Leçon 164.   Travail manuel et travail intellectuel      

    Au moment où l’idéologie marxiste était à son apogée dans les pays de l’est, en Chine, au Cambodge, on disait que la « révolution » serait accomplie par le travail des hommes du peuple, les ouvriers et les paysans. Les « manuels ». Marx avait dit, en pensant à Hegel, « les philosophes ne font qu’interpréter le monde et que ce qui importe, c’était de le transformer ». Le fer de lance de la révolution prolétarienne était le travailleur manuel. Le résultat ne se fit pas attendre : dans les régimes totalitaires du communisme, on décréta que l’intellectuel était un parasite. Au Cambodge ont fit des purges pour exterminer ces « ennemis du peuple », jusqu’à s’en prendre aux médecins et finir par en manquer. En Chine, on envoya les intellectuels travailler dans les champs, pour bien leur faire comprendre l’importance supérieure du travail manuel, on exigea d’eux une « autocritique » de leur pensée et on traqua les dissidents.

    Nous ne sommes plus sous le régime de ce type d’idéologie, mais ce n’est pas pour autant que la question est devenue plus claire. Le travail manuel souffre d’un discrédit. Les parents préfèrent pousser leurs enfants vers un travail à dans lequel ils devraient gagner beaucoup d’argent, (devient courtier à la Bourse mon fils !...) plutôt que de les laisser choisir une voie qui les intéresse, mais qui est de moindre profit  (… papa je voudrai être menuisier. … Quoi !!). Les comptes sont vite faits ; il est exact qu’un haut niveau de culture est une assurance de promotion sociale. Un travail dit « manuel » rapporte en général beaucoup moins qu’un travail dit « intellectuel ». Il est aussi plus pénible et socialement moins valorisant.

    L’opposition travail manuel/travail intellectuel est-elle idéologique ? Sur quel plan peut-elle se justifier ? Que vaut l’opposition entre travail manuel et intellectuel ?

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A. Une dualité culturelle et historique ?

    La question suppose une clarification des termes et une recherche de l’origine de l’opposition. Une fois ces deux points éclaircis, il conviendra ensuite d’examiner le bien fondé de la dualité travail manuel/travail intellectuel.

     1) Il est important de discerner attentivement ce que les mots peuvent nous dire. Le mot « travail » est entendu couramment dans un sens économique : il désigne une forme transformation de la nature utile à l’homme pour la satisfaction de ses besoins qui n’est pas séparable de l’échange à l’intérieur d’une société. Au travail on oppose le loisir. De même, nous avons vu que l’on oppose à l’activité le repos.

     ---------------L’expression « travail manuel », désigne l’application de cet effort à travers l’usage (exclusif ?) des mains, et donc du corps. Si on veut un exemple, nous dirons que le forgeron d’autrefois, qui ferrait les chevaux était en ce sens un travailleur manuel. L’expression « travail intellectuel » désigne un effort (exclusif ?) qui serait aussi lié à la transformation de la nature, mais exercé par une faculté qui est l’intellect. Si on reste dans le contexte de la définition précédente, il faut que le travail se prolonge dans une technique. Pour exemple, nous pourrions prendre le cas du savant qui, comme Newton, produit une théorie jugée par ses pairs comme un des travaux intellectuels les plus importants que l’humanité ait produit. Les implications en direction de la technique dans ce cas sont évidentes, car nous pouvons montrer le lien entre physique et technologie. Nous avons dans une précédente leçon, distingué l’artiste, l’artisan et l’ouvrier et apporté des précisions sur la nature de l’intellect. Si nous résumons les oppositions liées à dualité qui nous occupe dans cette leçon, nous obtiendrons un tableau de ce genre : 

Travail manuel

Travail intellectuel

Corps

Esprit

Force, endurance,

Concentration, puissance de réflexion

Habileté, dextérité des mains

Habileté de l’intellect

Effort physique

Effort intellectuel

Œuvre d’art : beauté

Œuvre de l’esprit : savoir

Produit artisanal : esthétique et commodité

Dimension de la culture : cf. la littérature

Objet technique : pratique et fonctionnel

Conception à vocation technique, invention

Transformation de la matière,
de la Nature

Création de l’esprit,
 création à partir de l’idée

Travail de la « Matière physique »

Travail de la « Matière grise »

      Il est assez difficile, au regard de l’expérience, de ne pas manifester des doutes devant une dualité aussi artificielle. A supposer que nous mettions provisoirement entre parenthèses les objections, quelles seraient les justifications que nous pourrions apporter à cette opposition ?

     2) Nous les trouverons d’abord dans l’étude des différences culturelles et historiques. Prenons quelques exemples.

    a) Tout d’abord le système des castes dans l’Inde classique. Les textes les plus anciens distinguent quatre varnas : les brahmanes forment la caste sacerdotale et ils ont pour fonction de transmettre et d’enseigner le Veda et toutes ses sciences annexes. C’est au Veda, dans le commentaire spéculatif des Upanishads, que se rattachent, les darshanas, les six systèmes de philosophie classiques. Le brahmane est le lettré, l’érudit, l’homme de la connaissance, bref, l’intellectuel. Selon le Rig Veda, le brahmane est comme la bouche de Brahma. Les kshatriyas sont les princes, les guerriers, ils ont pour fonction l’organisation politique, ils doivent assurer l’intégrité de leur royaume et la sécurité de leurs sujets. C’est l’aristocratie. Ils sont comme les bras de Brahma. Ensuite, il y a tout ce qui relève du domaine de l’économie, qui est dévolu aux vaisyas : commerçants, marchands, qui sont comme les cuisses de Brahma. Enfin, il y a les sudras : les artisans, ceux qui travaillent de leur mains qui sont comme les pieds de Brahma. Il existe aussi tout une partie de la population qui est hors caste, qui a donné les actuels intouchables, pour lesquels Gandhi s’est battu toute sa vie. Les parias sont sensé être au service des quatre castes. On voit que dans cette représentation, l’organisation sociale forme un tout, la divinité incarnée. Chaque partie a une fonction qui donne un sens précis au travail. Le dharma, c’est de travailler dans la fonction dans laquelle chacun est né. C’est à cette condition que la société peut conserver son équilibre. On ne peut pas vraiment parler ici de discrédit du travail manuel, il faut surtout mettre l’accent sur les préjugés de castes, ce qui est très différent. Depuis l’origine, le principe de la séparation des castes a en effet été considéré comme essentiel. Mieux vaux accomplir maladroitement le dharma dans lequel on est né que d’envier le dharma d’un autre. La confusion des castes est sentie comme un péril. Or, curieusement, dans les étapes de la vie, il est aussi admis qu’à un moment, pour atteindre moksha, la libération,  l’homme sort des castes et le rejette en prenant la tenue de sannyasin. Le moine renonçant n’appartient plus au système social et tout homme peut devenir sannyasin. On voit donc ici que l’opposition duelle travail manuel/travail intellectuel n’est pas socialement structurelle, puisque l’organisation sociale est en fait quadripartite. En fait elle n’a pas vraiment de sens dans ce contexte.

    b) Elle en a davantage dans un contexte occidental. Elle est par exemple plus nette et socialement significative en Grèce. On dira, comme nous l’avons vu précédemment, qu’en Grèce le travail manuel était dévalorisé ; parce qu’il était regardé comme indigne de la condition d’un homme libre, il était confié aux esclaves. La morale aristocratique des grecs considérait que l’accomplissement ultime de la vie se situait dans le domaine de la culture. Comme l’explique Hannah Arendt,  ce qui relevait de la seule satisfaction des besoins était considéré comme animal. L’existence de l’animal est en effet bornée à la satisfaction des besoins. Si nous appelons « travail » ce qui pourvoit à la satisfaction des besoins, ce type d’activité est animal, servile, voire méprisable pour cette raison que la noblesse de l’homme consiste à dépasser la sphère du besoin et à vivre l’épanouissement de ses désirs les plus élevés. Le travail de l’esclave est avant tout manuel : assembler, coudre des tissus, faire la cuisine, édifier une maison, entretenir une route, etc. respectivement pour satisfaire au besoin d’un vêtement, de nourriture, d’un abri, de liberté de mouvement. Il s’ensuit que, de ce point de vue, le travail manuel n’a que bien peu de valeur. Une morale hiérarchise à sa manière les valeurs ; d’un contexte historique à un autre, la morale est changeante. Nous pouvons fort bien comprendre le discrédit du travail manuel dans la Grèce antique, tout en nous gaussant d’avoir évolué  sur cette question. L’idéal hellénique favorisait effectivement le travail intellectuel. Aristote loue la contemplation philosophique comme le sommet de l’activité humaine. L’homme libre se libère des contingences matérielles que le travail manuel permet de régler et il se consacre aux aspirations les plus hautes de l’esprit. Il cultivera l’amour de la philosophie, l’amour de la science, il se réjouira des œuvres les plus hautes de l’art, des ressources de l’amitié, mais restera distant du labeur purement manuel. Ce que l’on confiait à des esclaves. Remarquons que cela ne veut pas dire que pour autant que la Grèce ait négligé ce qui a trait aux soins à l’égard du corps, bien au contraire.  

    c) Notons que ce préjugé se retrouve plus tard en Europe au Moyen Age : au XVIème siècle, la noblesse impliquait le teint blanc et pâle, s’afficher avec un teint bronzé signait le  roturier, le paysan qui travaille au champ ! Une honte pour un aristocrate. On fait travailler le petit peuple, mais pas question de se livrer à une besogne, bonne pour les gueux et les manants. Les seigneurs offraient une protection dans l’enceinte de leur château au peuple des paysans, mais les serfs ne recevaient pas de salaire. Sur le seul plan du travail, le serf n’était finalement pas très loin de l’esclave. Le seigneur était le propriétaire des terres. La condition de travailleur manuel était d’abord celle des serfs. Entre les serfs et les artisans travaillant de leurs mains, il y avait la différence d’appartenance aux Corporations de métiers. Cependant, vu dans la perspective du seigneur, les travailleurs manuels sont des manants. Sous la Révolution française, on parlait de Tiers État, bien distingué du Clergé et de la Noblesse.  C’est du Tiers État qu’apparaît la nouvelle classe montante qui sera appelée à un rôle considérable : la bourgeoisie. Toutefois, convenons que jusqu’à la Révolution, c’est de manière très forcée et artificielle que l’on cherchera une opposition travail manuel/travail intellectuel. Elle n’a pas vraiment de sens.

    d) Par contre, avec le développement de l’ère industrielle et l’expansion de la technique, cette dualité va prendre effectivement un portée dramatique. L’incidence directe de la technique sur le travail a conduit à la fragmentation et l’éclatement de ses différents aspects. La technique a entrepris de séparer la conception intellectuelle, confiée au bureau d’étude, de la réalisation pratique dévolue à l’ouvrier, qui devient effectivement un « manuel » et n’est plus du tout un « artisan ». Le manutentionnaire, le fraiseur, le tourneur, le rectifieur, etc. sont des « manuels ». Avec l’apparition du travail à la chaîne et le passage de l’ouvrier qualifié à l’ouvrier spécialisé, l’opposition est encore plus brutale. L’OS est un « manuel » au sens le plus faible du terme : il coupe, visse, peint, ajuste, sans avoir besoin de la moindre intervention intellectuelle. Il ne travaille plus, il exécute des tâches mécaniquement. Derrière la vitre, au bureau d’étude, des ingénieurs s’activent, des cadres mesurent, calculent et organisent. D’un côté le peuple des hommes en bleu de travail, les travailleurs manuels ; de l’autre des blouses blanches de techniciens et des hommes en complet veston, la direction intellectuelle de l’entreprise.

B. De la condition ouvrière au renouvellement du travail

    Laissons de côté l’argumentation historique pour nous placer dans l’actuel. Vivons-nous une époque où l’opposition est en passe de se résoudre ou bien assistons à un divorce grandissant entre travail manuel/travail intellectuel ?

     1) Accepter les termes même de cette question nous engage inévitablement sur un terrain idéologique, celui de la lutte des classes. Il faut alors reformuler l’opposition ainsi que le propose Nicolas Grimaldi : « Artisanal ou industriel, le travail manuel agit sur la nature, transforme la matière, en détache et y produit des objets… le travail intellectuel ne s’emploie qu’à mobiliser les hommes. C’est aux esprits qu’il s’adresse. » Il est dès lors possible de raisonner dans les catégories de Marx et chercher une logique de l’affrontement d’intérêts entre prolétariat/capital. Le prolétariat est désigné comme une classe sociale qui ne possède pas les moyens de production et se voit dans l’obligation de vendre sa force de travail pour obtenir sa survie économique. Le capital désigne la classe sociale qui dispose elle des moyens de production, ce qui désigne d’abord l’industrie, avec ses usines, mais aussi l’agriculture, avec sa propriété de la terre. Le capital a pour visée première l’accroissement du profit. Comme le capital dispose des moyens de production, il se trouve en position de pouvoir vis-à-vis des bras dont il se sert. Gouverné par logique du profit, et non pas celle de la prospérité, il se représente le salaire versé à l’ouvrier comme une ponction, un prélèvement effectué sur les profits. Son intérêt est donc d’en réduire la portée, afin d’augmenter la marge de ses dividendes. Inversement, l’intérêt du prolétaire est d’obtenir le retour de la valeur travail au-delà même de sa cote de survie. Dans ces conditions, le conflit est ouvert, ce qui donne naissance dans l’Histoire : a) soit au triomphe du prolétariat, quand le vent de la révolution souffle et que les transformations sociales et économiques servent son intérêt. b) Soit au mouvement dit de réaction par lequel l’empire des intérêts du capital est restauré au dépend du prolétariat. La bourgeoisie est le nom moderne donné à la classe sociale qui tient entre ses mains les moyens de production depuis le début de l’ère industrielle. Marx emprunte à Hegel le schéma dialectique de la lutte maître/esclave, pour le transporter sur le plan économique dans la lutte capital/prolétariat. Le maître n’est maître que parce qu’il domine l’esclave. Cependant, de par sa position, il est conduit à de ne rien faire, à l’oisiveté, car c’est à l’esclave qu’appartient le travail, le « faire ». Bénéficiant de l’action, épaulé par les ressources de la technique, l’esclave gagne en pouvoir et il doit donc, selon cette logique, en venir à renverser le maître et prendre sa place. L’Histoire se consomme en révolution quand la classe dominante, qui tient entre ses mains le capital, (texte) dégénère et que la classe montante, qui est attelée aux moyens de production, se renforce au point de pouvoir la renverser à la faveur d’une crise économique. Ainsi, la Révolution française a mis fin à la suprématie de l’aristocratie, et elle a installée la bourgeoisie au pouvoir. Le capitalisme est né et avec lui la lutte des classes prend la forme de l’opposition capital/prolétariat. Marx pensait qu’une nouvelle révolution devait être conduite pour renverser la bourgeoisie et remettre le pouvoir entre les mains du prolétariat. Il croyait qu’en collectivisant tous les moyens de production, il serait possible de mettre fin à la lutte des classes et de parvenir à une société sans classe.

    Force est de constater que le projet a échoué, que partout où il a été appliqué, le communisme a en fait rétabli une opposition nomenklatura/peuple. L’effondrement des régimes communistes a en fait laissé place à une expansion extraordinaire du capitalisme. On peut même dire d’un capitalisme sauvage étendu à l’échelle de toute la planète. La mondialisation de l’économie a favorisé l’expansion d’organisations qui sont devenues des corporations financières tentaculaires dont les intérêts économiques ont débordés toutes les tentatives de contrôle politique des États. Dans pareil contexte, le divorce entre l’élite intellectuelle dirigeante et la masse salariale des travailleurs manuels est accru. Henri Ford, tablant sur la devise « enrichissez-vous », estimait que l’écart entre un PDG d’entreprise et l’ouvrier de base pouvait aller de 1 à 10. Inutile de dire qu’aujourd’hui, entre l’ouvrière qui travaille à la chaîne pour une grande marque et le salaire du PDG, l’écart est passé de 1 à 240. Comme la valeur d’un homme se juge communément à son compte en banque, il s’ensuit que l’ouvrier a le sentiment de n’être qu’un moins que rien. Il a seulement le droit d’espérer, qu’en guise de revanche, ses enfants feront une école de commerce et entreront dans cette « élite intellectuelle » dont son niveau d’étude l’a exclus ! Il ne peut plus revendiquer la fierté de son état, se dire « travailleur » et il a secrètement honte d’être un manuel. Le développement de la technique sous la forme du travail à la chaîne a saboté la valeur de l’expérience accumulée sous la forme d’un savoir-faire. L’OS piétine en bas de l’échelle sociale. Il doit se serrer la ceinture et ravaler sa colère devant un monde qui étale le luxe, la légèreté et offre une abondance insolente, mais qui ne profite qu’aux riches. La précarité du travail n’a fait que s’accroître. A l’heure de l’automatisation massive, toute activité simplifiée à caractère manuel peut être avalée par les machines, ou bien, elle peut être déportée ailleurs, dans un pays pauvre: être délocalisée.

    ---------------Nous pouvons nous insurger contre la pratique de l’esclavage en Grèce. Notre cocooning social de consommateur repu nous voile la réalité. L’esclavage continue d’exister. Il faudrait même se demander si la condition des ouvriers aujourd’hui, des manuels que sont les OS, ne relève pas purement de l’esclavage économique. D’un autre côté, il ne faut pas oublier que le processus historique du développement de la technique nous a apporté une armée d’esclaves sous la forme des machines. La techno-science a envahit notre quotidien et elle nous livre ses robots en tous genre. Dès lors, rien ne nous empêche, si ce n’est les moyens économiques conséquents, de raisonner comme le faisait les grecs. Si nous n’avons pas d’esclave OS sous la main, laissons aux machines le soin d’exécuter tout ce qui est manuel. Elles le font plus vite et mieux qu’un OS. Nous pourrions alors dire : gardons le privilège de travail intellectuel et consacrons notre existence aux jouissances de la Culture. (texte) Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe, car le conditionnement ambiant veut que temps gagné en loisir, soit plutôt dévolu à la consommation et ses plaisirs. Une aspiration banale de notre époque serait d’avoir suffisamment de temps et d’argent pour ne plus faire le moindre travail manuel et rester scotché devant la télévision, devant des images qui bougent. Est-ce que ce n’est pas là le paroxysme du discrédit complet du travail manuel que ce choix d’une vie hallucinée ? Or c’est exactement l’apogée du capitalisme.

    Si nous prenons pour modèle du travail manuel, celui de l’ouvrier, nous ne pouvons que constater que son état, comparativement à l’élite intellectuelle dirigeante, s’est dégradé dans des proportions affolantes. En ce sens, il est incontestable que les analyses économiques de Marx sur l’aliénation de l’ouvrier conservent une remarquable pertinence.

    2) Nous ne pouvons pas nous contenter de cette analyse. La réactualisation de la notion de lutte des classes permet de comprendre les conflits sociaux qui opposent le patronat au salariat, mais elle nous éloigne trop de notre question. Le modèle marxiste faisait référence à la masse des ouvriers qualifiés et ils ont quasiment disparu des usines. Ceux que l’on nomme employés aujourd’hui ne peuvent pas être rangés en bloc dans la catégorie « travailleurs manuels ». Ils appartiennent de plus en plus au secteur tertiaire (services), plutôt qu’au secteur primaire (exploitation de la terre), ou secondaire (industrie). Selon la théorie des vagues de développement d’Alvin Toffler, on serait même en droit de parler aujourd’hui d’accroissement du nombre de travailleurs intellectuels. Surtout, vouloir réduire la notion de travail manuel au modèle de l’OS  sur une chaîne de production industrielle est une simplification abusive et une caricature.

    La complexité du travail aujourd’hui ne se laisse pas réduire à cette dualité simpliste travail manuel/travail intellectuel. Il serait déjà plus pertinent, dans le cas de l’OS de faire une opposition entre conception/exécution au lieu d’utiliser l’opposition vague travail manuel/travail intellectuel. Contre Toffler, on peut dire que l’appartenance d’un emploi au secteur tertiaire n’a rien à voir avec une « promotion intellectuelle » du travail. En quoi une hôtesse d’accueil, un vigile, un gardien d’immeuble, une caissière de supermarché sont-ils « intellectuels » ? Il vaudrait mieux distinguer un travail qualifié, d’un travail non-qualifié, ce serait plus clair. Ce n’est pas parce que l’on travaille dans les services que pour autant on en devient plus intellectuel. On peut dire que le relationnel mériterait un traitement à part, séparé des deux catégories précédentes. Que penser du gardien de nuit qui surveille des écrans de contrôle et effectue des rondes ? Il est assez mal payé, car on considère que c’est un travail non-productif, qui est opposé au travail productif de l’usine qu’il surveille. L’opposition a du sens. Le travail de surveillance des écrans, dans son caractère technique pourrait sembler intellectuel. Il ne l’est pas. Comme la plupart du temps, il n’y a rien à faire, ce n’est pas non plus du manuel. Il y a les innombrables cas où l’opposition ne veut plus rien dire. Si un kinésithérapeute a dix ans d’études derrière lui, il doit être « intellectuel », mais son travail est manuel, comme celui du dentiste ou du chirurgien. Doit-on dire que le rebouteux des campagnes est un manuel, tandis que le kiné est un intellectuel quand ils font… exactement la même chose ? Dans l’esprit du public, le médecin est assimilé à un scientifique. Mais ce n’est pas du tout la réalité. Il y a même un divorce, pas toujours facile à vivre pour l’étudiant, entre l’étude de la médecine et le fait de se trouver face à un malade, de devoir pratiquer des opérations avec le plus de soin possible et même une certaine habileté. Rencontrer le sang, la douleur, la souffrance et la mort et y faire face ce n’est plus de la théorie.

    Que penser du musicien, du comédien, du peintre, du sculpteur ? Ce sont bien les doigts qui dansent sur le piano, sur le violoncelle ou la guitare, non ? La performance du comédien mobilise une énergie physique prodigieuse. On peint sur une toile avec un pinceau à la main, pas avec le concept du pinceau ou de la couleur. On sculpte le bois et la pierre de tout son corps. L’engagement charnel de l’artiste dans son travail est d’une rare jouissance. Il ne faut pas le confondre avec l’imagination passive. On peut toujours fantasmer et de dissiper dans les rêve. Cela ne fera jamais de vous un artiste. La création, c’est toujours charnel, en fait, c’est toujours manuel ! Toutefois, nous n’allons tout de même pas assimiler le travail de l’artiste avec les gestes répétitifs de l’OS sur une chaîne. En pareil cas, il est indispensable de distinguer un travail libre, dont l’artiste serait le modèle, d’un travail servile assigné à un être humain à qui on a retiré toute créativité. A la limite, au sens fort, le premier travaille réellement de ses mains au sens noble du terme, le second bouge, un peu comme un pantin mécanique. Il n’a pas vraiment le sentiment de travailler et il a perdu le goût du travail. Il peut déteste son travail, il ne vit que pour le temps libre. C’est dans ce temps libre, dans le bricolage, par exemple, qu’il retrouvera le vrai sens du travail manuel, qui n’est pas l’activité morbide qu’il perpétue au « travail », pour avoir un salaire.

    Allons plus loin. A-t-on jamais vu un homme purement « intellectuel ». Le type « intellectuel » existe-t-il ? Ce n’est qu’un concept. La réalité, c’est l’homme, qui est tout à la fois âme, corps et esprit.  On a beau dire, mais devant l’ordinateur le plus sophistiqué, il y a un clavier sur lequel on tape avec ses doigts. (texte) Et, pour être efficace, il faut mieux être très habile avec ses doigts, y compris quand on travaille sur un programme informatique très compliqué. Nous sommes en prise sur le monde réel, sur le monde-de-la-vie comme un être de chair et cette prise, elle suppose les mains. On prend parfois pour exemple d’intellectuel l’enseignant. Mais avons-nous conscience de l’énorme énergie physique qu’il mobilise ? C’est bien plus physique que nous voudrions le penser. Et si nous le pensons, c’est parce que nous continuons d’être berné par cette opposition creuse travail manuel/travail intellectuel.

    La complexité a aussi un caractère dynamique et celle d’un synergie de la totalité. Appliquée au travail, elle nous oblige à prendre en compte la complémentarité de toutes les activités humaines. Une Terre où ne vivraient que des intellectuels, cela ne veut rien dire. Comment pourraient-ils s’abriter ? Se vêtir ? Se nourrir ? Une Terre où ne vivraient que des manuels n’a pas plus de sens. Ils n’auraient pas d’écriture, pas de science, pas d’art, bref, l’homme serait encore à l’âge des cavernes. Le sens du travail réside dans la synergie vivante des échanges par laquelle la vie des hommes est mutuellement enrichie.

    Bref, ne nous laissons pas hypnotiser par une dualité produite par la pensée. Restons  rester méfiant avec les généralisations abusives. N’oublions pas non plus l’usage rhétorique de l’histoire.

C. Travail et humanité

Toute interprétation du travail suppose, même si parfois elle la dissimule, une anthropologie. Il est intéressant de noter que l’opposition travail manuel/travail intellectuel, non seulement correspond à un mode de pensée duel, mais renvoie aussi directement à une représentation métaphysique, dans le dualisme cartésien  corps et esprit. Descartes en effet assimile l’âme à l’esprit et déclare qu’elle est unie à un corps, fait d’une substance différente. L’homme est donc défini comme la totalité corps-esprit. Nous pouvons parler d’anthropologie binaire d’une nature très différente de l’anthropologie trinitaire qui a été exposée dans une leçon précédente.

1) Comme nous l’avons vu, certaines dualités sont présentes dans la nature : comme nuit/jour, mâle/femelle, etc. d’autres ne sont que des constructions mentales dont la valeur analytique peut devenir un obstacle, si nous ne savons pas les dépasser pour retrouver l’unité dynamique et la complexité du réel. L’opposition travail manuel/travail intellectuel, resituée dans ce qui est, ne se justifie que dans la distinction d’Aristote entre activité productrices, poièsis, et activité de l’ordre de la connaissance théorique, théoria. C’est manquer de bon sens que de chercher à opposer ce qui n’est, à tout prendre, que le simple effet d’une division du travail. Dans la Cité imaginé par Platon dans La République, il y a un agriculteur, un maçon, un tisserand, et un cordonnier. (texte) Chacun y exercera sa fonction pour le bien de tous. Vouloir opposer des travaux complémentaires est une ineptie. Au sein du tout de la cité, chaque travail a sa place, parce que chacun échange ses compétences avec tous. La diversité des besoins humains correspond trait pour trait à la division du travail. (texte)

L’humanité, en tant qu’elle est organisée socialement, est la totalité dans laquelle chacun est à même de se retrouver comme partie. Un homme qui travaille apporte sa contribution à la prospérité de la société à laquelle il appartient. Le sentiment de bien être de l’organisme, en tant que tout, dépend de l’activité coordonnée de toutes les cellules. De toutes les cellules. On en va pas les trier en « intellectuelles » et « manuelles » ! Si on s’avisait ici de considérer « l’intellectuel comme un parasite », alors, il faudrait… pratiquer une ablation du cerveau ! Ce qui est bien évidemment mortel. Un corps, c’est remarquablement intelligent, parce que c’est une totalité imbriquée. Dans la totalité, il n’y a pas de supérieur et d’inférieur, il y a le caractère unique et spécifique des individus et le mouvement harmonique du tout. Une société qui n’accorde pas à chacun son insertion dans le travail, ou pire, qui dévalorise le travail, laisse les individus égarés et désoeuvrés. Le ciment d’unité le plus simple qui soit donné, la relation de l’individu à la société à travers le travail, ne prend pas. Et la société est malade. En décomposition. Elle ne sait pas donner à chacun la voie d’accomplissement de son humanité dans un travail. Inutile de se voiler la face, nous en sommes là. Nous en sommes réduits aux individus de l’individualisme, et nous n’avons pas encore réussi à établir la société des personnes humaines. Il faut s’inquiéter de la tendance à discréditer le travail. Nous savons ce qui s’est passé historiquement quand des régimes politiques ont cherché à éliminer les intellectuels. Quand l’intelligence est traquée, quand tout est fait pour que la bêtise collective devienne une norme et que le savoir devient élitiste, il faut s’inquiéter de la montée de la barbarie. Quand une société ne sait plus célébrer la beauté du travail manuel de ses artisans, quand elle ne fait que consommer avidement des gadgets vomis par millions par ses usines, quand les chômeurs ne font plus que survivre au moyen des aides de l’État, c’est que le monde va mal. Il y a quelque chose que nous n’avons pas compris, qui nous échappe et qui est pourtant essentiel.

---------------La cruauté de cette condition est le résultat de la lamentable l’histoire du travail en Occident.  On peut porter au crédit de la modernité d’avoir revalorisé le travail manuel, car effectivement, à la Renaissance, on a célébré l’ingéniosité des inventeurs. Témoin les articles de l’Encyclopédie de d’Alembert. On a élevé le travail au rang d’une valeur morale. C’est Rousseau qui disant que « tout citoyen oisif est un fripon ». (texte) Pour Kant, le travail est ce par quoi l’homme réalise son humanité. Avec le règne des Lumières, on aurait presque pu oublier la veille malédiction religieuse enveloppant le travail et reconnaître la dignité présente dans toute œuvre humaine.

Mais ce que la révolution industrielle a accompli ensuite est une incroyable perversion. Car elle pris appui sur la revalorisation du travail, mais pour en tirer profit dans un sens opposé. Au moment où au XIXème siècle, les nations européennes chantaient un hymne à la glorification du travail, celui-ci entrait dans une phase où la dégradation de la condition humaine allait descendre au fond du gouffre. Alors que le machinisme devait permettre de mettre fin aux tâches les plus pénibles, tout en augmentant la productivité, la logique aurait voulu que l’on réduise la durée du travail. C’est l’inverse qui s’est produit. L’industrie a avalé de la main d’œuvre et inventé le labeur de l’ouvrier-esclave, communément asservi 84 heures par semaines. Sans compter le travail des enfants expédiés très jeunes dans les mines ou pour entrer dans la fournaise du productivisme.

Non content de cela, mais le taylorisme qui a suivi, soucieux des cadences et de la croissance illimitée de la production, a ensuite parachevé la déshumanisation du travail. Ce sont les mêmes, comme le souligne Lipovetsky, qui d’un côté célébraient la valeur travail et qui d’un autre côté employaient la technique pour en détruire la signification. Le résultat après un siècle d’écrasement de la condition laborieuse, a été la dépréciation massive de la valeur travail et au bout du compte la glorification sans limite de la valeur argent. L’effondrement est passé dans la conscience collective presque inaperçu, tandis que pointait désormais une croyance en passe de devenir une évidence du sens commun : la valeur du travail, ce n’est pas le travail lui-même, mais l’argent qu’il permet de gagner !  Pour consommer. Ou pour faire de l’argent avec de l’argent… sans travailler !

Quelle humanité peut-on produire à partir de la seule valeur de l’argent ? Quel type humain ? Le consommateur ? L’actionnaire ? En quoi l’individu-consommateur se sent-il partie consciemment d’une humanité plus grande que lui ? De l’humanité, il s’en fiche, ses soucis ne vont pas jusque là. Et ne parlons pas de la relation de l’humanité à la Terre. Nous avons déjà dit que le consommateur-citoyen est un oxymore, mais la conscience de l’identité Terrienne, qui me ferait reconnaître l’humanité dans son berceau planétaire, elle ne s’achète pas au supermarché. Elle est œuvre de culture. Pas sûr non plus que l’actionnaire soit voué à une prise de conscience élevée de l’humanité. Et puis, pour programmer l’extinction des ressources de la planète, rien de tel que la logique du profit. Il suffit d’ouvrir les yeux, les preuves sont devant nous. Cela peut paraître un peu archaïque et démodé, mais tout de même, la vertu civilisatrice du travail a un sens, mais nous sommes aujourd’hui obligé d’ajouter : à condition que le travail soit pleinement humain et à condition que cette humanité là ne soit pas dissociée de la Nature.

2) Alors qu’est-ce que c’est un travail pleinement humain ? La réponse à cette question ne rentre pas dans l’alternative travail manuel/travail intellectuel. Là où le travail des mains garde une dimension de culture, là où l’œuvre de l’intelligence rejoint une humanité modeste, les séparations n’existent plus. Un travail reste humain quand il ne fragmente les aspirations du corps, de l’esprit et de l’âme. D’un travail à un autre, nous pouvons seulement dire que l’accent varie et que l’application en est différente. Le paysan traditionnel donne son âme au soin de la Terre et son esprit rencontre l’intelligence des saisons et des rythmes de la Nature. Ce n’est pas l’intellectualité hautement conceptuelle du physicien. Mais le théoricien reste un homme et il doit aussi beaucoup transpirer pour obtenir des résultats. L’exaltation du théoricien fervent, l’ardeur presque mystique de sa quête démontre, s’il en était besoin, que l’intellect passionné se joint à l’âme et ne se cantonne pas dans les limites de la rationalité pure. C’est pourquoi, jusqu’à une époque encore récente, explique Michel Henry, nous pouvions encore rattacher à la vie la génialité des découvertes scientifiques.

Il semble qu’à l’ère de la techno-science, les choses ont profondément changées. L’ordinateur qui effectue des calculs, ne connaît pas l’élan du cœur et les déboires de l’incarnation d’un être humain. Au sens strict, l’ordinateur est une prothèse du mental, il fait du pur «travail intellectuel » : des calculs. Quand on demande à l’OS de n’exister que dans ses mains et si possible de ne pas penser et de refouler son âme, en apparence, nous sommes dans le « manuel », mais en réalité nous sommes bel et bien sous le règne implacable du mental. La rationalisation à outrance du travail est l’œuvre du mental rationnel qui étend l’empire du concept dans son prolongement technique . Partout où il opère se profile une tendance à l’objectivation. L’arraisonnement de la Nature par la technique et la rationalisation du travail relèvent d’une même source, de la police du mental cherchant à organiser le réel. Quand l’intellect seul prescrit à la réalité sa forme et son devenir, ce qui est nié en l’homme, c’est tout à la fois l’âme et le corps. On ne peut pas demander à un être humain de tirer un trait sur sa subjectivité et de se morfondre dans une activité répétitive, sans qu’apparaisse une frustration fondamentale. Comme l’explique Michel Henry, dans La Barbarie, c’est la frustration d’une vie condamnée à s’effectuer sans jamais s’accomplir. Quand l’esprit, l’âme et le corps se joignent dans une œuvre commune, la vie se donne à elle-même et à ce qu‘elle fait, l’homme grandit et il y a une joie véritable à faire ce que l’on fait : bref, le travail a une dimension de culture. Or jamais une civilisation n’a poussé aussi loin le procès d’inculturation par le travail que la nôtre et le paradoxe inouï en cette affaire, c’est que c’est l’œuvre et l’hypostase de l’intellect. La machine qui impose à l’individu « sa réduction à des actes stéréotypés et monotones»,  (texte) ce qui est déjà la ruine de toute culture, mais en plus « l’activité de ces actes insignifiants s’inverse en une passivité totale. C’est le dispositif objectif en ses divers agencements et dispositions qui dicte en réalité au travailleur la nature et les modalités du peu qui lui reste à faire ». Pour cette raison, Michel Henry estime que l’apport de la technique consistant à éliminer l’effort physique au début de la l’ère industrielle a été en fait un première confiscation de la valeur du travail. Le travail de l’artisan est profondément incarné. En dépit des apparences, celui de l’OS ne l’est pas. Ainsi devons-nous renverser une proposition habituelle : l’OS a perdu le lien qui l’unissait avec la profession des manuels de l’artisanat, il est comme on le dit un rouage d’une grande machine, qui n’est rien d’autre que de l’intellectualité technique. Mais comme il n’est qu’un rouage, il n’a même pas le savoir technique de l’ensemble et pas de réelle compétence. Sa condition est celle d’un instrument. Ce que les grecs appelaient un esclave. Pour les grecs, l’esclave n’est pas considéré comme un homme, car, par définition, un homme est libre. On dit que le travail technique dépersonnalise. Il vaudrait mieux dire qu’il déshumanise et bien peser la signification de la formule être humain. Nous avons vu dans une précédente leçon que c’est d’un point de vue très idéaliste que l’on peut croire que cette humanité pourrait être récupérée en dehors du travail dans le loisir. Nous aimerions suivre Bergson et espérer « pousser plus loin la culture intellectuelle et le développement de vraies originalités ». (texte) Cependant, dans le contexte du travail à la chaîne, ce n’est pas ce que nous pouvons observer. C’est une difficulté que rencontrait déjà Simone Weil et qu’elle raconte dans La Condition ouvrière. Il faut à l’ouvrier une indépendance et énergie prodigieuse pour ne pas succomber à l’inertie qu’engendre le conditionnement de son travail. Supposer cet héroïsme, c’est lui prêter une force de caractère peu commune, de celle qui font que l’on quitte ce genre de travail pour en choisir un autre plus humain justement.

En d’autres termes un travail vivant. Nous disions auparavant un travail qui engage la totalité de l’homme et ne mobilise pas une seule de ses facultés. Parce que la Vie n’est elle-même que dans son épreuve passionnée, ce qui est en jeu dans le travail, ce n’est pas réellement la dualité manuel/intellectuel, mais la donation de soi complète que nous pouvons lui offrir. La donation de soi, parce qu’elle est la Vie elle-même ne se distingue pas entre un chercheur au CNRS, un paysan dévoué à l’agriculture biologique, un enseignant enthousiaste, un homme politique vraiment sincère, une infirmière qui ne compte pas ses heures etc. Elle une et identique dans son essence. Elle est aussi ce qui préside certainement à une vocation. C’est un peu la sève de l’arbre. Les feuilles sont toutes différentes, mais ce qui est irrigue et les nourrit est un.

---------------La différence implique une variété très riche dans le travail, de par sa nature et le point d’application de son énergie créatrice. Nous pouvons très bien parler de travailleurs de l’âme. Nous irions le chercher dans la psychologie transpersonnelle, chez des thérapeutes. Nous pourrions aussi voir chez les athlètes du travail sur la conscience que sont les démarches spirituelles authentiques. Aucun d’entre eux n’est un ange désincarné. Les traditions anciennes disent que  le plus grand des saints doit encore reconnaître comment il marche, comment il mange et travailler sur son corps. Que l’accent soit mis sur l’âme n’oblitère pas non plus l’intelligence, comme le démontre la spiritualité vivante. Tout travail est une expérience conduite avec soi-même qui est définitive au bénéfice de l’âme. C’est dans le for intérieur que se prend la décision de changer de métier, quand les besoins de l’âme ne sont pas comblés et que l’appel résonne vers d’autres rives. La vie humaine se tient dans cet équilibre entre l’esprit, l’âme et le corps. Il est vrai que l’art, avec la musique, la peinture, la sculpture, jouissent sur ce terrain d’un rare privilège. L’écrivain se trouve dans une posture particulière à cet égard. Il mobilise la pensée, mais une pensée alliée avec la fibre poétique et la puissance évocatrice de l’imagination. Il sait cependant qu’il ne sera jamais un scientifique reclus dans son laboratoire. Il aborde la vie au sein de la subjectivité et c’est du contact charnel avec le monde qu’il se nourrit.  

Pensons au cas assez drôle de Henry David Thoreau dans Walden. Thoreau s’était mis en tête de prouver qu’en travaillant de ses mains et en assumant une simplicité volontaire, il était possible de dégager beaucoup de temps pour l’étude.

« Pendant plus de cinq ans je m’entretins de la sorte grâce au seul labeur de mes mains, et je m’aperçus qu’en travaillant six semaines environ par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses de la vie. La totalité de mes hivers comme la plus grande partie de mes étés, je les eus libres et francs pour l’étude ». Thoreau emprunte une hache et se fait une cabane au bord du lac Walden. Il ne vit pas en ermite. Nous sommes en 1850, mais il expérimente déjà à contre-courant de la civilisation technique et surtout de la société de consommation qui viendra après. C’est par expérience qu’il vérifie que l’homme peut, s’il choisit la simplicité et la sagesse, vivre sans que le travail soit une peine, sans que la sueur de son front soit vécu comme une malédiction. Le caractère de supplice que nous surimposons au travail vient en effet de la multiplication sans nombre, sans rime ni raison, de désirs artificiels. Le choix de la simplicité volontaire est le choix le plus humain, tant par respect de soi-même que par égard à la valeur de la relation sociale. Nous ne pouvons pas « faire humain », nous ne pouvons qu’être humain, mais cette humanité a besoin d’être libérée, appréciée et convenablement nourrie. La connaissance aussi est le droit de naissance de tout être humain. Toutefois, il y a des choix de société qui tournent le dos à nos aspirations les plus profondes.  

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    Évitons les confusions. Travail manuel ne veut pas dire travail d’OS. Rien que dans l’industrie, il y a des différences nettes entre un travail d’ouvrier qualifié, de technicien et celui d’ouvrier spécialité (OS). La notion de travail manuel n’a pas de limite définie, si tant est que tout travail s’effectue avec nos mains. Il convient en particulier de considérer à par l’artisan et l’artiste. L’intellectualité pure, cela n’existe que dans le concept, ou sous une forme technologique. D’autre part, l’idée de classe sociale, celle des « travailleurs », va bien au-delà des « manuels ». Il faut partir de l’observation de fait et prendre en compte la complexité. Nous nous rendrons alors compte que l’opposition travail manuel/travail intellectuel est assez pauvre et passablement scolaire.

    Ce qu’il faudrait par contre considérer avec beaucoup d’attention, ici, c’est la manie de chercher des polémiques dans la dualité. Il est important aussi de relier cette opposition au cheminement du dualisme en Occident. Enfin, nous venons de voir à quel point le travail met directement en cause notre sens de l’humanité, à quel point nous devons le rendre humain, justement pour y réaliser notre destinée humaine.

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Vos commentaires

Questions :

1.       Admettre l’opposition travail manuel/travail intellectuel, n’est-ce pas sous entendre qu’il y a des personnes pour qui l’éducation est facultative ?

2.       Même quand l’homme travaille de ses mains, il ne le fait pas de manière instinctive. Pourquoi ?

3.       La « lutte des classes » a-t-elle une signification ?

4.       Le développement de la technique a-t-il revalorisé le travail manuel ?

5.       Quelles relations formuler entre simplicité volontaire et travail manuel?  

6.       Ne faut-il pas, pour éviter de tout confondre, distinguer plusieurs sens de l’expression « travail intellectuel »?

7.       Dans quel sens doit-on parler de « travail intellectuel » dans le cadre des études ?

 

      © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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