Au cours des leçons précédentes nous avons longuement abordé la question de la synchronicité. Tout d’abord en examinant la théorie du hasard dans la physique classique et les nouvelles avancées de la physique quantique. Nous avons consacré une leçon entière aux thèse de Carl Gustav Jung dans ses recherches menée en relation avec Pauli. Nous avons aussi examiné la non-causalité qui est sous-jacente à la théorie de la synchronicité.
De nombreuses publications ont paru depuis, les vannes sont ouvertes et nous sommes très loin d’avoir épuisé le sujet. Une problématique en particulier peut être entièrement renouvelée avec l’introduction de la synchronicité. Celle de la liberté. En effet, nous avons vu que tant que nous raisonnons dans le cadre conceptuel du déterminisme classique, nous aboutissons nécessairement à des apories insurmontables. La causalité linéaire du paradigme mécaniste instaure une interprétation très statique de l’univers dans laquelle il ne peut y avoir irruption d’un potentiel spirituel. Pas étonnant dans ces conditions que les penseurs qui ont cru dans le déterminisme en soit venus à nier la possibilité du libre-arbitre.
Cependant, si, comme nous l’avons largement montré, l’univers est dans son essence infiniment plus souple que nous pouvons l’admettre, si la réalité est bien plus floue et bien plus dynamique que nous pouvons le croire, alors il est tout à fait possible que nos intentions tracent un chemin dans le réel. Nous ne sommes pas comme un train sur des rails. Nos intentions sont créatrices et elles provoquent des bifurcations au sein de ce que nous pourrions appeler notre arbre de vie. Le phénomène qui est en résulte est précisément la synchronicité des événement qui se manifeste dans notre quotidien. Donc, dans quelle mesure la théorie de la synchronicité vient-elle justifier notre libre-arbitre ?
* *
*
Revenons sur ce que nous avions dit auparavant, concernant l’interprétation de la causalité dans le cadre du paradigme mécaniste. Nous disions que de ce point de vue, un événement D est considéré comme déterminé s’il est l’effet d’une cause C telle que, si elle n’était pas apparue, C n’aurait pas été manifesté non plus. Dans ce schéma, la causalité est linéaire en allant de C vers D. Il est alors facile de s’imaginer une régression à l’infini qui précède l’apparition de C, depuis B et ainsi de suite. Comme le tracé A, B, C, quand il est regardé en se retournant vers le passé montre une ligne, la pensée n’a aucune difficulté à reproduire le même tracé vers le futur et à en imaginer le prolongement dans la séquence de l’avenir. Rien que de très banal. En fait, il ne s’agit pas d’une inférence tirée de la considération des lois physique. Il est dans la nature du mental de fonctionner au passé, donc d’avoir perpétuellement tendance à le projeter sur le futur. C’est ainsi que l’esprit fonctionne d’ordinaire à son niveau le plus élémentaire. Le plus grégaire pourrait-on dire. Par conséquent, l’idée d’un futur unique n’a aucun mal à s’imposer : non pas pour des raisons logiques, mais parce qu'il s'agit d'une projection habituelle de la pensée.
1)
Bergson a très bien expliqué cette illusion rétrospective, qui est
rendue par une image. Le promeneur qui marche sur une plage de sable fin au bord
de l’océan, en se retournant voit ses
propres traces
dans une longue ligne sinueuse. S’il tourne à nouveau son regard devant lui, il
peut imaginer que chacun des pas qu’il va faire va s’engager dans des traces
tout aussi déterminées que celles qui sont derrière lui. Ce qui constitue une
illusion car dans le présent il n’y a pas qu’un seul chemin de tracé à
l’avance mais plusieurs sont possibles. De là l’idée que nous allons
explorer selon laquelle dans le présent sont dessinés des futurs multiples.
L’illusion du mécanisme aurait tendance à nous faire
croire que nous sommes comme une locomotive sur des rails vers une destination
déjà écrite, ce qui est faux. L'explication suit la paresse naturelle de l’esprit. L'aspect
mécanique de la pensée. Elle
néglige l’ingrédient essentiel qui lui échappe : le dynamisme infini
présent dans l'univers sa puissance de Création. Comme
Bergson a bâti toute sa philosophie sur l'intuition du dynamisme vivant du
Devenir, il ne peut laisser passer pareille
erreur. D’où son insistance à bien distinguer le
temps chronologique de la pensée, de la Durée
qui est intimement liée au Devenir réel de la
Manifestation. L’Univers se crée à chaque instant, ce qui veut dire qu’à
chaque instant il y a du Nouveau, qui n’est jamais la stricte
répétition de ce qui a été, sans qu’il y
ait une subtile déclinaison de l’inédit. Ce qui bien sûr est très dérangeant
pour le mental qui, fonctionnant au passé, préférerait que le changement ne soit
que répétition, ce qui est la seule représentation qui confère à
l'ego un sentiment de
maîtrise de la réalité. Bergson dit que nous
résistons au changement ! (texte)
Nous ne voulons pas l’affronter en face. Mais ce n’est pas de cette manière que
les choses se passent. On a beau avoir fait dix mille fois l’expérience que les
événements n’arrivent jamais exactement comme nous les avions prévus, nous
continuons à entretenir la pensée selon laquelle nous avons raison de
persister dans l’idée que nous pouvons tirer de nos cogitations égotiques une
ligne vers le
futur et que ce sera la bonne, que les vielles recettes marcheront toujours etc.
C’est un atavisme incorrigible du mental qui ne peut être dépassé que si
justement nous comprenons la nature même du mental humain.
Le second
point sur lequel nous avons insisté à plusieurs reprises porte sur
l’interprétation de la causalité. A moins
d’être totalement allergique à toutes les nouvelles avancées des sciences
contemporaines pour s’enfermer dans une vision bloquée dans l'héritage de
Newton, il
est aujourd’hui impossible d’adhérer à la théorie
mécaniste de la causalité. L’idée selon laquelle il y aurait « une » cause
derrière un événement est une sottise. Même un enfant finit par comprendre que
la causalité à laquelle nous avons affaire dans la vie de tous les jours est
complexe. Dans un univers où tout est relié, une
infinité de causes contribuent à l’apparition de chaque événement.
Nous avons
condensé cette thèse en disant que l’Univers
tout entier contribue à l’apparition de chaque événement qui se produit
en son sein. Donc il faut oublier toutes ces histoires de
boules de billards qui se cognent, ces objets séparés dans le vide, c’est de
la simplification abusive. Donc, laisser tomber l’idée de causalité linéaire qui
n’est qu’une approximation grossière de ce qui a lieu réellement pour une
appréhension plus systémique.
Nous avons montré de manière assez détaillée que c’est ce qui fait le caractère
révolutionnaire de la manière de penser de l’écologie.
Le déterminisme intégral n’a jamais été qu’une hypothèse commode, rien de plus. Il a été battu en brèche même sur le terrain où on le croyait confirmé. On peut très bien s’en passer en physique dans l’infiniment petit. La théorie quantique fait un pied de nez au paradigme mécaniste classique, elle démontre que l’on peut très bien bâtir une physique extraordinairement efficace en se passant de ce postulat encombrant. Il restait cependant aux partisans du déterminisme un terrain de chasse gardé : bon, d’accord, il ne marche plus au niveau microscopique… mais au moins il fonctionne au niveau macroscopique ! (texte) Jusqu’au jour où la thermodynamique a pu montrer que les systèmes chaotiques comportent aussi une dimension indéterministe fondamentale. Et qui n’est pas simplement une sorte de défaut de notre savoir. Même à notre échelle, l’imprévisibilité est substantielle et pas simplement accidentelle. La texture du réel est bien moins rigide, moins mécanique, que nous pouvons le croire ; ce qui nous a amené à parler d’une sorte d’élasticité de la Nature. Image qui est assez cohérente avec l’idée selon laquelle la matière dans son intégralité n'est rien d'autre qu'une fantastique distribution d'énergie. Le concept de « chose » lui-même ne se justifie que sous le regard d’un observateur placé dans la vigilance.
2)
Venons en maintenant aux
formulations du livre de Philippe Guillemant avec lequel nous allons
faire un
bon bout de chemin dans cette leçon, La Route du Temps. Admettre
l'existence des futurs multiples, explique-t-il, c'est considérer le mouvement
du temps selon un arbre de vie, thèse qui est très visiblement «en
contradiction totale avec le déterminisme». L'image de l'arbre, comme arbre
des possibles est intéressante à plus d'un titre. Si « on descend d'un arbre
le long de ses branches, on aboutit invariablement au tronc selon un mécanisme
visiblement déterministe qui, contrairement au cheminement vers le haut, nous
dispense d'avoir à faire le moindre choix». Nous l'avons vu. Nous nous inclinons
alors devant la nature déterminée du passé. Toutefois,
ce n'est pas du tout l'option doctrinale du déterminisme qui n'a jamais eu cette
modestie. « C'est en direction du futur, c'est à dire vers le haut, que le
déterminisme prétend nous dispenser de tels choix, et non l'inverse. En
direction du passé, nous comprenons bien qu'aucun choix n'est possible, puisque
nous ne vivons pas dans ce sens et que pour choisir, encore faut-il vivre».
Pour que la thèse de l'arbre de vie soit sérieusement prise en compte, il est donc indispensable de montrer qu'il est possible d'inverser le sens du déterminisme, ce qui « revient à trouver une logique de cheminement lorsqu’on remonte le temps, qui nous permette de déduire le passé du présent, comme le permet l'Arbre de vie ». Mais comme passé et présent sont représentés dans une relation de causalité, inverser le sens du déterminisme « imposerait donc l'idée que des causes passées puissent être déterminées par des effets présents ». Ce qui est un défi. Et attention: « il ne s'agit pas cependant de nier la causalité, mais tout simplement de la rendre réversible ».
En clair, et pour aller droit au but, de même qu'il y aurait une procession causale séquentielle qui va du passé vers le présent, il est possible, en vertu de la nature même de la conscience, qu'à travers nos intentions portées vers le futur, nous fassions redescendre des effets sur notre présent. Ce qui rejoindrait admirablement la théorie de la synchronicité.
Commençons par une remarque : il est incontestable que « les équations fondamentales de la physique sont bel et bien réversibles par rapport au temps ». C'est le scandale qu'a soulevé Bergson. Il est désormais possible d'examiner ce problème sous un nouveau jour. Contrairement à ce que nous avons tendance à croire, la séparation de la causalité et du déterminisme est parfaitement envisageable du point de vue de la physique. Nous allons y revenir, certains phénomènes de la physique des particules plaident en faveur de la réversibilité. On dira que sous certaines conditions une particule peut « remonter le temps », sans violer les lois de la physique.
Mais c'est sans compter avec une argumentation massive, que nous avons précédemment exposée, qui plaide en faveur de l'existence de la flèche du temps dans l'univers. Restons dans le contexte de la physique. Nous n'allons pas revenir sur tous les détails, mais il s'agit là, comme le dit Guillemant d'un panneau sens interdit planté en plein dans son territoire ! (Le seul selon lui). La flèche du temps « provient de l'irréversibilité « de fait » de nombreux systèmes physiques, comme par exemple une machine à café, une voiture, un moteur, un mélange, une cellule, une turbine, un être vivant, etc. Il semble en effet impossible de voir fonctionner ces systèmes à l'envers ». Mais pour les appuyer, nous avons tendance à nous replier sur le vieil argument d'Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Tout est dit dans un seul mot qui sonne comme une incantation menaçante : « l'irréversibilité » !
Sauf dans
quelques audaces de science fiction. Il y a une très belle histoire dans la saga
de Dan Simons, Hypérion, un père tente avec angoisse de sauver sa fille
archéologue, contaminée aux Tombeaux du Temps, elle régresse tous les jours en
âge vers la petite enfance, et il va devoir bientôt lui donner le biberon en
espérant qu'elle ne disparaîtra pas. Exactement le genre de phénomène qui serait
le contraire exact de ce qui constitue notre expérience.
Quand bien même l'irréversibilité aurait l'appui de notre expérience à l'état de veille (ce qui est faux dans le rêve), il y a malgré tout des physiciens qui se posent des questions sur son statut exact en physique, au-delà du simple constat empirique. Du point de vue de la vigilance, j'ai beau faire, comme dit Bergson, si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, je dois attendre que le sucre fonde et il ne va pas sortir du verre d'eau pour se reconstituer en morceau de sucre. Bon !
Mais le problème reste entier pour le physicien, rien à faire, les équations de la physique sont réversibles et mêmes symétriques en fonction du temps. Est-ce parce qu'il manque quelque chose à la représentation des physiciens ? Il faudrait, sous la menace du revolver les sommer de se rendre à une « évidence » de l'irréversibilité ? Ou bien ont-ils quelques raisons solides de poser des questions gênantes qui prendraient à rebrousse-poil notre représentation de l'état de veille ?
Qu'en est-il de l'irréversibilité du point de vue du physicien ? Faisant appel à son expérience de modélisation, Philippe Guillemant s'en tient aux conclusions des calculs eux-mêmes. Il constate que les systèmes dit irréversibles, sont en fait indéterministes par nature. (texte) Nous en sommes réduit pour les décrire à faire usage d'une approche statistique de modélisation et la méthode employée fait « qu'il n'est pas possible de l'appliquer dans le sens inverse du temps ». Autrement dit, l'irréversibilité est imposée par le type de calcul employé ! Pour cette raison, certains physiciens se sont donc demandés si « l'irréversibilité n'était pas finalement une illusion produite par un effet statistique ». Conclusion qui, on l'avouera, est très choquante, eu égard à notre expérience habituelle. Curieusement, dans le consensus actuel, la physique du macroscopique ne tient pas compte de l'argument et elle prétend même pouvoir passer d'une impossibilité de fait à une impossibilité de principe de remonter le cours du temps. Ce qui ressemble fort à une position dogmatique. L'ironie c'est que « la physique microscopique, en contradiction totale avec cette position, revendique de façon éclatante dans ses équations la réversibilité de tous les phénomènes, la possibilité de les faire fonctionner dans les deux sens du temps».
1) Pour notre problème initial, les conséquences sont très importantes. Elle sont résumées p. 51. Nous pouvons désormais sans aucune gène lâcher définitivement les entraves que posait le déterminisme vis-à-vis de la liberté. Il devient possible de « différentier deux types de choix : des choix conditionnés ou déterministes et des choix authentiquement libres ou indéterministes. L'arbre de vie symbolise les premiers lorsqu'on en descend, les seconds lorsqu'on s'y élève ».
Petit retour en arrière. Il n'est pas question de déclarer en l'air que l'homme est « libre », en niant abstraitement le poids des conditionnements qui trop souvent l’entraînent dans une répétition compulsive du passé. Nous avons étudié ce problème et montré que précisément l'ego est fait de ce montage de conditionnements. De même, il n'est pas question de prendre au pied de la lettre un déterminisme auquel la physique elle-même ne croit plus, qui deviendrait dès lors un fatalisme qui n'aurait plus d'appui que celui d'une croyance.
La solution est plus complexe, elle est assez entrevue par Bergson disant que le moi social est très rigide, pétri d'habitudes, de stéréotypes et de conditionnements. Tant que nous vivons engoncés dans un personnage, nous sommes la proie de toutes sortes de conditionnements et la Personne véritable en nous ne s'affirme pas. Elle attends l'heure de l'éveil. Communément, on est les autres avant d'être Soi, ce qui dénote une bonne dose d'inconscience et une vie faites d'automatismes. L'acte libre ne peut donc être une habitude, il est exceptionnel dans son essence comme émergence du Nouveau ; Bergson le décrit comme une poussée volcanique, une Force qui brise la croûte des conditionnements en laissant passer le flot d'un élan venu du plus profond de Soi. Une véritable spontanéité. Bergson parle du « moi authentique », celui qui coïncide avec la Vie dans son dynamisme créateur. Le libre-arbitre suppose un pas dans l'Inconnu, un jaillissement de l'imprévisible, une aventure sur une nouvelle ligne du temps. Une décision qui ne relève que du Soi et n'a rien à voir avec l'ego. Nous avons plus haut dans le cours utilisé une expression : l'acte libre est la libération de notre préférence la plus intime. Il faut donc écarter l'idée d'arbitraire dans la liberté ou d'acte gratuit. Les frayeurs de Gide à peine compensées par Sartre.
C'est là que notre cheminement devient plutôt piquant, parce que nos vrais désirs, sont l'expression de nos intentions les plus profondes et logiquement nos intentions pourraient, si on suit la théorie de la double causalité, baliser notre futur. Ce qui veut dire que, si nous admettons la réversibilité temporelle, elles pourraient nous faire signe dans des traces du futur, de même que nos actes se déposent dans les traces du passé. Ce qui correspond très exactement ce que nous appelons les coïncidences étranges, ou les synchronicités. Bien sûr, le concept de traces est d'ordinaire lourdement lesté d'une référence au passé et empesé de déterminisme ; cependant, puisque nous avons mis entre parenthèse le déterminisme sans pour autant renoncer à la causalité, nous raisonnons désormais dans une théorie de la double causalité et celle-ci implique qu'il y ait effectivement des traces du futur. Soyons très exigeants : nous ne parlons pas des prédispositions qui feraient par exemple qu'un enfant très tôt manifesterait des aptitudes, mettons pour la musique. Nous ne parlons pas non plus, de la compulsion à projeter sur le futur un scénario récurent du passé. Il se trouve que notre futur est mentalement pas mal encombré de « simulacres » et que nous devons apprendre à discerner les véritables traces du futur. Celles qui correspondent à la libération de notre préférence la plus intime, « celles que nous aimerions donc bien voir apparaître, maintenant que nous sommes libérés du déterminisme et décidés plus que jamais à croire dans notre libre-arbitre ». Ce qui exige l'exercice d'une grande qualité que Philippe Guillemant nomme l'observation. Pour notre part, conformément à ce qui a été montré ailleurs dans les leçons, nous dirions une qualité d'attention dans la pleine ouverture de la conscience.
« Intention
et observation seraient les deux ailes de notre libre-arbitre »
Il est
très tentant de faire un rapprochement entre le rôle de l'observation noté ici
et celui qui est analysé en mécanique quantique dans la
théorie de la
décohérence. Selon les physiciens, « le concept de décohérence décrit
comment la coexistence simultanée de plusieurs « branches de vie » potentielles
parvient à se maintenir avant d'atteindre le stade ultime de l'observation, par
le processus de décorrélation » qui aboutit à la mesure effective. « La
décohérence nous explique le mécanisme d'entrée dans la réalité d'une
observation unique parmi un ensemble de possibles ». Les physiciens s'amusent
beaucoup avec ce concept, disant que l'univers joue sa danse cosmique, mais dès
que nous l'observons, il prend une forme définie ! Une seule
version
de la réalité émerge alors. Mais le processus d'observation a en fait permis
d'accueillir dans le réel une branche
de vie potentielle. Et attention,
il est simpliste de penser que tout cela se fait dans une parfaite gratuité
désordonnée, comme en rêve, c'est pourquoi Philippe Guillemant estime
indispensable d'introduire ce qu'il appelle la
loi de la convergence des
parties, qui respecte l'ordre dans l'univers. Celui qui nous apparaît
dans le monde de la vie à l'état de veille.
2) Cet ordre qui coordonne notre intention et le flux des événements nous conduit à l'apparition des coïncidences dans notre vie. L'exemple personnel donné dans le chapitre les fissures du temps, est celui du marcheur en montagne qui peine à retrouver son chemin de retour et qui croise un vol de perdreaux et un chevreuil, suit l'indication d'une direction et retrouve sa route, évitant de devoir passer une nuit à la belle étoile. Mais, en toute honnêteté, chacun d'entre nous pourra trouver mille exemples dans son histoire personnelle de ce genre de coïncidences. « Il semble que ce qui caractérise ce type d'ordre issu d'on ne sait où, soit avant tout le synchronisme ! ». Ainsi, « les coïncidences nous instruisent déjà sur un potentiel de la Loi de la Convergence des parties, susceptible de fournir une explication non causale à la création d'un ordre synchrone inexpliqué ». (texte)
Marquons une pause. Au point où nous en sommes de notre raisonnement, « il serait bon de s'habituer maintenant à cette idée d'une logique non-causale, à causalité en réalité inversée mais qui n'en reste pas moins parfaitement rationnelle ».
Toutefois, cela demande une certaine gymnastique mentale, car dans le cadre de la représentation standard du temps qui soutient le paradigme mécaniste, tout cela tient d'une gageure. Notre conception ordinaire de la causalité ne tolère que les prédictions basées sur le calcul déterministe. C'est tout juste si nous concédons du bout des lèvres une possibilité de ce genre au nom de l'intuition personnelle. Et en effet, il faut être très prudent, questionner, questionner, faire preuve de discernement pour ne pas tout mélanger : fabulation, projections mentales, attitudes superstitieuses, surinterprétations paranoïaques, prévisions douteuses etc. Ce qui n'empêche pourtant pas l'authenticité du phénomène. Il faut savoir douter là où il faut et une bonne règle à se souvenir est qu'une coïncidence véritable nous frappe toujours par surprise, sans qu'on l'ait vraiment cherché. Une formule donnée par Guillemant est : « nous devrions être déterminés, mais ne pas encore savoir comment réaliser nos intentions ». Le fonctionnement habituel du mental est bien connu : « en imaginant les moyens que nous pourrions utiliser pour réaliser notre objectif, nous inscrivons nos futures actions potentielles dans une stratégie causale, l'un des moyens devenant la cause de notre futur ». C'est tout à fait normal, l'ego adore planifier, il n'existe que dans le temps psychologique et sa maîtrise sur le temps dépend de la mise en œuvre d'une volonté de puissance exercée en direction du futur. Mais justement ce mode de pensée, surtout quand il devient obsessionnel, est aveuglant pour l'observation directe de ce qui est. Ce qui « annihile donc toute possibilité que ce futur dérive d'autre chose que de ces moyens, en rendant impossible l'apparition de traces non causales ! ».
Tout ce que nous pouvons dire, c'est que si nous accordions plus d'attention à ce qui est, si nous étions davantage présent et non pas toujours ailleurs, nous serions souvent confrontés à des synchronicités. Au stade où nous en sommes, nous pouvons affirmer qu'elles mettent en œuvre une logique non-causale, dont nous n'en n'avons pas la maîtrise ; qui plus est, notre concept égotique de maîtrise est incapable de nous l'apprendre. Nous voyons cependant qu'il y a ici, comme dit Guillemant « une première fissure du temps ». Elle mérite d'être reconnue car elle est un élément clé de la complexité du réel. Au fond, notre réaction ordinaire devant les coïncidences provient de notre incompréhension de leur logique, ce qui nous fait parler dans un langage peuplé de « magie ». Comme si cela ne devait pas être dans l'ordre bien séquencé de notre réel causal et que tout cela tenait du « miracle ». Mais il n'y a aucun miracle, c'est juste que notre représentation du réel est très limitative et qu'elle interdit ce qui ne cadre pas avec elle. De même, parler en l'air de « hasard » à tout bout de champ, en répétant le mot comme s'il expliquait quoi que ce soit, est aussi une marque de nos propres limitations. La conséquence suit : « Cette logique non-causale étant ignorée, tout autant que la source de réalisation future qu'elle a pour fonction de brancher sur notre présent, il en résulte que l'on attribue parfois une intentionnalité au hasard lui-même ». Ce qui est quand même un comble. « Le hasard n'a rien à voir dans ce mécanisme, où seul compte le réservoir des possibles, parmi lesquels sera automatiquement sélectionné celui qui réalise le futur potentialisé ». (texte) Nous l'avons suffisamment montré, le pouvoir de l'intention réside dans le foyer de la Conscience et c'est lui seul qui peut rendre signifiant un événement synchronistique.
Ce qui nous amène à nous interroger plus avant sur la nature de ce fleuve du temps, sur lequel on a tellement spéculé pour lui surimposer le plus souvent un terrible effroi existentiel. La théorie de la double causalité en modifie complètement l'interprétation ; il ne peut plus nous apparaître comme un torrent effrayant sur lequel la vie humaine serait emportée. Le flux héraclitéen du Devenir semblait pour la plupart des philosophes étranger à l'Esprit, mis à part Bergson qui y trouva le dynamisme créateur de la Durée intérieure, mais sans pour autant en modifier l'image de flux continu. Toutefois, les développements précédents nous conduisent à une nouvelle question : et si la métaphore du fleuve était fausse ? Après tout, nous avons bien montré que l'analogie de la ligne utilisée pour décrire le temps était trompeuse. Bergson montre clairement que le découpage passé-présent-futur est une simple commodité pratique, il est artificiel. Einstein disait lui carrément : « La distinction entre passé, présent et futur n'est qu'une illusion, aussi tenace soi-elle. Le temps n'est pas du tout ce qu'il semble être. Il ne s'écoule pas dans une seule direction, et le passé et le futur sont simultanés ». Comment comprendre une affirmation aussi énorme ?
1) Un
philosophe de la physique de l'Université d'Oxford, Simon Saunders, a soutenu
que le temps n'existe pas au niveau le plus fondamental de la réalité
physique, au niveau du champ unifié. On savait déjà que l'hypothèse du big
bang impliquait que dans la singularité initiale il ne pouvait y avoir ni
espace ni temps et que l'un comme l'autre étaient déployés avec la
Manifestation, de sorte que l'univers génère en permanence de l'espace et du
temps dans le cours de son expansion. Si la physique relativiste sert
admirablement à décrire ce qu'il peut advenir des dimensions du temps et de
l'espace, il faut pourtant l'abandonner pour décrire ce qui advient dans la
singularité, et faire usage d'une autre théorie, la physique quantique. Mais
l'articulation entre ces deux approches est un un véritable casse-tête, car il
faut unifier deux points de vue manifestement inconciliables, tant ils sont
opposés dans
leurs principes. L'image que donne Green, c'est celui de deux
physiciens chevronnés qui ne s'entendent sur rien, mais doivent pourtant occuper
la même maison, celle de la physique. On a en effet classiquement cette
représentation : à ma droite Einstein avec une théorie locale et déterministe et
à ma gauche Bohr avec une théorie non-locale et probabiliste. Comment vont-ils
s'accorder ?
En 1967 John Wheeler et Bryce DeWitt formulent pourtant une équation qui réunit à la fois Relativité générale et physique quantique, l'équation Wheeler-DeWitt, ou fonction d'onde de l'univers. Vu l'audace, elle devait bien sûr faire naître des controverses. Mais il y a encore plus dérangeant. Carlo Rovelli, de l'Université de Méditerranée à Marseille commente avec cette remarque : « On a découvert que le temps disparaît tout simplement dans l'équation de Wheeler-DeWitt ». Ce qui amène à la réflexion suivante : « Il se pourrait que la meilleure manière de réfléchir à la réalité quantique soit d'abandonner la notion de temps, de sorte que la description fondamentale de l'univers soit intemporelle ». Il est tout à fait rationnel de considérer le temps à ce niveau comme une variable fictive pour s'en tenir à ce que nous pouvons réellement observer et mesurer. Or comme nous l'avons vu, nous ne mesurons jamais le temps. Nous voyons les aiguilles de la montre dans leur déplacement et pas le temps lui-même qui est seulement présupposé mais que l'on ne voit jamais. Nous rusons en permanence pour nous persuader que nous avons une prise sur le temps, mais ce n'est pas vrai. Nous ne faisons que mesurer des simultanéités d'événements un point c'est tout. Or nous ne pouvons pas jouer à ce petit jeu en physique quantique, au niveau le plus subtil de la réalité. Donc, toujours pour citer Rovelli : « Au lieu d'introduire cette variable fictive qu'est le temps, qui n'est pas observable en soi, nous devrions simplement décrire les relations entre les variables ». Ce qui a mène inévitablement la question : « le Temps est-il une propriété fondamentale de la réalité ou juste l'apparence macroscopique des choses ? Je dirais qu'il s'agit uniquement d'un effet macroscopique. C'est quelque chose qui émerge uniquement pour les gros objets ». « Le temps pourrait être un concept émergeant à grandes échelles - un peu comme le concept de la 'surface de l'eau', qui n'a de sens qu'au niveau macroscopique mais qui perd son sens précis quand on l'examine au niveau atomique ». C'est ce qui justifie que la relativité générale puisse fonctionner si bien en astronomie, mais qu'elle perde toute sa pertinence dans l'infiniment petit. Mais où cela devient particulièrement intéressant c'est que le physicien peut poser le problème de la limite. A partir de quel niveau le temps se manifeste-t-il ? La réponse est : tout ce qui est en dessous de l'échelle de Plank cesse de pouvoir être décrit en des termes conceptuels relevant de la représentation des « choses » que nous observons dans l'état de veille. En fait personne n'est capable de décrire à quoi ressemble l'univers en dessous de l'échelle de Plank. Et c'est bien à ce niveau que passé-présent-futur sont simultanés.
Ce qui est très difficile à penser car cela nous oblige à nier l'espace-temps-causalité tel que nous le connaissons à notre échelle pour appréhender un territoire qui est en dehors de ces catégories. Pour renverser les choses, on dira que l'espace-temps-causalité que nous connaissons à notre échelle paraîtrait alors comme une illusion structurée par notre conscience de l'état de veille. Pour cette raison, les philosophes et les scientifiques peuvent s'acharner indéfiniment à trouver une chose « objective » telle que le temps, l'espace et la causalité ; peine perdue, en fait ils ne les trouveront jamais. Car la phénoménalité a ses racines dans la conscience et est constituée par elle. Donc, en définitive, il leur faudra admettre que l'espace est une dimension de l'intériorité, (texte) de même que le temps et la causalité.
2)
Le sceptique un peu grognon dira : que m'importe que le temps n'existe pas au niveau fondamental, ce que je vois c'est que tout fout-le-camp et que mon corps vieillit et va vers la mort ! Rien de très original, c'est la loi du monde relatif, toutes les formes ne font qu'apparaître, se maintenir et finalement disparaître, parce que le dynamisme du Changement est partout autour de nous et enSi maintenant nous voulons bien concéder que l'esprit humain a son ancrage dans le plan nouménal, et Kant serait d'accord, il devient plus facile de comprendre qu'il puisse, dans des expériences privilégiées, obtenir une sorte d'aperçu, avoir une intuition noétique qui transcende les repères habituels de l'espace-temps-causalité. Il ne le peut pas selon sa volition habituelle et en vertu de la pensée mécanique, il le peut qu'en lâchant-prise, en abandonnant le vouloir égotique, quand il devient plus silencieux et plus attentif. Quand s'arrête le flux du temps psychologique. Dans cette ouverture sans présupposé, il est à même de faire l'expérience d'une logique très différente de celle qu'il utilise le plus souvent. La logique non-causale qui permet à l'intuition de glisser en quelque sorte sur l'intemporel en se laissant impressionner par les traces du futur. Guillemant reprend l'image du surf, cet exercice qui demande de demeurer immobile intérieurement tout en suivant le flux de la vague. Dans la même veine il prend l'exemple du tir à l'arc qui ne peut être maîtriser que si l'archer trouve l'immobilité en lui-même avant de décocher la flèche.
Un lecteur religieux ne
manquera pas ici de faire des rapprochements. Nous ne souhaitons pas trop nous
aventurer dans cette direction, mais elle s'impose bel et bien. Avouons aussi
que nous sommes, comme Philippe Guillemant, un lecteur des Dialogues avec
l'Ange de Gita Mallasz. Un des textes spirituels les plus importants de notre
époque. Et effectivement il y a dans
les Dialogues des passages lumineux
que commente Guillemant. Dans les traditions anciennes l'ange est une entité qui
se situe au domaine le plus fin du monde relatif et qui pourrait donc voyager
dans tous les temps, d'où son rôle de messager. Et il est donc tout à fait
logique que pour un esprit religieux, prêter attention aux synchronicités qui
entrent dans notre vie, c'est écouter la voix de l'ange. Ce qui est une
autre manière de comprendre ce que nous avons exploré jusqu'ici par des voies
plus rationnelle, bien que tordant le cou à la rationalité purement mécaniste
qui nous sert encore de modèle.
Ce n'est pas le mental ordinaire qui peut faire cela. Pour dire les choses avec plus de précision, c'est l'ouverture du cœur et nous le savons, c'est en nous la voix de l'âme seule qui peut parler dans la rencontre des synchronicités. Aurobindo dirait que ce qui fait l'homme spirituel, qu'il distingue de l'homme charnel et de l'homme mental, c'est précisément de vivre dans cette ouverture, en sorte que pour celui qui serait éveillé à la présence de l'âme, les synchronicités cesseraient d'être surprenantes et deviendraient une expérience naturelle. Une manière d'être très simple et une expérience presque constante. L'homme qui vit par contre dans l'identification au corps, l'homme charnel, y verra une aberration. L'homme mental, pour autant qu'il reste conditionné par le modèle commun du déterminisme sera désarçonné, frappé par l'irruption d'une logique en rupture complète avec son mode de pensée habituel. C'est ce qui explique la forte réaction racontée par Jung avec cette patiente très intellectuelle, caparaçonnée dans une rationalité et qui se trouve bousculée par l'expérience. Voyez l'histoire du scarabée d'or. Ainsi s'explique aussi, et pour finir, le fait que l'on trouvera à la pelle dans les écrits mystiques cette affirmation – que l'on prête à l'athée – selon laquelle il n'existe pas de « miracle ». Il y a seulement des lois de la Nature que nous ignorons et dont nous ne faisons pas usage, c'est plus une question de niveau de conscience que d'infraction étrange à l'ordre de la Nature. Il faut regarder la synchronicité exactement de ce point de vue, non comme une bizarrerie irrationnelle, mais comme un phénomène qui a sa place dans l’Être, mais dans une rationalité bien plus élargie. Enfin, elle mérite d'être étudiée de près aussi car ce n'est pas du tout une expérience de sommet accessible seulement à quelques uns. C'est, comme dit Harding, une expérience de plateau que tout le monde peut faire et que tout le monde a faite.
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Pour conclure je ne peux qu’inviter à lire le livre de Philippe Guillemant, tout particulièrement dans sa conclusion p. 306 sq. (texte) La théorie de la double causalité peut nous rendre d’inestimables services. Le premier et qui n’est pas le moindre est de nous débarrasser définitivement des prédictions apocalyptiques. Car s’il y a plusieurs futurs, cela implique que nous sommes perpétuellement cocréateurs de notre vie et il ne faudrait pas tomber dans le panneau qui consiste à croire que tout est joué d’avance.
Le libre-arbitre a un sens ciselé dans la condition humaine, quand bien même s’il faudrait le débarrasser de tous nos fantasmes de gratuité, quand bien même si chacun porterait avec lui une masse de conditionnements. Au fond les bouffées délirantes de la gratuité, du « je fais ce que je veux » que l’on fait mousser jusqu’à l’absurde, ne sont que l’endroit chatoyant d’un envers assez glauque d’une même pièce de monnaie. La vérité c’est qu’il faut jeter la pièce. La vérité est sans chemin, c’est l’Esprit en nous qui trace la route. Et ce qui est extraordinaire, c’est que l’univers est si complexe et si souple qu’il peut accueillir sans problème une route nouvelle. Nous pouvons changer les routes du temps et en un sens la création suscite non pas un univers, mais des univers multiples et les contient. Nous n’avons pas pu dans cette leçon aborder les univers multiples, mais le concept a aussi un sens. Il est impliqué dans la théorie de la double causalité. Ce sur quoi nous voudrions insister ici, c’est que contrairement à la situation crée par l’ancienne physique et son démon de Laplace, la nouvelle physique offre une ouverture remarquable qui permet d’accueillir le libre-arbitre comme jamais auparavant.
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Questions:
1. Quelles sont les implications de la rétro-causalité?
2. En définitive sur quoi se fonde le fatalisme?
3. En quoi l'option du déterminisme est-elle justifiée d'un point de vue scientifique?
4. Et si le temps était une illusion?
5. Le libre-arbitre est-il seulement un présupposé moral?
6. Quelles seraient les implications de l'existence d'une logique non-causale dans l'univers?
7. Ignorer le pouvoir de nos intentions, n'est-ce pas s'aveugler soi-même?
© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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