celle des besoins réels des individus vivants et leur régulation dans le système économique. Sur le seul terrain de la philosophie politique, il n’est pas évident que son existence soit pleinement justifiée. Marx pensait que l’État devrait être à un moment aboli, une fois que la révolution communiste aurait aboli la lutte des classes, son existence devait être seulement transitoire, en attendant une révolution économique radicale. Cf. Le Manifeste du parti communiste. Dans la société sans classe, il n’y aurait pas d’État. Les anarchistes, comme Bakounine, sont encore plus sévères, estimant que c’est la structure de l’État qui est par nature oppressante. Pour l’anarchisme, l’État incarne le mal radical et l’individu est la seule valeur suprême. L’État est condamnable, parce qu’il enveloppe une aliénation de la liberté. De ce point de vue, non seulement l’État est une monstrueuse abstraction, mais il a dans son existence concrète un effet perfide qui consiste à rompre la solidarité des hommes entre eux. En s’opposant à d’autres États, il tend à faire de chaque individu de la chair à canon, il tend à maintenir la guerre et les souffrances qui en résultent. Ce n’est pas que l’anarchisme prône pour autant l’immoralisme antisocial. Non, ce que croient les anarchistes, c’est que l’État avec la masse de contraintes qu’il représente, ne peut jamais être qu’une caricature de la société naturelle. La révolution radicale que souhaite l’anarchisme va plus loin que la révolution marxiste : la suppression de l’État, de son armée, de son système policier, de ses lois, de ses juges et de sa justice ! L’anarchisme croit dans la solidarité humaine. Mais les hommes ont-ils cette générosité qui permettrait d’établir une société sans État ? Sont-ils capables de remplacer dès maintenant les rapports de forces qu’ils entretiennent par des rapports d’amitié et d’affection mutuelle ? L’entité État dont parle Hegel est peut-être un idéal, mais n’est-ce pas un excès d’idéalisme que de croire que nous pourrions nous en passer ?

C. Du monde actuel à l’État mondial

    Il est vrai que de toute manière, en tant qu’unité juridique, l’État n’est pas une unité plus réelle que l’unité nationale, son unité est certes plus rationnelle que celle de la nation, mais en même temps, c’est aussi un monstre froid dont l’unité n’est que formelle. Considéré d’une strict point de vue réaliste, non seulement l’État constitue une unité fictive, mais il est aussi une organisation qui est soumise à une colossale inertie, cette inertie d’ailleurs ne fait que s’accroître du fait même du gigantisme des États modernes. Il ne manque pas de propos amers dans la philosophie politique pour souligner de manière négative l’existence de l’État. Hobbes prend l’image du monstre biblique marin du Léviathan .

    1) On décrit parfois l’État tour à tour comme une pieuvre dont les tentacules s’étendent de toutes part, comme un ogre qui dévore ses enfants. Une comparaison consiste aujourd’hui à y voir une usine à gaz, ce qui veut dire une structure beaucoup trop lourde et trop complexe. Paul Valéry a ces mots très durs : « L’État est un être énorme, terrible, débile. Cyclope d’une puissance et d’une maladresse indigne, enfant monstrueux de la force et du droit ; si l’État est fort, il nous écrase, s’il est faible nous périssons ». La question est donc de savoir si, de fait, la machine de l’État est susceptible de jouer son rôle d’organisme politique capable de diriger, d’ordonner, de réguler la société qu’il encadre.

    ---------------Le drame de tout État, c’est d’être une structure d’une formidable pesanteur, de sorte que ses représentants, mêmes doués de bonne volonté, ne peuvent en dépit de leurs idéaux que s’aligner sur des visées très médiocres. (texte) Dans L’idéal de l’unité humaine S. Aurobindo ne mâche pas ses mots à ce sujet. Le politicien moderne est pratiquement malgré lui soumis à la pesanteur de l’État en tant qu’organisation, si bien que l’écart entre ce qu’il devrait être et ce qu’il est en devient flagrant. « Le politicien moderne… ne représente pas l’âme d’un peuple ou ses aspirations. Ce qu’il représente d’habitude, c’est toute la petitesse moyenne, l’égoïsme, l’égocentrisme et la duplicité qui l’entourent… De grands problèmes se présentent souvent à sa décision, mais il ne les traite pas avec grandeur ; des paroles élevées et de nobles idées sont sur ses lèvres, mais bien vite elles deviennent le boniment d’un parti ». Qu’il y ait une sorte de consentement tacite pour admettre cet état de fait ne justifie rien, car « le consentement hypnotisé de tous… à cette grande imposture organisée » ne fait que masquer la réalité. Il y a un hiatus entre ce que le pouvoir représente en théorie – du point de vue de la raison - et ce qu’il est en pratique. Si l’État, « théoriquement, c’est la sagesse et la force collective de la communauté, mobilisée et organisée pour le bien général. Pratiquement, ce qui conduit la machine et tire le char, est seulement la fraction de l’intelligence et du pouvoir que a communauté que le mécanisme particulier de l’organisation étatique veut bien laisser venir à la surface ; mais cette fraction là aussi est happée et entravée par la machine, autant qu’elle est entravée par la grande quantité de sottise et de faiblesse égoïste qui vient à la surface avec elle ». Encore heureux que malgré tout qu’il y ait dans nos démocraties une marge de manœuvre pour la liberté individuelle : « Les choses seraient bien pires, si certaines coudées franches n’étaient pas laissées à l’effort individuel qui, moins entravé, fait ce que l’État ne peut faire, met en œuvre et utilise la sincérité et l’idéalisme des individus les meilleurs pour tenter ce que l’État n’a ni la sagesse, ni le courage de tenter, et accomplit ce que le conservatisme et l’imbécillité de la collectivité laisse à l’abandon » (texte).C’est exactement cette déficience chronique des États qui justifie le travail des organismes non gouvernementaux (ONG) de part le monde.

    Cependant, rien ne subsiste de soi-même dans l’inertie. L’inertie est elle-même une force, produit du changement, même si ce type de changement est de l’ordre de la pure et simple dégradation. Ce que les analystes de l’État oublient trop souvent, c’est que l’État n’existe qu’à travers les individus vivants. Par rapport à l’individu vivant, l’État n’est jamais qu’une abstraction. Si une structure matérielle périclite, c’est parce qu’elle suit la loi d’entropie qui règne dans la Nature. Le socle de charrue abandonné dans le champ se dégrade, les outils délaissés dans l’usine désaffectée rouillent, faute d’une intervention vivante, celle de l’homme. De même, la structure matérielle de l’État est soumise à la loi de l’inertie. Ce qui l’anime, c’est seulement la conscience des individus qui le composent, de sorte que ce que vaut un État, c’est ce que valent les individualités qu'il réunit, ce que valent leur énergie, leur engagement, leur enthousiasme. Derrière le fonctionnement de l’État, il y a la cohérence de la conscience collective, comme derrière les machines, il y a la vie de l’ouvrier qui s’en sert. Toute la question est de savoir si la machine gigantesque de l’État ne doit pas être entièrement remaniée pour que la vie puisse s’y manifester, ou si la vie se doit de quitter à un moment ou un autre ce lourd appareil qu’est l’État.

    Or il est tout à fait singulier de remarquer que l’État – en tant que structure - est pris de nos jours dans une contradiction remarquable formulé dans un principe énoncé par Daniel Bell : l’État est « trop grand pour gérer les petites choses et trop petit pour les grandes choses ». a) L’État se montre lourd vers le bas, pour gérer tout ce qui est local, d’où la nécessité vitale de décentraliser son pouvoir vers les régions. Le pouvoir n’est vraiment efficace que lorsqu’il est exercé par une compétence alliée à l’expérience d’hommes de terrain, pas de bureaucrates qui décrètent d’en haut ce qui doit être fait. b) Et vers le haut, l’État doit aussi à perdre son pouvoir, dans un ensemble plus grand que lui (au moins l’Europe, pour les pays européens), il doit déposer certaines de ses prérogatives, pour se soumettre à des directives mondiales (cf. l’action de l’ONU). Le droit étatique devrait de plus en plus laisser sa place au droit international. On ne peut pas continuer dans l’incohérence actuelle où la législation fait qu’un bateau complètement délabré a le droit de faire du fret de produits dangereux ou de pétrole dans un État, tandis que dans d’autres il serait immédiatement mis à quai pour vétusté. Le transfert du droit d’État vers le droit international est inéluctable.

    Ce n’est pas tout. L’apparition récente de mise en réseau de l’information au niveau du monde, l’apparition du cyberespace d’Internet, suit une logique qui contredit directement le règne du pouvoir sans partage des États. Cette logique de la globalisation, rejoint celle de la mondialisation de l’économie. Internet et la mondialisation de l’économie ont un point commun : ils impliquent l’émergence d’un pouvoir qui se situe au dessus de celui des États. La possibilité pour tout individu d’accéder de façon anonyme au réseau mondial d’information, à la fois en tant que récepteur et en tant qu’émetteur, rend le contrôle très difficile. Il est devenu très facile de publier ouvertement ce qui autrefois aurait été maintenu caché, notamment tout ce qui se trame dans les coulisses du pouvoir. L’information peut se distribuer partout et instantanément. La censure est en passe de devenir un concept du passé. On peut certes sourire des déclarations fracassantes des pères du cyberespace : « Gouvernement du monde industrialisé, géant fatigués fait de chair et d’acier, j’arrive du Cyberespace, la nouvelle habitation de l’esprit… Vous n’êtes pas bienvenus parmi nous. Vous n’êtes pas souverains là où nous nous rassemblons… vos concepts juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement et de contexte ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière. Il n’y a pas de matière ici ». Cela a un air pompeux, mais cette déclaration d’indépendance du cyberespace correspond bien à une logique qui est effectivement à l’œuvre. A travers le système nerveux du réseau d’Internet, la conscience mondiale se structure indépendamment de la volonté des États. Ce qui est très étrange, c’est que, dans le texte cité, le champ virtuel du cyberespace est affirmé justement comme une exigence de l’Esprit – ce qui réjouirait Hegel – mais qui se pose contre l’État – ce qui chagrinerait Hegel ! Potentiellement, cela revient dire : moins de pouvoir pour les États ou bien l’établissement d’une sorte de gouvernement mondial au dessus de tous les États, mais qui ne ressemblera à aucun des modèles connus dans l’Histoire (exit l’État prussien de Hegel). De toute manière, la logique industrielle de l’économie se globalise malgré nous. Ce qui faisait la matérialité des États à travers les frontières nationales, les monnaies nationales, les recettes fiscales, tout cela est grignoté par l’expansion du cyberespace. La croissance des échanges commerciaux sur Internet permet aux firmes et aux individus d’échapper à la fiscalité, ce qui donne naissance à une économie hors de contrôle des États. Objets et transactions se dématérialisent aussi vite que les entreprises se délocalisent. Les grandes firmes, comme la bourse, ne tiennent plus compte des fuseaux horaires, et suivent un temps continu. Dans l’économie partout, contre les prérogatives étatiques, le local cède la place au global. Mais on peut en dire autant des exigences du tribal contre l’étatique ! Les petits groupes de pressions gagnent avec Internet une plus grande autonomie, de sorte que l’émergence du cyberespace va avec l’apparition d’un pouvoir qui prend une connotation de plus en plus sectaire. Paul Virilio le dit très clairement : « La mondialisation entraîne l’autonomisation de groupes restreints. Autrement dit, de sectes qui partagent le pouvoir. Il y a une sectorisation et un sectarisme d’Internet, partie intégrante de la mondialisation. On dépasse l’État-Nation au profit d’ensembles plus restreints. Il y a une déconstruction de l’État national qui ne va pas dans le sens d’un dépassement de l’État nation mais d’une régression aux tribus, aux groupes de pression qui ont précédé l’État national ». Nous ne savons pas dans quelle aventure l’expansion du cyberespace nous entraîne, mais il est incontestable que nous sommes bel et bien embarqué. Nous ne savons pas si l’existence de l’État est compatible avec un monde entièrement inter-relié.

    2) Et ce qui est fascinant dans ces analyses, c’est qu’elles convergent dans une direction que la science-fiction a déjà explorée et dont les spéculations deviennent de plus en plus crédibles. Il faut absolument lire le cycle d’Hypérion de Dan Simmons sur ce sujet pour savoir ce que pourrait donner un monde dans lequel le cyberespace aurait conquis toute sa puissance et son autonomie. Dan Simmons lui donne un nom le techno-centre et il en fait le protagoniste majeur de son récit – et le protagoniste le plus dangereux de l’humanité ! … Si sa logique est laissée aux machines et à la techno-science. Contrairement à ce que la belle âme révoltée attendrait de la décomposition des États, ce qui en émerge d’abord, ce n’est pas une utopie communautaire. Le village global est seulement virtuel, ce qui est bel et bien réel, c’est l’empire titanesque de la techno-science conjugué à la férocité des mâchoires de la logique économique. Cela signifie cela même qui est sous nos yeux : l’écrasement des individus et des peuples sous l’effet du rouleau compresseur de la mondialisation. Cela veut dire le pillage des ressources de la Terre, les montagnes de déchets issus de la production technique, la misère accrue du plus grand nombre et le luxe insolent des pays riches, le fossé grandissant entre ceux qui possèdent la technologie la plus sophistiquée et les hommes des pays pauvres qui ne peuvent que vendre leur travail pour nourrir l’avidité de l’occident. La loi du marché mondial et la logique du profit, font office de politique et remplacent l’impérialisme des États, sûrement pas pour le meilleur des mondes possibles. N’est-ce pas une naïveté de croire que le déclin de l’État coïncide avec une sorte de libération de l’humanité ? La nature a horreur du vide. Le vide des régulations imposées par les États est occupé par d’autres formes de pouvoirs. Pour mettre quoi à la place ? La logique du profit des grands groupes industriels ? Pour remplacer l’impérialisme des États par la dictature économique du marché ?

    Si la conscience de l’humanité ne prend pas la direction du Temps, c’est l’alliance de la techno-science et du pouvoir de l’argent qui s’en empareront. On ne peut attendre aucune sagesse de la pure et simple dérégulation. La sagesse n’est pas une résultante mécanique et elle n’est pas non plus un laisser-faire ni un laisser-aller. La sagesse dont l’humanité a besoin pour conduire son destin ne consiste pas à croiser les bras, mais à tout faire pour bâtir un monde plus juste, dans une vision globale, intelligente et responsable. Certainement pas à continuer à agir dans des vues fragmentaires, dans une stupidité et une irresponsabilité affligeante. Pour cela, il faut redonner à la politique la place qui lui revient. C’est vrai qu’il est aujourd’hui de bon ton de cracher sur la politique. Le spectacle de sa médiocrité ordinaire provoque le rejet. Cependant, resituée dans la perspective de l’écologie politique, de la prospérité de l’humanité entière, elle a tout sens. Un homme qui aurait cette passion donnerait à la politique son excellence. Faut-il pour cela convoquer une assemblée de sages pour présider au gouvernement du monde ? L’humanité n’a-t-elle pas besoin en définitive d’un gouvernement mondial ? Au lieu de penser la politique dans la rivalité entre des petits États sans cesse en conflit les uns avec les autres, ne faudrait-il pas penser l’humanité entière comme un seul État mondial ?

    Je relis un passage de la conclusion de L’Idéal de l’Unité humaine de Shri Aurobindo : « nous avons essayé de montrer que l’unification internationale devait aboutir, ou du moins aboutira probablement à l’une des formes suivantes : un État mondial centralisé, ou bien une union mondiale plus lâche, qui sera peut-être une étroite fédération ou simplement une confédération des peuples aux fins communes de l’humanité. Cette dernière forme serait de beaucoup préférable parce qu’elle donne suffisamment de champ libre au principe de variation nécessaire au libre jeu de la vie ». La formulation qu’il donne est très souple et ouverte, car il s’agit là d’un problème très nouveau et les leçons du passé ne suffisent jamais pour aborder avec intelligence ce qui est neuf. En effet, « on peut se demander si les analogies du passé sont un guide suffisant pour un problème aussi nouveau et si quelque chose d’autre ne pourrait pas se concevoir indépendamment qui découlerait intimement du problème et serait mieux adapté à sa complexité ». Il est indispensable de réconcilier la diversité dans une unité vivante et non mécanique. Or « un État mondial centralisé serait le triomphe de l’unité mécanique, ou plutôt le triomphe de l’uniformité. Il entraînerait inévitablement l’injuste étouffement d’un élément indispensable à la vigueur de la vie humaine et au progrès, à la vie libre de l’individu, à la libre variation des peuples ». Le mental humain a tendance à confondre aisément l’unité avec l’uniformité, à s’éprendre éperdument des systèmes idéologiques imposant mécaniquement l’unité, sans respecter la véritable unité de la vie. Le péril en la matière est rationnel : « La tendance mécanique est naturelle à la raison logique, qui est elle-même une machine précise, son maniement est évidemment plus facile et plus à portée de main ; son application complète peut sembler désirable à la raison ». Or ce qui est imposé par la contrainte provoque inévitablement son contraire ; une unité mécanique imposée de force à l’humanité « se heurtera à la propagation du principe de l’anarchisme spirituel, intellectuel, vital et pratique, en révolte contre sa pression mécanique ».

    Ce dont l’humanité a surtout besoin, c’est « un facteur psychologique nouveau qui, simultanément, donnera à l’humanité le besoin d’une vie unifiée et la forcera à respecter le principe de liberté ». Seule une transformation de la conscience peut l’opérer, une transformation qui provoque une mutation depuis la conscience fragmentaire, partiale et limitée qui est le lot commun de notre conscience, vers une conscience plus globale, plus impartiale, plus complète, en bref, la conscience d’unité.

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    Il n’est même pas nécessaire de se placer sur le terrain de la philosophie politique pour se poser la question de savoir si ou non l’État doit être maintenu. La transformation de la société postmoderne fait déjà éclater les contradictions de fait de l’existence de l’État. Le retour du nationalisme sur la scène des conflits internationaux nous montre à quel point les enjeux du pouvoir enveloppe aussi une crise d’identité culturelle. La nation est un mythe, mais qui, comme tous les mythes, a un sens capable de mobiliser les volontés individuelles. L’État moderne est en crise et son existence a cessé d’aller de soi, de valoir pour un idéal. Il est étouffé sous son propre poids, il est confronté à des exigences contradictoires. Quelque soit le régime sous lequel il est placé, de toute manière l’État aura sa rigidité. Quelque soit le régime politique qui le gouverne, l’État est aujourd’hui confronté au défit de la globalisation de l’économie et de l’information, confronté à une volonté locale de gestion, contre la hiérarchie qu’il impose d’en haut. Ces contradictions cependant n’éliminent pas le sens de l’action politique dont l’envergure devient aujourd’hui mondiale, à la mesure de la responsabilité que tout homme a devant l’humanité, à la mesure de la responsabilité que tout homme a devant la vie.

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     © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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