Leçon 189.   Introduction à la psychologie       

    Disons-le tout net, ce titre contient une erreur qui risque de produire une illusion. Il laisse entendre qu’il existerait « une » discipline appelée « psychologie » enveloppant dans sa structure différents « départements », suivant une classification admise. C’est faux. Il n’y a aujourd’hui aucune unité de la psychologie. Il n’existe pas parmi les sciences humaines de discipline plus fragmentée que la psychologie. Si un physicien relativiste peut ne pas connaître la théorie quantique, il admet pourtant qu’elle fait partie de la physique. Il sait reconnaître ce qui fait ou non partie de la physique. Mais ce n’est pas le cas en psychologie où personne ne connaît l’ensemble des références. Les auteurs majeurs pour les libraires, comme Abraham Maslow ou Stanislas Grof n’existent tout simplement pas dans l’enseignement. Il n’y a aucun rapport entre ce que l’on trouve dans les magazines grand public de psychologie et ce qui se pratique à l’Université. Les spécialistes disent pudiquement que les modèles biologiques de la recherche et le modèle culturel de la psychologie "ont du mal à s’articuler". Il faut mettre en garde le futur étudiant, s’il cherche dans la psychologie universitaire une quelconque forme de « connaissance de soi », il sera déçu et surpris.

    Dans le consensus actuel on admet la différence entre psychiatrie, spécialisation des études de médecine dans la maladie mentale, psychanalyse, école fondée par Freud ; psychologie générale. On admet qu’un psychologue est, soit une personne que l’on embauche pour faire des tests de recrutement en entreprise, ou quelqu'un qui donne des consultations pour soulager des personnes vis-à-vis de leurs problèmes. Mais pour ce qui est des contenus, c’est le flou le plus complet.

    Le mot psychologie veut dire « science » de « l’âme », en grec. C’est un mot qui n’a pas cours en psychologie. Nous pouvons dire connaissance du « psychisme », ou science de « l’esprit », ou de la « pensée », ou du « mental », ou du « comportement » etc. Cela donne autant de pistes différentes. La question qu’est-ce que la psychologie ? est redoutable en raison de la confusion régnante quand à l’objet que l’on considère. Il n'est même pas évident que le « connais-toi toi-même !» socratique ait aujourd'hui vraiment un sens en psychologie.

*  *
*

A. Tentative de classification

    Essayons de faire un état des lieux. La psychologie a sa place dans notre société, mais elle est tiraillée entre des exigences contradictoires. Les logiques de l'enseignement, de la recherche et de l'intervention ne se recoupent pas. Pour faire simple, disons que dans l’enseignement universitaire existe un corpus de références classiques comme Jean Piaget, Freud, etc. qui continuent d’être enseignés. Il existe une psychologie plutôt « neurologique »,  « comportementaliste » ou « cognitive », dans la recherche qui n’est pas du tout axée sur les mêmes références. Enfin, les thérapeutes peuvent se réclamer d’écoles extrêmement diverses : de la psychologie analytique, humaniste, transpersonnelle, spirituelle etc. le tout sans aucun rapport avec l’enseignement universitaire ou la recherche.

     ---------------1) Commençons par des remarques à l’attention de futurs étudiants en psychologie. Une confession tout d’abord. L’enseignement de la philosophie en classe de terminale fait la part belle à Freud. Mais le problème, c’est que cela fait belle lurette que la théorie de l’inconscient est contestée et désertée par les psychologues. En tout cas ce n’est jamais qu’une théorie parmi d’autres et elle est plutôt passée de mode. Il est parfaitement possible de faire des études de psychologie sans rien connaître de la psychanalyse. L’intérêt pour l’œuvre de Freud est maintenu en France artificiellement uniquement en raison du soutien que lui apporte l’enseignement philosophique et du succès littéraire qu’il a toujours rencontré en librairie. Freud n’est pas du tout représentatif des courants de la psychologie contemporaine. On ne peut pas demander aux enseignants de philosophie de tout connaître, mais le reproche qui leur est fait parfois de véhiculer une idée fausse de la psychologie est fondé. C’est une des raisons pour lesquelles la première année de psychologie en Fac s’avère pour beaucoup d’étudiants décevante et démotivante. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’ils y trouvent, car ils sont restés sur l’image de Freud reçue en cours de philosophie en terminale. Il est donc important d’intégrer dès maintenant des éléments de critique de la psychanalyse et de garder l’esprit ouvert sur des approches différentes. Contrairement à une idée répandue, un bon psychologue n’a pas forcément lu Freud.

    Autre idée reçue : on croit qu’il est indispensable d’avoir de solides bases en philosophie pour commencer l’étude de la psychologie. Théoriquement, c’est tout à fait juste, car la philosophie est par nature transdisciplinaire, c’est en elle que toutes les disciplines peuvent être resituées. Mais dans les faits, dans la pratique, c’est faux. L’étude de la psychologie est in facto  complètement dissociée de la philosophie, ce qui correspond à la tendance actuelle de l’enseignement à fragmenter à l’extrême le savoir et à supprimer les ponts entre disciplines. Si un enseignement philosophique est maintenu en cycle universitaire, c’est seulement sous la forme d’une épistémologie de la psychologie. Une sorte d’annexe présentant les théories cognitives en général.

    L’étudiant débutant croit aussi que le psychologue est quelqu’un qui se consacre à autrui par l’aide, ou le conseil, généralement en cabinet privé ou en établissement hospitalier. Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de la vérité. Une bonne partie de ceux qui se consacrent à la recherche en psychologie n’ont pas vocation à aider autrui. La psychologie ne se limite pas à la consultation. De plus, cet aspect est aussi largement pris en charge par la psychiatrie qui implique elle tout le cursus de médecine. La psychiatrie est une spécialité après la médecine.  

    Bref, il y a un fossé important entre la psychologie envisagée par le grand public, et la psychologie d’orientation scientifique enseignée en Université. Quelle serait la définition de la psychologie ayant cours dans l'enseignement ? Disons que le paradigme actuel définit la psychologie comme l’étude du fonctionnement des mécanismes mentaux qui sous-tendent les comportements humains. Cette psychologie revendique souvent le statut de science et elle entend produire avec une méthodologie scientifique, un savoir concernant l’objet qu’elle étudie, l’esprit humain. A cet égard, la psychanalyse freudienne (et ses dérivés  comme la psychologie analytique de C. G. Jung), n’est donc qu’une sous-discipline, dans un ensemble très complexe.

    2) Une fois ceci admis, le terrain est libre pour marquer des distinctions. Le plus simple, pour commencer, consiste à différencier les rubriques de la psychologie par leur domaine d’investigation, tel qu’il est identifié dans l’enseignement universitaire :

 - La psychologie générale, appelée aussi psychologie cognitive, désigne l’étude du domaine de la pensée, appelé techniquement « cognition ». Elle recoupe des champs aussi variés que la perception, l’intelligence, le langage, la mémoire, l'apprentissage, la motivation et la résolution de problèmes etc. Le modèle cognitif est dominant dans l’enseignement.

- La psychologie différentielle : prend pour objet d’étude les différences entre les individus : le concept de personnalité, les différences sexuelle, les différences entre groupes sociaux etc.

- La psychologie de l’enfant,  appelée aussi psychologie du développement étudie la genèse des structures mentales. Elle a été dominée par les travaux de Jean Piaget, auquel on adjoint un certain nombre d’auteurs ayant apporté leur contribution à l’étude du développement psychique du nouveau-né à la personne âgée.

- La psychologie sociale, étudie l’interaction entre individus, depuis l’intersubjectivité aux phénomènes de foules. Par exemple les schémas classiques du conformisme, de l’autorité, de l'obéissance, du désir de reconnaissance, des rapports conflictuels etc.

- La psychologie du travail est concernée par la tâche de recrutement, les tests en entreprise, la gestion d’une équipe, le règlement des conflits etc.

- La psychopathologie appelée aussi psychologie clinique, désigne l’étude des conduites humaines dans leur relation avec la santé mentale, du concept de normal, des dysfonctionnements psychiques et des méthodes de traitement.

- La psychophysiologie considère le psychisme de l’être humain en relation avec le fonctionnement du cerveau. Appelée aussi neuroscience du comportement. Il y a en France des facultés de psychologie orientées uniquement dans cette direction et qui demandent à l’étudiant un fort investissement en biologie et en mathématiques (fonctionnement du système nerveux, psychopharmacologie, neuropsychologie).

- La psychologie animale est liée à la catégorie précédente. Il est peut être étrange de placer dans cette liste une étude qui ne porte pas sur l’homme, mais il se trouve qu’historiquement, l’étude des comportements par les neuropsychophysiologues a joué un rôle important dans le développement d’une psychologie scientifique. Le comportement animal, (réflexe, perception, réaction), analysé dans le processus de stimulus/réponse est mesurable. Nous savons bien que là où est la mesure, il y a science. Il n’est donc pas étonnant que les développements de la psychologie animale aient été étendus à l’homme.

- La psychologie de l'éducation, ou psycho-pédagogie étude des pratiques éducatives, de la manière de les améliorer en milieu scolaire ou en centres éducatifs. (Discipline détestée cordialement par les enseignants débutants !).

- La psychologie de la santé : étude des comportements de santé, des conduites à risque, des risques dans les décisions de santé, de l'accompagnement de patients atteints de pathologies lourdes, soins palliatifs etc.

- La psychométrie désigne l’étude des tests d’évaluation psychologiques depuis le célèbre QI à d’autres comme le Rochschar.  

- La méthodologie psychologique, étude des méthodes scientifiques de recherches appliquées en psychologie.

     3) Notons que l’enseignement universitaire montre clairement l’absence d’unité de la psychologie. (notes)  Témoin le fait que les programmes d’une Université à l’autre varient considérablement.  En France il n’existe aucun programme commun à toutes les universités nationales, chaque Université étant libre de ses contenus. De plus, selon l’Université, on peut par exemple y trouver une orientation néo-freudienne ou au contraire une orientation scientifique bardée de statistiques, de méthodologie et de neuroscience. Même si on peut s’entendre sur le sens des têtes de chapitre précédentes, de fait, le contenu des cours est très hétéroclite. Dans une Université le contenu de la psychologie clinique peut se limiter à l’approche psychanalytique, dans une autre, elle ne sera jamais étudiée.

    Quelques mots pour finir sur les métiers rattachés à la psychologie. Un psychologue est quelqu’un qui a fait des études en psychologie et a obtenu des diplômes, en France le titre est protégé par la loi depuis 1985. Il existe ensuite des qualificatifs : psychologue clinicien, psychologue expérimentaliste, psychologue du travail etc. qui dépendent de la formation suivie et d’une spécialisation. Nous avons vu plus haut le statut très différent du psychiatre. Seuls ces deux formations psychologue et psychiatre sont protégées par la loi. Un psychanalyste est quelqu’un qui a fait une analyse (freudienne) avec un autre psychanalyste et s’est ensuite mis à son compte. Un psychothérapeute est quelqu’un qui ouvre un cabinet de conseil, reçoit des gens et pratique une démarche relationnelle parfois rattachée à un courant. Il y a un flou dans la mouvance psy et des dérives possibles. N’importe qui peut du jour au lendemain mettre sur sa porte une plaque et se déclarer psychothérapeute ou psychanalyste. Il y a concurrence directe et rivalité entre psychanalystes, psychothérapeutes et psychologues. Les formations proposées par les psychothérapeutes sont, du point de vue de l’université, considérées comme sans valeur et elles n’ont pas de statut légal reconnu. A l’inverse, les magazines de psychologie grand public ont plutôt tendance à plébisciter des psychothérapeutes ayant une démarche créative originale, mais décalée.

    Bref, ce n’est pas une raison parce que l’on a adoré un livre qui vous a ouvert un horizon intérieur, pour se précipiter dans des études de psychologie en croyant qu’elles seront dans le même esprit ! On vérifiera alors par soi-même le fossé dont nous parlions plus haut. Du point de vue de l’université, la rubrique « développement personnel » des librairies n’a rien à voir avec l’étude de la psychologie, elle est à ranger dans le même sac que l’ésotérisme, les sectes et le « New Age ».

B. Psychologie et philosophie

    Au début de ces leçons, nous avons commencé par définir la philosophie comme une réflexion sur toutes les formes de l’expérience humaine; parmi elles, nous avons désigné l’expérience intérieure de la conscience comme expérience psychologique. Nous avons ensuite utilisé le terme classique de psychologie rationnelle, pour indiquer l’aspect de la philosophie qui se consacre à l’analyse de l’expérience du sujet. Nous avons même employé le terme de phénoménologie pour être plus précis s'agissant du vécu conscient. Nous disions que l’investigation philosophique de l’esprit, s’attache à la clarification de la conscience et à la compréhension de l’esprit humain. Dans la définition grecque, de même que les mathématiques, la logique, la physique etc. la psychologie est partie intégrante de la philosophie, mais comme les autres disciplines, elle a été l’objet de l’explosion dans la fragmentation du savoir. Il est essentiel désormais de cerner le lien entre philosophie et psychologie.

    1) Revenons sur le terme de psychologie. En grec, yuch désigne l’âme, on pourrait donc dire littéralement : « logique de l’âme ». Une telle formulation ne signifie rien dans notre contexte actuel. Il faut donc développer. « Connaissance du psychisme » serait meilleur, mais il y a en encore ambiguïté sur le sens à donner aux mots « connaissance » et « psychisme ». Nous avons, dès le début des leçons, marqué une distinction entre connaître et savoir, disant que le savoir avait plutôt un caractère objectif, tandis que la connaissance était plus subjective, au sens où connaître, c’est intégrer à soi-même ce que l’on sait, de sorte que la connaissance modifie en profondeur celui qui connaît, tandis que le savoir est  une information détachée de soi. Le terme « psychisme » est obscur car il recoupe communément à la fois l’esprit, dans ses principales fonctions : perception, imagination, conception, mémoire, intelligence, langage etc. et la dimension psychique de l’âme ce qui implique l’intériorité pure, soi-même, souvent rattaché à l’aspect voilé, sous-jacent, du sujet.

    Si nous mettons ces éléments ensemble, nous pouvons dire que la psychologie scientifique est effectivement un savoir qui tente d’expliquer les opérations de l’esprit et non une « connaissance de l’âme ». Afin de se constituer comme un savoir objectif, la psychologie doit nécessairement évacuer le subjectif présent dans les phénomènes mentaux, de manière à ne retenir que ce qui est observable et mesurable. C’est exactement le projet du comportementalisme, du béhaviourisme qui est le modèle d’une psychologie scientifique. Or le paradoxe, c’est qu’en éliminant le subjectif, on élimine le psychologique proprement dit ! Georges Canguilhem disait « s’il y a science, il n’y aura pas de psychologie, puisque la subjectivité caractéristique du psychique proprement dit doit être … comme telle éliminée. Dans son essence même la vie est subjective, comme est subjectif tout vécu du sujet. De là suit que ---------------conformément au paradigme actuel, toute psychologie scientifique, fait l’impasse sur le psychologue lui-même. Le psychologue ne peut chercher à se connaître puisque la connaissance immédiate de la conscience dont il faudrait partir n’est pas scientifique. La psychologie scientifique est donc une connaissance sans âme, dans les divers sens de cette expression, ce qui est bien sûr une contradiction dans les termes : une psychologie sans âme, c’est un oxymore.

    La position stricte du béhaviourisme est intenable. Elle a bien sûr suscité  de vives réactions et des oppositions à l’intérieur de la psychologie elle-même, car il est absurde de tenter d’éliminer la conscience qui est précisément la condition de toute expérience psychologique. La relation stimulus-réponse, fiable pour étudier le comportement animal, comme entrées/sorties d’une « boîte noire »  de l’esprit, se révèle justement incapable d’ouvrir « la boîte noire », ce à quoi la psychologie cognitive s’est au contraire employé. Piaget, par exemple, s’oppose au béhaviourisme en  montrant la genèse des fonctions cognitives.

    2) D’autre part, Canguilhem soulignait aussi  qu’il y avait des raisons éthiques fortes pour se méfier du comportementalisme. Les modèles béhavioristes de Pavlov et Watson, assimilent la pensée et l’intelligence à un simple réflexe, ce qui nous conduit droit, depuis le conditionnement du vivant, vers l’idée de l’homme-machine. Notons qu’en parallèle du développement du béhaviorisme, on a aussi vu l’évolution du monde du travail avec le taylorisme vers l’homme-machine. Dans les deux cas, ce qui se profile c’est une idée d’asservissement. L’apparition du comportementalisme en psychologie est historiquement liée aux politiques du contrôle social. Pour Canguilhem, le comportementalisme porte en lui une entreprise de dressage qui poursuit le projet d’une rééducation de l’homme au nom de l’adaptation. Comme le rat dans le labyrinthe. D’où son appareillage de tests, d’expertises et d’évaluations pour toujours mieux traquer le trouble  de comportement. D’où la saillie ironique de Canguilhem : « quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si on va en descendant on se dirige sûrement vers la préfecture de Police» !

    L’objet d’étude de la psychologie demeure un débat qui n’est pas tranché, selon les auteurs et les courants, il varie sans qu’il soit possible de décider en faveur d’une théorie unitaire faisant l’objet d’un consensus. La rupture avec la philosophie n'a rien arrangé. Or si l’orientation du béhaviourisme mène à une impasse, il faut nécessairement prendre en compte le vécu conscient du sujet et sa donation de sens ; alors, la psychologie doit nécessairement être phénoménologique, elle doit partir du vécu conscient du sujet et le décrire. Ce qui nous reconduit à une approche philosophique de l’esprit dont elle ne peut pas vraiment être distinguée. D'autre part, la connaissance de l’esprit doit permettre de travailler à la libération du sujet et non à son conditionnement. Le problème est d’autant plus aigu que l’on a adressé le même reproche à la psychanalyse freudienne accusée elle aussi de produire dans sa démarche une forme de dépendance et un conditionnement du sujet. De l’aveu de tous les observateurs attentifs, (note) l’enseignement de la psychologie est en crise et la raison majeure en est la perte de toute vision globale de l’esprit, perte qui s’est consommée quand on a oublié la complémentarité naturelle de la psychologie et de la philosophie. Pour le dire autrement, si la psychothérapie est conçue comme une adaptation,  une entreprise de normalisation de l’individu, alors la psychologie s’éloigne de la philosophie. Inversement, si le but d’une psychothérapie est de développer une plus haute conscience de soi, de rendre le sujet à lui-même, alors la psychologie rejoint la philosophie.

    « La psychologie croit à l’existence de l’ego et sa tâche est de rendre l’ego plus confortable, plus fort ou plus intégré » dit Jean Klein. (texte) Alfred Adler, étudiant les complexes, estime que la démarche thérapeutique conduit à renforcer la volonté de puissance du moi souffrant d’une image de soi négative. Inversement, dans quelques cas plus rares, chez l’individu orienté vers une surestimation de soi mégalomane, il s’agit de réduire la volonté de puissance, en rendant l’ego plus confortable. Il existe toute une littérature psychologique autour de ce thème du renforcement de la « confiance en soi » dans laquelle il s’agit encore et encore de renforcer l’ego. Suivre une psychanalyse à la manière de Freud revient à nourrir l’ego avec son passé, en fouillant dans l’inconscient. Alimenter l’ego par l’analyse avec son histoire personnelle ne fait que renforcer la tendance qu’il possède déjà à vouloir se donner substance dans les histoires qu’il se raconte. (texte) De la même manière, l’introspection, au sens habituel que l’on rencontre dans le Journal intime tourne autour du moi, (texte) autant pour la gloriole que pour l’auto-condamnation.

    Mais si la libération véritable du sujet ce n’était pas cela ? Et si la véritable connaissance de soi c’était la compréhension de l’ego lui-même ? Et si la lucidité à l’égard des processus égocentriques conduisait non pas au renforcement de l’ego, mais inversement à sa réduction ? (texte) Serions-nous alors toujours dans une « psychologie » ? Ne faudrait-il pas appeler cette démarche spirituelle au sens radical du terme ? Au point focal où psychologie et philosophie viennent se rejoindre.

C. L’exploration de l’esprit

Émile Jalley, qui a produit un état des lieux très détaillé de la situation de la psychologie en Université, fait remarquer ceci : « Il existe aujourd’hui un contraste entre la vitalité expansive de la psychologie en dehors de l’université et sa situation critique à l’intérieur de l’université ». Il se pourrait bien que le conservatisme universitaire ait manqué le coche, ait manqué la possibilité de son propre renouvellement en n’accordant aucune attention à la vitalité de la psychologie en dehors de ses murs. Il existe une littérature pour l’instant dans la marge (du moins dans l’université française) qui mérite d’être explorée et qui offre des perspectives tout à fait remarquables.

1) La première œuvre à découvrir, est nous semble-t-il, celle de Krishnamurti, notamment dans les Commentaires sur la Vie et L’Esprit et la Pensée. C’est inclassable. Tout à la fois de la philosophie, dans le prolongement du dernier Heidegger et une approche psychologique radicale, très phénoménologique dans sa méthode. Quelque part entre Socrate et Plotin et en même temps extrêmement contemporain.

L’esprit et la pensée ne sont qu’une seule et même entité, si nous voulons comprendre l’esprit, il nous faut comprendre la pensée là même où elle se développe, dans notre activité mentale. Et c’est là qu’apparaît un paradoxe. Pour comprendre le fonctionnement de la pensée, il faut pouvoir l’observer (texte) et pour cela en être dégagé et témoin. Dans la conscience habituelle, dans l’attitude naturelle dirait Husserl, nous sommes par identification comme projeté dedans et emporté dans son cours. Ce peut être de manière inconsciente, comme dans les macérations continuelles que nous entretenons au fil de la journée, ou de manière consciente, quand nous pratiquons une forme d’analyse. L’intelligence qui permet de comprendre la pensée et le fonctionnement de l’esprit se situe dans la vision globale et non dans l’analyse. « Qu’est-ce que penser ? Lorsqu’on dit « je pense », que veut-on dire au juste ? » D’ordinaire, cela veut dire tricoter toutes sortes de constructions mentales dans notre esprit, mais ici la question est plus radicale : « Quand sommes-nous conscients de ce processus de la pensée ? »  La réponse évidente, c’est qu’une telle prise de conscience ne peut surgir que lorsque nous sommes confrontés à un problème, à un défi, à une question. Quand surgit l’urgence et le sérieux (texte) d’une passion sans motif. (texte)

Il s’agit d’observer nos propres processus mentaux un peu comme un biologie observerait un papillon. Ce que nous verrons alors, c’est que notre pensée fonctionne la plupart du temps de manière réactive, répliquant de manière automatique le contenu de sa mémoire. ---------------(texte) D’ordinaire, quand nous posons une question sans avoir l’intensité de sérieux qui est nécessaire, nous ne restons pas avec la question. Nous ne laissons pas la question se dévoiler elle-même et le processus de la pensée n’est pas créatif, il ne participe pas d’une découverte sur le vif. Nous ne faisons alors que répéter du connu et l’alignant dans des mots, c’est-à-dire que nous répétons d’une certaine manière notre conditionnement personnel. « Si je vous pose une question, vous y répondez en fonction de votre mémoire, de vos préjugés, de votre éducation, du climat et l’environnement dans lequel vous avez baigné et qui participent de votre conditionnement ». Nous répondons en chrétien, communiste, hindou, etc. Il y a alors un « moi » à l’œuvre, un moi avec sa définition qui est le noyau à l’arrière-plan de la pensée. « Le noyau de cet arrière-plan est le moi agissant ». Le moi n’est rien d’autre qu’un complexe de pensées alimentées par la mémoire, c’est-à-dire le connu. La pensée asservie à l’ego se meut dans des limites très étroites, elle est incapable de saisir un problème de manière globale. La pensée qui opère par réflexion fait partie de ce même processus. « La pensée ne peut avoir qu’une vision partielle, or une réponse partielle ne résout par pleinement le problème ». « Plus on réfléchit à un problème, plus on l’examine, plus on l’analyse, plus on en débat – plus il se complique ». L’intellect a tendance à fragmenter à l’infini. Il n’a jamais l’ampleur de vision de l’intelligence. (texte) Dans quelles circonstances est-il possible de mettre en œuvre l’intelligence ? La réponse est très claire : « cela ne peut évidemment se faire que lorsque ce processus de la pensée – qui a sa source dans le moi, dans l’ego, dans cet arrière-plan de traditions, de conditionnement, de préjugés, d’espoirs, de désespoir – a cessé d’exister ». Alors se produit l’éveil de l’intelligence.

Comment donc ? Non pas en analysant, mais «  en voyant les choses telles qu’elle sont, en en prenant conscience en tant que fait, et non en tant que théorie – sans faire de la dissolution de l’ego un but en soi, mais en voyant d’un regard lucide les agissements de ce « moi » perpétuellement en action. Pouvons-nous le regarder sans le moindre geste susceptible de le détruire ou de l’encourager ? »  Il existe une forme de connaissance qui éveille réellement l’intelligence, et qui réside dans le voir direct de ce qui est (texte) et tout particulièrement dans le voir dirigé sur l’ego. En effet, mise au service de l’ego et de ses intérêts propres, la pensée reste très confinée et compulsive. Il existe une intelligence impersonnelle au-dessus de la pensée habituelle qui, quand elle entre en action, provoque ce que Krisnamurti appelle insight, la vision pénétrante. C’est la raison pour laquelle nous parlons de regard intelligent, et pour laquelle aussi, il y a parfois chez certaines personnes cette aptitude à observer, à relier très rapidement. C’est aussi la raison pour laquelle un bon psychologue doit être un très bon observateur. Le travail d’investigation chez Krishnamurti fait un appel constant à cette aptitude de la part de ses auditeurs. Il répète constamment qu’il ne s’agit pas de le croire sur parole, de transformer ce qui est dit en théorie, mais d’observer par soi-même.

De la suit que la compréhension directe de l’esprit nécessite de mettre entre parenthèses les autorités et les théories et de revenir aux processus de la pensée.  Or nous pouvons remarquer que la pensée est intimement liée au temps, (texte) dans son contenu, elle est liée au passé, dans son mouvement elle tend constamment à se projeter dans le futur. Elle est incapable de demeurer dans le présent, dans l’inédit de chaque instant. « La pensée n’est jamais neuve ; la relation, elle, est toujours inédite ; or c’est en s’appuyant sur le passé que la pensée aborde la relation, qui est l’expression même de la vie, du réel, du neuf ». « L’activité de la pensée est donc l’écho de cet arrière-plan du passé, des expériences accumulées au fil du temps ; c’est la réponse émanent de la mémoire  différents niveaux – celui de la personne et de la collectivité, celui de l’individu et de l’espèce, celui du conscient et de l’inconscient. Le processus de la pensée englobe tout cela. Notre pensée ne peut donc jamais être inédite ». L’invitation express est donc de sonder les limites de la pensée. Tant que nous n’aurons pas cerné ces limites, aucune transformation de la conscience ne sera possible. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, certains auteurs ont compris les limites de la représentation, tels que Kant et Schopenhauer, mais leur position restait excessivement sur un plan théorique. Ici la mise en cause est radicale et frappe – c’est le plus troublant – l’instrument de la pensée, le mental et le sujet pensant, l’ego. « Tant que l’expérience est vécue par le « je » - qui est l’entité formée de tous ces souvenirs – la découverte de l’inédit est absolument impossible ». Or précisément la Vie est l’inédit et l’inconnu. L’étreinte de la Vie dans le moment présent et la brèche de l’inédit ne sont possibles que dans l’ouverture de la présence dans laquelle la pensée a pris fin. La Révolution du Silence nous met sur le seuil de l’inconnu. Se tenir dans l’Ouverture et l’Accueil disait le dernier Heidegger.

Le dévoilement des limites de la pensée ne veut pas dire qu’elle perde toute valeur, mais implique qu’elle soit remise à sa place. « La pensée est nécessaire, elle doit fonctionner de manière logique, saine, objective et non sur des bases émotionnelles ou personnelles ». La pensée ne retrouve sa place juste que lorsqu’elle n’est plus au service de l’ego et qu’elle se déploie sur un fond impersonnel. Inversement, mise au service de l’ego elle est un instrument redoutable de division : moi/non-moi, moi/les autres, etc. tout ce processus de division qui donne naissance aux antagonismes, aux conflits et à la violence.

C’est une perspective radicalement nouvelle et dont la portée thérapeutique est indéniable, car la mise en lumière de l’ego ne laisse aucun échappatoire. Elle fait apparaître qu’il n’existe pas d’ego « fort et intégré », pas « d’ego confortable », que l’intégrité véritable, la force et la confiance ne se trouvent que dans la pleine conscience, en l’absence du moi.

2) Il y a une psychologie et une philosophie avant Krishnamurti, il y a une psychologie et une philosophie après Krishnamurti, mais qui ne peut plus être les mêmes. Quiconque l’a lu un temps soi peu attentivement est déniaisé de bien des mirages tant du côté de la philosophie comme de la psychologie et comprend qu’un renouvellement complet est nécessaire.  

Krishnamurti fait partie de ces personnalités rares qui sont des éveilleurs, qui ne s’embarrassent pas de système, de réponses toutes faites et d’explications, mais s’occupent exclusivement de sortir l’auditeur de la torpeur. L’important n’est pas de donner les détails savant de ce qui se trouve dans la pièce, pour voir à notre place ce que nous ne voyons pas, mais d’allumer la lumière pour que nous puissions voir par nous-mêmes. C’est le côté socratique de son enseignement. Ce qui veut dire qu’il laisse bien des réponses dans l’implicite, laissant le soin à chacun de faire l’itinéraire de la question par lui-même. S’il y a bien quelque chose que l’on apprend en le lisant, c’est à laisser tomber le plus possible les connaissances de seconde main, le ouï-dire et l’érudition sans aucun lien avec l’intuition.

Reste que le paradoxe d’une vision intuitive de la nature de la pensée qui ne passe pas par la pensée nous interroge. Il repose la question classique du sujet pur (texte). Mais il est quasiment impossible d’évoquer la position de témoin de l’intelligence, (texte) le Je véritable, sans tomber dans une forme de réification égocentrique. Toute expression, étant vouée à la communication passe par la pensée et le langage. Plus que dans toute autre philosophie nous devons ici être extrêmement prudent pour ne jamais confondre le mot avec ce qu’il désigne. Le mot n’est qu’un tremplin, dans ces régions limites, (texte) il a la résonance d’une musique, ou encore, comme le dit Jean Klein, il faut plutôt le voir comme un parfum de la présence et ne pas intellectualiser. La connaissance de l’esprit est subtile, les mots, pris au pied de la lettre taillent grossièrement et à outrance. (texte) Cependant, dans ce processus, quand on voit clairement les mécanismes de la pensée, il y a une énergie libérée qui jaillit et qui dispense sa clarté. « Cela demande une certain maturité, mais une enquête faite avec le plus profond intérêt vous amène à cette maturité. Elle se manifeste lorsque vous interrogez la vie et que vous vivez avec la question sans interprétation ni conclusion. A un moment donné, la question se dissout dans la réponse d’où elle provient. Dans la question se trouve le pressentiment de la réponse ».

Jean Klein revient souvent sur l’ouverture, en citant d’ailleurs Heidegger. Il y a des moments où dans le lâcher-prise, nous pouvons sentir une expansion de conscience. La conscience pure est là sous-jacente, Jean Klein la désigne dans la tranquillité, comme Eckhart Tolle parle lui de quiétude. « Notre nature réelle est tranquillité au-delà de toutes les complémentarités.

Elle est présence sans devenir. Dans l’absence de devenir, il y a plénitude et tranquillité absolue (texte). Cette tranquillité est le terrain de base de toute activité. L’activité de penser, comme toute activité, est fondée sur cette totalité. La tranquillité est le continuum dans lequel la pensée apparaît et disparaît ». Dans la conscience ordinaire, la tranquillité est voilée par l’identification à l’activité de la pensée, étourdie par le jeu de la mémoire. Nous retrouvons ici les formules précédentes : « Ce que nous appelons généralement « pensée » est un processus de la mémoire. C’est une projection construite sur le déjà connu ». De même, « la notion d’être quelqu’un conditionne tout autre pensée parce que la personne ne peut exister que dans la répétition d’une représentation, la confirmation du déjà connu ».

Jean Klein est plus explicite sur la question de ce que devient la pensée une fois libérée du moi. Alors dit-il « il n’y a pas de but, de motif, d’anticipation, d’intention, de volonté, ou de désir de conclure, etc. Il n’y a pas d’interférence psychologique, pas de référence à un centre. La pensée libérée de cette mémoire surgit du moment lui-même, elle est toujours nouvelle, toujours originale. Ici la pensée ne produit pas la situation mais la situation produit la pensée apporte sa propre conclusion ». « La pensée libérée de la mémoire est vraiment créative. Chaque pensée est une explosion que se manifeste et une implosion qui se résorbe dans le silence ». « La pensée créative ne commence jamais avec le déjà connu, avec une représentation. Elle naît et meurt dans l’ouverture et utilise la mémoire fonctionnelle pour s’exprimer »… « Lorsque la présence demeure dans la pensée le nom n’est pas dissocié de la forme comme il l’est dans la pensée mécanique qui est conceptuelle et abstraite. La pensée créative est une jubilation de l’être ». (texte) Et, ce qui intéressera en particulier les philosophes qui ont lu Michel Henry et étudié la phénoménologie, Jean Klein précise que ce changement fait que la pensée passe de sa fonction intentionnelle ordinaire, vers son expression créative au-delà de l’intentionnalité.

Ce bref aperçu est suffisant pour montrer à quelle point l’orientation descriptive donnée à la philosophie par Husserl était juste et quel prolongement elle peut recevoir comme phénoménologie spirituelle. Nous voyons qu’il existe une forme de psychologie qui aborde la pensée, l’esprit, la conscience, complètement en dehors des généralités de la psychologie différentielle et dans un langage qui parle autant à la phénoménologie qu’à la psychologie. Très peu de personnes se sont rendu compte de ce qui s’est produit dans la Pensée lors du XXème siècle. Il s’est produit une prodigieuse fécondation entre l’orient et l’occident et ce qui est remarquable, c’est que les questions laissées en suspend par des philosophes tels que Heidegger et Michel Henry ont trouvé un prolongement, que malheureusement l’Université n’a pas su reconnaître. Quelque chose de semblable s’est produit en psychologie, mais là aussi, la clôture demeure.

*   *
*

    Nous avons commencé par des avertissements à l’adresse de futurs étudiants en psychologie. Les statistiques montrent que la psychologie fait le plein en première année de faculté, mais que dans les années suivantes, plus des deux tiers des effectifs disparaissent. On ne devrait pas se diriger vers des études de psychologie par défaut, sur de vagues réminiscence de terminale ou pour tenter de résoudre des problèmes personnels. On ne trouvera pas ce que l’on y cherche. De même, il y aurait erreur à croire que l’on y trouvera une discipline ayant une unité et une cohérence semblable à celle de la physique. La scientificité de la psychologie est très problématique. Elle ne donne guère de résultats sous la forme de lois précises et quand elle le fait, c’est nécessairement en ignorant ce qui constitue le cœur de la psyché. Karl Popper n’a aucun mal a soutenir que les théories psychologiques ne sont pas falsifiables.

    Cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas une grande importance et que la compréhension de l’esprit doive rester en friche, bien au contraire. Aurobindo disait dans les années 40 que la psychologie occidentale était encore dans l’enfance. C’est encore largement justifié 70 ans plus tard, mais il y a cependant eu des avancées significatives et un renouvellement formidable, mais j’ai le regret de dire en dehors de l’Université. La psychologie la plus vivante est celle qui est entrée délibérément dans une perspective spirituelle et qui a par là rejoint la philosophie dans sa quête.

*   *
*

 

Vos commentaires

Questions:

1.   Une philosophie sans psychologie aurait-elle plus de sens qu'une psychologie sans philosophie?

2.  Pourquoi les théories psychologiques ne sont-elle pas falsifiables?

3.  Comment expliquer le succès de la psychologie dans les médias?

4.  Comment faudrait-il reformuler notre idée de la science pour que la psychologie en devienne une?

5. Est-il seulement sensé d'imaginer une psychologie sans spiritualité?

6. Qu'est-ce qui justifierait l'idée selon laquelle la psychologie commune est centrée sur l'ego?

7.  Qu'est-ce que l'approche neurologique peut nous apprendre sur l'esprit?

 

       © Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
Accueil. Télécharger, Index thématique. Notion. Leçon suivante.


Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..