Leçon 47.   La contemplation esthétique       

    L’art procure à l’amateur d’art un certain le plaisir, plaisir de l’esthète qui goûte dans l’art une richesse et un raffinement que l’on ne rencontre qu’en lui. Il ne s’agit pas pour autant d'un plaisir sur le mode de la simple « consommation », mais d’un plaisir lié au monde de la culture. En tant que culture, il peut se rattacher aussi un certain savoir, à une culture esthétique. En occident, le mot culture a souvent une résonance intellectuelle et se ramène la plupart de temps à une forme de savoir. Est-ce à dire que le plaisir esthétique dépend de la connaissance que nous possédons sur l'art ?

    La jouissance esthétique n’est pas purement intellectuelle. Il est tout à fait concevable qu'un homme qui ne connaît pas la théorie musicale, ni son histoire soit cependant touché par la beauté d'un chef d'oeuvre du monde de la musique. Le plaisir esthétique peut aussi survenir devant le spectacle de la Nature. Il n’est pas évident que le savoir nous apprenne réellement à sentir davantage.

    Qu’est ce qui nous rend capables d’une appréciation esthétique ? La jouissance esthétique est-elle affaire de sensibilité ou de jugement ?

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A. Phénoménologie de l’expérience esthétique

    L’artiste créée une œuvre faite pour toucher un public. Si, de son côté, il fait l’expérience de la création, du côté du public, il y a une autre expérience complémentaire, celle du plaisir attaché à la contemplation. Le mot contemplation désigne un pouvoir de réceptivité qui relève d’abord de la vue, mais, dans la distance qu'il suppose, il est aussi relié à l’ouïe. Le public est le spectateur au théâtre, l’auditeur au concert, l'amateur de peinture, de sculpture qui visite une exposition. Disons que la contemplation est l'état de disponibilité dans lequel le public est supposé apprécier l'art. Il y a expérience esthétique, dans la mesure où existe une forme de réceptivité à une œuvre. Celle-ci n’existe que chez l’amateur d’art, l'esthète, car il est facile d’observer que nous pouvons aussi être assez distraits, pour ne pas prêter attention à la valeur esthétique de tout ce qui nous entoure. De quelle nature est donc cette sensibilité esthétique qui nous rend capable d’apprécier l’art et de l’aimer ? (texte)

    Le sentiment du beau, le charme de la beauté n’est pas le privilège de nos cinq sens. Nous éprouvons la beauté surtout sur le plan de la vue et de l’ouïe. Il est difficile de parler de beauté à l’égard d’un parfum. Un parfum peut-être prégnant, enivrant, délicat ; il n’est pas « beau » sur le plan de l’odorat. Un contact peu être désagréable, feutré, doux. Nous ne pouvons pas directement parler de beauté à partir du seul sens du toucher. Il en est de même pour les plaisirs de la table, ce qui est délicieux au palais n’est pas pour autant « beau ». Nous éprouvons la beauté surtout sur le plan de la vue et de l’ouïe. Cf. Plotin Traité du Beau.

    Considérons donc un plaisir qui n’est pas esthétique et nous verrons s’il y a des différences essentielles avec un plaisir esthétique. Nous pourrions prendre comme exemple le plaisir de manger ou le plaisir sexuel. L’un et l’autre sont des plaisirs très sensuels. Le plaisir sensuel se consomme, parce qu’il possède clairement un objet. Dans le plaisir alimentaire, quand je mange la salade de fruits, il se produit effectivement un plaisir, mais ce plaisir est lié à la consommation de l’objet. Il y a aussi un plaisir qui se situe dans l’anticipation du plaisir à venir : un plaisir de désirer et d’assouvir le désir qui vous fait monter l’eau à la bouche. Dans la consommation, devant l’objet, je ne me contente pas de percevoir pour percevoir. Le plaisir que j’éprouve déjà à l’idée que je vais consommer ces fruits est lié au désir et il y a un plaisir de désirer en sachant que le désir sera comblé. La sensualité est ce plan du vital qui en nous est engagé dans le processus du désir et consommation de l’objet. La consommation a pour effet d’éteindre le feu du désir et de produire plus ou moins rapidement une satiété. Après la montée du désir, vient une montée de plaisir, puis la satisfaction dans l’extinction du désir. La satisfaction est à son comble au moment où il y a une sorte d’incapacité de jouir davantage. Le désir a alors exercé sa prédation de l'objet et il s’est évacué lui-même. Aussi y a-t-il une limite à partir de laquelle le plaisir finit par se nier pour se transformer en douleur, c’est cette limite qui va faire apparaître le dégoût puis l’écœurement. Le plaisir n’est vif qu’un moment très court et ne saurait être prolongé. Le résultat, c’est donc qu’une fois l’objet du plaisir consommé, le sujet a aussi éliminé sa capacité de consommer. Notons que l'on dit bien que l'acte sexuel est "consommé", de même que l'on parle de consommation au sujet de la nourriture, avec une même idée qui suit le plaisir, d'un apaisement repu de la sensualité.

    Telle est la jouissance sensuelle. La sensualité n’est pas une jouissance de la seule perception, mais surtout la jouissance d’un organe, une jouissance vitale que l’homme partage avec les autres animaux. Comme cette jouissance est organique, elle est liée aux intermittences de notre nature vitale. Le plaisir est intermittent, la capacité de jouir est en fait limitée par le besoin. Au fond, elle n’est rendue possible que par un état d’insatisfaction, de non-plaisir qui précède la consommation de l’objet du plaisir. Le plaisir sensuel est étroitement corporel et c’est bien la raison pour laquelle il exerce une pression liée à un état de déplaisir. Le plaisir sensuel est lié à un état d’inquiétude du corps, à un manque de plénitude durable, parce qu’il est toujours lié à un état de déplaisir. Tout ce qu’il peut donner, c’est une certaine volupté de la consommation, qui reste passagère. Le manque est là, qui revient, car il est le ressort du plaisir sensuel, car c’est le manque qui fait croître le désir. La jouissance peut se projeter vers une jouissance plus haute, mais elle n’en reste pas moins limitée, et attachée à la vitalité dont elle dépend. Bergson disait que le plaisir « est un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ». En ce sens, le plaisir n’est pas l’apanage de l’homme, tout animal éprouve du plaisir.

    En est-il de même de la jouissance esthétique ? Qu’est-ce que ce moment d’émotion que je peux trouver dans la musique, cette suspension qui fait que je suis touché au cœur par un tableau ? Le moment où la beauté me touche est-il de l’ordre de la simple sensualité ? Quand j’éprouve la beauté d’une œuvre musicale, je suis comme ravi. J’ai un sentiment complet de perception qui est ce ravissement. Ce n’est pas un organe qui est concerné. Une œuvre qui est belle n’est pas un excitant conditionnel pour une consommation. Il y a cette donation de présence de l’œuvre, et cette qualité particulière d’émotion, cette qualité par laquelle je me sens comme fasciné, sous le charme et dans laquelle, justement, je n’éprouve plus de désir. Je ne fais pas une expérience liée au désir ou à la satisfaction vitale. Il n’y a pas la montée du désir, la consommation et la satiété. Le plaisir survient tout entier, reste immobile aussi longtemps que je suis tourné vers l’œuvre et sous son charme. Un prélude de Bach dans un couloir du métro et le monde entier du désir et de la consommation, le monde gris ordinaire est comme aboli. Il y a cet instant comme hors du temps, cette majesté de la forme, cette puissance de l’harmonie qui capte la sensibilité. Je suis comme enlevé à ce monde du désir dans un sentiment de beauté et de sérénité. Et si j’éprouve une exaltation, elle est accompagnée de plénitude.

    La destruction d’un objet n’est pas la condition nécessaire du plaisir esthétique. Dans la perception esthétique je ne consomme pas un « objet ». Il n’y a plus d’objets, il y a une œuvre qui reste intacte, intensément présente, bouleversante tant que je suis tourné vers elle. Plus je m’immerge en elle, plus elle devient riche de détail. Au lieu d’avoir un plaisir limité à un seul organe, j’ai un plaisir qui me touche tout entier, c’est mon être entier qui est ravi. L’objet n’est présent que dans la perception ordinaire, quand règne l’empire du désir, de la reconnaissance habituelle par concepts, des habitudes. Mais ce n’est pas ce type de perception. La perception ordinaire est peu sensible, comme elle est très mentale. C’est aussi pourquoi elle est la plupart du temps grise et laisse la sensibilité dans l’atonie sensible. Elle est plus une projection de l’intellect qu’une vraie réceptivité à la présence de ce qui est. Pour percevoir esthétiquement, il faut être très vulnérable, réceptif, et ne faut pas adopter le regard inquisiteur du désir qui cherche un objet, ou son regard ennuyé de ne rien trouver qui excite son intérêt. Le plaisir esthétique n’est pas un plaisir sensuel, un plaisir de consommer, c’est un plaisir de la perception elle-même. La sensibilité est une jouissance libre de la perception dans laquelle le sentiment et l’intelligence sont réunis dans une ouverture qui ne dépend pas du désir.

    Une fois pratiquée cette distinction, il est tentant de marquer une opposition : nous pourrions mettre d’un côté les « plaisirs du ventre » et la sensualité et de l’autre « les plaisirs intellectuels » purement spirituel. Faut-il penser que le plaisir esthétique est un plaisir « intellectuel », tandis que le plaisir sensuel lui serait « charnel » ? Évitons de confondre « spirituel » et « intellectuel ». Fausse opposition car le sensible est précisément à mi-chemin entre le sensuel le plus concret et vital et l’intellectuel le plus abstrait et mental. (texte) Si devant une œuvre d’art, je me détourne pour spéculer, commenter, analyser, je vais certes y trouver un plaisir intellectuel , mais est-ce cela le plaisir esthétique ? Je me suis détourné de l’œuvre pour la penser. Je n’y suis plus abandonné, je n’éprouve plus de plaisir esthétique. Ce n’est plus l’œuvre qui me transporte, ce qui m’intéresse, c’est d’en faire l’objet d’une réflexion. On peut aussi être très sensuel sans pour autant être très sensible.

    La jouissance esthétique n’a pas de compte à rendre à la sensualité la plus frustre, ni à l’intellect réflexif, ni au jugement moral, elle a son origine dans une sensibilité à la présence d’une œuvre, d’une forme. S’abandonner à cette expérience, c’est éprouver un sentiment esthétique. Nous éprouvons devant le beau une fascination, une attirance. L’émotion esthétique apaise la pensée ou la convie au recueillement. La pensée n’en est pas la source, c’est plutôt à elle de rejoindre l’émotion que de la dicter. C’est un peu comme si nous nous trouvions dans un état où un pont vient à s’établir entre la sphère du corps et de la sensualité et la sphère de l’esprit.   

    Aussi pouvons-nous remarquer que la contemplation esthétique (texte) enveloppe à la fois une dimension de passivité dans la réceptivité qui fait que nous pouvons un moment nous immerger dans la présence sensible, et une dimension d’activité, car l’expérience esthétique est en même temps pour l’intelligence un éveil. Elle parle à l'intelligence, sans pour autant provenir de la pensée.

B. Vertu de la contemplation esthétique

    Pourtant, d’ordinaire, nous ne percevons pas esthétiquement. Pourquoi ? Parce que notre perception est le plus souvent gouvernée par les préoccupations pratiques, parce que notre perception est attelée à nos désirs, ou enrôlée par nos habitudes.

    1) Notre perception est dans ce cas intéressée. Elle n’est ni libre, ni assez désintéressée pour se donner la joie de voir pour voir, ou d’écouter pour écouter. Nous avons sur le monde un regard mercantile, nous prenons dans le paysage du monde ce qui nous intéresse pour l’action présente, si bien que nous n’avons pas contact avec la présence concrète, dans ce qu’elle a d’unique et d’inexprimable dans le langage de l’action. Nous n’avons pas l’innocence qui nous permettra d’être enfin touché par la beauté d’un paysage, d’un visage entrevu, d’un arbre seul dans une campagne solitaire. (texte)

    Qu’est ce que contempler, si ce n’est pas percevoir ? Contempler, explique Bergson dans Le Rire, c’est revenir à un regard innocent sur la Nature, (texte) c’est pouvoir se détacher de l’action et ne pas aller au-delà de l’affection sensible. Contempler, c’est s’immerger dans une « manière virginale en quelque sorte de voir, d’entendre et de penser ». Cette qualité ne peut venir que lorsque surgit en nous un esprit de détachement vis-à-vis du  monde de l’action. Mais Bergson ajoute que ce n’est pas là un détachement philosophique dans le sens d’un détachement voulu par la raison, se séparant du réel, comme dans le stoïcisme. Le détachement esthétique (texte) est une distance délicate, sensible et attentive, capable d’apprécier, d’observer et de goûter l’harmonie des formes. C’est un moment où se trouve mis en parenthèses l’attachement habituel de la perception. Si l’art a une valeur suprême,  c’est de nous rendre ce regard plus libre, de ne nous ramener à une relation sensible, poétique avec le monde. Nous allons dans un musée pour rafraîchir nos sens, pour nous laisser toucher. Nous n’allons pas chercher autre chose que cette sensibilité qui nous fait si cruellement défaut dans la vie pratique. L’artiste est celui qui, explique Bergson, a reçu de la nature une sorte de transparence. Là où le voile qui couvre la perception ordinaire est épais pour la plupart des hommes, il est comme transparent chez l’artiste. Il a reçu cette sensibilité esthétique qui lui permet d’appréhender l’individualité des choses et des êtres par delà les concepts de l’intellect. Le sculpteur qui voit passer des enfants dans la rue éprouve la puissance de leur expression, ce langage d’une pose du corps, cette présence qui est un langage. Le peintre qui contemple un paysage goûte les ombres et la lumière, un contraste unique, que l’homme pratique ne remarque pas. Le poète perçoit des harmonies dans les mots, un chant de la pensée qui est devenue sensible, que nous n’entendons pas dans notre discours habituel. L’écrivain réveille la langue et lui insuffle une Vie plus large, plus profonde, plus signifiante que celle qu’elle a dans les rapports pratiques. Le musicien est capable de toucher directement la fibre sensible de l’âme en usant  des sons sur un registre qui n’est pas celui de la pensée conceptuelle. La musique nous touche parce qu'elle fait directement écho à l’intériorité dans son écoulement intérieur.

    Ainsi Bergson va jusqu’à dire que la plus haute mission de l’art est de nous faire découvrir la Nature, de nous faire rencontrer la réalité par la voie de la sensibilité. Si notre âme était complètement artiste elle serait en contact avec la réalité par tous les sens à la fois. Ce qui veut dire que la sensibilité esthétique ne saurait se limiter aux œuvres d’art. Nous pourrions percevoir de la beauté en toutes choses, si nous pouvions nous donner cette ouverture contemplative de la perception.

    2) La contemplation possède aussi la grande vertu de mettre fin à la prédation du monde par la volonté et le désir. Contempler, c’est cesser de s’efforcer, de vouloir, de désirer, de poursuivre, de se propulser dans le temps. Or c’est bien l’errance dans le temps qui provoque la souffrance de la vie humaine. Schopenhauer voyait dans la contemplation esthétique un remède, contre cet état d'oscillation perpétuelle du vouloir-vivre entre la souffrance et  l’ennui. La contemplation possède un statut tout à fait différent de toutes les autres activités de l’esprit, car elle se déploie dans le détachement. L’activité de l’esprit déconnectée de la tyrannie temporelle de la volonté, devient spectatrice. Par un retournement paradoxal, la volonté qui s’ennuyait dans le monde dans un rôle, se met à observer l’ennui et le spectacle de l’ennui lui n’est pas ennuyeux. La contemplation est un état de conscience spécifique, qui offre à la conscience une bénédiction hors du temps. Elle est « ce mode de connaissance pure, libre de tout vouloir, qui à vrai dire est le seul vrai bonheur, non plus un bonheur précédé de la souffrance et du besoin, traînant à sa suite le regret, la douleur, le vide de l’âme, le dégoût, mas le seul qui puisse remplir la vie entière, du moins quelques moments dans la vie ». (texte) La contemplation remplit la vie, car elle la rend à sa propre plénitude. Elle est un moment de bonheur, car elle est un moment de coïncidence avec soi. Elle n’est pas pour autant le loisir.  Le loisir est seulement la volonté momentanément inoccupée, la volonté qui n’a provisoirement rien à faire et qui s’ennuie. La contemplation est la volonté suspendue, retenue de telle manière  qu’elle ne puisse s’atteler au désir et son corollaire, le tiraillement du temps psychologique. C’est alors que la volonté, cessant de poursuivre les désirs dans les affaires du monde, retrouve un peu de profondeur et de sérieux.

    3) La contemplation peut aussi prendre une valeur particulière dans le théâtre, de pouvoir provoquer au chez le spectateur une catharsis. Voir sur scène ses propres passions, provoque chez le spectateur une identification, mais qui est en même temps maintenue dans la distance esthétique. Voir sa propre avarice dans les manies d’Harpagon, c’est se voir soi-même. Voir sa propre stupidité en la reconnaissant sur la scène, c’est immédiatement comprendre et se délivrer. C’est voir ce que l’on est et du même coup, se délivrer de la folie de nos propres passions. Le spectateur transfère sur l’acteur ses propres tendances. Il souffre, il aime, il vit dans l’acteur. Les tendances dont il est possédé, qui sont en lui comme autant de démons, peuvent se libérer, car elle ont été amenées sous le jour de la conscience. Aristote reconnaissait pour cette raison une vertu de catharsis, de purification, (texte) à la musique et à la tragédie. (dossier). Antonin Artaud, plus près de nous, disait qu’il faut vivre la cruauté au théâtre pour s’en libérer dans la vie. Le théâtre accomplit alors une sorte de rite d’exorcisme social, en dénouant les nœuds de la violence à travers le transfert sur la représentation. Une société a besoin périodiquement d’exorciser ses démons, et le théâtre, comme le cinéma, peut avoir un rôle d’expiation collective, de catharsis collective. Ce point de vue rejoint les thèses de Freud sur la sublimation. Pour la psychanalyse, le rapport à l’art participe du transfert libératoire des affects. l’art permet de compenser une frustration, en donnant libre cours au désir. Il est un moyen dont nous disposons pour laisser libre cours aux tendances du désir, pour les libérer.

   La musique, le théâtre et le cinéma peuvent produire une catharsis et libérer les émotions. Mais ce n’est pas un effet mécanique. Il ne peut opérer que dans une lucidité pleine et entière. Sans la lucidité, l’étalage des passions ne fait que les renforcer. Certains spectacles, loin de servir d’exutoire à l’excès des passions, ne font que les provoquer et les renforcer. Un esprit faible s’identifie sans distance avec ce qui le fascine, va se constituer comme un modèle ou un idéal. Il fait de la brute cynique un héros qui incarne la force et l’audace dont il manque. De là à essayer de « faire comme lui » d’imiter, il n’y a qu’un pas dramatique. La catharsis n'opère pas toujours. (texte)

C. Le jugement esthétique

    L’appréciation esthétique conduit à un jugement qui exprime une manière de goûter la présence d’une œuvre ou d’un paysage. Qu’est-ce que le goût en matière esthétique ?

    Le goût est dit Kant le vrai « juge du beau » (texte).  Mais qu’est-ce qu’avoir du goût ? Après avoir éprouvé un sentiment exaltant devant un paysage, nous avons envie de dire « c’est magnifique », comme si la qualité esthétique était une qualité objective dont nous pouvons juger. Considéré dans le langage, il s’agit là d’un jugement de valeur. La valeur esthétique est différente de la valeur morale. Elle a pourtant aussi tendance à être prononcée sur un mode universel. Mais comment pourrait-il y avoir une universalité des valeurs esthétique en l’absence de toute détermination conceptuelle de la pensée ? (exercice 5b)

    1) Nous disons souvent de telle ou telle chose, d’un spectacle, d’un tableau même, « cela me plaît », « c’est exactement à mon goût ». Ou bien : « moi, je trouve que c’est beau ». En jugeant ainsi, nous avons immédiatement conscience qu’un autre pourrait dire le contraire, et qu’il ne s’agit là que de nos opinions personnelles. C’est « moi, moi » et son cortège d’appartenances. Ce moi, c’est l’individualité et sa particularité. « Les goûts et les couleurs ne se discutent pas », cela veut dire c’est à chacun pour soi. Du point de vue de l’esthétique, l’agréable est un ordre de particularité propre à chacun. Mes goûts, mes attirances, mes répulsions.  L’agréable est le siège du relativisme subjectif. L’un aime Balzac, l’autre Giono, l’un adore Bach, l’autre n’aime que la techno. Cela ne se discute pas. Affaire de préférence individuelle. L’agréable est lié à la constitution de chacun, à son conditionnement social, à son histoire  personnelle. Nous avons nos habitudes, nos ornières de jugement, dont nous ne sortons pas facilement. Mais pouvons-nous réellement prétendre avoir du goût tant que nous ne restons seulement aux prescriptions de l’agréable ? (texte) Le goût suppose une maturité de jugement esthétique, capable de différencier ce qui est esthétique de ce qui simplement « plaît ». Tant que nous nous bornons à asséner à autrui nos préférences, nous n’avons pas fait un seul pas au-delà des pulsions du désir. Nous ne faisons que projeter notre système d’attirances et de répulsions  de manière très primaire. Un jugement esthétique qui reste primaire est inculte. « Le goût reste encore barbare qui exige pour sa satisfaction de mélange de l’excitation de l’émotion ou même en fait la mesure de son approbation ». Juger qu’une musique est bonne, parce qu’elle est excitante, stimulante, euphorisante pour la danse, parce qu’elle « permet de se défoncer », c’est placer le jugement esthétique dans la seule sensualité. C’est juger à partir de la vitalité la plus frustre. La valeur esthétique d’une musique ne se mesure pas à sa puissance de stimulation. En d’autres termes, prendre l’excitation du divertissement pour un critère, c’est passer à côté de l’appréciation esthétique. Il est tout à fait possible de produire des musiques pour ne viser que l’excitation en lui retirant la mélodie et l’harmonie. Il suffit d’une boîte à rythme d’un volume sonore tonitruant et de quelques effets. Mais est-ce encore de la musique ? Prendre l’effet produit comme norme du jugement esthétique, n’est-ce pas manquer l’appréciation esthétique ? Le goût n’est pas affaire de sensualité ni de sensiblerie. Le goût est affaire de sensibilité. Les attirances du désir ont un caractère vital, intéressé, elles sont marquées par la dualité attirance/aversion qui fait que l’on bascule aisément de l’un à l’autre. Le goût esthétique est bien plus délicat, plus contemplatif et plus désintéressé.

    Cela explique pourquoi Kant déclare qu’il « ne faut pas nommer beau ce qui simplement plaît ». (texte) Ce type de jugement « cela me plaît » est précisément ce qui fait le mauvais goût. Juger qu’un tableau est soi-disant beau, parce qu’il est sexuellement « excitant », c’est ne pas juger esthétiquement. Dire devant une nature morte représentant des fruits « on en mangerait ! », c’est encore juger à partir de la vitalité et du désir. Preuve de mauvais goût. C’est prendre comme norme du goût les attirances vitales les plus frustres et ne pas parvenir à goûter esthétiquement une œuvre. Celui qui n’a pas développé un sens esthétique raffiné n’aura certes que cette ressource. Il aura tendance à juger à partir de la provocation du désir. Un maquillage outrancier peut servir à attirer le regard des autres sur soi, à attirer le désir, mais cela reste de mauvais goût. Une conscience centrée sur la vitalité a tendance à valoriser tout ce qui contribue à la stimulation du désir. On dira qu’un spectacle « flashe », qu’il est « super", "génial" ou "nul", "cool" etc. Mais, la plupart du temps, ce sont des jugements à l’emporte-pièce, qui ne viennent que des satisfactions vitales. Ils ne sont pas esthétiques. Aussi le mauvais goût est-il le reflet d’une culture esthétique qui n’est pas encore développée. Le mauvais goût n’est pas du tout une question de norme arbitraire, conformiste ou anticonformiste, mais d’éveil d’une sensibilité esthétique.  Le bon goût, (texte) en ce sens, n’est pas non plus un jugement qui adopte un conformisme. Le bon goût est le reflet d’un sens esthétique éveillé. Il est le sens qui décèle la beauté d’une forme, par delà les mélanges, par delà l’opinion d’autrui. L’arrangement d’un vase de fleur, la présentation d’une exposition, la décoration d’une chambre font appel à une même intuition de l’harmonie, à un sens des couleurs, des rythmes qui réside dans le goût.

    2) Est-ce une question de culture ? Oui, en un sens mais pas d’une culture intellectuelle. Le beau n’est pas affaire de concepts. On ne peut pas apprendre à trouver une œuvre belle, au sens où il suffirait de lire une biographie d’un peintre, pour aimer sa peinture. Il pourrait en être ainsi si la beauté était un universel dans l’ordre du concept. Chacun de nous peut, en suivant l'ordre des raisons, reconnaître une vérité et la conviction est justement une adhésion de l’esprit à des raisons, qui peut-être produite dans le discours. Mais ce qui fait qu’une œuvre est belle, ne se ramène pas à des raisons, de même qu’une idée peut-être juste et vraie pour les raisons qui la justifient. C’est une question de sensibilité et non de raison. Nous pouvons goûter, apprécier et tenter de faire goûter nos amis, mais il est impossible de convaincre de la beauté. Si vous n’êtes pas touché au cœur, vous ne trouvez pas la beauté et le discours rationnel ne la donnera pas. Quand je suis touché par la beauté, je suis poussé à dire « c’est beau ». Il me semble naturel que tout le monde trouve la beauté qui vient de me toucher. Le plaisir esthétique est en un sens nécessaire et universel. L’expérience donne envie d’être communiquée. Mais en même temps, nous sentons bien  que l’argumentation est limitée. Nous voudrions communiquer un sentiment et non des idées. Mais le sentiment est une présence à soi de la Vie qui précède tout concept. Le fait même d’entrer dans le discours des concepts nous porte à vouloir convaincre. Mais il n’y a pas de sens à vouloir convaincre autrui dans l’ordre esthétique. C’est une question de sensibilité et non de raison. (texte) Cette expérience de difficulté de communiquer nous porte aussitôt à un repli : nous essayons de dire quand même, mais en peu de mots : «regarde ! »,  «écoute ! », « n’est-ce pas que c’est beau ! », « tu ne trouves pas que c’est joli ? ».  Pour la même raison, l’analyse de l’œuvre d’art par un critique d’art, peut décevoir. Trop de commentaire et d’érudition tue la sensibilité. La description objective d’une œuvre, ne donnera jamais l’émotion esthétique. La description subjective non plus. Aimer l’art, ce n’est pas seulement aimer des belles descriptions de l’art. Il n’y a pas de raison pour convaincre dans le goût. Ceci nous explique pourquoi Kant disait d’un côté que le beau est ce qui plaît universellement, mais tout en ajoutant et sans concept.

    3) Le botaniste qui possède un savoir sur la rose n’est-il pas plus avancé que le profane sur le plan de l’appréciation de sa beauté. Ce n’est pas l’intérêt intellectuel qui doit diriger le jugement esthétique. Juger la rose par concept, c’est manquer sa valeur esthétique. Le concept est ce qui la plupart du temps me rend une chose utile. Or un jugement esthétique n’a pas à prendre en compte l’utilité de l’objet. Le jugement esthétique ne devrait pas être confondu avec le jugement pragmatique. Le beau n’est pas l’utile. Dire « c’est une belle marmite », en pensant en réalité : « elle est bien pratique, commode, elle remplit bien sa fonction », ce n’est pas juger esthétiquement. Dans l’usage courant, nous avons tendance à décréter « beau » ce qui n’est en réalité pensé que comme utile. C’est une flatterie que nous adressons facilement aux machines, mais qui n’a encore rien de véritablement esthétique. On dit ainsi que l’objet est « bon à » : la rose est bonne à faire du parfum, la marmite bonne à faire du pot-au-feu. « Est bon ce qui, au moyen de la raison, plaît par simple concept ».

    De même, pour juger esthétiquement, nous ne devrions pas mettre en avant le bien ou le mal. Le beau n’est pas le bon. Le jugement esthétique n’est pas le jugement éthique. Le « bon » est ce que nous approuvons, ce qui fait l’objet d’un respect d’ordre moral. Si, prenant mes distances devant un tableau, je me mets à juger moralement, en trouvant que ce tableau est scandaleux, décadent, ou bien qu’il est moralement plutôt correct, je ne l’apprécie plus esthétiquement. Juger moralement, ce n’est pas goûter au niveau des sens. Le jugement esthétique n’est pas un jugement moral. Le théâtre de Shakespeare peut-être moralement insoutenable, et en même temps posséder une puissance esthétique incomparable.  Il est donc juste de dire que le jugement esthétique doit être dégagé, à la fois vis-à-vis de l’agréable, de l’utile et du bon. Il doit être désintéressé et libre.

    4). Pourtant, nous devons aussi être attentifs à deux points importants : L’art contemporain peut ne pas viser directement la production de la beauté, mais seulement une expression esthétique. L’artiste peut très bien chercher une puissance d’expression en dehors de tout souci d’harmonie, sans que pour autant ce qu’il crée cesse de relever de l’art. L’art contemporain revendique aussi le droit de l’expérimentation artistique, en dehors de toute norme. Dès lors, il devient indispensable dans ces conditions de donner à l’esthète, à l’amateur d’art les clés de la compréhension de l’art contemporain. De quoi se compose alors cette culture esthétique ?

    Nécessairement d’une introduction historique aux œuvres, car sans une explication de l’histoire de l’art, il est difficile de discerner le sens, le pourquoi, le comment et les aboutissements. D’autre part, le sens des recherches conduites dans l’art doit être explicité. Sans cela, nous ne pouvons ni le comprendre, ni l’apprécier. Nous ne pouvons porter aucun jugement pertinent. Pour apprécier cet art, il est nécessaire d’entrer dans la logique de son projet esthétique. Sa théorie. Que serait le monochrome d’Yves Klein, si nous n’avions pas d’éclairage sur ses intentions artistiques ? L’esbroufe d’un charlatan. Quand on nous explique que le peintre a essayé dans cet œuvre de traduire en peinture l’expérience limite de la Vacuité, nous sommes déjà plus près d’une appréciation qui rend justice au projet. L’avant-garde de l’art contemporain multiplie les expérimentations artistiques. Sans une explication de ses démarches, nous ne verrons dans cette peinture, cette musique, cette sculpture que des productions absurdes. Dans notre monde contemporain, il est impensable de visiter une exposition sans, au préalable, se documenter sur l’auteur et son œuvre. L’art contemporain est plus difficile d’accès, parce qu’il est plus conceptuel que l’art classique. Il parle à une élite intellectuelle, familiarisée avec les recherches esthétiques contemporaines, une élite capable de discerner la théorie dans l'œuvre. Les jugements que l’on porte sur l’art contemporain sont historiques. Nous ne pouvons plus dire « c’est beau ». Nous dirons plutôt "c'est intéressant", « c’est original », « C’est surprenant, choquant ». Ces jugements supposent la comparaison avec des normes historiques. Ils sont par nature avec concept : conceptuels et historiques, autant qu’ils sont esthétiques, au sens où le concept de choc, l’originalité, la provocation, sont devenus les valeurs esthétiques dominantes de notre époque.

    La culture esthétique suppose aussi des connaissances techniques sur l’art : sur la manière de travailler, sur les matériaux, sur la composition etc. D’ailleurs, c’est bien ce type de jugement technique que l’on avance le plus souvent pour souligner la « performance » que peut constituer une œuvre. Elle suppose aussi la connaissance de l’évaluation qu’en donne la critique d’art. Notre époque cultive le commentaire de l’art, la lecture des commentaires est une éducation du jugement. Enfin, la culture esthétique suppose une information sur la valeur marchande des œuvres sur le marché de l’art. La différence entre un artiste coté, un autre qui ne l’est pas, est importante pour le jugement.

    Dans un tel contexte, la différence entre l’amateur d’art et le novice se situe bien sur un plan intellectuel. L’amateur d’art possède la culture lui permettant de juger avec pertinence, de faire la différence entre ce qui a une valeur et ce qui n’en a pas, de repérer les qualités et les défauts d’une œuvre. Il possède un savoir théorique capable de lui servir de mesure, car il dispose des normes contemporaines de l’esthétique, il est en possession du goût de notre époque et son jugement est donc plus assuré que celui du novice. Il a été formé par la critique d’art dont il a intégré les évaluations. 

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    Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’être cultivé pour goûter une œuvre d’art, mais il est indispensable d’être assez sensible pour l’apprécier. Cette sensibilité peut-être développée par une éducation esthétique adéquate, non pas que l’on puisse apprendre à trouver beau ce qui devrait l’être, mais du moins une éducation esthétique peut opérer une désobstruction du jugement qui prépare à une appréhension sensible. La culture esthétique ne fait qu’ouvrir la voie, elle ne peut pas nous dispenser de la parcourir.

    Cependant, les voies nouvelles explorées par l’art contemporain supposent des démarches intellectuelles. Sans la culture qui permet de connaître les transformations historiques de l’art, il n’est plus possible de véritablement apprécier les essais de l’art contemporain. Le public a besoin d’être guidé. Il veut comprendre pour pouvoir apprécier.

    Cela signifie en fait que le goût esthétique est toujours de toute manière différent d'une sorte de "bon sens" de l'opinion, bon sens qui traduit en fait la dualité attirance/répulsion. Nos prétendus « goûts » sont le plus souvent posés par rapport à l’autre et souvent dans une intolérance viscérale. Nous sommes obligé de dépasser la sensualité ordinaire, le vital le plus fruste pour trouver la sensibilité esthétique.  

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Vos commentaires

Questions:

1. Le plaisir esthétique n’est-il pas la marque de cette forme élevée de sensibilité qui est en nous qui n’est pas liée à l’expression de l’ego ?

2. Dire brutalement « c’est génial » ou « c’est nul », par pure réaction, est-ce vraiment apprécier esthétiquement ?

3. Pourquoi la perception habituelle est-elle très mentale et peu sensible ?

4. De quelles manières l’art peut-il agir sur la sensualité ?

5. Quelle différence marquer entre le beau, le joli et le sublime ?

6. Le bon goût se réduit-il à un certain conformisme ?

7. Spéculer à propos de l’art, est-ce véritablement l’apprécier ?

 

   © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan,
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