Leçon 210.  Violence et sexualité      

    Selon le rapport Pinheiro de 2006 de l’ONU, dans les 21 pays les plus développés de la planète, de 7 à 36% des femmes ont été victimes de violences sexuelles durant l’enfance. En 2007, la moitié des violeurs d’enfants et d’adolescents étaient aussi mineurs, tandis qu’en 2005, le taux était de 25%. Des statistiques sur la corrélation entre l’hypersexualisation de notre société et la violence, il y en a pléthore et les membres du corps médical les connaissent.

    Problème : nous ne voulons pas voir en face les conséquences de ce que, dans Les Particules élémentaires, Houellebecq nomme la « consommation libidinale de masse ». Nous vivons une époque où les tabous sur la sexualité se sont inversés. Freud n’avait eu aucune difficulté à montrer à quel point le puritanisme produisait de la frustration sexuelle. Ses épigones comme Reich ont ensuite célébré en grande pompe la « révolution sexuelle ». Nous avons très bien retenu la leçon. Trop bien. Nous avons depuis les années 60 furieusement basculé du puritanisme vers le laxisme (texte) généralisé. Si l’ère victorienne fournissait à la psychanalyse ses clients et ses dévots, c’était sur fond d’une opinion acquise à une morale encadrant sévèrement la sexualité. Aujourd’hui on peut dire que de manière implicite, l’opinion est convertie au libertinage, qui était autrefois la subversion de la morale puritaine. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’inflation de la sexualité sur Internet, dans la publicité, les magazines, les programmes de télévision et au cinéma.

    Comme Marcuse l’a bien compris, les thèmes freudiens de la répression sexuelle sont devenus obsolètes, l’homme postmoderne doit désormais apprendre à vivre dans un mode sans règle, un monde régi par les fantasmes sexuels où tout paraît possible. C’est Le Nouveau Désordre amoureux. Comme le titre Bruckner et Finkielkraut. Paradoxalement, ce qui est devenu tabou aujourd’hui, c’est de mettre en cause le laxisme ambiant en matière de sexualité. Mais en quoi la sexualité peut-elle générer de la violence ?

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A. Liberté gagnée, génération perdue

    Nous avons ébauché auparavant une exposition du changement des mentalités depuis l’après-guerre sur laquelle nous devons maintenant revenir. Que trouvons-nous aux origines de la révolution sexuelle lancée par Freud ? Nous avons vu que le puritanisme hérité du XIX ème se prêtait à merveille aux investigations de la psychanalyse. Sans ce terreau, elle n’aurait tout simplement pas existé. Nous savons que Freud  a commencé par des études par l’hystérie, maladie exclusivement féminine que dans l’antiquité les Grecs et les Égyptiens mettaient sur le compte de l’utérus de la femme. Auprès de Charcot, Freud retiendra qu’elle se traduit par des dérèglements sexuels, notamment dans des contrastes entre une vie sexuelle débordante et excessive, et une vie sexuelle cachée, pauvre et infantile. Dès le début, la grande découverte de Freud, la théorie du refoulement, était liée à la sexualité. S’il y a bien une constante dans l’œuvre de Freud, c’est son pansexualisme.

    1) Ce qui est très frappant dans l’atmosphère intellectuelle des années 60, c’est de voir à quel point le freudisme a été populaire. Il a littéralement investi et phagocyté toutes les dimensions de la culture. Pour être plus précis, en 1968 le sens critique devait passer sous le rouleau compresseur à la fois du freudisme, mais aussi du marxisme. Ces deux doctrines offraient un verni de culture à n’importe qui. Elles permettaient de tout expliquer, de tout critiquer, tant et si bien… qu’elles étaient justement au-dessus de toutes les critiques. On avait d’un côté le « tout est politique » et de l’autre le « tout est sexuel » (texte) et cela suffisait pour se fabriquer une « philosophie » ! En réalité, le freudisme et le marxisme ont fourni des justifications insurrectionnelles à une jeunesse en révolte. Le marxisme apportait sa vision de l’aliénation de la condition ouvrière et appelait à la révolution dans la lutte des classes. Il y avait son ennemi désigné, le capital. Le freudisme donnait un exposé de l’aliénation psychologique dans une théorie de la névrose liée à la sexualité. Il y avait son ennemi désigné, la morale répressive, on ne pouvait qu’en déduire que pour être heureux, l’homme devait « libérer » sa sexualité de son carcan moral. Ce qui nous donne les slogans 68, « jouissons sans entrave !» « Faisons table rase du puritanisme ! » « Jouir sans temps morts » etc.  

    Le freudisme, comme le marxisme, est rapidement devenu une idéologie  à la mode. Le marxisme se répandait dans l’enseignement de l’histoire-géographie, en lettres, etc. il a été un temps un credo dogmatique de l’enseignement, un prêt-à-penser. Le freudisme finissait de même était tellement dans l'air du temps, qu'il finissait par constituer le contenu dogmatique quasiment exclusif de certains cours de philosophie. Incroyable image, (mais véridique) de cette enseignante en philosophie de l’époque, en tenue excentrique, pipe à la bouche, toisant le premier rang de sa classe, pour dire à une jeune fille terrorisée : « toi… tu baises pas assez » !

    Le dérapage depuis le domaine purement scientifique, vers une idéologie absorbée par le sens commun et produisant un nouveau conformisme est flagrant. Depuis les années 60, la littérature, le cinéma, les émissions de l’audio-visuel, la presse à grand tirage ont constamment recyclé du freudisme. Le résultat est qu’aujourd’hui, tout le monde ou presque sait ce que veut dire « refoulement », « complexe d’Œdipe», « surmoi », « pulsion de mort », « pulsion de vie » etc. Les ambitions littéraires de Freud ont été comblées, il a imprégné toute la culture occidentale au-delà de ses espérances.

    ---------------Or, dans le même temps, dans les Universités des pays anglo-saxons, aux Pays-Bas, la psychanalyse en entrée dans un rapide déclin. Déjà en 1987, sur 1000 articles de psychologie produits par la recherche, il n’y en avait que 16 d’obédience psychanalytique. La psychologie scientifique ne mentionne plus aujourd’hui la psychanalyse que pour son intérêt historique. Mais cela ne gène en rien sa diffusion dans l’opinion qui continue d’être massive, même si sa pertinence scientifique et sa valeur thérapeutique sont très discutables.

    Pourquoi ? Parce que la révolution sexuelle est passée par là et que de ce côté, la leçon a été retenue. Très bien. Trop bien même. Il faut dire qu’entre l’introduction de la pilule et l’apparition plus tard du SIDA, toute une génération a eu droit à une période décomplexée où tout semblait permis. Souvenons-nous qu’en France, au printemps 1968, tout a commencé à Nanterre par une révolte contre l’interdiction faite aux garçons d'accéder aux dortoirs des filles ! La libération sexuelle exigeait que cessent les interdits qui font obstacle à la jouissance. « Il est interdit d’interdire » ! La formule est  contradictoire, mais la suggestion qu’elle contient a parfaitement fonctionné : la morale comme système d’interdits portant sur la sexualité devait être rejetée ; mais attention, ce n’était pas un conseil, mais une obligation impérative ! Donc au final, en matière de sexualité, tout est permis et on devra désormais se sentir coupable de ne pas céder aux pulsions sexuelles. Comme dit Pascal Bruckner, c’est le régime imposé, priorité absolue au plaisir et orgasme obligatoire. Sinon la condamnation tombe : « t’es coincée », « t’es pas libérée » avec la honte de ne pas être normale. Époque farfelue qui culmine dans les communautés éphémères de barbus christiques passablement défoncés où l’on devait obligatoirement changer de partenaire toutes les nuits. Cela s’appelait « l’amour libre » mais de fait le nom véritable serait plutôt « échangisme » sous couvert d’adhésion au dogme de la libération sexuelle. Avec en amont une pensée du soupçon comme celle de Freud, on avait par avance tous les moyens de faire l’inquisition des hérétiques qui auraient refusé de donner leur corps. Trivialement : « C’est quoi ton problème ? T’as été élevée chez les bonnes sœurs ? T’as pas réglé ton Œdipe avec ton père ? Ta mère t’a surprise en train de te masturber quand t’était petite ? T’est frigide ? »

    2) « Le projet d’une révolution sexuelle, centrée sur la communauté génitale, n’est peut être qu’un moyen de renforcer la domination masculine en accélérant l’échange des femmes. Ce n’est pas la libération de la femme que l’on vise ainsi mais la libération totale aux hommes, de son échangeabilité ». Une rhétorique habile, emballée dans les propos prétendument sérieux de la science ultime appelée sexologie, a permis de voiler cette réalité en la présentant comme une « révolution ». Soyons honnête. La question mérite d’être posée en toute franchise : on aura beau politiser les perversions, en faire des idées, des slogans, existe-t-il un privilège « révolutionnaire » de la sexualité ? Et si la libération sexuelle prônée par Reich n’avait fait que donner un nouveau visage à un très vieil assujettissement ? Et si elle n’avait fait qu’inciter les masses à céder, dans une douce inconscience, à la fascination de la pulsion ? Rien de très nouveau sur le fond, rien de révolutionnaire, les pulsions font partie de notre humanité, elles font partie de notre conditionnement biologique. Ce qui est révolutionnaire, c’est la manière dont une culture parvient à civiliser les individus, de sorte qu’ils ne soient pas des animaux en rut cherchant femelle pour se soulager. Toute culture digne de ce nom prend en compte le vital en l’homme, mais lui permet aussi de le dépasser, d’éveiller en lui conscience, intelligence et sensibilité. La libération sexuelle, sur selon les étapes de l’éducation de Platon, reviendrait à ne même pas encore avoir franchi le premier degré, la maîtrise du corps, pour régresser le plus possible dans le vital.

    En 1963, Herbert Marcuse publiait Éros et Civilisation. Il entendait dénoncer le "noyau irréductible de conformisme " que contient le freudisme. A lire de près les écrits de Freud, on voit bien qu’il n’y a rien de particulièrement révolutionnaire dans sa position. Ce n’est pas le genre. Freud reste un bon bourgeois.

Reich, le théoricien de la « révolution sexuelle » a dû prendre ses distances avec Freud. On lui doit, ainsi qu’à tous ses suivants, une fantastique propagande visant à faire entrer dans nos esprits l’idée que «tout est sexuel ». Et il faut dire qu’elle a été efficace. Message reçu cinq sur cinq. Ce n’était pas difficile. Il suffit de regarder dans son slip et de fantasmer sur n’importe quoi et n’importe qui pour comprendre. Et puis, « tout est sexuel », c’est aussi l’utilisation d’un procédé facile de théories qui, sorties de leur contexte nécessairement limité, se veulent totalisantes et deviennent ipso facto totalitaires. On a vu la même chanson avec le marxisme et son « tout est politique », via la prétendue science ultime que serait l’économie. Le plus drôle dans les années 70, c’est la conjugaison des deux : « Le refoulement sexuel est avec la religion le principal écran idéologique qui empêche les masses de prendre conscience de leur exploitation et de leur oppression » ! Comme si le prolétaire de la classe ouvrière ne faisait pas l’amour ou ne savait pas le faire ! Il doit aller l’apprendre auprès des sexologues ? Cela s’appelle prendre les gens pour des imbéciles. Pour le coup, on est parfaitement en droit de voir dans toute ces constructions mentales autour de la « libération sexuelle », une sorte de… masturbation intellectuelle ! Elle serait sans grande conséquence si par ailleurs elle ne passait de la position dogmatique et répressive de la morale, à une autre qui n’est pas moins contraignante, mais au contraire l’est davantage, quoique de manière plus maligne. (texte) Le freudisme et ensuite l’idéologie de la libération sexuelle ont été d’un dogmatisme effarant. L’Inquisition interdisait toute critique et toute contestation du Dogme, mais s’il y a bien une idéologie qui a interdit toute critique et toute contestation lors de son règne, c’était bien celle du freudisme. Critiquer le freudisme c’était se voir pris à parti avec le paralogisme de l’attaque envers la personne, comme un mal-baisé qui devait forcément avoir raté son Oedipe ! La libération sexuelle s’est accompagnée d’un terrorisme intellectuel. Pour citer encore Le Nouveau Désordre amoureux, « rien de plus censurant… que des expressions comme : « Tout est sexuel », manière sournoise de dire que cela revient toujours au même, … qu’un implacable destin génital nous dicte nos gestes de la naissance à la mort, bastion omniprésent à partir duquel psychanalystes, psychiatres, sexologues vont bâtir leur rengaine sur l’Ordre, le Phallus, la Castration, l’Orgasme ». Alors, prétendre que la libération sexuelle rimait avec liberté de conscience des masses contre le Capital… n’était qu’une ânerie monumentale. C’était plutôt une façon de diminuer leur seuil de conscience et de les soumettre à la sa logique. Et on peut aller plus loin : la meilleure manière pour le Capital d’étourdir les masses, d’empêcher toute prise de conscience, était de les enfermer dans le fantasme du libertinage intégral désormais disponible. « C’est pour parer au péril d’une prise de conscience que la vigilance du Capital s’applique à soûler les fantasmes, à les gorger de vagins et de voitures américaines, de sexe et de fric, des deux ingrédients du nouvel opium populaire. »

    Ce dont nous avons un peu de mal à percevoir la portée, c’est l’effet déstructurant sur la conscience de pareille idéologie. Quand  « la ligne de partage ne passe plus entre le permis et le défendu … mais entre la norme et ses écarts », il n’y a plus aucun repère identifiable. L’intelligence se perd et l’esprit devient confus. Quand, en plus, la sexualité est utilisée comme moyen de manipulation dans le marketing et que tous les moyens de compréhension font défaut, ce qui demeure c’est seulement le sexe comme outil de pouvoir. Il faut se souvenir de ce que nous avons dit ailleurs, tout manipulateur cherche à entraîner sa victime dans l'inconscience, car c’est seulement là qu’elle peut être soumise. Dans l'inconscience, le sujet régresse dans l'infra-rationnel, là où règnent en particulier deux pulsions terriblement efficaces: la peur et le désir sexuel. D’une répression à l’autre, sans juste milieu ni équilibre, le freudisme à l'origine de la révolution sexuelle a servi à libérer la pulsion et il a enfanté des monstres.

B. Désordre relationnel et sexualité

    L’après 68 sur le front révolutionnaire, cela voulait dire : d’un côté des fractions d’extrême gauche qui se radicalisent pour continuer le combat idéologique dans des organisations politiques ; de l’autre des communautés alternatives, qui voient dans la libération sexuelle la clé des révolutions futures. En fin de compte, les historiens s’accordent pour dire que les premiers auront connu moins de succès que les seconds. La révolution sexuelle a mieux réussi que la révolution politique marxiste. Ce qui veut dire ? Elle compte des réalisations du point de vue du droit qui ont été marquantes. Mais l’effet sociologique a été encore plus important et il faut reconnaître qu’elle a été entièrement récupérée, entre autre, par le marketing et absorbée dans le consumérisme ambiant. D’où la nécessité de dresser un état des lieux.

     ---------------1) Les héritiers de Mai 68 exigeaient que soient éliminés les interdits qui empêchaient les femmes d’accéder à la maîtrise de leur sexualité et que rien n’entravent l’accès à la jouissance. Ils l’ont obtenu. Ils réclamaient que l’homosexualité puisse être assumée sans réprobation. Ils l’ont aussi obtenu. La libération sexuelle a contribuée à délester le fardeau de culpabilité qui en Occident a lourdement pesé sur la sexualité. L’idée religieuse selon laquelle la sexualité ne devait avoir d’autre vocation que celle de la procréation était de fait une hypocrisie qu’il fallait dénoncer. Nul doute qu’il y a bien eu dans le sillage de la révolution sexuelle des avancées dans le droit et des acquis que personne ne songe à remettre en question.

Le problème n’est pas là. Le problème, c’est qu’en quelques décennies, nous sommes passés d’un extrême à l’autre. D’une sexualité corsetée dans des interdits à une permissivité sans limite. Ainsi, dans le même élan où s’affirmait la nouvelle sexualité décomplexée, les héritiers de mai entendaient aussi que l’on donne droit de cité… à la sexualité des enfants. Bon papa Freud avait bien dit que le bébé aussi il avait une sexualité. Il y a même des psychanalystes qui ont cogité sur les fantasmes sexuels du fœtus ! Et il faudra à l’égard des enfants répéter ici ce qui a été dit plus haut au sujet de la libre utilisation sexuelle des femmes. Aujourd’hui cela s’appelle pédophilie, mais à l’époque il y avait des intellectuels assez astucieux pour enrober poétiquement la chose en parlant… des « amours puérils » ! La barrière entre « amour libre » et « pédophilie », entre « provocation » et « perversité » était allègrement franchie. C’est toute  une génération qui cherchait l’ultime jouissance dans la revendication d’un « dérèglement de tous les sens »…!! (ce n’était pas une critique, mais un plaidoyer). Il fallait élever le ton et dénoncer la scandaleuse « chape de plomb » !!! … de la distinction entre enfant, adolescent et adulte. Ce qui revenait en fait sous le couvert à légitimer les partouzes avec mineurs et l’utilisation sexuelle des enfants.

On ne peut plus tenir ces discours dans les années 2000. Les libertins pourront toujours ironiser sur le retour de la morale, mais les responsables d’aujourd’hui, qui sont les « libérés » d’hier, avouent les erreurs, les égarements et les dérives. Ils aimeraient pouvoir effacer çà et là quelques déclarations pédophiles, se rassurer en pensant que tout ce désordre a été sans conséquences, que l’on ne retienne de la révolution sexuelle que ses aspects « positifs » et qu’on oublie les dégâts collatéraux. On a passé au crible l’Occupation de 1940, la guerre d’Algérie de 1950, mais on n’est pas prêts pour revenir sur les délires post-68.

      N’empêche qu’il y a des conséquences, elles sont partout sous nos yeux et sous des formes multiples. Nous vivons dans un monde où la permissivité est devenue si banale qu’elle s’est installée comme une norme. Celle d’un nouveau monde dans lequel la sexualité occupe désormais une place centrale.

Une remarque. En France, entre 1968 et 1981 l’âge du premier rapport sexuel a baissé de cinq ans. Nous avons accéléré la puberté. L’incitation au développement de l’activité sexuelle comme recherche du plaisir et motivation centrale de la vie humaine a été si forte, qu’on en viendrait presque à penser que la stratégie a été délibérément planifiée. Comme dans Le Meilleur des Mondes de Huxley. Le progrès et la diffusion des techniques de contraception y a beaucoup contribué, ainsi que l’éducation sexuelle diffusée de plus ne plus tôt. En quelques décennies, l’avortement est devenu une pratique technique normale et très banale. C’est aussi au progrès technique que nous devons la séparation de plus en plus forte entre la sexualité et la reproduction, au point qu’avec la perspective de l’utérus artificiel, on envisage sérieusement de remettre complètement le soin de la génération au corps médical. Comme dans Le Meilleur des Mondes de Huxley. Ce qui renforce encore l’idée que le sexe est seulement un jouet masturbatoire.

Nous savons qu’à la puberté, l’adolescent vit de manière difficile la formation de son identité et qu’à cette période, dans la constitution de l’image du moi, l’identification au corps représenté joue un rôle important. La maturation psychologique s’effectue quand la conscience de soi s’ouvre et que le sujet dépasse l’identification à l’apparence physique. S’il y reste bloqué, il est infantilisé et son développement psychique est enfermé dans une adolescence perpétuelle. Il est intéressant d’observer que les modèles sociaux postmodernes fonctionnent exactement en sens inverse de la maturation psychologique. Quelles que soient les modes, elles sont normées pour que le style vestimentaire soit toujours plus stimulant et plus provocant. L’image du moi dans l’identification au corps comme objet sexuel est constamment renforcée dans le langage, la musique ou le cinéma. Les espaces mentaux investis par les jeunes. Les paroles des chansons, les films sont devenus de plus en plus explicites au regard du sexe. En quelques années, le porno est passé de genre mineur à la reconnaissance tacite, il est devenu de plus en plus accessible et s’est installé dans une pratique de consommation courante. Selon une étude récente, 50 % des enfants de 11 ans ont vu un film porno. Les parents utilisent peu le filtre de protection parentale sur Internet et de fait les adolescents consomment beaucoup d'images de sexe. Avant même d’avoir eu une première expérience d’un rapport sexuel, ils en ont déjà une représentation, ils ont été par avance conditionnés pour prendre modèle sur les performances du porno dans sexualité orale, la sodomie, l’échangisme, le sadomasochisme etc. Bref, ils ont été familiarisé avec une sexualité facile, disponible, comme les produits en rayon au supermarché, où l’on peut se débarrasser des longues contrariétés de l’amour, pour obtenir du cul tout de suite et en abondance.

Quand le sexe est si facile, quand il est surexposé sur la place publique, alors la facilité et la surexposition deviennent « normales », et la conséquence imparable, c’est une désensibilisation générale. Plus exactement, la violence sexuelle devient si commune qu’elle est de moins en moins identifiable en tant que violence. Pourtant les faits sont là. Dans une étude qui remonte à 1994, on montrait déjà que dans l’enseignement 13 % des filles entre de 13 à 17 ans avaient subi un rapport sexuel forcé, tandis que la proportion atteignait 3 sur 10 dans l'enseignement technique. Pour 10 viols collectifs dans les « tournantes », il n’est déposé en France qu’une plainte, ce qui porterait le nombre de cas au minimum à 10.000 par an. Et ne parlons pas de l’inceste dont les chiffres sont effrayants. Non qu’il faille ici le considérer comme tabou, mais la réalité est à vomir et il est important de conserver notre lucidité, même sur un sujet aussi déprimant.

    2) Abordons au plus près l’ordinaire ce monde actuel dans lequel la stimulation de la sexualité est devenue omniprésente. Pour commencer, nous appellerons érotisation la tendance obsessionnelle qui caractérise nos sociétés occidentales à surimposer des représentations sexuelles sur n’importe quel objet, ce qui revient souvent à sexualiser ce qui ne l’est pas ou ne devrait pas l’être. L’érotisation constante a pour effet d’engendrer de la confusion, car elle détourne l’esprit qui se trouve comme aimanté inconsciemment par la fixation sexuelle. Appelons hypersexualisation cette même tendance appliquée cette fois à l’enfant, ou, autrement dit, la « représentation de l’enfant comme une sorte d’adulte sexuel miniature ». Plus personne ne s’étonne de voir en exhibition publicitaire dans les magazines des gamines de 8-10 ans ultra maquillées dans des poses suggestives que ne renieraient pas les mannequins ou les prostituées. Le consommateur moyen applaudit et prend cet air de crétin extasié qu’il a devant les vitrines pour dire : « oh, c’est sexy ! ». Le pédophile adore, ils découpe les photos et son fantasme secret serait justement de ramener à la maison une petite fille et de l’habiller comme dans la pub avant justement que de consommer son plaisir avec elle. Dans la mesure où le consumérisme ambiant instrumentalise les enfants dans la publicité, ils sont de fait déjà la proie des marchands de mode. Ils seront exposés dès neuf ou dix ans avec débardeur, nombril à l’air, jean taille basse, string qui dépasse, dans la pose de nymphette et de mini-femme fatale. Comme pour aller faire le trottoir. On se demande qui fait le plus de racolage. Les publivores qui prétendent rejeter la pédophilie sont les premiers à promouvoir l’hypersexualisation de l’enfant et à donner en pâture de la marchandise sexuelle. Les écoles de publicité fabriquent de la pornographie, mais comme la publicité a acquis le statut de « culture », l’opinion a été par avance recadrée et la réalité dissimulée, de sorte que manière tacite, la prostitution publicitaire est considérée comme normale.

    Nous avons décrit précédemment  l’étrange basculement qui a vu dans années 90 les générations les plus jeunes se ruer dans l’identification aux figures de la publicité. Il faut vraiment chercher pour trouver des ados qui ont un recul critique devant la pub, car l’attitude la plus répandue est une fascination qui frise la dévotion. Dans ce modèle, être femme c’est poser de manière lascive et provocante, jouer de son côté femelle en Lolita. C’est ce que certains auteurs nomment le « mimétisme sexuel des gamines ». Une femme exprime naturellement sa volonté de puissance dans la séduction, mais cela va bien plus loin aujourd’hui, car la surexposition au sexe conduit les jeunes filles à mendier de l’amour en acceptant de se plier à toute une panoplie de performances sexuelles, sans réelle satisfaction. Ce qui engendre une spirale de détresse intérieure, un vide existentiel abyssal et beaucoup de souffrance. Quand une fillette à dix ans (!) en vient à se demander si elle saura faire des fellations assez longues, ou comment elle doit surmonter son dégoût à l’idée du cunnilingus, (suis-je normale ?) il faut se poser de très sérieuses questions sur les dysfonctionnements psychologiques que notre société a produit et être capable de les regarder en face.

    Et cela ne s’arrange pas vraiment plus tard à l’adolescence. L’hypersexualisation est une machine à engourdir l’intelligence, à dénaturer la sensibilité et à fabriquer des egos déstructurés. Témoin l’étrange « gestion » de la relation que l’on trouve chez les jeunes aujourd’hui. Nous avons vu que l’ego par nature adore faire des "plans", et bien sur une gestion égocentrique de la relation marche avec des "plans". Petit détour théorique assez drôle mais qui en dit long sur la désespérance ambiante (lire absolument):
  

    On arrête pas de le répéter sur les radios et de le lire dans les magazines, « l’entente sexuelle » c’est fondamental (y en a-t-il d’autres ?) On a donc la première figure, le Plan Cul. (PC) qui y répond. Très instrumentalisé. L’autre n’est alors « qu’un sex toy, une verge, un vagin, avec éventuellement l’option bras». Il y a des milliers de sites sur Internet pour fournir ce genre de relations. La propagande ambiante est forte et très suivie, au point que quand on dit « avoir une relation », les gens ne pensent qu’à cela. … Mais il suffit de quelques expériences amères et d’une étincelle de conscience pour se rendre compte que ce n’est pas satisfaisant. Ce genre de relation donne ce regard vide que l’on trouve chez beaucoup d’adolescents, sorte de fatigue d’exister où on retombe illico après que l’acte sexuel soit consommé.  

    On passe alors à une seconde figure : le Plan Cul Régulier Affectif,  (PCRA) très prisé de nos jours. Je cite un commentaire sur le Net tout à fait remarquable : « Il y a dans ma génération une sorte de blase. L’absence d’idée du bonheur. La conscience des illusions. Le couple est un concept qui nous dépasse, l’amour une chose qu’on souhaite éviter. A Paris, comme ailleurs, mais dans toute la démesure dont cette ville est capable, il y a ces gens qui couchent ensemble, vont au resto ensemble, passent de bons moments ensemble, mais ne sortent pas ensemble. Factuellement, pourtant, c’est une relation ». Le « couple » ici c’est encore un plan, disons le Plan Cul Relationnel Exclusif, avec concubinage ou mariage. Mais la révolution sexuelle est passée par là et le modèle est mort. (texte) C’est bien un concept, car il est fondé sur un contrat ; il a l’avantage d’approvisionner  avec exclusivité le Plan Cul, en faisant de la femme une prostituée légale, mais il finit le plus souvent soit dans le désespoir tranquille ou dans le divorce. Il y aurait bien l’amour, mais comme il est ici identifié avec l’attachement et qu’alors invariablement il dégénère en haine et jalousie, mieux vaut « éviter ». Le PCRA garde les avantages du Plan Cul, il évite l’engagement et ajoute des divertissements à deux. Bref, « Un PCRA ce serait: on s’apprécie, on couche ensemble, on va au ciné ensemble, on se fait des câlins, on va au resto, on ne fréquente pas d’autres personnes, etc… mais, on ne forme pas un couple ». On se gardera donc d’introduire un projet commun qui risquerait de passer pour un lien aux yeux des autres. On partage juste des consommables : « Faire l’amour, aller au cinéma, au restaurant, à la plage, en promenade, ou même en voyage, tout cela peut, en principe, entrer dans le cadre du PCRA car une fois que les partenaires se donneront le kiss goodbye, ils pourront partir sans que rien ne les rattache à ce qui fut. Les «objets» stables et caractéristiques de la vie conjugale (maison, enfant, voiture, famille, amis, album photo, etc.) sont a priori exclus du PCRA ». Chaque ego veut conserver son indépendance, l’entourage est tenu à soigneusement à distance, car il ne s’agit de ne surtout pas valider l’idée de couple ! Enfin, chacun fait ce qu’il veut, ce qui élimine toute demande de fidélité, sinon on court le péril d’entrer dans le PCRE… Mortel ! « Pour filer la métaphore philosophique, on pourrait donc dire que le PCRA est une sorte de relation «zombie» ou Canada Dry. Ça a le goût et la couleur d’une relation de couple, mais ça n’en est pas une ».

    Alors pourquoi le maintenir ? Évidemment parce qu’on se rend compte que le Plan Cul n’est pas satisfaisant, il ne pourrait l’être que si l’autre accepte d’être réduit au statut d’objet sexuel. Mais c’est impossible, car il y a aliénation et négation du sujet comme conscience de soi. La vie ne peut être vécue que comme épanouissement de la conscience. Aucun être humain ne peut consentir au statut d’objet sexuel ; même dans la débauche la plus glauque, le cœur conserve son aspiration à aimer et à être aimé en tant que personne. Or, comme l’amour est confondu avec l’attachement, on risque à tout moment l’emprisonnement dans le PCRE et on sait  qu’il n’est qu’une fiction sociale. Toute l’idéalisation romantique qu’on a pu y mettre ne peut résister aux coups de la réalité de l’affrontement des egos et l’hypersexualisation implique une obéissance aveugle aux aspirations de l’ego en tant que sujet désirant. Donc... c’est foutu ! Dès lors, le PCRA devient un choix commode, il permet de se procurer la bière des satisfactions sexuelles avec la mousse de la bière, l’affectivité. On garde les « bons moments », mais c’est plus que du « coït » ; débarrassé de la pesanteur et des vicissitudes d’une vie de famille, l’ego peut aussi se préserver en dehors de tout engagement.

    Au bout du compte, comme dernière phase de la révolution sexuelle, le tableau est affligeant : « une sorte de blase », mais, bof, c’est mieux que rien. C’est la relation pour la « bof génération » qui faute de joie, trouvera toujours de la gaieté avec le divertissement : des copains, du fric, un peu d’alcool, de drogue, des jeux vidéos, des clips rigolos et des films violents. Une pointe de cynisme désabusé et la dérision systématique permettront de se maintenir à ce stade, coûte que coûte, de protéger son ego et d’éviter d’aimer.

C. Sexualité et pouvoir

    Nous savons que dans une démocratie, pour qu’une loi soit votée, il faut que l’on ait au parlement un consensus suffisant. C’est parce qu’il existe une unanimité sur le plan moral, dans le rejet de l’exploitation sexuelle des enfants que nous pouvons sur le plan juridique, poursuivre en justice des pédophiles comme criminels. Il existe un lien entre la morale civique et le droit. Il faut avouer que dans un climat délétère d’incitation sexuelle permanente, où le matérialisme ambiant est en pleine décomposition, s’il n’y avait pas de limites juridiques pour qualifier les actes de violence sexuelle, nous nous sentirions complètement impuissants. On parle beaucoup d’indignation ces temps-ci, mais avons-nous assez d’audace et d’intégrité pour nous indigner des violences sexuelles ? Jusqu’à quel point sommes-nous capables de rompre avec les compromissions malpropres pour dire carrément la vérité dans ce registre ? Pouvons-nous regarder en face les relations entre la sexualité et le pouvoir ?

    1) Une manière rusée de considérer le problème consisterait à recourir à l’histoire pour soutenir, qu’après tout, au Moyen-âge, il existait un « droit de cuissage » de la part des seigneurs qui leur permettait d’avoir des relations sexuelles avec la femme d’un vassal ou d’un cerf la première nuit des noces. Sur la pente du sexisme ambiant, on dérive de là vers l’idée que « trousser une domestique » ce serait du pareil au même, une sorte de droit attenant à l’exercice du pouvoir.

    En réalité le prétendu « droit de cuissage » est un mythe, comme l’a démontré l’historien Alain Boureau dans Le Droit de Cuissage, la fabrication d’un mythe. Tout d’abord, on répondra avec Rousseau que ce genre de formulation relève du « droit du plus fort » qui n’est justement pas le droit, mais seulement l’énoncé d’un fait (R) : le plus fort est le plus fort ! Ensuite, il s’avère que dans les textes il n’y a pas de « droit » dans ce registre, ce qui a existé, c’est seulement le droit de quitage qui obligeait un serf mariant sa fille à s’acquitter d’une taxe auprès du seigneur en échange d’une autorisation du mariage. On ne trouve pas trace dans le droit positif français de ce « droit de cuissage», en revanche il est tout à fait possible de dénicher des documents sur la condamnation de seigneurs ayant abusé de leur position d’autorité pour commettre des abus sexuels. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, lui qui est pourtant si souvent caustique, se montre très sceptique : « Remarquons bien que cet excès de tyrannie ne fut jamais approuvé par aucune loi publique. Si un seigneur ou un prélat avait assigné par-devant un tribunal réglé une fille fiancée à un de ses vassaux pour venir lui payer sa redevance, il eût perdu sans doute sa cause avec dépens ». Le mythe a été inventé rétrospectivement dans un contexte de polémiques idéologiques, afin de discréditer l’ancien régime et son système féodal en général. L’exemple que l’historien donnera à ce propos, c’est celui du Mariage de Figaro de Beaumarchais.

    Si on veut suivre une piste plus sérieuse, qui mène à quelques trouvailles plus solides, mieux vaut chercher dans la littérature érotique  issue du libertinage du XVIII ème. Là, bien sûr, il n’est pas question de « droit », mais seulement de mise en scène banale des fantasmes sexuels du vicomte, du marquis, du gentleman, du dandy etc. La figure de la très jeune servante naïve « initiée » au plaisir, soumise à l’autorité du maître de maison, c’est un classique qui a certainement dû être copié/collé des centaines de fois. Le désir sexuel chez l’homme est d’abord mental et les constructions mentales de l’imaginaire qui se prêtent le mieux à la formulation du fantasme sexuel de la domination sont dans la littérature. Elle ne fait ici que suive le pli habituel du mental qui  se raconte des histoires, mais en mieux, avec certainement plus d’inventivité et de talent. Toutefois, pas plus que l’histoire à qui ont peut faire dire ce que l’on veut, la littérature ne légitime rien : la prostitution d’enfants, le viol, la jouissance trouvée dans l’humiliation, la dégradation d’autrui, le penchant malsain pour toutes sortes de perversions, (texte) restent une mise en scène de violences.

    ---------------Comme le dit Bernard Stiegler, parce qu’elle porte en elle des pulsions, l’humanité a toujours été transgressive, cependant, le rôle de la culture a aussi toujours été de civiliser les individus. (texte) De faire en sorte que les pulsions soient apaisées, canalisées et sublimées. Les grecs nous diraient qu’il n’y a pas d’éducation sans maîtrise de soi et pas de maîtrise de soi sans épanouissement de la vertu. Évidemment, le mot ne veut plus rien dire, il est bon pour les grivoiseries. On se croit très « spirituel » aujourd’hui à prendre la pose de l’immoralisme. (texte) C’est une posture très répandue chez les intellectuels et il semble que, sur la pente de l’inertie, toutes les conversations se terminent à des histoires de sexe. Cela ne choque plus personne. Comment voulez-vous vous indigner de quoi que ce soi ? C’est la banalité même, le conformisme ambiant. Comme le monde n’est jamais que le reflet de nos pensées, il est tout à fait normal que nous soyons aujourd’hui complètement submergés par des productions culturelles qui prennent un malin plaisir à esthétiser le vice et à suggérer davantage et davantage de transgressions possibles. Machiavel prolifère dans les machinations de la politique, le Marquis de Sade est dupliqué à l’infini dans les productions artistiques. On a largement dépassé le stade où l’art pouvait encore éveiller la sensibilité et l’intelligence, et provoquer une catharsis, nous sommes dans un monde où, comme dit Eckhart Tolle, les productions artistiques sont au service du pain body, elles nourrissent en permanence le corps émotionnel au lieu de le libérer. Quand le corps émotionnel est ainsi chargé et gonflé à bloc, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il se décharge brutalement dans un passage à l’acte. Dans une cave de HLM sous la forme de viol collectif. Au milieu des beuveries fortement alcoolisées des soirées mondaines. Dans un recoin de bureau cossu d’une société high tech. D’une mairie. Ou d’un hôtel. La position d’autorité n’est là que pour permettre à celui qui l’exerce, d’écraser toute velléité et toute résistance par la peur. Le supérieur peut alors jouir de cette gratification, comme dirait Hegel, de lire dans le regard terrifié de l’esclave la confirmation de sa domination absolue. Mais c’est une régression dans l’inconscience. Les yeux injectés de sang du violeur sont là pour montrer que le corps émotionnel, qui n’est que l’ombre de l’ego, a pris le dessus et quand le corps émotionnel s’innerve de cette manière, le sujet est emporté dans la démence. Tant que nous ne comprendrons pas ces mécanismes et que nous resterons identifiés au corps émotionnel, nous irons d’insanité en insanité. La violence sexuelle et le meurtre en sont la traduction et la dégradation vers le pire. L’insanité est déjà dans la pensée, elle-même renforcée par des croyances inconscientes complètement dysfonctionnelles.

    2) Parmi ces croyances instillées dans l’opinion, il y a l’idée venue des sexologues selon laquelle les femmes doivent apprendre à érotiser leur propre subordination,  à prendre plaisir à leur propre oppression. Croyance qui est complètement passée dans les mœurs. Fondé sur quoi ? Selon l’historienne féministe Sheila Rowbotham, le désir sexuel n’est pas « démocratique », il implique un rapport de pouvoir et de domination inévitable. Il faudra donc convaincre les femmes que le désir sexuel ne peut aller qu’avec « l’humiliation, l’extase, la cruauté, sauter du haut d’une falaise, la violence », elles devront se résigner à admettre que le désir n’est que cela,… sinon elles perdront l’excitation sexuelle ! Ce qui veut dire en clair que la norme en matière de sexualité est sado-masochiste. Pas égalitaire du tout. Et puisque les femmes doivent érotiser leur oppression, elles devront, entre autre, prendre plaisir à la pornographie, jouer les esclaves soumises dans des rites BDSM, se prêter à l’échangisme etc. Nous en sommes là, c’est ce genre de discours que l’on entend sur les radios privées et qui circulent sur les chaînes de télévision.

    A la fin du XIXe, les féministes étaient tout à fait conscientes que la sexualité comportait des enjeux de pouvoir et de domination. Elles pouvaient encore faire cause commune avec les prostituées et dénoncer les formes d’exploitation, parce qu’elles refusaient de trouver du plaisir dans un état de dégradation. Ce qui est juste, vrai et sain. Mais la situation aujourd’hui est très différente. Comment peut-on dénoncer le viol et les formes de violence sexuelles, quand on est soi-même impliquée parce qu’on croit que la sexualité est une dégradation consentie ? Si on pense que le masochisme est quelque chose de bien ? Comment va-t-on combattre la pornographie, quand on a été sevré avec des clips et de la pub qui l’utilise, conditionné à penser qu’elle le fin du fin, le sommet du glamour ? Impossible ! Quand on participe, dans la croyance, à l’érotisation de la dégradation, de la dépendance, de la prostitution, il est impossible de s’indigner ! Pour s’indigner, il faudrait rompre avec le système, il faudrait une révolte de l’intelligence et du coeur qui permette de voir ce monde tel qu’il est, en toute lucidité (texte). Et le « on » ne peut pas ! Un voile de croyances déformantes lui cachent en permanence la réalité.

    Il y a en France 40.000 étudiants qui se prostituent pour financer leurs études (hommes et femmes). Que disent-ils ? Surtout que disent-elles ? Qu’ils n’ont pas assez d’argent avec les bourses. Pour consommer et faire les boutiques ce n’est pas suffisant. La prostitution, c’est beaucoup d’argent et même le luxe glamour en prime, et comme entre ce style de sexualité et l’autre, il n’y a plus tellement de différence. Alors… Avec Internet, c’est facile. Il y a même des gens qui vous notent (comme un produit consommable), (...dit avec des larmes). Il n’y a plus que c’est une mauvaise passe et se dire : « vivement que j’ai mon diplôme » (... dit avec des larmes).

    Dans un contexte pareil, quand on arrive à de telles extrémités, comment peut-on s’étonner des « frasques » des joueurs de foot, des vedettes, des politiques ? Le mot « frasque » sonne déjà dans la compromission. Or il est intéressant de noter que l’on n’ose plus trop l’employer aujourd’hui (comme « trousser une domestique »). Mais il faudrait aller plus loin. Combien de femmes sont contraintes de coucher pour garder leur place, pour obtenir un emploi ? Une promotion ?

    Le fait que nous soyons capables de dénoncer des violences sexuelles est un puissant signe de réveil. Ce n’est pas l’ampleur des révolutions arables, mais cela… en fait peut être partie. Tout n’est pas perdu. Nous avons besoin urgent de nous débarrasser de la corruption sous toutes ses formes. Voir le sexisme en tant que sexisme n’est pas du tout anodin. De même que le fait de voir l’insanité éveille ce qui est sain en nous, voir le sexisme ambiant, c’est se désidentifier des croyances inconscientes qui le rendent possible. Nous ne pouvons que saluer le réveil du féminisme à cette occasion. Une vraie libération de la parole. Une libération de l’indignation. Au risque de se répéter dans les leçons, nos comportements humains ne sont que le reflet de nos croyances, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. Les croyances sont à la racine. Les voir, c’est les mettre au clair, ce qui est faux n’y résiste pas, ce qui modifie tous les comportements qui s’ensuivent.

    ---------------Nous voyons donc que ce n’est pas simplement une question d’interactions entre des entités abstraites, comme le « pouvoir » et la « sexualité ». Vision simpliste s’il en faut. L’institution du pouvoir est une construction mentale dont les bases ne sont pas éternelles. Pascal dans ses Trois Discours sur la Condition des Grands parlait de coutume. Nous avons suivi l’insight de Pascal, la vision en profondeur qu’il nous offre.  Le sexe chez un être humain est bien plus mental qu’on ne le dit. Parler de « pulsion biologique » est aussi très simpliste. Dire qu’il est « culturel » reviendrait à énoncer une platitude. En réalité, portée par l’amour, la sexualité reste un mystère qui fait partie de l’incarnation.

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    Terminons. Très peu d’auteurs ont été assez lucides pour entrevoir quelles seraient les conséquences de la révolution sexuelle. Dès 1976, Michel Foucault dans La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la Sexualité, émettait des critiques. Il se méfiait de l’idée selon laquelle il devait y avoir une " levée des interdits " et " une restitution du plaisir dans le réel ".  Foucault ne pensait que l'interdit du sexe était seulement un leurre, par contre, il pensait mais que c'était un leurre de faire de la levée des interdits l'élément fondamental et constituant de l’épanouissement de la sexualité.

    Quelques décennies plus tard, il faut bien reconnaître que la postérité du freudisme a généré une grande confusion. (texte) On s’est beaucoup gargarisé avec l’expression « révolution sexuelle » en croyant que plus de laxisme donnerait plus de liberté. C’est l’inverse qui s’est souvent produit : plus de mise en servitude, plus de dépendance, plus d’addiction, plus de problèmes, plus de souffrance et une récupération commerciale effrayante qui a désintégré le sens de la culture. Projetons-nous un instant dans le futur, comme dans La grande Implosion de Pierre Thuillier, ou avec la distance de La Belle Verte de Colline Serreau. Comment les générations à venir verrons-t-elle notre relation entre pouvoir et sexualité ? Le bilan risque de ne pas être très fameux.

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Questions:

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Vos commentaires

     © Philosophie et spiritualité, 2011, Serge Carfantan,
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