Nous avons vu que la conscience habituelle, que nous appelons vigilance, est dominée par l’objet. La vigilance est ek-statique. Il est donc tout à fait normal que notre besoin de contentement se reporte sur les objets, car nous pensons qu’ils sont la condition d’un contentement véritable. De là suit que nous avons tendance à identifier le bonheur au plaisir. Pour la même raison - et dans la foulée - nous identifions le bonheur à la satisfaction des désirs. Une fois ces croyances inconscientes installées, elles produisent et reproduisent toutes sortes de fantasmes. Il ne saurait y avoir de plus grand bonheur que de vivre sous l’arbre qui exauce tous les désirs ou d’entrer en possession de la lampe d’Aladin, pour avoir un génie à sa disposition ! Mais notre vie réelle est bien différente, il nous faut lutter lutter durement pour "obtenir" le bonheur, ou bien, en cas d’échec, nous résoudre à nous ménager quelques compensations, sans pour autant abandonner sa poursuite.
Dans ces conditions, la vie, c'est pas la joie ! C’est une lutte constante, des déceptions sans nombre émaillées de quelques rencontres heureuses, très volatiles (doc) il est vrai. L’univers ne consent que très rarement à coïncider avec nos désirs. Nos joies sont rares et éphémères, nos souffrances plus fréquentes et continues. C'est ce que dit Schopenhauer. (texte) C’est ce qui explique la nostalgie de l’enfance chez les écrivains. Enfant, nous savions très bien ce qu’est la joie, enfant nous éprouvions une joie d’être sans autre cause que nous-mêmes. Mais il nous semble impossible de la retrouver. D’ailleurs l’idée même d’une joie sans condition est incompatible avec notre conscience habituelle. Si nous la rencontrons, c’est pour la rejeter avec une pointe de cynisme ou de mépris : « c’est le bonheur de l’imbécile heureux ! ». ; ce qui veut dire : "Je préfère ma souffrance... plutôt qu’un bonheur à la Forrest Gump !"
Revenons donc sur cette question. Peut-il y avoir une joie sans condition? Peut-il y avoir une joie qui soit un état d’être ?
* *
*
Revenons sur ce que nous disions précédemment, pour apporter quelques compléments. Si nous écoutons attentivement ce qui se dit communément à propos de la joie, nous y trouvons toutes sortes de confusions. Non seulement nous avons tendance à objectiver la joie en l’attribuant systématiquement à un « quelque chose » d’extérieur, mais nous mélangeons la joie avec le plaisir, avec la gaieté, la fierté de la puissance exercée ou une motivation forte.
1) Nous
avons vu que le bonheur est différent de la joie tirée de la satisfaction d’un
désir longtemps porté. Il y a bien sûr une joie de voir son nom écrit sur la
liste des admis à un examen ! C’est la joie qui fait danser les candidats du
baccalauréat devant les grilles du lycée. Cela ne fait aucun
doute. Mais la joie
est-elle seulement le résultat de la satisfaction
d’un désir ? Même dans ce cas, si nous y regardons de plus
près, nous verrons que ce qui fait jaillir la joie et bien plus subtil. Il y a
d’abord une libération de la
quête,
l’abolition de la tension temporelle
du désir. Il y a aussi et surtout, une symbiose momentanée parfaite, entre ce
que nous sommes et la vie. La fête enivrante dans laquelle nous éprouvons une
unité entre ce que nous sommes et ce qui est. La coïncidence qui nous faire
ressentir la vie comme pleine et entière est la Joie. A tout prendre, nous
allons le voir, en réalité, le désir n’a été que l’occasion pour que se
manifeste cette expérience.
Ce qui nous le montre nettement, c’est qu’il existe une joie qui jaillit de l’inattendu. De la surprise. Et elle n’a rien à voir avec le désir. La banque qui vous fait un reversement inespéré. Une lettre qui vous dit que demain, vous aurez la visite d’un ami que nous n’avez pas vu depuis une éternité. Un journal qui vous annonce le passage dans la ville d’un musicien formidable. C’est magnifique ! « Je m’en réjouis » ! Les joies de l’inattendu sont plus pures que les joies du désir, car elle ont la spontanéité et l’embrasement de l’instant. Notons cependant que dans ce cas, comme dans le précédent, nous parlons de la joie au pluriel : « des joies ». C’est le décompte « des joies » qui va émaille de vives couleurs notre histoire personnelle et nous permet de dire rétrospectivement qu’elle a été « heureuse ». Le pluriel « les joies » implique que la joie est rattachée à l’objet et qu’elle dépend de l’extériorité. Toutefois, « les joies » de l’existence sont très fragiles. Dès que s’il mêle le désir, il faut très peu de choses, - une contrariété - pour que soudainement, elles basculent dans la tristesse. Dans le domaine du relatif, des joies ordinaires, on ne peut échapper à la dualité. Ainsi, pour rester sur notre cas précédent et citer Marie de Solemne : « Les joies seraient plutôt de l'ordre du plaisir de l'imprévu. Une joie, c'est l'annonce d'une nouvelle qui nous surprend et qui nous ravit; c'est la joie ordinaire... La joie ordinaire provoque un état joyeux. Mais cet état joyeux est produit par des événements extérieurs. Alors que la Joie ne va bien sûr pas mépriser ces richesses qui viennent de l'extérieur, mais elle consistera beaucoup plus dans une activité que dans une passivité.
Les joies, les plaisirs, sont les plaisirs et les joies reçus de l'extérieur. Par exemple, on apprend une bonne nouvelle: tel pianiste passe dans notre ville, on ne le savait pas, et l'on se réjouit. Quelle joie, nous irons l'écouter. Quand j'apprends cela, je suis passif. Puis, si le lendemain je suis informé que le concert est annulé, cette joie partira et je tomberai dans la tristesse. C'est-à-dire que les joies que nous pouvons avoir sont passives et empiriques, et c'est trop souvent le sens que l'on donne au mot "joie" ».(texte) Cf. Robert Misrahi L'Enthousimasme et la Joie au temps de l'Exaspération.
La Joie, dans son sens le plus élevé est Acte pur, (R) elle est créatrice.
2) Mais
n’allons pas trop vite. Nous venons de mentionner le plaisir. Il suffit
d’un peu de discernement pour se rendre compte que le plaisir et la joie sont
différents. (texte) Il
existe toutes sorte de plaisirs sans joie véritable, souvent dans le registre du
divertissement passif. Il peut y avoir un plaisir à glousser devant les
pitreries stupides de la télévision. « On se marre, on se fait mousser », il
peut y avoir un certain plaisir, mais la plupart du temps, il n’y a pas
de joie la-dedans. Surtout quand on tombe dans le glauque, le graveleux, le
sordide, le malsain. Pour cette raison, la gaieté ne doit pas être
confondue avec la joie. Appelons gaieté, cette
excitation émotionnelle qui se répand dans un groupe et contamine
tous ceux qui sont là. La télévision en fait des tonnes pour créer de
l’excitation émotionnelle et la plupart d’entre nous ont alors l’illusion
d’une joie de vivre, alors que c’est une gaieté artificielle. Juste de
l’excitation émotionnelle. Disons que la différence est là, autant la Joie est
spontanée, vient de l’intérieur, directement du cœur, autant la gaieté est une
émotion artificielle,
suscitée par des moyens artificiels, qui est liée à une
atmosphère propice. La gaieté, en ce sens, parce qu’elle est fictive, retombe
très vite et on revient vers l’état habituel… pas toujours très gai justement !
Un peu comme l’extase de la drogue chute dans le malaise du manque, mais à un
degré moindre. On se retrouve au café et
on est emporté par l’hilarité générale.
On se déride un moment de la morosité ordinaire
et c’est un soulagement. Mais au fond de moi,
(pas le on collectif) il est tout à fait
possible que je sois toujours aussi mal. Rongé par la
souffrance. Ce n’est pas contradictoire, bien au
contraire, puisque la gaieté est en surface, et qu’elle est la recherche
d’une compensation. Il faut aller chercher
dans l’intériorité pour y voir clair. Le verni de gaieté est trompeur et
tout le monde s’y laisse prendre, jusqu’à ces parents qui croient que leur fils
est « heureux », « parce qu’il fait la fête indéfiniment ! » L’homme qui, tous
les samedis soirs, va prendre sa cuite en boîte de nuit y trouvera un certain
plaisir, celui d’oublier ses soucis, d’arrêter un moment les tortures qu’il
s’inflige mentalement à longueur de journée. Il va noyer la détresse et chercher
à régresser dans la subconscience. Mais sans la conscience, trouvera-t-il de la
joie ? Non. La pratique de la sexualité débridée, sans amour, lâchera des
tensions, permettra de s’étourdir, donnera du plaisir. Mais de la joie ? Les
« filles de joie » sont vraiment très mal nommées, cette expression enveloppe
une illusion. Le préjugé selon lequel le plaisir et la joie serait toujours
identiques, alors qu’il n’en n’est rien. Toute recherche du plaisir dans les
marges de la conscience, comme un dérivatif, permet de chuter en-dessous du
seuil de la conscience habituelle, mais la tentative de
se défaire de soi,
la fuite compensatoire n’apporte pas de joie. Elle ne
fait que renforcer la souffrance.
------------------------------Considérons
à présent, le summum du plaisir de l’ego, tout ce qui est dans l’ordre de la
flatterie narcissique et du plaisir de dominer et d’asservir. Ce que l’ego
apprécie, c’est de se renforcer lui-même. Il y a des
plaisirs de
l’amour-propre et ils sont inséparables de l’image
du moi. Que l’on redore mon image, que l’on aille dans le sens de mon
auto-flatterie m’est très agréable, inversement,
il est très désagréable de se sentir floué,
bafoué, ridiculisé, humilié, d’être jeté-bas du piédestal que je me suis
construit. « Me dire çà à moi ! » J’en tirerai une haine
féroce, car je me suis senti diminué. Réduit à moins que rien. Si, en retour,
d’un geste de colère, de mépris, par
vengeance, je peux en
humilier un autre, mon ego en sortira renforcé,
et il aura un certain plaisir. Un plaisir féroce. Le sourire carnassier du
prédateur. Mais de la joie ? Non. Comme le dit Eckhart Tolle, si nous écoutions
à ce moment-là notre corps, nous verrions que dans ce
renforcement de l’ego, il
ne se sent vraiment pas très bien. Supposons un automobiliste pris dans un
bouchon, qui peste de devoir être là. Un léger accroc au rétroviseur, le voilà
hors de la voiture, à hurler des insultes. Il a « raison » et l’autre a « tort ».
L’ego se sent renforcé, il a pour lui tous les droits. Plaisir de traiter
l’autre de crétin et de hurler des insanités, de se sentir son « moi » un peu
plus fort et surtout bien plus fort que l’autre. Plaisir de jouir d’une
supériorité manifeste. « Normal, c’est moi
qui ait raison, lui il a tort ! » Ma volonté
de puissance est accrue et il y a une ivresse de la puissance.
L’autre en face peut tomber dans la même illusion et se mettre à hurle à son
tour. Et c’est comme cela que l’on en vient aux mains. L’ego a eu droit à une
magnifique célébration, mais où est la joie ? Nulle part.
3) Cette idée d’une volonté de puissance renforcée se retrouve dans l’opinion courante selon laquelle la joie serait une forme de « motivation » supérieure. « Il faut vous motiver ! Travailler dans la joie ! » Lors de la dernière guerre, on entendait ce genre de discours. La motivation est un concept dérivé de l’intentionnalité qui signifie la direction de la conscience du sujet vers l’objet. Le motif est l’expression abstraite de l’intention, la raison invoquée pour atteindre un but. Il a à voir avec la représentation conceptuelle d’une fin à réaliser. Exciter la motivation est une pratique courante qui consiste à mobiliser artificiellement de l’émotionnel en faveur d’un objectif. Un entraîneur est chargé de motiver ses joueurs, ce qui veut dire les gonfler à bloc pour leur donner la hargne, l’agressivité pour vaincre l’adversaire. Un chef d’équipe marketing va, dans des « réunions de motivation », haranguer son équipe pour en faire des winner sur le marché, afin de gonfler les profits et battre les concurrents. Eux, ils seront les looser ! Motiver, en ce sens, c’est exciter l‘émulation, le sens de l’effort, du sacrifice, tendre les volontés en vue d’un but imposé et exigé par avance. « Je vais me motiver !» cela signifie d’ordinaire, je vais me secouer, me donner moi-même la leçon, m’auto-conditionner pour me forcer à réussir en me racontant en boucle un discours stimulant pour m’obliger à aller de l’avant. (Même si je n’ai pas le moindre enthousiasme et encore moins de joie à le faire). La motivation est abstraite et s’adresse au mental, elle peut être complètement détachée des aspirations du cœur. Il a quelque chose de sec, de froid et de vide dans l’incantation « je vais me motiver !». L’abstraction de l’intellect complètement découplée de l’adhésion du sentiment. Or c’est précisément cette adhésion du cœur qui est requise dans la joie. Il y a donc un mensonge flagrant à tenter de faire croire que la « force de la motivation » et la joie sont identiques. C’est un mensonge et une illusion très répandue, mais une illusion quand même. Coupée de la joie, l’énergie de la motivation n’est que la tension de la volonté de l’ego et la motivation elle-même n’est alors qu’une forme de conditionnement. Quelles que soient les raisons que l’on veut y mettre. L’énergie de la Joie est totalement différente, beaucoup plus riche, plus profonde, plus vivante, plus abondante et débordante. Capable d’effacer complètement le sens de l’effort et la notion de volonté séparée et en lutte contre une autre volonté. La motivation peut très facilement se couper de la vie, tandis que la joie ne l’est jamais. La joie ne nous coupe de rien ni de personne, elle ne lutte contre rien, elle est donation de la Vie à elle-même.
Si, comme nous l’avons vu, nous appelons éthique un art de vivre qui conduit à une vie plus heureuse, il est évident qu'il se doit d’accorder une importance à la joie. La morale, elle, n’a pas besoin d’en tenir compte, car ce qui lui importe, c’est que chacun se conduise en bonne sociabilité avec tous. Ainsi, pour Kant le devoir est fait d’obligations qui nous sont imposées, mais le seul fait de les suivre ne nous conduit pas à une vie heureuse. C’est toute la différence avec l’éthique de la Joie que l’on rencontre chez Spinoza.
1) Dans
l’Éthique, la joie apparaît dans le livre III qui est consacré aux
affects. Un affect est ce qui augmente, diminue, aide ou contrarie la
puissance d’agir du corps. Parce que le corps n’est
pas séparable de
l’esprit, un affect enveloppe une idée de l’affection elle-même qui se manifeste
dans notre esprit. Il y a cependant une différence entre une
passion,
dans laquelle l’affect est simplement subi, sans que nous en soyons directement
la cause et une action
dans laquelle nous somme la cause adéquate de
l’affection. Puisque la joie fait partie des affects, elle est donc active
ou passive. Elle est de même en tant qu’affect susceptible
d’augmentation ou de diminution.
Que veulent dire ces notions d’augmentation ou de diminution ? Nous avons vu que tout ce qui existe dans la Nature persévère dans l’Être et cherche à exister d’avantage et que cette tendance à l’expansion est appelée par Spinoza conatus. La proposition VI nous dit : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». Et là, nous sommes très proche du sens de la Joie. Il y a dans le registre du vocabulaire courant une formule : nous disons que la joie est expansive. L’expérience de la Joie est un sentiment de rayonnement dans lequel le sens des limitations s’efface. Inversement, la tristesse s’accompagne d’un sentiment de diminution ; la tristesse, c’est la vie qui se sent faible, flétrie et comme racornie, la vie qui se sent moins elle-même, car sa puissance d’exister devient moindre. Si être davantage soi est perfection, nous pourrions dire que dans la Joie, l’âme passe à un degré de perfection plus élevé. C’est exactement ce que va montrer Spinoza. Dans le scolie de la proposition XI nous pouvons lire :
« Par Joie (Laetitiam) j’entendrais donc, par la suite, une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande. Par Tristesse, ( Tristitiam )une passion par laquelle elle passe à une perfection moindre ». La suite du texte insiste sur ce qu’il advient quand cet affect se apporte à la fois à l’âme et au corps : « J’appelle, en outre, l’affection de la Joie, rapportée à la fois à l’Âme et au Corps, Chatouillement ou Gaieté ; celle de la Tristesse, Douleur et Mélancolie ». Ce passage suggère que la gaieté est certes une modalité de la joie, mais il pose aussi la question de savoir s’il est une Joie pure de l’âme. Toujours est-il que Spinoza en ce point annonce qu’il va ensuite se livrer à une déduction des différentes passions et il se fonde alors uniquement sur la Joie, la Tristesse, le Désir. Avec le désir apparaît la temporalité de la pensée et l’envol de la puissance de l’imagination. La proposition XII dit : « L’Âme, autant quelle peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance d’agir du Corps ». De là suit « que l’Âme a en aversion d’imaginer ce qui diminue ou réduit sa propre puissance d’agir et celle du corps ». De là l’éternel dilemme humain du désir et de la peur, de l’attraction et de la répulsion. Ce que dès lors nous nommons « amour » « n’est autre chose qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». Inversement, « la Haine n’est autre chose qu’une Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». De là vient cet attachement qui fait que les hommes s’efforcent de conserver la chose qu’ils aiment ou bien de d’écarter ou de détruire la chose qu’ils ont en haine. L’expérience passée joue pour renforcer les affects, car elle marque la mémoire. Il faut admettre qu’une « chose quelconque peut être par accident cause de Joie, de Tristesse ou de Désir ». Ensuite, l’esprit fait le reste et il marque les objets présents de l’attirance ou de la répulsion. « Par cela seul que nous avons considéré une chose étant affectée d’une Joie ou d’une Tristesse dont elle n’était pas la cause efficiente, nous pouvons l’aimer ou la prendre en haine». (texte) La puissance de l’imagination est telle que « L’homme éprouve par l’image d’une chose passée ou future la même affection de Joie ou de Tristesse que par l’image d’une chose présente ».
2) Le malheur, c’est que l’imagination produit la servitude, qui est « l’impuissance de l’homme à gouverner et réduire ses affections, soumis à ses affections, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, voyant le meilleur, de faire le pire». Et nous sommes dans la quatrième partie de L’Éthique, « de la servitude de l’homme ». C’est là que Spinoza va préciser l’idée du bien et du mal qu’il reformulera en bon et mauvais suivant que les choses nous sont utiles pour réaliser ou non la perfection de notre essence. Et bien sûr, il fallait s’y attendre, c’est encore la Joie qui sert de fil conducteur : « la connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affection de la Joie ou de la Tristesse, en tant que nous en avons conscience ». Non pas que la connaissance extirpe l’homme tout d’un coup, comme par magie, de l’ordre de la Nature. En tant qu’être humain, le sage, comme l’ignorant, éprouveront des passions, cependant, la Connaissance peut nous délivrer de la servitude produite par l’imagination fausse. Ce qui contribue à la Joie est bon, ce qui renforce la tristesse est mauvais. (texte) Parce que la Joie est intimement liée à une affirmation métaphysique au sein de l’Être, la Joie est le meilleur des guides. (texte) Ainsi, « un Désir qui naît de la Joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un Désir qui naît de la Tristesse ». Nous l’avons vu précédemment et nous comprenons maintenant la puissance de la distinction entre nos vrais Désirs, qui sont portés par la Joie et les faux désirs qui, au bout du compte, ne sont que des suggestions de la Tristesse.
Spinoza est sévère contre les moralistes chagrins qui se complaisent dans les
affections tristes et ne font que nous conseiller de ronger notre frein et de
soupirer après un bonheur situé hors de ce monde. Ceux qui nous conseillent de
souffrir ne méritent pas d’être écouté. L’ascétisme religieux est une morale des
tristes. Ceux qui condamnent le plaisir au nom de la vertu ignorent ce dont ils
parlent. Ils moralisent à l’excès, mais ne nous
aident
pas à vivre, ni à comprendre l’homme. (texte)
L’éthique doit rester dans un chemin de
Joie, car la Joie est bonne. Elle nous inscrit sur le chemin de la Béatitude.
« Nul ne peut avoir le désir de posséder la béatitude, de bien agir et de bien vire, sans avoir en
même temps le désir d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister en
acte ». La marque par laquelle nous savons avec certitude que le désir d’être se
trouve en chemin de perfection est la joie elle-même. A sa manière, Spinoza va
retrouver un sens très ancien du mot vertu. Du point de vue de la
dualité, qui est ignorance, la vertu et le contraire d’un vice et la distinction
entre l’un et l’autre est celle du bien et du mal, tels que la morale les
détermine. Cependant, les anciens avec compris que la vertu dans son essence est
puissance et croissance. Elle est force vive et pas une étiquette
posée par un jugement sur quelques actes exemplaires. Pour Spinoza, l’homme
qui croît en vertu est l’homme qui se développe dans la Joie, si bien que la
vertu la plus élevée coïncide avec la Joie la plus parfaite, la Béatitude.
La Béatitude, qui est la Joie suprême, est participation, unité avec la Nature
toute entière, c’est-à-dire dans le système de Spinoza, unité avec Dieu. Nous
savons que l’amour est intimement lié à la Joie, nous ne pouvons donc nous
étonner de voir Spinoza montrer à la fin de L’Éthique que la Béatitude ne
se sépare pas de l’amour intellectuel de Dieu.
(texte)
Nous avons donc avec Spinoza le modèle d’une éthique centrée sur la Joie. C’est assez rare en Occident. Spinoza reste une figure inoubliable à laquelle on ne cesse encore et encore de revenir. Spinoza reconnaît la valeur du plaisir, (texte) mais n’est pas un libertin. L’intuition qui le guide dans l’éthique est la joie, non le plaisir. Un livre comme l’Éthique baigne dans un parfum indéniable de spiritualité, sans être « religieux » au sens habituel. En ces temps de déprime et de morosité ambiante, dans une époque qui se nourrit de spectaculaire et de morbide, nous aurions certainement beaucoup à apprendre d’une éthique de la Joie. Pour allumer une lumière dans la nuit profonde de la négativité ambiante. Bref, pour mettre un peu de joie, là où règne l’exaspération !
Par définition, est absolu (R) ce qui ne dépend de rien d’autre pour être, (texte) mais ne dépend que de Soi, tandis qu’est relatif ce qui dépend d’autre chose et ne saurait exister séparément. En d’autre terme, ce qui est marqué d’un caractère absolu est inconditionnel et Cause de soi, ce qui est relatif dépend de conditions et est causé par autre chose que soi. Pour Spinoza, la Vérité est marquée du sceau de l’Absolu, ainsi, loin de dépendre d’autre chose, elle doit aussi être sa propre marque. De même, nous avons vu avec Platon que l’Amour dans son sens le plus élevé est sa propre Cause, il est inconditionnel, tandis que pris dans son sens relatif, aux premiers degrés de la dialectique ascendante de l’amour, comme attachement, il dépend de toutes sortes de facteurs. Pourrions-nous en dire autant de la Joie ? (texte) La joie, comme la Vérité et l’Amour renvoient-ils l’un à l’autre comme signes de l’Absolu ?
1) Il est
difficile de réduire la Joie à sa dimension relative sans manquer du
même coup sa signification. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a de joie
authentique que « religieuse » au sens des mystiques des religions, mais
la Joie
a indéniablement une profondeur spirituelle qui la différencie du plaisir en
général. (texte) Si la joie est pas essence expansive, elle tend très vite à déborder
les objets. Comme le dit Clément Rosset dans La Force majeure : « L'homme
joyeux se réjouit certes de ceci ou de cela en particulier ; mais à l'interroger
davantage on découvre vite qu'il se réjouit aussi de tel autre ceci et de tel
autre cela, et encore de telle et telle autre chose, et ainsi de suite à
l'infini. Sa réjouissance n'est pas particulière mais générale : il est "joyeux
de toutes les joies" ». (texte) La Joie ne serait pas la Joie, s’il n’y avait pas en
elle cette affection qui s’éveille au contact de tout objet et en vient « à une
affirmation du caractère jubilatoire de l’existence en général ».
Pourquoi ? Clément Rosset donne une très belle réponse : « La joie apparaît
ainsi comme une approbation inconditionnelle de toute forme d'existence
présente, passée ou à venir ». La Joie naît d’une acceptation
inconditionnelle de ce qui est. Tel qu’il est. Au regard de la
lucidité,
il n’est pas un seul bien en ce monde qui finalement se révèle à peu de chose
près comme dérisoire. Le temps a raison de tout, ce que nous possédons
aujourd’hui peut être perdu demain. Tant que notre esprit est identifié au
domaine du nom et de la forme, il est soumis à des déceptions, à des pertes et
donc à bien des souffrances. Tout ce qui vient s’en va. Si nous voulons
regarder la phénoménalité directement et sans intermédiaire, nous devrons avouer
qu’aucun objet, que rien dans le monde ne peut contenter notre soif de
bonheur. Le monde est là, comme le dit Eckhart Tolle, pour frustrer nos
attentes ! Il est là pour nous obliger à le
transcender, (texte) c’est-à-dire pour
nous intimer à retourner au centre de nous-mêmes. Là où se trouve la source de la
Joie. Ce qui est très étrange avec la Joie, c’est qu’elle demeure « quoique
suspendue à rien et privée de toute assise... La joie constitue ainsi toujours
une sorte d'en plus, et c'est cet en plus que l'homme joyeux est
incapable d'expliquer et même d'exprimer ». L’inexprimable de la Joie vient de
la Plénitude de l’Être. Elle n’a rien à voir avec les objets, mais tout à voir
avec Soi. C’est pour cette raison que nous trouvons parfois des récits qui
témoignent de l’expérience incroyablement forte et vivante de la Joie dans des
conditions extérieures
terribles et dramatiques. « La joie, telle la
rose dont
parle Angelus Silesius dans le Pèlerin chérubinique, peut à l'occasion se passer
de toute raison d'être... c'est même peut-être dans la situation la plus
contraire, dans l'absence de tout motif raisonnable de réjouissance, que
l'essence de la joie se laissera le mieux saisir ». Inversement, le bien-être
moelleux et artificiel, le cocooning social très « rationalisé » aurait plutôt
tendance à pervertir la Joie en la remplaçant pas des petits plaisirs médiocre.
Sans joie. Un peu somnifères. C’est au moment où l’homme se trouve un peu en
dehors de sa zone de confort, en situation d’inconfort qu’il prend
conscience de lui-même, et ce sont souvent dans ces moments là que l’on trouve
les joies les plus grandes. Bref, ce que l’expérience montre, c’est que la
Joie comme état d’être se passe de toute raison, elle jaillit d’elle-même, sans
lien avec une intention, ni un objet, comme le parfum de la
rose qui se donne
sans qu’il y ait de la part de la rose une « intention » de se donner. La
rose est ce qu’elle est et son être même rayonne dans sa beauté et son parfum.
(texte) Et bien, la Joie, pourrions-nous dire, est le parfum de la Plénitude de
l’Être, dans l’indifférence complète aux objets et même dans l’indifférence aux
intentions conscientes du sujet pour la provoquer. « L'accumulation d'amour
en quoi consiste la joie est au fond étrangère à toutes les causes qui la
provoquent, même s'il lui arrive de ne devenir manifeste qu'à l'occasion de
telle ou telle satisfaction particulière... Elle apparaît ainsi comme
indépendante de toute circonstance propre à la provoquer (comme elle est aussi
indépendante de toute circonstance propre à la contrarier ». « La joie est un
plein qui se suffit à lui-même et n'a besoin pour être d'aucun apport
extérieur... Elle ne se distingue en aucune façon de la joie de vivre, du simple
plaisir d'exister ».
------------------------------Les très
jeunes enfants connaissent la joie et son ivresse, car ils ne sont pas encore
dissociés d’eux-mêmes. Le sens de l’ego ne vient pas immédiatement, nous l’avons
vu ; avant deux ans, l’enfant n’a pas encore développé une image de lui-même, il
coïncide joyeusement avec son être. La Joie pétille dans son regard, il est
facétieux et vivant. Il n’est pas encore contaminé par l’esprit de sérieux
mortel de l’ego. Cela viendra plus tard, quand naîtra le processus de
constitution d’une image du moi, par rapport à l’autre. Alors nous quitterons le
paradis de l’enfance, pour entrer dans le monde, où il est dit que « l’enfer,
c’est les autres » ! Après tout, comme la Joie réside dans la coïncidence avec
soi dans l’Être, comme la Vie est coïncidence avec soi, la joie existe tout
aussi bien chez l’animal. Il faudrait vraiment être de très mauvaise foi pour ne
pas remarquer la joie d’un jeune chien en liberté. Il court partout, remue la
queue, il célèbre la Vie en permanence ! C’est un immense service pour
ses maîtres. Nous devrions avoir une véritable gratitude pour nos compagnons à
quatre pattes, car ils savent répandre de la joie ; sans eux, il n’y aurait plus
guère de contrepoids à nos tendances névrotiques. Regardez dans la rue d’une
grande ville l’opposition entre le maître qui teint la laisse, parfois avec un
visage fermé dans la souffrance et le chien devant, tout joyeux, qui batifole !
Si ce n’est au cours de la promenade, ce sera plus tard, il y aura bien un
moment, où le chien déridera son maître et lui tirera un sourire. D’ailleurs
jouons sur les mots. La Joie est un peu folle. « La langue courante en
dit beaucoup plus long qu'on ne pense lorsqu'elle parle de "joie folle" ou
déclare de quelqu'un qu'il est "fou de joie". Tout homme joyeux est
nécessairement et à sa manière un déraisonnant. Mais il s'agit là d'une
folie qui permet d'éviter toutes les autres, de préserver de l'existence
névrotique et du mensonge permanent. À ce titre elle constitue la grande et
unique règle du savoir-vivre ». La joie prend en défaut « l’esprit de sérieux »,
au sens de celui qui se prend excessivement au sérieux, qui engoncé dans ses
problèmes, oublie d’aller à pas vif et léger dans l’existence. Joyeusement. Sans
pesanteur névrotique. La Joie est un signe de santé de l’esprit, son absence est
inversement le signe que quelque chose ne va pas. Le mental qui
repasse sans
cesse le disque des vieilles rancunes du passé, d’une
histoire calamiteuse et
qui finalement absorbe entièrement le sujet dans ses macérations personnelles
tue la joie de vivre. Il suffirait qu’il lâcher-prise. Et la joie qui est
toujours déjà-là, pourrait monter comme une vague et submerger le paysage
tristes des pensées moroses.
2) La Joie pure de l’âme est sans cause et sans condition. Il existe dans le langage une expression qui la décrit : la joie sans mélange Elle est très présente dans les écrits mystiques, mais nous venons de voir qu’il n’y a rien de plus naturel que la Joie ! Inutile d’introduire du « surnaturel » et de faire de la Joie quelque chose de « spécial ». Ce serait compliquer ce qui est simple. Le bonheur comme la Joie sont des grâces très païennes. Cependant, la joie n’est pas dans le registre des vécus ordinaires, car elle échappe à l’intentionnalité. Et nous comprenons mieux maintenant pourquoi la vraie Joie est sans cause et sans objet. Elle jaillit dans le Maintenant de la plénitude de la conscience non-divisée en sujet/objet. La joie « avec mélange » est celle qui est rattachée à un objet dont nous pensons qu’il en est la cause. Elle est encore reliée au temps psychologique. L’a satisfaction une fois éprouvée et obsession de l’objet nous porte donc à vouloir organiser les « conditions » pour que se répète l’expérience de la joie passée. Et hop ! Nous voici relancé dans les errances du temps psychologique.
Dans les termes de Jean Klein dans La Joie sans Objet : « Trompé par la satisfaction que nous procurent les objets, nous constatons qu'ils provoquent satiété et même indifférence, ils nous comblent un moment, nous amènent à la non-carence, nous renvoient à nous-mêmes, puis nous lassent; ils ont perdu leur magie évocatrice. La plénitude que nous avons éprouvé ne se trouve donc pas en eux, c'est en nous qu'elle demeure; pendant un instant, l'objet a la faculté de la susciter et nous concluons à tort qu'il fut l'artisan de cette paix. L'erreur consiste à considérer ce dernier comme une condition sine qua non de cette plénitude ». (texte)
C’est une manie du mental de procéder dans le domaine psychologique comme il opère dans le domaine matériel et c’est une source constante d’illusions. La Joie est là, ne dépendant que de nous-mêmes, quand elle se manifeste, il n’y a rien d’autre qu’elle. Problème : Par suite, « en se référant à cette félicité, nous lui surimposons un objet qui selon nous en fut l'occasion. Nous objectivons donc la joie. Si nous constatons que cette perspective dans laquelle nous nous sommes engagés ne peut apporter qu'on bonheur éphémère, qu'elle est incapable de nous procurer cette paix durable qui est située en nous-mêmes, nous comprenons enfin qu'au moment où nous parvenons à cet équilibre, nul objet ne l'a provoqué, l'ultime contentement, joie ineffable, inaltérable, sans motif est toujours présent en nous, il nous était seulement voilé ». (texte)
La joie sans mélange
n’appartient pas au temps, la Joie pure est
intemporelle. Elle est comme un pétillement d’éternité. C’est là que se
trouve l’extraordinaire, car cela veut dire qu’il est possible de demeurer en
permanence dans la Joie. Non qu’il s’agisse d’en faire, par des exercices
assidus (ce qui est contradictoire !), un « état second », ( !! ) car, la
spontanéité de la Joie réside dans notre état premier. Notre état
naturel. On ne peut pas « cultiver » le naturel ( !!! ), c’est une expression
qui forme un oxymore. Pour être, il n’y a rien à « faire », et la Joie réside
dans l’Être et non pas dans le « faire ». Mais bien sûr,
c’est une vérité très agaçante pour le mental ordinaire, car il est complètement
obnubilé par le « faire » ! Il n’est pas
disponible dans l’émerveillement
d’être. Nous passons notre vie à courir après la réalisation « d’objectifs »
dans le futur ! Pas étonnant donc qu’il y ai si peu de joie dans notre vie.
Nous cherchons une satisfaction dans le domaine objectif. "La
joie
est sans cause; vous lui attribuez une cause, mais elle n'en n'a pas, aussi
n'essayez pas de relier cette joie à une cause. Quand vous le faites, vous
injuriez la joie ! Mais quand vous percevez réellement qu'elle est sans cause,
elle deviendra très puissante en vous ; elle sera avec vous. Quand vous
voyez qu'elle est sans cause, en un certain sens, elle s'accroît; mais vous
l'affaiblissez si vous la reliez à une cause, parce que vous faites d'elle un
« état ». Un jour vous serez à même d'entrer en elle sciemment et de vous
perdre en elle; ce sera comme votre ultime demeure. Liberté, amour, paix sont
sans cause. Vous ne pouvez les insérer dans le cadre du déjà connu". (texte)
Jean Klein
La Joie sans objet.
Bref, la Joie sans objet appartient à la pure Conscience qui est ce que
nous sommes réellement. Il nous est arrivé de rencontrer à l’occasion des
personnes chez qui l’émerveillement était très spontané, avec l’enthousiasme et
l’énergie d’une joie permanente. Et la Joie est alors contagieuse, car le
sentiment de la Plénitude dans une conscience éveille en écho la Plénitude dans
une autre conscience. Jean Klein rayonnait cette rare qualité de présence et il
ne pouvait l’exprimer autrement que dans l’Enseignement de la non-dualité. En
effet, les états duels sont marqués par la dualité
sujet/objet et tant que la dualité subsiste, elle fait en quelque sorte obstacle
à l’expansion spontanée de la Joie dans la conscience d’unité.
Nous voyons donc qu’il y a une relation subtile entre la joie, le bonheur, et l’enthousiasme. Nous avons vu que le Bonheur est un « espace heureux », c’est le sentiment de la Plénitude apaisée qui réside dans le Soi. En sanskrit, c’est ânanda. Le bonheur est enveloppant, il ne se localise nulle part, car il est immanent au Je suis. Entre le Bonheur et la Joie, il y a une différence que nous pourrions rendre par une analogie. (R) Quand nous sommes plongé dans un bain chaud, rester immobile procure un certain bien-être, mais remuer l’eau nous fait sentir des courants. Le bonheur est un peu comme l’eau immobile, la Joie, l’eau en mouvement et que nous avons plaisir à remuer car alors nous sentons mieux la chaleur nous envahir. Il y a un dynamisme de la Joie que nous exprimons en paroles et en acte. Tout particulièrement dans le domaine de l’art. La musique, (texte) par exemple, est merveilleusement douée pour faire danser la Joie. Mais le rayonnement de la Joie se rencontre aussi en poésie, en peinture, en sculpture et même dans l’architecture. Là où l’intelligence créatrice danse dans les formes et communique de l’Infini. L’art le plus élevé est la danse joyeuse de l’Infini dans le monde des formes. L’étymologie du mot enthousiasme, nous l’avons vu, dit : « être soulevé par le dieu », ou en français, être ravi. Ce n’est pas l’excitation puérile de l’émotionnel, tel que nous avons tendance à le croire ; non, l’enthousiasme authentique est un soulèvement intérieur de la Joie dans un mouvement créatif. L’enthousiasme est divinement inspiré disait Platon, qui n’hésitait pas à le rapprocher du don de divination de la Pythie au temple de Delphes, qui, possédée par la puissance d’Apollon rendait des oracles. (texte) Pour un esprit grec, la dimension Sacrée, divine, présente dans la Joie allait de soi. La Joie, c’est le dionysiaque de la célébration de la Vie. C’est nous autres, contemporains, qui ne savons plus la reconnaître, car nous vivons ou survivons tristement sans joie, empêtrés que nous sommes collectivement dans une représentation nihiliste, (texte) défaitiste et passablement morbide.
Il nous manque la communion dionysiaque avec la Vie absolue qui se donne dans la Joie. La Joie, la Vérité et l'Amour sont des signes de la présence de l'Absolu, l'un renvoie immanquablement aux deux autres, de sorte que lorsque nous en trouvons un, nous sommes aussi renvoyés aux deux autres. C’est une observation qui ne manque jamais de frapper celui qui côtoie la littérature spirituelle. C’est aussi ce que l’expérience intérieure nous révèle, une expérience qui nous attend, pour peu que nous acception d’ouvrir les portes de la Joie qui réside au cœur de nous-mêmes. La vraie question devient dès lors : est-ce que cela nous intéresse vraiment ? Par quoi sommes-nous vraiment intéressé ? Par notre indignité, nos malheurs, nos souffrances ? C’est vrai qu’ils nous rendent « intéressants » devant nous-mêmes et devant autrui. Ils donnent consistance à notre identité en tant qu’ego. Je me sens davantage « moi » comme moi souffrant. Et si tout ce qui compte, c’est de se couper de la totalité de la Vie, de renforcer l’ego, alors, bien sûr, la Joie, il faut lui dire adieu ! Dans la Joie, comme dans la Paix, l’ego perd tous ses repères, il perd ses limitations, la conscience de la Joie nous fait sentir une existence vaste, très vaste, la Joie embrasse tout l’Univers. Le petit moi se perd toujours dans la Joie qui est le Oui intégral à ce qui est. Et c’est pourquoi l’ego... ne veut pas y rester trop longtemps ! Pour conserver ce « moi », il faut refuser la joie, camper dans l’opposition, dire « non » à la Vie, se poser « moi », « moi » ! dans la plainte et la complainte permanente comme frustré, malheureux, bougon, râleur etc. « Moi » sera plus fort et il attirera l’attention d’autrui ! ! Jusqu’au moment où, dans un insight, un éclair d’intelligence, nous verrons toute la bêtise et la stupidité de cette attitude, ce sera cet instant magique où, dans un éclat de rire monumental, nous retrouverons la Joie !... Qui ne nous avait en réalité jamais quitté.
* *
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La compréhension de la joie est très subtile, c’est pourquoi l’opinion ne la comprend pas et la confond avec toutes sortes d’objets qui en diffère. La joie ne peut être approchée en toute clarté que de manière négative : ce n’est pas ceci, ni cela, neti, neti. Sinon, on tombe dans une salade de confusions invraisemblables. La joie en son essence n’est pas dans l’objet, il faut donc éliminer tout objet pour s’en approcher et en définitive, elle nous échappe, car elle est si près de soi qu’aucune définition n’est à la limite possible. Cependant, il n’est pas d’expérience plus forte, plus claire, ni plus lumineuse que celle de la Joie.
C’est tout le paradoxe. Et ce paradoxe tient à l’approche d’un absolu : cela est, il est impossible d’en douter, mais cela n’est pas réellement définissable, car dans le royaume de la Joie, il n’est que la Vie, pure, dégagée de tout objet, la Vie s’éprouvant elle-même dans son extase d’exister, comme les vagues qui dansent de joie sur l’océan, sans pouvoir s'en distinguer réellement. En au point où la Vie est en contact pur avec Soi, il n’y pas de distance, pas de quoi glisser l’épaisseur du moindre concept. Nulle part que dans ce domaine n’apparaît plus clairement que les mots ne sont que des panneaux indicateurs. Le mot « joie » n’est pas joyeux, mais il pointe vers la Joie infinie et infiniment joyeuse qui est en nous. Il faut faire la cabriole depuis le mot vers la chose même. Plonger dans un saut périlleux dans la Joie. Tant que l’on reste sur le bord de la rive, il n’y a que le concept !
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Questions :
1. Entre ces deux expressions "choisir le bonheur" ou "choisir la joie", quelle est la plus pertinente?
2. Comment se fait-il que dans l'opinion on ne comprend pas qu'il peut y avoir joie même s'il n'y a aucune attente?
3. Qu'est-ce qui distingue la joie, de la gaieté et du plaisir?
4. En quel sens la joie peut-elle être reliée à un acte? Sous quelle forme?
5. Sous prétexte que l'on dit que l'on parle de bonheur de l'imbécile heureux, faut-il penser que la joie est-elle sans intelligence?
6. Comment comprendre qu'un être humain puisse refuser la joie?
7. Peut on imaginer un instant une joie véritable qui serait sans amour?
© Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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