Il est aujourd’hui devenu singulièrement difficile de donner une définition de l’homme qui puisse recueillir un assentiment suffisant sans déclencher une polémique. C’est tout de même une situation très curieuse, car, nous reconnaissant comme humain, nous devrions tout de même pouvoir nous entendre pour donner une réponse satisfaisante à la question : « qu’est-ce que l’homme ? »
Nous avons
vu précédemment que dans les cinquante dernières années, la
zoologie contemporaine a fait des pas de géants. Or
ses progrès ont conduit à combler très largement le fossé que nous creusions
autrefois entre l’homme et l’animal. Or quand « le
propre de l’homme » disparaît
et que notre mode de pensée habituel pratique la disjonction, l’opposition et
insiste sur la différence, nous nous retrouvons penaud et sans arguments. Si
nous éliminons délibérément la volonté de définir l’homme en le séparant de son
frère animal, ce sont des pans entiers de notre
représentation qui s’effondrent.
L’anthropologie contemporaine, en tant que discipline scientifique se devait de reformuler la question de l’homme de telle manière qu’il soit possible d’y répondre. Cette nouvelle question la voici : « Qu’est ce qui rend l’homme capable d’avoir une existence historique, d’adhérer à des institutions, d’avoir avec ses semblables des rapports sensés ? »
Mais le chemin n’est pas facile, il est semé d’embûches, car nous ne pouvons pas avec des généralités scientifiques écarter le problème de savoir en quoi consiste l’essence de l’homme. Il faut d’autre part aussi se tirer d’affaire devant une autre interrogation : Dans quelle mesure l’homme peut-il être objet de science ? Nous allons dans cette leçon surtout résumer l’état des lieux actuel de ces discussions.
* *
*
Pendant des siècles, sous l’influence de la religion, la question : « qu’est-ce que l’homme ? » a reçu une réponse théologique : « l’homme est une création de Dieu ». Pour comprendre l’homme, il fallait donc emprunter la voie du mythe et spéculer sur l’Origine. Dans la très ancienne tradition indienne, par exemple dans le Rig Veda, il est question de la fonction du Purusha cosmique, archétype de l’Homme, dont dériverait manuh, l’homme actuel, manuh, l’être qui est par essence doué de manas de pensée. Dans la tradition grecque, nous avons vu la reprise par Platon du mythe de Prométhée qui évoque la création du monde par les dieux et la création de l’homme. Dans le monde judéo-chrétien, le mythe de la Genèse a servi a cette même fonction, l’autorité de la Bible en tant qu’écriture sacrée se portant garant de ce que l’on pouvait dire de l’homme. Or ce qui caractérise la naissance de l’anthropologie moderne, c’est la volonté de rompre avec l’interprétation religieuse et de tenter de fonder ses explications scientifiques sur une théorie empruntée à la biologie.
1) Pour toute personne ayant fait des études, même très élémentaires dans la scolarité, l’idée «d’homme » ne prend une justification que par l’étude de ses origines biologiques. Dans la conscience commune, l’association entre « humanité » et « homme des cavernes » est très bien établie et elle est constamment renforcée d’ailleurs par les références du cinéma. Ce sont des données scientifiques enseignées dès l’école primaire et qui sont devenues des lieux communs.
Cependant, nous ne nous rendons pas compte que ces données sont d’une apparition assez récente dans notre histoire et elles tranchent singulièrement avec la représentation que l’on pouvait avoir de l’homme par exemple au Moyen Age. Pour que l’anthropologie acquière le statut d’une science, il fallait qu’elle révolutionne son paradigme. La rupture avec l’ancien paradigme s’est engagée à la Modernité quand ont commencé à poindre des théories de l’évolution. Les premières théories ayant trait à l'évolution de l’humain ont été formulées au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières, parmi lesquels figurent Diderot, Turgot et Condorcet (texte). L’émerveillement devant la prodigieuse complexité de la nature, les succès du paradigme mécaniste, les perspectives du progrès, suggéraient qu’il devait y avoir un changement orienté et une spontanéité dans la Nature. Les idées des Lumières se heurtaient nettement au fixisme des explications bibliques de la Création et elles anticipaient sur la théorie de l'évolution de Darwin. La théorie de l’évolution était tout à fait « dans l’air du temps ». Mais c’est bien sûr à Darwin que revient le crédit d’avoir porté un coup fatal au créationnisme biblique et d’avoir imposé l’hypothèse évolutive. Fait indiscutable et d’une importance colossale : dans son acte de naissance en tant que science au XIXe siècle, l'anthropologie se place délibérément dans un paradigme évolutionniste. La théorie darwinienne supposait une apparition graduelle des espèces, par le biais de l’adaptation et des mutations. L’anthropologie allait la suivre dans cette direction.
Quelques
points de repère. Dans l’état actuel de notre savoir, d’un point de vue
biologique, l’homme actuel est dit homo sapiens. Il dérive en tant
qu’espèce du genre homo, qui réunit humain et espèces apparentées.
D’après ce que nous savons, ce genre est daté entre 2 et 2,5 Ma. Il y a eu
plusieurs espèces humaines primitives qui toutes se sont éteintes pour ne
laisser place qu’à une seule l’homo sapiens. On pense que les dernières
espèces apparentées, l’homo floresiensis et
l’homo neanderthalensis,
ont disparu respectivement il y a 18 000 et 30 000 ans. Auparavant, nous pouvons
mentionner : l’homo erectus, apparu en Afrique australe il y a 1,8 Mo,
présent en Asie et en Europe, notamment en France il y a quelques 600.000 ans ;
l’homo habilis dont les fossiles ont été découvert en Tanzanie dans les
gorges d’Olduvai, datant de 2,45 à 1,5 Ma. L’homme de Neandertal et l’homo
sapiens ont ensemble occupé l’Europe, le Proche-Orient et l’Asie du Sud-Est. Ils
se sont très probablement côtoyés. Les derniers vestiges de l’homme de
Neandertal ont été trouvé au sud de l’Espagne et au Portugal. Notons que ce point
de vue ne s’est pas imposé facilement, il a fallu notamment montrer par
plusieurs découvertes archéologiques l’existence d’une longue séquence
temporelle de l’évolution humaine. En 1856, on met à jour un fossile
néandertalien en Allemagne. Des restes d'un homme de Java (Homo erectus
ou Pithecanthropus erectus) sont découverts dans les années 1980. Les
silex taillés, mis au jour par Boucher de Perthes, près d'Abbeville, dans les
alluvions de la Somme, démontraient que la préhistoire s’était étendue sur des
centaines de milliers d’années. D’où les travaux des archéologues pour tracer
dans le temps des périodes et poser l'évolution des outils de l'âge de pierre à
l'âge du bronze, puis à l'âge du fer.
Une théorie officielle est donc née et l’anthropologie pouvait désormais s’appuyer cette alliée précieuse que constitue l’archéologie conventionnelle. On appellera anthropologie physique l’étude de l’évolution de l’homme, de sa biologie et l’étude des autres primates. L’existence d’une science normale atteste ici la maturité d’une discipline et elle demeure le gage de son développement théorique ultérieur.
Une de ses branches de l’anthropologie physique est appelée paléontologie humaine ; elle s’attache à l’étude du processus de l’hominisation, c’est-à-dire de cette évolution remarquable qui conduit à une individualisation du rameau humain, par rapport aux autres primates. De là une manière qui nous est devenue très familière de considérer la pensée comme une émergence évolutive, une résultante. Suite à une série de découvertes remarquables permettant de conforter ses hypothèses initiales, la paléontologie humaine a connu un franc succès. La mise au jour d’une série de fossiles dans les gorges d'Olduvai, en Afrique orientale, a par exemple obligé les paléontologues à reconsidérer l'évolution biologique de l’homme. Les restes fossilisés découverts à la fin des années 1970 et 1980 donnèrent la preuve, il y a 1 à 3 millions d'années, de l'existence du genre Homo en Afrique de l'Est, à côté d'autres formes d'hommes-singes, appelés australopithèques Ces deux hominidés descendaient vraisemblablement d'un fossile éthiopien, l'Australopithecus afarensis, âgé de 3 à 3,7 millions d'années. C’est la très célèbre Lucy, découverte en 1974. On a pu montrer que ces très lointains ancêtres de l’homme étaient déjà bipèdes et assez libres de leurs mains pour être capables de manipuler des objets.
2) Les objets en pierre découverts près de fossiles des sites d'Afrique orientale, permettent de faire remonter la fabrication des outils et leur utilisation à environ 3 millions d'années. L'ingéniosité technique remarquable dont ils témoignent, donne à penser que c’est par cette aptitude que le genre homo a remporté un succès évolutif sans commune mesure avec les autres espèces animales vivant sur Terre. Il est donc assez logique de qualifier le premier homme, comme on a pu le faire, d’homo habilis, d’homme adroit. Comme nous l’avons vu avec Bergson, l’homme a été ingénieux avant d’être intelligent au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’adaptation aux conditions de vie est bien sûr une fonction primordiale qui devait être assurée. Nous savons aussi qu’un changement de régime alimentaire s’est mis en place. A la différence de ses ascendants australopithèques, qui étaient végétariens, notre ancêtre Homo habilis prit goût à la viande et devient omnivore. L’évolution de la conformation de sa dentition et l'utilisation qu'il faisait de ses outils attestent ce passage. Selon les données actuelles, c’est plutôt en Afrique qu’il faut chercher le berceau de l’humanité. Il semble que le continent américain ne recèle pas de fossiles humains de plus de 15.000 ans. Il existe des spécimens, mais ils appartiennent tous à la catégorie des Homo sapiens sapiens sont âgés seulement de quelques milliers d'années.
L’homo habilis est de petite taille : 91 cm de haut. Son développement cérébral adulte atteint en général 750 cm3, même si des restes d’espèces Homo plus grande, dont le développement cérébral est de 750 cm3 ont aussi été trouvés en Afrique de l’Est. Celui que nous considérons comme un protohumain de grande taille, appelé Homo erectus, s’est développé et s’est propagé en Europe et en Asie, vraisemblablement il y a 1 million d’années. Il a su développer une très large gamme d’outils. Les restes les plus anciens que nous ayons de l’homo erectus sont connus sous le nom de « pithécanthrope », appelé « l’homme de Java ». Nous disposons aussi des restes de « l’homme de Pékin ». Ce sont des fragments de squelette qui ont été découvert près de Pékin à Choukoutien. Le nom de « sinanthrope » a été conservé, celui de Sinanthropus pekinensis est le terme savant. L’un comme l’autre sont d’un age plus récent que les restes de l’homo habilis d’Afrique, et datés entre 750.000 et 300.000 ans. C’est aussi à Choukoutien que l’on a découvert la plus ancienne trace d’utilisation du feu par l’homme.
Il existe bien sûr beaucoup d’incertitudes dans ce tableau du fait de la maigreur des données dont nous disposons. Malgré l’appui des techniques de datation, la paléontologie est très largement une science conjecturale dans laquelle des théories rivales s’affrontent sans qu’il soit toujours possible de trancher les débats. Il y a une différence entre la présentation très dogmatique que l’on donne de la paléontologie dans les petites classes et l’état polémique des discussions entre spécialistes ! La théorie comporte de nombreuses zones d’ombre. Personne de peut dire clairement pourquoi parmi les différentes espèces humanoïdes, l’homo sapiens s’est distingué. Il aurait très bien pu y avoir plusieurs espèces humaines et non pas une. Ce qui nous importe avant tout c’est de remarquer que pendant des milliers d’années, la Terre n’a été occupée en guise d’humains que de petites populations de chasseurs cueilleurs témoignant d’une vraie culture. C’est bien sûr le mot important. Traditionnellement, l’existence d’artefacts et de représentations comme celles des grottes de Lascaux est par excellence signe de l’humanité. Un être qui sait se servir du feu, qui utilise des techniques de fabrication sophistiquées, sait les sauvegarder et les transmettre à ses descendant, manifeste une intelligence avancée. Un être capable d’une représentation de lui-même, qui dessine des scènes de chasse (texte) où nous pouvons déjà entrevoir une dimension religieuse est très proche de nous. La frontière de la vitalité frustre est franchie (texte) et nous sommes déjà dans le registre mental de la culture et de son héritage.
Dernier point. Dans la mesure où l’anthropologie est liée à la théorie de l’évolution, il était inévitable qu’elle connaisse des dérives idéologiques. La tentation était forte de passer de la sélection naturelle à la recherche des caractéristiques « raciales » dominantes des différents groupes humains ou pire à l’identification d’une « race pure ». Les horreurs de l’Histoire nous ont montré quel en a été le résultat. Nous savons aujourd’hui que les théories racistes de Gobineau reprises par le nazisme sont caduques. Les êtres humains actuels appartiennent à la même espèce homo sapiens et sont issus d’une même ascendance. Les différences de couleur de peau sont liées à des phénomènes d’adaptation et ne sont pas significatives. Il est tout à fait fondé de parler de fait, et pas seulement en droit, de l’unité du genre humain.
C’est ce que
souligne Claude Lévi-Strauss dans
Race et Histoire, en montrant que la
classification des êtres humains en races
relève davantage d’une discrimination sociale et politique que d'une réalité
biologique. L’anthropologie sociale, dont relève l’anthropologie
structurale fondée par Lévi-Strauss, suit le fil conducteur du développement
de la culture pour décrire l’humain. Par culture, elle entend la capacité
que l’homme possède à apprendre, à penser et agir
en société. Une culture suppose une adaptation particulière à des conditions
locales dans laquelle prennent forme un système de croyances et des pratiques. Etant donné que les
sociétés humaines sont très diverses, ce qui intéresse
l’anthropologie sociale, appelée aussi ethnologie, c’est précisément
l’étude des spécificités. Au sens où elle est enseignée aujourd’hui dans les
universités, l’ethnologie prend pour objet les civilisations non européennes,
les peuples appelés autrefois les
« primitifs ». C’est ce qui la différentie notamment de la
sociologie.
1) Ce n’est
qu’au milieu du XIXe siècle que l’anthropologie sociale est devenue un champ de
recherche indépendant. Le fondateur de cette discipline fut
Lewis Henry Morgan,
à qui l’on doit un ensemble conséquent de travaux sur les Amérindiens Iroquois.
Morgan mis en place une méthode nouvelle d’observation sur le terrain.
Edward
Burnett Tylor, autre père fondateur de l’anthropologie sociale, mit lui l'accent
sur une méthode comparative dans l'exploitation des données ethnographiques.
Autre grand nom de l’anthropologie,
Bronislaw Malinowski, fondateur de l'école
dite fonctionnelle d'anthropologie, fut l'un
des premiers à chercher délibérément une immersion dans la vie des peuples qu'il
étudiait, en l'occurrence les peuples des îles Trobriand, pour apprendre leur
langue et leurs pratiques sociales. L’idée fondamentale est donc que nous ne
pouvons comprendre les organisations humaines qu’au sein de leur environnement
culturel. Il est possible d’élaborer des méthodes de recherche permettant
l’accès à des cultures très différentes de la nôtre. L’ethnologue, un peu comme
l’éthologue, cherche à consigner un ensemble
d’observations factuelles sur le langage, les mythes culturels, le rythme de
vie, les pratiques corporelles, l’hygiène, l’alimentation, les croyances, les
rites religieux, les conduites morales, les interdictions, la politesse, le
cérémonial etc. en vigueur dans le microcosme d’une société donnée. Sa plus
grande difficulté est de parvenir à comprendre (prendre avec soi) un
modèle culturel différent du sien, ce qui revient à mettre entre parenthèses
l’ensemble des croyances, des
préjugés, des idées morales qu’il a reçu par
imprégnation dans le modèle culturel occidental qui est le sien. On peut aussi
dire : se libérer de son conditionnement d’occidental. Ce n’est pas l’obstacle
de l’anthropomorphisme
que rencontre l’ethnologue, mais celui de l’ethnocentrisme. S’agissant de
l’humain, il est en effet très facile par réaction de juger de telle ou telle
conduite, par référence à notre propre culture et de passer à côté de ce
pourquoi elle prend un sens dans une culture différente. Nous avons vu
précédemment l’exemple du petit peuple du désert du Kalahari dans
Les Dieux sont tombés sur la Tête,
et le regard croisé d’une culture sur une autre. La constellation des
représentations d’une culture étrangère à la nôtre n’est pas aisément accessible
en raison de la tendance immanente au mental de projeter sur l’inconnu, le connu
qu’il possède déjà en mémoire. Cette problématique est caractéristique des
difficultés de la compréhension d’autrui.
Seule l’expérience du terrain, le fait de vivre sur une période prolongée au
milieu d’une autre culture, est à même de procurer une familiarité suffisante
pour les projections habituelles soient suspendues et que l’empathie
puisse jouer. Les meilleures monographies dont nous disposons proviennent de
chercheurs isolés qui ont passé des années sur le terrain. Sur ce plan,
l’ethnologue est tout l’opposé du touriste. (texte) Le
touriste ne sort pas de son conditionnement culturel et quand il voyage, il en
reste à des clichés exotiques. Il demeure étranger à la société à
laquelle il rend visite et il ne la voit que dans le concept que lui a
formaté par avance l’agence de voyage, sans voir les êtres humains. L’ethnologue
est en recherche de l’humanité dans toute sa variété et dans toute sa
complexité. Il doit accepter par avance les différences et doit apprendre un
certain
relativisme méthodologique. Sans quoi, cela ne vaudrait même pas la
peine de se déplacer. (texte) Autant étudier les Inuits, les Bushmen, les Pueblos, ou
les Berbères dans des livres.
Les
recherches portant sur la manière de produire de la nourriture, sur
l'organisation sociale, la religion, les habitudes vestimentaires et culinaires,
les formes de culture, les langues etc. entrent dans le champ dit de
l'ethnographie, discipline qui se veut
uniquement descriptive.
Ensuite, l'analyse comparative des descriptions
ethnographiques, (texte) dans la recherche des principes universels auxquels obéiraient
les différents schémas culturels, constituent la tâche propre de
l'ethnologie.
Dans ce but, Claude Lévi-Strauss a intégré à la méthode anthropologique l’apport de la phonologie et de la linguistique structurale. Il a mis au cœur de ses recherches, à partir d’observations minutieuses des relations sociales, l’étude des structures sous-jacente une culture déterminée. D’où ses travaux sur Les Structures élémentaires de la Parenté. Nous avons vu plus haut l’importance qu’il accorde à la prohibition de l’inceste et sa manière originale de relier naturel et le culturel. Les liens de parenté sont au cœur de toute organisation sociale et ils sont présents sous la forme de clans et de lignage. On distingue deux formes de lignage. Quand l’appartenance à un groupe social est fondée uniquement sur une ascendance paternelle, on parle de filiation patrilinéaire. Quand l’appartenance est fondée sur l’ascendance maternelle, on parle de filiation matrilinéaire. Les sociétés matriarcales seraient, semblent-il, bien plus anciennes que les sociétés patriarcales. Hérodote décrit ce système chez les Lydiens en Asie Mineure. En Amérique du Nord, les Iroquois, les Cherokees et les Creeks, présentaient une organisation matrilinéaire. Certaines sociétés fondent l’appartenance au groupe sur les deux ascendances maternelle et paternelle, on parle alors d’organisation bilatérale. Les sociétés traditionnelles accordent aussi une importance fondamentale à la possession d’un ancêtre commun. Les membres du clan se définissent généralement comme descendant d’un même ancêtre appelé en ethnologie « ancêtre totémique », ce qui permet de souder une identité culturelle et de se distinguer par là de ceux que l’on considère comme des voisins ou des ennemis. Les structures sociales ne sont pas des élaborations conscientes. Il est très difficile, explique Lévi-Strauss, d’obtenir de l’indigène une justification rationnelle d’une coutume ou d’une institution. « L’indigène interrogé se contente de répondre que les choses ont toujours été ainsi, que tel fut l’ordre des dieux, ou l’enseignement des ancêtres ». D’où la conséquence : « les raisons inconscientes pour lesquelles on pratique une coutume, on partage une croyance, sont fort éloignées de celles qu’on invoque pour la justifier ». Comme Hume l’a bien vu, les hommes vivent, pensent et agissent avant tout par habitude et la persistance de la coutume tient de cette inertie. L’originalité de la démarche de Claude Lévi-Strauss tient dans ce fil conducteur : chercher quelles sont les structures sous-jacentes aux modes de conduite en vigueur dans une société.
Nous pouvons, à partir de là, nous faire quelques idées sur le développement de l’organisation sociale depuis la préhistoire. Les plus anciennes sociétés humaines sont des groupes de chasseurs-cueilleurs, comme les Bushmen, les Pygmées, les Inuits. Il existe encore de rares communautés de ce type dans certaines régions de l’Afrique, de l’Inde et des Philippines. Conformément à ce que dit Rousseau dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité, l’existence actuelle de peuples de chasseurs-cueilleurs ne peut que servir que d’exemple hypothétique de l’organisation culturelle au début de l’histoire. Ce que montre l’ethnologie, c’est que ces cultures ne sont pas si « simples » qu’on pouvait le croire. Elles révèlent à l’observateur une grande complexité. Loin de se situer à l’état naturel, antérieur à la pensée, elles manifestent une grande richesse que Lévi-Strauss réhabilite face à la pensée occidentale sous le terme de : La Pensée sauvage (un de ses livres). Dès que l’on entre dans la tradition orale, la mythologie, les pratiques médicinales, la connaissance des plantes, l’art etc. on est frappé de la richesse de la vision du monde de ces peuples. Lévi-Strauss pensait que l’apport de la linguistique structurale appliqué à l’étude des langues indigènes permettrait de faire beaucoup progresser notre compréhension dans ce domaine.
Confirmant les hypothèses du Second Discours de Rousseau, l’ethnologie montre que la sédentarisation des populations autour d’une nourriture régulière et stable, a permis le développement de structures économiques plus complexes. L'invention de l'agriculture et de l'élevage représenta un apport culturel crucial. Avec la sédentarisation autour de ressources abondantes, vint l'augmentation des populations et une différenciation des organisations sociales. Les différentes communautés s’intégraient progressivement les unes avec les autres par le biais de croyances, de pratiques religieuses et par l’échange de la nourriture. Il n’existe pas de société sans culture, pas de culture sans mythes culturels, pas de mythes culturels sans une appréhension animiste des forces de la Nature. Nous avons vu que l’animisme est toujours premier et qu’il est dans toute culture. Les puissances de la Nature sont d’abord vue comme des esprits qu’il s’agit de se concilier avec l’aide d’un chamane. L’étude des rapports entre magie et religion a toujours intrigué les ethnologues, mais c’est un passage obligé de toute monographie. Ne pas tenter de comprendre le monde du sorcier, c’est ne rien comprendre d’une culture traditionnelle.
2) Mais c’est là que se rencontrent les plus grandes difficultés, car comment pénétrer dans le monde de la magie et dans le panpsychisme de la pensée traditionnelle sans remettre en cause l’approche scientifique elle-même ? Est-il possible d’avoir une vision impartiale de l’homme sans mettre de côté la sienne ? L’anthropologie en est-elle capable ? Si on se réfère à des auteurs du début du XXè siècle, « comme Lucien Lévy-Bruhl, on est frappé de voir à quel point sa pensée était naïvement arrogante. Il était assuré que les sociétés archaïques devaient être considérées comme « primitives », que le primitif était irrationnel, mystique, par opposition à l’homme moderne, lui pleinement rationnel, et pouvait être effectivement comparé à l’enfant et au névrosé. Il était évident que l’homme occidental moderne était l’adulte accompli ».
Il y a des pages nombreuses de l’anthropologie qui montrent à quel point, non seulement ses constructions spéculatives peuvent être puériles, mais surtout s’appuyer sur une inconscience remarquable quant à leurs propres fondements. Il est tout à fait possible de parler de l’homme… sans être lucide à l’égard de ses propres préjugés sur l’homme.
C’est là que nous prenons conscience que la prétendue « rationalité » en matière d’étude de l’humain n’est le plus souvent « qu’une rationalisation occidentalo-centrique close et, dans un sens très profond, obscurantiste ». L’anthropologue travaille toujours dans un contexte paradigmatique qui est enraciné en amont dans la conscience collective des savants, qui est elle-même inscrite dans une époque. Il ne faut donc pas s’étonner que l’on retrouve chez Lévy-Bruhl les préjugés du colonialisme. Il ne faut pas s’étonner qu’il ait pu exister une anthropologie raciste, y compris sous des noms célèbres. En retour, il faut aussi comprendre que le choc historique de la décolonisation, la mauvaise conscience qu’elle a pu engendrer, l’autocritique qui s’en est suivie, ont eu une incidence directe sur le paradigme de l’anthropologie. Il a fallu douter que l’occidental soit le détenteur exclusif d’une vision du monde douée de sens, pour opérer une désobstruction de notre vision de l’humain. Il était donc logique que paraisse un livre aussi sévère que Tristes Tropiques de Lévi-Strauss.
La première prise de conscience qu’il révèle, c’est « l’anthropo-occidentalo-centrisme caché sous la pseudo universalité ». Ce que nous n’avons pas encore compris, c’est que la rationalité n’est pas une idéologie, mais une exigence intellectuelle. Très souvent, les théories que l’on présente comme « rationnelles » ne sont que des préjugés dogmatiques camouflés sous un déguisement apte à tromper l’intellect ; et elles peuvent devenir réellement dangereuses sous la forme de leurs conséquences. Par exemple pour servir d’auto-justification à une volonté de puissance qui affirme de ses hauteurs sa suprématie : « il y a les primitifs sous-développés et la supériorité incontestable de la civilisation occidentale qui est plus évoluée ». A partir du moment où nous collons sur un homme l’épithète de primitif, le concept devient un prisme déformant, nous voyons le primitif, nous ne voyons plus l’homme. Et nous le traitons comme tel.
Ce qui nous
amène à la seconde prise de conscience : il faut abandonner les conceptions
évolutionnistes
sensées
immanquablement nous conduire au modèle occidental. Ce qui est paradoxal,
puisque l’anthropologie scientifique a justement revendiqué son rattachement à
l’évolutionnisme. Lewis Henry Morgan a soutenu dans Ancient Society que
chaque société part d’un état « primitif » pour aboutir au modèle de la
civilisation occidentale, en passant par trois stades : « sauvage »,
« barbare », « civilisé ». Il fut un temps où des artefacts comme la Vénus
hottentote servaient à montrer que l’homme blanc était au sommet de la
hiérarchie évolutive des espèces, bien au-dessus des animaux, des hommes noirs
et jaunes. La théorie de l’évolution était interprétée à travers le filtre d’une
idéologie de la domination de la race blanche. Il a existé un
racisme scientifique au XIXè dont les mots
portaient le témoignage puisque l’anthropologie s’est un temps officiellement
appelée « racialogie ». A la même époque, on inventait le terme de
« mongolisme ». Il était entendu qu’un enfant mal formé, étant issu de deux
êtres supérieurs, ne pouvait être qu’un petit blanc qui n’avait pas achevé son
évolution : un jaune.
D’où l’intérêt de retourner la méthode anthropologique contre les anthropologues eux-mêmes ! Une anthropologie de la tribu des anthropologues dans laquelle on montrerait leur dévotion à l’autorité, leurs croyances étranges, leurs rituels, leurs cérémonies, leur éducation, les bizarreries de leur langage etc. Plus sérieusement, toute théorie devrait pouvoir expliciter ce qui rend possible sa propre production et le terrain sur lequel elle est apparue comme théorie. Les constructions mentales de l’esprit ne tiennent pas toutes seules en l’air, comme par magie. Elles reposent sur de l’implicite. Le défi de la théorie anthropologique est d’impliquer en elle l’anthropologue, de même qu’en physique quantique on explique qu’il n’y a pas de processus d’observation, sans l’observé et sans observateur. Nous l’avons vu, l’objectivité absolue est un mirage. La connaissance et la relation entre le connaisseur et le connu. Or ce qui est remarquable, c’est que le projet de connaissance de l’anthropologie nous oblige à un travail sur l’identité culturelle. Il s’agit simultanément de se distancer par rapport à sa propre culture tout en essayant par sympathie d’entrer dans la compréhension d’une autre culture. Or si nous maintenons notre identification, il se produit invariablement un dilemme : « On ne peut entrer totalement dans l’autre culture, on ne peut sortir totalement de la sienne propre, mais notre esprit peut tenter de mener un jeu entre l’une et l’autre pour reconnaître leur singularités respectives ». C’est tout ce que nous pouvons atteindre. Le savoir trouvé dans un livre d’anthropologie, pense Lévi-Strauss, ne nous rendra pas plus proche de l’autre, mais il pourra au moins étendre notre expérience de l’humain.
Ce que nous attendons d’une connaissance de l’homme, c’est qu’elle puisse contribuer à nous rendre plus humain. C’est même le sens courant du mot ; quand nous disons de quelqu’un qu’il est très humain, nous voulons dire qu’il est très proche de l’autre homme. Celui qui manifeste une profonde humanité sait au fond de lui, que les hommes ne sont pas différents. On a beau vouloir se définir comme Anglais, Chinois, Tchadien, Français, Péruvien ou Américain, etc. ce ne sont que des définitions culturelles superficielles. De part notre esprit, de part notre condition, nous sommes l’humanité.
1) L’anthropologie scientifique en reste à l’affirmation de la diversité des types humains, mais ne dit rien sur ce qu’est l’homme. Lévi-Strauss dit très explicitement que le but des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre ». Comme la « nature humaine » est introuvable dans les sciences de l’homme et que l’humanité n’est pas héréditaire, il faut en tirer les conséquences : l’homme est avant tout un être à venir, un être qui se crée lui-même, fait naître des possibles dans le terreau fertile d’une culture. Dans l’horizon de la pensée contemporaine, cela sonne un peu vague et fait proclamation de principe.
Or ce qui caractérise notre époque, par rapport celles qui ont précédées, c’est précisément la menace d’un déclin des possibles et l’effondrement du devenir de l’homme. Un vacillement de notre définition de l’homme capable d’humanité. « Une logique invisible, jour après jour, tire le tapis sous nos pieds. Sans le savoir, nos sociétés sont prises à revers et nos idées en perdition, comme autant d’armées égarées dans la brume ». Jean Claude Guillebaud dans Le Principe Humanité témoigne de ce désarroi face à la déliquescence de l’idée de l’homme dans la mutation étrange qui s’accomplit sous nos yeux vers une techno-humanité. Une révolution sourde est à l’œuvre dans laquelle, tout en maintenant les principes des droits fondamentaux de l’humanité en guise de paravent, un travail de sape s’opère en douce qui est en train de démanteler tout ce qui a pu constituer de par le passé notre raison d’être. Si nous voulons condenser la thèse de Guillebaud en deux propositions clé cela donne : (texte)
a) Le postmodernisme des intellectuels des années 70 est maintenant pris aux mots. Aux temps de gloire de l’existentialisme, Sartre disait de l’homme qu’il n’a ni unité, ni essence et qu’il n’est qu’une passion inutile. Eh bien… on peut dire que c’est comme si l’Histoire lui avait répondu : « chiche ! » L’essor des biotechnologies, l’empire de l’image, le monde de l’hyperconsommation, ont finit par altérer en profondeur notre manière d’exister. Nous avons amplement montré ailleurs, en examinant l’existence médiatique et son règne postmoderne, que combien ce programme a été suivi ! Nous vivons dans ce monde de L’Obsolescence de l’Homme que dépeint Günter Anders, où l’individu n’a plus ni unité, ni essence, en sorte qu’effectivement, sous les apparences brillantes de la passion inutile, sa vie est devenue complètement absurde.
Gilles Deleuze, en hommage à Foucault, dans Sur la mort de l'Homme et le
Surhomme commentait Nietzsche : « l’homme a emprisonné la vie, le surhomme
est ce qui libère la vie dans l’homme même, au profit
d’une autre forme ». Il
disait que l’on s’était trompé en voyant dans Nietzsche le penseur de la mort de
Dieu, car ce qui l’intéresse, c’est la
mort de l’homme. Or, dans le combat de l’Histoire,
le péril, c’est que triomphe la puissance
titanesque de la
technique,
que Deleuze appelle le « fini-illimité ». Ce dont « témoigneraient les
plissements propres aux chaînes du code génétique, les potentialités du silicium
dans les machines de troisième espèce (cybernétiques et informatiques) autant
que les contours de la phrase dans la littérature moderne ». D’où ces
remarques étranges: « Qu’est-ce que le surhomme? C’est le composé formel des
forces dans l’homme avec ces nouvelles forces : la force du silicium qui prend
sa revanche sur le carbone ; les forces des composants génétiques qui prennent
leur prennent leur revanche sur l’organisme; les forces des agrammaticaux qui
prennent leur revanche sur le signifiant » : ce que nous avons maintenant sous
nos yeux en permanence, car cela fait des années que nous macérons dans une
culture des prothèses, des robots et du bionique qui ne fait que déployer
lentement ses conséquences. L’homme est mort ? C’est une créature obsolète ?
Chiche ! Alors que vive le cyborg !! Maintenant que nous tenons pour acquis
l’assimilation de l’homme à l’ordinateur et la
réduction du vivant à une
combinaison chimique élémentaire, il ne reste plus à faire « accoucher en
quelque sorte cette pensée de son antihumanisme théorique » ; ce qui veut dire ?
Le mettre en pratique pour de bon ! A tous les niveaux : éducatif,
économique, social, psychologique. Selon J. C. Guillebaud, cette étrange
programmation du nihilisme ne nous
laisse que deux interprétations possible :
- Ou bien on peut s’y résigner en y voyant une sorte de vérification expérimentale des thèses sur la mort de l’homme, ce qui veut dire, encore selon une formule de Sartre, que l’existence de l’homme est décidément « de trop » et qu’on n’a désormais plus besoin de lui.
- Ou bien, nous pouvons dans un éclair reconnaître qu’une pensée « qui prépare ainsi, puis organise sa disparition n’appartient tout simplement pas à la catégorie du raisonnable ». Eckhart Tolle, dans cette voie, ne mâche pas ses mots : the thinking mind is becoming insane. C’est de la folie, de la démence collective programmée.
b) L’humanisme qui a produit la conquête effrénée de la Nature, entreprend désormais de s’autodévorer. Dans la Lettre sur l’Humanisme, Heidegger conduisait un procès sévère de l’humanisme (texte) des Lumières car selon lui, - toujours dans le commentaire de Jean-Claude Guillebaud -, « le désenchantement du Monde, son asservissement par la technique, l’assujettissement de l’humanitas à la rationalité marchande ne sont par des atteintes portées à l’humanisme, mais l’aboutissement de l’humanisme lui-même. C’est-à-dire du projet d’artificialisation complète de la nature par la culture humaine, d’un arraisonnement du naturel par le culturel, d’une volonté de maîtrise absolue du réel par la rationalité humaine ». Bref, depuis les déclarations de Descartes dans son Discours, jusqu’au communisme au XXè siècle, il y aurait bien un même fil conducteur. Non seulement la techno-science n’est pas le naufrage de l’humanisme des Lumières, mais c’est bien au contraire son triomphe le plus complet et sans partage.
On peut ne pas être d’accord avec les thèses de Heidegger, n’empêche qu’elles possèdent une cohérence indéniable et qu’elles peuvent être très solidement argumentées. Si Heidegger a raison, il est logique qu’en parachevant sa maîtrise totale du réel, comme maître et possesseur de la Nature, l’homme devienne ipso facto maîtrisé et possédé lui-même… pas du tout au sens positif d’une maîtrise de soi, mais … en s’abolissant lui-même comme personne, en se rayant de la carte. Le terme exact vers lequel tend la postmodernité, c’est donc la destruction du sujet et la dissolution de la conscience. « Le bel avion des Lumières continuait à voler mais sans pilote pour fixer la route, ni passager humain pour en débattre». « L’humanisme triomphe en s’euthanasiant, et cela avec les armes qu’il a lui-même forgées ». Nous avons suffisamment montré dans les leçons précédentes à quel point cette tendance à la dissolution de la conscience, à la régression dans l’inconscience est forte dans notre monde actuel. S’abrutir, fuir, s’éclater, dormir et disparaître : finalité de la puissance sans contrôle ou nirvana technologique ?
2) Nous voyons donc que l’idée de l’homme n’est pas séparable du processus de l’Histoire, elle est l’histoire donnée dans le miroir de la conscience des générations. Quand l’idée de l’homme se défait, quand l’archétype de l’Homme est perdu, tout bascule et,… comme par hasard, apparaît de l’inhumain dans nos décisions et nos conduites. Au point où nous en sommes, il devient manifeste que l’inhumain c’est du mécanique, et l’hyper-mécanisme, une fois planifié et organisé, descend dans les profondeurs livides de l’homme, par les voies de l’inconscience. Collectivement et individuellement. Collectivement parce que d’abord individuellement (texte). Se peut-il que notre pensée se soit égarée et que la démence nous guette? Vivons nous à une époque où l’esprit, devenu malade, a fait de l’Histoire une aventure hautement dangereuse?
On peut tenter de vivre sans se poser la question et sans se poser de questions d’ailleurs. Ce que font la grande majorité d’entre nous et c’est précisément l’aboutissement de la postmodernité en tant que changement des mentalités. On peut se protéger contre cette idée en pensant que c’est seulement la « faute de » quelques uns ; car après tout il y a aussi des hommes de bonne volonté et il y a toujours des exemples de grandeur. On peut se défendre aussi en accusant ou mettant en cause tel ou tel système totalitaire que l’homme a engendré et en tout premier lieu le système économique… oubliant par là que c’est nous même qui avons donné naissance à cette pieuvre et qu’elle n’existe que dans notre consentement tacite. Par notre inconscience. Toujours est-il que la question « qu’est-ce que l’homme ? » revient sous une forme : qu’est-ce que l’homme est devenu aujourd’hui ? Dans l’évaporation du sens, la perte de tout repère, le sentiment d’une immense détresse, les proclamations théoriques ne suffisent plus. Il nous reste encore à sortir de notre aveuglement pour devenir plus humain.
L’acte premier est de s’éveiller et, par-delà les limites des cultures, de
nous recréer sans cesse dans l’idée la plus élevée que nous avons de nous-mêmes
en tant qu’être humain. Ce que nous ne voyons pas clairement, c’est que
contrairement à ce que soutient le discours convenu et officiel, il y a une
illusion dans cette idée selon
laquelle il existerait des entités culturelle et des êtres humains complètement
différent les uns
des autres et séparés de la
psyché humaine en tant que
tout. Si nous entrons profondément ne nous même, si nous sommes attentifs à la
vie en relation, nous ne pourrons arriver qu’à une
conclusion : chaque être humain porte en lui toutes les virtualités de
l’humanité.
« Psychologiquement, un être humain est la totalité de l'humanité. Non seulement il la représente, mais il est la totalité de l'espèce humaine. Il est par essence toute la psyché de l'humanité. Diverses cultures ont recouvert cette réalité de l'illusion que chaque être humain est différent. L'humanité est prisonnière de cette illusion depuis des siècles et cette illusion est devenue une réalité. Si nous observons attentivement notre propre structure psychologique, nous découvririons que nous souffrons comme l'humanité tout entière souffre à différents degrés. Peut être êtes-vous seul, mais toute l'humanité connaît aussi cette solitude. Tous, nous connaissons la détresse, la jalousie, l'envie et la peur. Par conséquent, psychologiquement, intérieurement, nous sommes semblables à un autre être humain. Il peut exister des différences d'ordre physique, biologique ; on est grand ou petit et ainsi de suite, mais fondamentalement on est représentatif de toute l'humanité. Ainsi, psychologiquement, vous êtes le monde; vous êtes responsables de l'humanité toute entière". (texte)
Vu de cette manière, l’interrogation est d’une beauté tragique : chacun d’entre nous contribue à ce que le monde soit ce qu’il est, et ce que nous appelons nos problèmes personnels est bien souvent seulement l’expression de la condition humaine. Pour que notre vie devienne plus heureuse et plus harmonieuse, il est indispensable que la bonté présente dans l’homme fleurisse (texte). Quand elle fleurit, elle affecte l’humanité tout entière. Un seule homme qui change radicalement affecte l’humanité tout entière. Il n’existe pas de séparation, chacun d’entre nous est lié corps et âme à toute l’humanité. Ce qui est grand dans un être humain en particulier est présent dans l’humanité de tout homme et provient d’une source qui n’est pas la pensée. L’épanouissement de la bonté n’est pas donné par le savoir, ce par quoi un homme est profondément humain, sensible et aimant ne provient pas de la pensée. La vraie question que nous devons nous poser est celle-ci : comment, dans cette période charnière, rompre avec cette démence collective qui exacerbe l’inhumain ? Autrement dit : où trouver les ressources pour être plus chaleureux et plus humains dans nos relations avec d’autres êtres humains ? C’est une question qui ne peut pas se poser sur un plan théorique, mais sur le plan de la Vie elle-même, dans sa donation affective. Plus un homme est vivant et plus il est humain. C’est en s’ouvrant à la Vie que l’humanité révèle c’est qu’elle a de meilleur.
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A partir du moment où l’anthropologie a fait de l’homme l’objet d’une science, elle a présupposé aussi un sujet qui en conduisait l’élaboration descriptive. Pour que l’anthropologie développe un savoir à portée scientifique, il fallait qu’elle gagne une impartialité méthodique, pas seulement une pseudo-universalité dissimulant le bien-pensant idéologique, les courants intellectuels, les modes ou les modèles d’une époque. Et nous retrouvons donc ici le même problème d’objectivité que bous avions décelé en histoire.
Parce que l’homme est dans son essence conscience, il n’est pas réductible à un objet. L’anthropologie ne peut s’édifier que sur fond d’une compréhension de la conscience. Sans quoi elle n’a pas de sens. Or, nous l’avons vu, l’anthropologie structurale part plutôt de l’inconscient et le concept même de structure, tel qu’il est utilisé dans le structuralisme, est une forme de réification de l’objet. Comme il est impossible d’aborder l’humain sans une vision de l’homme, au moment même où la vision de l’Occident se teintait d’une certaine dose de nihilisme, il était inévitable que celui-ci se retrouve dans l’anthropologie. Ce qui est remarquable, c’est le caractère globalement cohérent du changement de nos mentalités dans l’ère postmoderne que nous traversons. Décidément, comme Thomas Kühn l’avait très bien montré, le travail de la science ne peut être considéré sans son inscription sociale et l’inscription sociale est elle-même prise dans le devenir de l’humain.
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Questions :
1. Une étude scientifique de l’homme est-elle possible sans qu’intervienne des présupposés idéologiques enracinés dans une culture ?
2. L’homme est-il réductible à sa culture ?
3. La richesse d’une culture ne tient-t-elle pas à l’éveil de la conscience qu’elle est capable de produire?
4. Le nihilisme est-il ancré dans la nature de l’homme où inscrit dans les tendances de sa culture ?
5. Qu’avons-nous à apprendre de sérieux d’une étude purement biologique de l’humain ?
6. Psychologiquement les hommes ne sont pas différents : comment expliciter cette affirmation ?
7. Faut-il, au regard du spectacle désolant de l’histoire, préférer l’homme idéal à l’homme réel ?
©
Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan,
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