Leçon 220.   L'illusion et le bluff technologique   

    Dans un monde tel que le nôtre, dans lequel la technologie est l’expression emblématique de la volonté de puissance, il semble très paradoxal à son propos de parler d’illusion. Comment, ce que nous exhibons depuis la Modernité comme notre conquête majeure, la technique, elle qui nous a donné une fantastique supériorité sur le reste du monde, elle qui a permis des prouesses extraordinaires, des avancées prodigieuses, pourrait-elle être en quoi que ce soit être qualifiée d’illusion ? Non, non, c’est absurde. Ce n’est là qu’une pensée qui trotte dans la tête d’un esprit rétrograde, pessimiste ou arriéré.

    Enfin… si on gratte un peu la question il y a tout de même quelques raisons. Conformément à la définition vue précédemment, il faudrait penser que nous surimposons peut être à la technique quelque chose qui ne s’y trouve pas et qui n’est qu’un fantasme dans notre esprit, de sorte qu’il y aurait effectivement des illusions entretenues autour de la technique (texte). Nous nous laissons bluffer, sans voir que nous sommes emportés par un engouement collectif, une idéologie ambiante, qui nous aveuglent sur la réalité du phénomène technique, au point que nous ne le voyons même plus le monde tel qu’il est.

    Nous avons eu l’occasion à plusieurs reprises d’évoquer le dernier livre de Jacques Ellul Le Bluff technologique. Dans cette leçon, nous allons y revenir, en explorant une question : si la technique constitue bien une puissance, en quoi peut-elle aussi susciter des illusions ?  La question est précise et son traitement nécessite d’éviter tout écart dans le développement. Nous n’avons pas l’intention de répéter ici ce qui a été montré dans les leçons précédentes. Les formulations en apparence abruptes imposeront çà ou là quelques retours en arrière, mais sur le fond, il vaut mieux rester exigeant et congédier les généralités. Disons que cette étude se situe au point d’aboutissement exact à la fois des investigations sur l’illusion et de celles qui ont trait à la technique.

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A. Reconnaître l'ambivalence de la technique

    Ne perdons pas notre temps à refaire une énième fois l’histoire des techniques, ce n’est pas ici notre objet. Partons du fait que nous vivons dans une civilisation de part en part technicienne, ce qui veut dire que le système technicien est omniprésent et qu’il détermine tout, bien au-delà des oppositions des idéologies politiques qui ne font que s’inscrire en lui. Considérant cette complexité, où serait l’effet d’illusion ? Bien entendu dans une représentation complètement fausse, une opinion pleine de « certitudes », communément répétées, partagées et enseignées, mais qui ne serait en rien conforme à ce qui est.

    1)  Ce qui fait que le technicien est plein d’assurance, nous l’avons vu, c’est qu’il a le sentiment de maîtriser une causalité linéaire , dans le domaine limité qui est le sien. Nous avons vu plus haut dans ce registre ce qu’il faut entendre par comportement rationnel et action logique. Si mon ordinateur tombe en panne, le réparateur suit un protocole de détection d’erreurs, un diagnostic rationnel permettant de mettre à jour la nature de l’incident. C’est purement technique et efficace. Transporter l’assurance acquise dans la maîtrise d’un processus technique fragmentaire, à l’ensemble du système technicien en croyant que l’on peut en avoir la maîtrise globale est une illusion. C'est très tentant, mais seulement en restant aveugle à tous les éléments d’incertitude présents dans la complexité du réel.

    Or de la croyance inconsciente dans une maîtrise technique globale, on passe logiquement vers l’idée que la technique est bonne ou mauvaise seulement par l’usage que l’on en fait. « Avec un couteau on peut peler une pomme, ou tuer son voisin ». Que voilà une idée commode, répandue et universellement adoptée ! Comparaison absurde et illusion simpliste. Nous avons vu qu’il ne faut pas confondre un outil et une machine. Surtout : « la technique porte en ses effets en elle-même, indépendamment des usages ». Bien sûr qu’il faut tenir compte des usages. C’est par excellence le problème moral, mais cette question n’a rien à voir avec la compréhension globale de la technique. En d’autres mots, l’ambivalence du développement de la technique est bien plus complexe que la question de son usage. « Croire que tout dépend de l’usage que l’on en fait, c’est penser que la technique est neutre », mais c’est faux, la technique n’est pas neutre. « La technique emporte par elle-même, et quelque soit l’usage que l’on veuille en faire, un certain nombre de conséquences ». Ce n’est pas seulement une question de bonnes ou mauvaises intentions, le propre de la technique c’est d’offrir « des potentialités qui seront inévitablement exploitées. L’exemple simpliste et bien connu, c’est la poudre à canon : les chinois s’en sont servi uniquement pour les fusées d’artifice, mais elle contenait les potentialités que nous avons connues et qui ne pouvaient être négligées longtemps ».

    Tout raisonnement qui part de l’usage des technique adopte donc des prémisses très courtes et aboutit au final à des formulations ineptes : Pensée dualisante incapable d’une appréhension globale. Témoin le poncif selon lequel il y aurait sur la question de la technique le camp des « optimistes » qui disent qu’elle est « bonne » et le camp des pessimistes qui disent qu’elle est « mauvaise » ! Tant qu’on y est pourquoi ne pas dire qu’il au sujet de la technique les « gentils » par tempérament et des « pas gentils » (on se croirait dans une conversation avec la maîtresse au CP). 

    « Le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais… il est fait d’un mélange complexe" , mais le plus important, c’est que dans la boulimie technologique qui nous caractérise, « nous sommes à notre tour modifiés ». « Nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider de notre conduite : nous sommes étroitement impliqués par cet univers technique, conditionnés par lui». Pour déterminer ce qu’est un bon usage, il faudrait déjà pouvoir consciemment s’élever au-dessus de la pensée technique, assumer notre idée la plus haute de la vie et de l’humain, décider collectivement, toutes choses singulièrement difficiles en raison de notre immersion complète dans le système technique. Nous sommes au temps de la technocratie, de la pensée raplatie dans les considérations techniques et économiques. Sur le fond, il s’agirait selon Ellul « d’un comportement général de tous les hommes », pas simplement d’un « bon usage ». Or le fait indéniable, c’est que l’ambivalence et bien le « caractère fondamental du progrès technique », nous ne pouvons l’éviter, comme on éviterait un mauvais usage.

    2) Quatre points développés dans la première partie du bluff technologique :

    a) « Tout progrès technique se paie ». Le développement industriel de la vallée du Tennessee, par la destruction de son agriculture. Le progrès technique dans l’exploitation des textiles les plus courants (laine, coton, fibres artificielle) par le déclin de textiles dont l’usage a disparu (lin, chanvre) qui étaient plus durables. L’augmentation de la productivité agricole grâce au machinisme et à chimie, par le fait qu’elle ne peut plus être vendue à un prix capable de couvrir l’amortissement des équipements. (D’où la destruction systématique du monde paysan). L’augmentation de la productivité industrielle a été un progrès quand elle a ôté l’effort épuisant. Mais pour toute une série de conséquences. Quel gain si c’est pour un travail de surveillance passif ou des gestes mécaniques ? La transformation technique du travail s’est aussi communiquée au mode de vie produisant une pression psychologique extraordinaire : « Nécessité d’aller en toutes choses de plus en plus vite, rythme de vie croissants (fast-food), multiplicité de contact humains superficiels, tension des horaires… Vivre dans un univers où tout est calculé à la minute est épuisant » etc. Inutile d’en ajouter, la liste est ouverte, il est très facile d’illustrer ce point.  

    b) « Le progrès technique soulève des problèmes plus difficiles que ceux qu’il résout ». En d’autres termes, qu’il faut très soigneusement examiner en partant de l’observation : la pensée technique, chaque fois qu’elle apporte une solution, crée en même temps des complications, que l’on ne remarque pas d’abord, en raison de la fascination qu’exerce l’innovation, mais qui se font sentir ensuite en devenant des problèmes. Les exemples sont innombrables. Ironie, dès 1970, c’est un défenseur enthousiaste de la technique, Elgozy, qui posait cette question étrange : « l’informatique poserait-elle plus de problème qu’en n’en saurait résoudre ? ». Incroyable, quand on sait dans quel maelström on s’est engagé ensuite !  Elgozy disait que devant la multiplication des difficultés, on aurait sûrement avantage… à revenir à système de mécanographie moins présomptueux ! ! Si on fait le calcul de la somme des problèmes à s’arracher les cheveux, du temps perdu, du gaspillage d’énergie, du stress, de la tension nerveuse, pour les comparer le confort des solutions apportées, il n’est pas certain que le décompte soit vraiment positif. Ce qui serait illusoire, c’est de ne prendre que ce qui nous séduit, sans considérer le phénomène global.

    Il y a un effet par lequel les complications s’accumulent qui tient au raisonnement que la technique impose. En présence d’un problème humain, quel qu’il soit, le mental dominant tend systématiquement l’analyser de manière à ce qu’il se réduise à un « problème technique », auquel on apportera ensuite une « solution technique » (vendue surtout par des multinationales), ce faisant, on se rend compte ensuite que de nouveaux problèmes sont apparus, auxquels on doit apporter une « solution technique » (vendue surtout par les multinationales) pour les résoudre, mais l’application de ces solutions… etc. Il existe dans de très nombreuses illustrations et cet enchaînement conduit à ce qu’Illich appelle la contre-productivité. Comme le médicament qui soigne une maladie, mais détruit la flore microbienne, auquel il faut associer un autre produit qui… par ailleurs n’est pas bien assimilé et à des effets secondaires et donc…etc. Le schéma est à dupliquer dans tous les domaines : éducation, justice, santé, vie sociale, loisir etc. Le livre de Jacques Ellul date de 1988. On ne peut que rester songeur quand il pose à un moment la question : « quels seront les vastes problèmes qui seront soulevés lors de la nouvelle étape d’expansion du système technicien, avec le génie génétique, l’informatique, le laser, l’espace ? »

    De plus, y a un intérêt économique évident à ce que les problèmes se reproduisent, parce que, comme les solutions sont toujours techniques, les seuls qui en disposent, devront être appelés à chaque fois à la rescousse pour les résoudre. L’empire technologique se nourrit des dysfonctionnements qu’il crée. Ce qui implique aussi qu’il fonctionne dans la logique de l’obsolescence programmée. Dès lors l’alternative posée par Ellul est très claire : où bien nous faisons usage d’une technique et nous acceptons de mettre le doigt dans l’engrenage, ou bien nous décidons carrément de ne pas nous en servir !

    c) « Les effet néfastes sont inséparables des effets positifs ». Il est très difficile, voire impossible, de séparer les techniques de paix, des techniques de guerre. La recherche génétique avancée sur un virus pour un vaccin peut aussi permettre de fabriquer des armes biologiques. De même, comme nous l’avons vu auparavant, la bombe atomique n’est pas « le produit de quelques méchants bellicistes, mais un résultat normal du développement des recherches atomiques ». Donc, dans tout ce que produit la techno-science « rien n’est univoque ». « Les techniques d’exploitation

------------------------------ des richesses sont bonnes pour l’homme ? Sans doute. Mais lorsqu’elles conduisent à l’épuisement de ces richesses… à une exploitation sans frein… ? Les techniques de production sont bonnes, sans doute. Mais production de quoi ? Comme ces techniques permettent de produire n’importe quoi »… on «s’appliquera à des productions absurdes, vaines, inutiles ». La technique n’est concernée que par la production.  « Et comme la seule affaire importante de l’homme, c’est de travailler, que sa participation à ce développement… est son moyen de vivre, le voici engagé dans un travail de production de choses inutiles, absurdes et vaines, mais infiniment sérieux, car il y consacre une vie d’homme ». Donc, la prolifération technique n’est pas nécessairement douée de sens.

    L’orientation impulsée par la technique pousse partout à la spécialisation,  stimulant en permanence l’accélération des rythmes et la production, produisant implacablement un effet « d’encombrement généralisé». Produire pour produire pour produire partout et de tout c’est encombrer. Voir de P. Massé L’Homme encombré. Encombrement des villes par l’automobile, encombrement des espaces par la publicité, (et des boîtes aux lettres), encombrement mental des sons, des images, des écrits. Encombrement par le papier…qui perd en définitive sa signification par étouffement. « Surcharge des programmes scolaires qui est la rançon exacte de la croissance de nos connaissance ». « Programmes démentiels qui ne peuvent qu’écraser la personnalité et la sensibilité de l’enfant ». Et par-dessus, fureur des règles, des règlements et des lois pour dominer l’encombrement, ajoutant par là encore des complications à un réel déjà… très encombré.

     d) Tout progrès technique comporte un grand nombre d’effets imprévisibles. « L’imprévisibilité est un des caractères généraux essentiels du progrès technique, se situant aussi bien au commencement, au stade de l’invention et de l’innovation, qu’au cours de l’application, et à la fin, au stade des effets ». « Tout progrès technique comporte trois sortes d’effets : les effets voulus, les effets prévisibles et les effets imprévisibles ». Comment forer à 3000 mètres de profondeur pour atteindre une nappe de pétrole ? Le problème posé lance la mise en œuvre de nouvelles techniques pour le résoudre. « La technique est assez sûre et donne des effets escomptés ». Mais invariablement sa mise en application produit des effets non recherchés, mais prévisibles, auxquels il faudra ensuite palier. Dans le domaine de la santé, les médicaments efficaces peuvent être à l’origine d’accidents (neuroleptiques, antispasmodiques, hormones). (10% des hospitalisations en France). L’emploi d’une technique se résume donc dans un compromis, à savoir que le risque encouru soit inférieur aux bénéfices attendus.

    Mais il y a encore la troisième catégorie d’effets, ceux qui sont totalement imprévisibles et inattendus. Dans le domaine de l’habitat par exemple, un nouveau système de blocs d’unité de logements va provoquer une mutation sociale dont on ne sait rien au final. Certains des effets inattendus auraient pu être prévus. Ellul cite l’enlisement de Venise et le naufrage du Torrey Canyon. Cependant, il est dans la nature de notre adhésion inconditionnelle à la technique d’inciter à une confiance aveugle. « La formule ‘le pire n’est pas toujours sûr’ est le meilleur oreiller de la paresse » !

     La représentation commune de la technique, portée sur des raisonnements à courts termes, ne reconnaît pas l’ambivalence de la technique et transporte donc avec elle son lot d’illusions, répétées, enseignées... mais en rien conforme avec la vérité.

B. Étranges contradictions

    Dans l’enseignement technologique, il n’existe pas d’option dont intitulé serait « épistémologie de la technique ». Ce sont les philosophes qui lisent Jacques Ellul, pas les techniciens qui n’en n’ont jamais entendu parler. Un professeur de technologie ne connaît que la technologie. Un technocrate ne connaît que la technocratie. Point barre. Que la réflexion sur le phénomène technique n’intéresse pas ceux qui l’exercent n’a rien de surprenant. Depuis la Modernité, l’Occident navigue dans l’Histoire sur un courant de fond, la technique est passée du domaine des moyens dans celui des fins jusqu’à devenir dans la postmodernité, l’ultime fin en soi. En cours de route, elle a balayé tout le reste. Morale, politique, religion, philosophie, spiritualité : le discours technique est un coupeur de tête. Il laisse implicitement traîner dans l’opinion l’idée que, de toute manière, la technique est le but principal, qu’importe au service de quel appétit elle peut être utilisée, au service de quelle forme de conscience elle se dévoue et même, à la limite, qu’importent les conséquences qu’elle peut produire. Après moi le déluge ! S’il y a des problèmes, on trouvera bien… des solutions techniques pour y parer ! ! Mais on ne changera pas la direction prise depuis la Modernité, même si elle génère des calamités et conduit au désastre.

    1) L’idée, c’est que le processus du développement technique n’a pas à être mis en cause en lui-même, mais qu’il produit (hélas) des « effets pervers ». Ellul ne se gène pas pour se moquer de cette expression très en vogue mais complètement absurde, car elle ignore l’essentiel qui tient au processus global. En écho, en bas de page, une incise à placer dans la manifestation de l’illusion : si nous ne voyons pas à quel point nous sommes aveuglés, alors nous sommes aveugles. Si nous pouvons voir notre aveuglement, alors nous voyons vraiment ! 

    Allons-y. L’étude de la croissance technicienne rencontre tôt ou tard ce que l’on appelle La loi des retournements. Ivan Illich a très bien étudié les seuils de retournement. Un exemple avec la loi des rendements décroissants : « Quand on augmente les quantités, dans n’importe quel domaine pour obtenir des résultats toujours plus considérables, il arrive un moment où le processus se retourne, c’est-à-dire que l’on obtient le résultat inverse de celui que l’on cherchait ».

    - Par exemple à « vouloir rationaliser à l’extrême l’organisation politique ou économique, vouloir rationaliser les comportements humains conduit toujours à un point de retournement, où explose l’irrationnel. Le processus de rationalisation conduit à une irrationalité spécifique ». Apparaît alors la contradiction majeure : ce qu’il y a de plus irrationnel, c’est précisément la volonté implacable de rationaliser la vie ! Ellul donne évidemment immédiatement pour exemple de la planification soviétique du temps du communisme qui a fait très fort dans le genre. Jusqu’à l’autodestruction du système. Ce point a été déjà étudié dans les leçons.

    - Autre exemple prodigieux et prodigieusement incompris : « le taylorisme qui devait établir le bonheur des ouvriers (je ne plaisante pas) » (Si, si ! Ce n’est pas de l’humour noir, cela a été dit !...) « est le premier modèle de renversement total ». Inutile de nous étendre, nous avons abordé cette question dans le détail.

    - Dans le domaine de la pédagogie, si l’éducation se doit de travailler à l’éveil de l’enfant, à son autonomie, son développement esthétique, moral, intellectuel, l’application systématique de la rationalisation technique (texte) aboutit… à « une mainmise totale sur l’enfant ». « Plus la pédagogie devient scientifique et technique, plus elle est efficace, et plus elle possède l’enfant dans sa totalité ». L’enfant ne rencontre plus des êtres humains complets, il n’est plus aidé à devenir un être humain complet, il ne voit plus que des spécialistes ! La pédagogie au forceps de la technique devient une action régulatrice servant… le devoir efficace et la croyance bien rodée. Elle devient un instrument de contrôle social. Confronté à un savoir qu’il ne peut pas intégrer pour en faire une connaissance, il ne reçoit en réalité que des informations dispersées, tandis que, l’illusion aidant, plus personne ne semble se rendre compte que l’information dispersée n’est même pas un savoir. Nous continuons d’affirmer bien haut que la transmission des savoirs (?) est au service de l’adhésion sociale (?) et du consensus démocratique (?) mais ce ne sont que des illusions. La pédagogie technicisée est en réalité « au service de la techno-économie ». Elle est là pour « renforcer l’adhésion aux mêmes normes et aux même valeurs ». Elle fabrique du consentement en nourrissant le consumérisme. « Et la réciproque est évidemment que le contrôle social ne peut gérer des populations ignares : il faut « savoir » pour adhérer (et être manipulé et contrôlé !) ». Et comme nous sommes en plein dans l’illusion, il faut chercher la vérité exactement dans l’opposé : en fait les populations les mieux gérées dans l’optique de la technique sont en réalité les plus ignares et les plus incultes, car préformées dans l’illusion.

    - Le seuil de retournement technique et la liberté. Lors de la libération des ondes radio quelle clameur de liberté ! Enfin, on allait pouvoir diffuser ses idées, prendre la parole, se faire entendre ! Quel progrès de la liberté ! La suite a été quelque peu différente, car c’était sans compter avec le système techno-économique. Il faut trouver des capitaux ou des subventions. Une seule vraie ressource s’est imposée : la publicité. « Mais le publicitaire ne pouvait fournir sa publicité que là où il y avait une audience suffisante… Dès lors la publicité est allée aux stations de musique, et pas du tout aux stations « culturelles » et de « recherche » ! Celles-ci ont été en général obligées soit de cesser leurs émissions, soit de se conformer au modèle ambiant : musique et sport ». Sans compter qu’il ne faut pas oublier la puissance technique des émetteurs qui distribue la possibilité d’écoute. Résultat : « c’est le triomphe du financier sur le culturel. Vive la liberté ! ».

    - On peut recommencer exactement la même analyse du seuil de retournement avec la télévision, pour obtenir le même résultat. Grandes proclamations de Culture au début et retournement prodigieux dans la platitude, la bêtise et la vulgarité. Quand ce n’est pas dans l’émotionnel primaire et la pulsion. Bernard Stiegler a puissamment contribué à cette démonstration. Il suffit de se reporter à ses analyses remarquablement lucides. Dans le livre de Jacques Ellul, on ira aux pages 269 sq. Pour notre part, dans le cheminement des leçons, nous avons amplement montré que vu le contexte actuel, nous ne pouvons que suivre Ellul disant : « la télévision n’est pas un instrument de culture ». « Le système technicien implique une utilisation universelle qui vient se plaquer, sans s’y enraciner, sur la diversité des cultures et des civilisations ». Il est en réalité une idéologie floue et dissolvante qui, bien qu’universellement partagée, tend justement à déraciner l’individu de sa culture.

    Le retournement de la technique et la culture. Ne résistons pas à la tentation de citer le passage suivant : non pas que chaque culture soit anéantie, « non point. Chaque culture est rendue seulement obsolète. Elle subsiste en dessous de l’universel technicien, sans avoir ni utilité ni sens. Vous pouvez…relire les poètes et les grands auteurs… Mais cela n’est plus qu’un aimable dilettantisme. Chose étonnante, dans cet univers accomplit pleinement ce qui avait été le jugement des « bourgeois » du XIX è, à savoir que l’art, la littérature, les langues anciennes, tout cela c’est de « l’agrément », c’est de la distraction en dehors des affaires sérieuses. C’est une agréable fantaisie, quand on a réglé les affaires importantes ». Voyez en complément Pierre Thuillier qui a magistralement tiré les conséquences de tout ceci. Avec la télévision, la technique impose du « temps machine » très rapide, toujours plus rapide. Un excitant émotionnel pour le mental. Et comme l’intelligence ne peut se déployer que dans le calme, comme elle a besoin de se rassembler dans l’attention, il est clair que l’usage intensif de la télévision « anesthésie l’acte réflexif de la conscience et inhibe la parole. Elle fait de la parole un acte résiduel… La télévision largement pratiquée a pour effet de tuer l’adulte conscient et responsable. Elle infantilise ». « La tragédie intellectuelle et culturelle du monde moderne, c’est que nous sommes dans un milieu (technicien) qui ne permet plus la réflexion ». Le discours sur la « diversité » des chaînes est un trompe-l’œil, le téléspectateur moyen est téléguidé en permanence vers ce qui est bavard, clinquant, niais ou racoleur, mais il aura droit à des bouffées de « gaieté » avec la pub. Avec tant de connivence, il pourra même croire qu’il « communique » avec le monde. (texte)

     2) Et nous comprenons que pour éviter de voir les choses telles qu’elles sont, il est indispensable que le système technicien produise simultanément un discours humaniste ! Il y a des centaines de livres de propagande de la technique qui lénifient à foison sur « l’homme », « sa pleine et entière réalisation », le « bonheur ». Rien que du bon quoi ! Mais on ne parlera jamais de l’ambiguïté de la puissance ! « Horreur, il n’est jamais question de puissance dans ces pieux discours ! ». D’ailleurs, dans ces discours on est tellement assuré, que l’on ira jusqu’à dire que « jusqu’ici l’homme n’a pas été tout à fait un homme. La technique et surtout les technologies nouvelles lui apportent une chance inespérée. Tout le mouvement technique nous oriente vers un « plus homme ». Il deviendra de plus en plus libre… grâce à des prothèses technologiques. Il pourra exploser dans cent milles désirs, trouver cent moyens de les satisfaire. Les choses sont bien faites : tout est en vitrine. N’est-ce pas cela la liberté ? Les machines promettent une épargne prodigieuse de temps de travail. L’homme peut désormais ne plus travailler pour gagner son pain à la sueur de son front. Il peut vaquer en jet au bout du monde et aller de palace en palace. Il gagne chaque année plus d’espérance de vie. Tout le monde est « jeune ». « Comme chacun le sait, la liberté c’est l’homme lui-même, voici donc que s’accomplit enfin la certitude que l’homme aujourd’hui est plus homme qu’il ne l’a jamais été. D’ailleurs tout est fait pour lui dans cet univers technicien » etc.

    A moins que ce soit l’inverse ? Que l’univers de la techno-science fabrique l’homme pour lui-même ? Balayons les doutes : « Le développement de la technique c’est « rien que l’homme »… Tout doit être orienté pour lui, viser son exclusif bonheur… car en tout il est pris pour sa seule mesure, même dans la démesure ». Triomphe radical, l’idéal philosophique de l’humanisme enfin réalisé par la technique ! « Si je comprends bien, pendant cinq mille ans, l’homme n’a pas été un homme, mais seulement un embryon. Et c’est seulement depuis un siècle qu’il est homme. Ceci correspond d’ailleurs à un des aspects de la pensée de Marx considérant que, jusqu’en 1880, l’homme n’avait connu qu’une préhistoire, et que l’histoire commencerait qu’avec l’avènement de la cité socialiste ». Il y a un livre qui a été célèbre en son temps L’Homme, le capital le plus précieux. Il dit qu'un bon capitaliste ne gaspille pas son capital. Il l’exploite. Mais ici, l’homme doit être maintenu en bon état, entretenu et bien traité.

    Ah. Au Fait… L’auteur du livre L’Homme, le capital le plus précieux, c’est un certain Joseph Staline et il a mis son discours en œuvre dans le Goulag. Quand aux « effets pervers » du développement technique, il y en a encore quelques traces. Des peccadilles. Passons sur la destruction de la Nature, l’épopée de la technique c’est aussi « Exploitation mortelle de l’homme par l’homme, invasion armée du monde entier par la colonisation, deux guerres mondiales monstrueuses, avec des millions de morts que l’on n’avait jamais connus auparavant, camps de concentration, États devenus policiers, développement insensé de la torture, terrorisme aveugle, deux cent guerres localisées, depuis un demi-siècle, et finalement un déséquilibre entre richesse et pauvreté, auprès duquel l’opposition de la richesse d’un grand seigneur face à la misère de « ses » paysans était une plaisanterie ».

    « Autrement dit, ce que nous vivons dans le monde entier est exactement l’inverse du discours humaniste ». Il nous est donc donné de comprendre que si le discours humaniste est d’autant plus relancé, c’est précisément parce que nous vivons en réalité exactement son contraire. Comme dans Lewis Carol « ce que je dis trois fois est vrai !» En le répétant trente millions de fois plus personne n’osera douter, et c’est exactement cela l’illusion ! « Plus on parle d’une valeur, d’une vertu, d’un projet collectif… plus c’est le signe de son absence. On en parle précisément parce que la réalité est inverse. Si on proclame très haut la liberté, c’est que le peuple est privé de liberté etc. Et plus la réalité est sombre et plus le discours est lumineux ».  (texte)

C. L’homme fasciné

    Dans illusion, il y a la provenance du latin illudere, jouer. Or nous avons vu, que ce n’est pas la même chose que d’être le jouet d’une illusion que de jouer avec l’illusion en ayant conscience qu’elle n’est qu’une illusion. Dans le premier cas le sujet est identifié à une représentation qu’il croit réelle, et donc condamné à en subir les affres ; dans le second cas, l’illusion peut subsister, mais le sujet a rompu avec l’identification. Il a vu l’irréalité, il est sorti de l’état hypnotique produit par l’identification et n’en n’est plus victime. De là suit logiquement cette conséquence : le comble de l’illusion est atteint quand elle s’empare du sujet, le possède et fait de lui un jouet, au point qu’il pense garder un contrôle sur le réel, alors qu’en réalité ils est totalement possédé par l’illusion, devenant par là une subjectivité vide et irréelle. Fantomatique. Un monde complètement enveloppé dans l’illusion verra à l’infini se multiplier l’homme fasciné.  (texte) Une totale subversion du réel dans une existence fantomatique. Ce qui revient à dire que dans ce monde, on en viendra un jour à célébrer la fuite virtuelle comme la vérité ultime.

1) Nous avons suivi Günter Anders qui s’aventurait dans cette exploration dans L’Obsolescence de l’Homme. Jacques Ellul n’est pas en reste dans Le Bluff technologique, comme nous allons le voir.

Mais si le philosophe nous aide à voir en nous prêtant sa vision, il est aussi indispensable de mettre en œuvre la nôtre et d’observer ce que nous ne remarquons même plus d’ordinaire, tant nous y sommes accoutumés. Or l’homme fasciné est partout, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir. (texte)

Tenez, par exemple, ce que l’on peut observer dans un train dans les wagons voyageurs. Très curieux. Ici et là, fascination des clips vidéo, des films regardés sur un ordinateur ou une tablette. Une fascination qui efface la présence du paysage et met en retrait toute relation. Chacun dans son coin avec ses images. Plus drôles, en retour scolaire, les échanges où l’un montre ses photos (de lui-même ou d’elle-même)  en gloussant « super !… trop bien !...» à un autre qui s’en fiche, mais regarde, attendant le moment de montrer ses photos (de lui-même ou d’elle-même) à l’autre qui s’en fiche mais regarde. Seule l’excitation émotionnelle autour des images importe. Vide de communication qui se perpétue dans un vide de bavardage et un vide de présence. Non loin de là, réclusion sous le casque musical qui fait que le fasciné est à moitié, dans le compartiment, et à moitié dans l’écoute ; même chose avec le téléphone portable, quel que soit le lieu. Jamais vraiment ici, toujours aux abonnés absent, dans une sorte d’occupation qui maintient le mental hyperactif. Sous perfusion de sons et d’images. Mais attention, du matin au soir, y compris dans l’étude ou au travail, où toutes les ruses sont bonnes pour tripoter des touches, allumer une animation, « passer le temps » avec un jeu, chercher des messages etc. Jamais vraiment là, toujours distrait. Et on recommence ensuite le soir des heures durant devant la télévision, devant l’écran avec les réseaux sociaux et les jeux vidéo. La fascination et l’excitation mentale sont aujourd’hui directement liéee à l’usage inconscient de l’objet technique. Étrange égarement. Étrange absence. Perte de contact avec le corps-propre et avec la donation de présence du présent. Donc insensibilité, et par suite, indifférence à ce que l’on sent, ce que l’on touche, ce que l’on entend, ce que l’on voit, à ce que l’on goûte (fastfood and soda generation). Marque typique de l’homme fasciné : indifférence complète à la vie et constante agitation. Incapacité de se tenir en repos aurait dit Pascal, divertissement, jamais tranquille, mais toujours dans le bruit de fond de l’inquiétude.

 2) Toutes les conditions sont donc réunies chez l’homme fasciné pour qu’il devienne incapable d’observer et de penser par lui-même. L’homme fasciné est l’exact contraire de l’homme exerçant sa lucidité, car sans présence à soi, la fascination est un aveuglement. Il est dans la nature de l’esprit de brasser de l’information, mais encore faudrait-il que celle-ci soit utile et puisse être intégrée dans une connaissance et même mise au service d’une connaissance de soi. Ellul remarque que dans une société traditionnelle, l’information est intégrée à la vie sociale, elle est spontanément classée comme utile ou pas. C’est là que nous mesurons l’énorme fossé qui nous sépare des sociétés traditionnelles. Celui-ci se traduit par un changement radical du concept même d’information. L’information aujourd’hui s’aligne sur le concept de data en informatique. Des paquets de données qu’il s’agit de traiter. Et attention une vraie déferlante, un « véritable pot-pourri de tout et de rien déferlant sans interruption » dans chaque conscience. Or à 99 % ces informations ne nourrissent pas l’intelligence, elles « m’assaillent,  car elles sont faites pour déterminer en moi des sentiments, des idées, des adhésions et des répulsions ». Essentiellement sur le mode réactif. « Ces informations ne sont ni connaissances utiles ni « organisation », et produisent plutôt une désorganisation ». Elles « conduiraient vers une personnalité éclatée », si l’effet de saturation n’était pas là pour en quelque sorte désactiver en la capacité de juger et introduire une sorte de conscience fantomatique. Résultat : « Il se produit une désinformation, donc par le fait que l’information reçue n’est plus ni connaissance ni organisation, elle entre par une oreille et sort par l’autre, ou bien elle constitue une sorte de bouillie confuse que j’ai souvent constatée chez les étudiants ». A cela s’ajoute l’artillerie lourde de ce que Ellul appelle l’information obsessionnelle de la publicité, (texte) dont la fonction est « l’institution de l’homme en tant que consommateur exclusif». Nous n’allons pas traiter de la question de la publicité (texte) déjà abordée ailleurs.

Arrêtons-nous plutôt sur les pages 595 sq. concernant la télévision. Nous avons vu à plusieurs reprises combien elle est « une des puissances fascinatrices principales de notre société. Il suffit pour s’en rendre compte de regarder les petits enfants devant la télévision. Son pouvoir fascinant est bien supérieur à celui du cinéma ». On doit à Marshall McLuhan une formule célèbre : « The medium is the message ». Ce qui signifie qu’en l’absence de toute lucidité, la télévision suit une logique de captation de l’objet. Contrairement à ce que nous croyons, et ce que l’on veut nous faire croire, il ne s’agit pas ici de faire passer un message, l’orientation de la télévision suit un processus où elle ne fait que mécaniquement se promouvoir elle-même ; ce qui implique qu’elle est faite pour ne transmettre que du rien. Pas de sens. « Les images qu’elle présente n’ont pas de sens. C’est pourquoi elles doivent être brèves et comporter une apparence qui saisisse le spectateur. La danse est plus télévisuelle que le yoga. Un voyage du Pape, plus que la méditation. La guerre passe mieux que la paix. La violence que la non-violence, les cris d’un leader charismatique plus que la réflexion exprimant des idées, le conflit et la compétition plus que la coopération ». Etc. La captation de l’attention seule importe. L’événement n’est événement que parce que la télévision s’en empare selon ses propres standards. Qui sont extrêmement réducteurs. « On ne peut pas suivre une question à la télévision, d’abord parce qu’il faut que tout soit très simple… Il y a les bons et les méchants. Ensuite parce que le téléspectateur veut du nouveau. Seule le nouveau l’intéresse. (texte) Il ne faut pas que cela dure, même tragique, la durée est ennuyeuse ». Les camps de concentrations en Corée du Nord, ce n’est pas « nouveau », donc c’est moins « intéressant » qu’une prise d’otages. Il faut de l’action pour le spectacle « et ce n’est pas possible qu’un spectacle traîne en longueur » !

Et là nous rejoignons Guy Debord qu’Ellul commente. Nous comprenons que ce halètement compulsif du mental dans l’image aboutit à un « phénomène de déréalisation ». Si, comme nous l’avons montré, l’existence dans le monde de la vie est soutenue par l’espace-temps-causalité, toute attaque portée contre l’un de ces Fondements déséquilibre toute la réalité. Or, bien sûr, la télévision déréalise le temps en le réduisant à de l’instantané fragmentaire. « Un événement qui dure n’est plus « intéressant » ». « De la même manière, elle anéantit la relation à l’espace : je deviens un voyeur universel. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est sur l’écran ». La voisine de palier ne sera « intéressante » que… si elle passe à la télé ! Enfin, parce que j’ai adopté le regard superficiel de la télévision, « tout ce que je rencontre dans la rue est de la même réalité que ce que j’ai vu à l’écran. Lorsque je regarde un mendiant ou un chômeur, je porte le même regard superficiel et désincarné que sur les squelettes vivants du tiers-monde que la télévision me montre périodiquement. C’est exactement l’extrême de la déréalisation ; confusion du monde vivant avec le monde montré ». Pesant les mots, nous dirons que la télévision produit un voilement du monde vivant par le monde montré qui est une surcouche mentale inconsciente produite par la technique. La catégorie, que Kierkegaard appelle « l’intéressant », devient « un automatisme produit de l’extérieur qui exprime le désengagement envers le réel, compensé bien évidemment par l’engagement pour l’irréel ». Allons droit au but : la propagande ambiante prétend qu’il s’agit de satisfaire un « besoin d’images » du téléspectateur, mais en réalité « il s’agit de plonger l’homme dans un univers factice, qui est destiné à lui faire perdre le sens à la fois de la réalité et de la recherche de la vérité ». Donc :« un peu moins de temps à vivre par soi-même, un peu plus à vivre par procuration ». Bref : de l’illusion. (texte)

3) Dans un livre portant sur la technique, (qui comme chacun sait évolue extrêmement vite), écrit en 1988 et que nous lisons en 2012, nous attendons avec impatience, sur le thème de l’homme fasciné, ce que Jacques Ellul va bien pouvoir dire au sujet des jeux vidéo. Lire de la page 641 à 653 : des pages d’une grande densité, appuyée par la connaissance d’une vie entière consacrée à l’étude de la technique et portées par une profonde humanité. Ellul confie des inquiétudes presque désespérées.

Passons sur les citations de Pascal au début, mais elles sont importantes pour situer le problème. Ce qu’en effet Pascal a génialement compris, c’est la relation entre le temps psychologique, le divertissement, et le mouvement fiévreux d’agitation pour tenter d’échapper à un vide existentiel. Quelle est la relation avec la technique ? D’abord que le divertissement implique l’éparpillement. « On saute sans fin d’une dis-traction à une autre, sans prendre la peine de s’arrêter et de prendre la distance, de procéder à une prise de conscience… non, il faut fuir dans toutes les directions. C’est cela que notre société grâce à la technique a réussi pour la première fois dans l’histoire ». Si le divertissement est devenu collectif et universel c’est que nous avons atteint le paroxysme de la fuite, la technique offrant au mental humain une amplification démesurée de sa tendance à l’arrachement à soi vers l’objet. Or, « nous ne supporterions pas la permanence du divertissement si nous prenions conscience de ce qu’il est », alors pour masquer son entreprise « basse, vile et dangereuse », il faut donc trouver moyen « de le parer d’une grand voile d’idéalisme, de grandeur et de sérieux », donc le déclarer « accession, enfin, à la liberté » ! Et c’est là que l’illusion confine à la démence. D’abord, ce que nous ne voyons plus, c’est que les jeux n’ont désormais « plus rien de commun avec les jeux ancestraux. Ils n’ont plus rien de ludique, ni rêve, ni amusement. Ils sont avant tout commerciaux ». Il faut relire Giono pour comprendre à quel point nous nous sommes écartés du sens paysan de la fête. Nous sommes loin de la convivialité impliquant la mise en relation. « Le jeu cesse d’être le ciment social pour devenir un facteur de dispersion et d’enfermement dans des solitudes captées par la fascination de l’engin… il devient un passe-temps qui vous absorbe comme une drogue ». Il convoque irrémédiablement « une attitude hypnotique, insensible à ce qui se passe à côté ». La présence humaine est insupportable quand elle trouble la fascination de l’homme à la chose. « L’ordinateur n’est pas un « copain » : il est un vampire ». Il est encore plus chronophage que la télévision. Pour deux heures passées en moyenne devant la télévision, il faut compter avec le jeu par ordinateur en moyenne au moins le double. On le voit dans les yeux rougis des élèves en classe et dans leurs stratégies pour se planquer pour dormir après une nuit blanche scotchée à un jeu. Et Ellul de confier : « Je suis fermement convaincu que tout le système de jeux, de loisirs, de distractions techniques, est un des facteurs les plus dangereux pour l’homme et la société de demain. C’est ce qui conduit cet homme dans l’irréel et dans la mesure où c’est une passion et une fascination, ce n’est pas l’irréel nécessaire, pour un jour, ce qu’étaient autrefois la fête le bal, etc. et qui permettait de retrouver la réalité bien vécue, mais c’est un irréel fantasmatique d’où il n’y a plus de raison de jamais sortir ». On assiste donc à la radicalisation de ce que Pascal appelait le divertissement, détournant le sujet « du Sens, de la Vérité, des Valeurs (et qui plonge de ce fait dans l’absurde) ». Le jeu fait « vivre dans un monde totalement falsifié ».

Manière, dira-t-on de « distraire le peuple pour l’empêcher de penser ». « Jouez, jouez, nous nous occupons du reste » ! Habile et perverse négation de la démocratie participative. Mais il faut aller encore plus loin et remarquer qu’en plus, le jeu vidéo accentue terriblement le goût du pouvoir, le machisme, l’agression, la manipulation, il esthétise la violence. Au final, il contribue aussi directement à ce que les jeunes (cf. article d’un spécialiste) n’aient plus de la société qu’une vision négative, une vision de looser. Ils n’ont alors de créativité que compensatoire tournée vers le rien : la dérision débile qui tourne dans le rien ou le triomphe dans le rien (avoir réussi à atteindre le niveau 45 ! Ouf ! ). « C’est le détournement généralisé de l’homme, son « extra-di-version, sur rien ». Fabrication d’un homme qui « n’est plus rien ». Bref, nous ne comprendrons jamais l’envahissement du jeu si nous restons incapables de voir le nihilisme qui l’accompagne. Si nous avions assez de lucidité pour regarder le monde en face, nous serions stupéfié de voir en lui l’image la plus achevée de la déstructuration de la conscience, l’obstruction radicale de l’accès à la Plénitude de la Présence. Que nous ne puissions même plus le voir montre à quel point nous sommes enfoncé dans et submergé par l’illusion.

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    Donc, quand Ellul nous soumet l’alternative : l’égard de la technique, c’est ou bien l’utiliser comme elle doit l’être, ou bien… ne pas l’utiliser du tout, ce n’est pas une pirouette de sa part. En suivant son ami Ivan Illich on dirait aussi : conserver ce qui reste simple, naturel et convivial et se méfier de toutes les complications artificielles ; prendre le parti décidé de la simplicité volontaire en coupant court à toute une série d’aliénations. Le monde est devenu très dangereux, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de fermer les yeux. Il faut nous réveiller et regarder ce monde tel que nous l’avons fait bien en face. Dans un monde fasciné par la technique, il n’y a rien de plus incongru, de plus décalé, de plus anormal que la critique du système technicien ! Le fait dans lequel nous vivons est ce qu’Ellul appelle « le terrorisme feutré de la technique »… ; et cependant, il faut malgré tout assez d’audace pour porter le doute là où l’idéologie ambiante verse dans le fanatisme. Remercions en passant Ellul anarchiste ! Encore merci Jacques !

Ce qui est essentiel, et c’est de voir à quel point la pensée technique produit un évitement des vraies questions, des vrais problèmes humains, des problèmes existentiels, des problèmes psychologiques, des enjeux spirituels de notre temps. Nous sommes à une époque où la bêtise consiste à croire dans une consigne  du genre : réglez tous vos problèmes psychologiques en un clic de souris ! Ce que nous ne voyons pas, c’est qu’avec la technique l’ego a trouvé le moyen le plus puissant jamais offert pour développer son caractère dysfonctionnel. Or la technique mise entre les mains d’un mental dysfonctionnel ne peut que semer le chaos. Si nous sommes incapables de le comprendre, alors, nous sommes vraiment perdus, car tout le problème est là. Pour la première fois dans l’Histoire, l’humanité est confrontée à un défi fantastique qu’elle ne peut pas résoudre en aval par des solutions techniques, car il se situe en amont, dans la conscience même de l’humanité. Einstein disait que l’on ne peut pas résoudre un problème au niveau même où il a été créé. Il faut remonter à sa source. Renaître à l’évidence dans la conscience de soi. Sortir de l’égarement et se réveiller. Ou bien si on s’obstine foncer droit dans le mur. Question de conscience.

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Questions:

1. L'addiction à l'image est-elle fondamentalement différente des autres formes d'addiction?

2. S'il est déraisonnable de vouloir de s'opposer au progrès technique, quelle forme doit prendre notre discernement?

3. Quelle différence y a-t-il entre complexité et complications techniques.

4. Est-ce seulement pour le philosophe que la technique apparaît comme un problème?

5. Vouloir simplifier notre vie implique-t-il nous débarrasser de la technique ou en faire un un usage plus intelligent?

6. Quel mirage se cache dans "les solutions techniques"?

7. Que deviendrait la technique si elle était portée par une conscience de l'humanité plus élevée?

 

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      © Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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