Dans un monde tel que le nôtre, dans lequel la technologie est l’expression emblématique de la volonté de puissance, il semble très paradoxal à son propos de parler d’illusion. Comment, ce que nous exhibons depuis la Modernité comme notre conquête majeure, la technique, elle qui nous a donné une fantastique supériorité sur le reste du monde, elle qui a permis des prouesses extraordinaires, des avancées prodigieuses, pourrait-elle être en quoi que ce soit être qualifiée d’illusion ? Non, non, c’est absurde. Ce n’est là qu’une pensée qui trotte dans la tête d’un esprit rétrograde, pessimiste ou arriéré.
Enfin… si on gratte un peu la question il y a tout de même quelques raisons. Conformément à la définition vue précédemment, il faudrait penser que nous surimposons peut être à la technique quelque chose qui ne s’y trouve pas et qui n’est qu’un fantasme dans notre esprit, de sorte qu’il y aurait effectivement des illusions entretenues autour de la technique (texte). Nous nous laissons bluffer, sans voir que nous sommes emportés par un engouement collectif, une idéologie ambiante, qui nous aveuglent sur la réalité du phénomène technique, au point que nous ne le voyons même plus le monde tel qu’il est.
Nous avons eu l’occasion à plusieurs reprises d’évoquer le dernier livre de Jacques Ellul Le Bluff technologique. Dans cette leçon, nous allons y revenir, en explorant une question : si la technique constitue bien une puissance, en quoi peut-elle aussi susciter des illusions ? La question est précise et son traitement nécessite d’éviter tout écart dans le développement. Nous n’avons pas l’intention de répéter ici ce qui a été montré dans les leçons précédentes. Les formulations en apparence abruptes imposeront çà ou là quelques retours en arrière, mais sur le fond, il vaut mieux rester exigeant et congédier les généralités. Disons que cette étude se situe au point d’aboutissement exact à la fois des investigations sur l’illusion et de celles qui ont trait à la technique.
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Ne perdons pas notre temps à refaire une énième fois l’histoire des techniques, ce n’est pas ici notre objet. Partons du fait que nous vivons dans une civilisation de part en part technicienne, ce qui veut dire que le système technicien est omniprésent et qu’il détermine tout, bien au-delà des oppositions des idéologies politiques qui ne font que s’inscrire en lui. Considérant cette complexité, où serait l’effet d’illusion ? Bien entendu dans une représentation complètement fausse, une opinion pleine de « certitudes », communément répétées, partagées et enseignées, mais qui ne serait en rien conforme à ce qui est.
1) Ce qui fait que le technicien est plein d’assurance, nous l’avons vu, c’est qu’il a le sentiment de maîtriser une causalité linéaire , dans le domaine limité qui est le sien. Nous avons vu plus haut dans ce registre ce qu’il faut entendre par comportement rationnel et action logique. Si mon ordinateur tombe en panne, le réparateur suit un protocole de détection d’erreurs, un diagnostic rationnel permettant de mettre à jour la nature de l’incident. C’est purement technique et efficace. Transporter l’assurance acquise dans la maîtrise d’un processus technique fragmentaire, à l’ensemble du système technicien en croyant que l’on peut en avoir la maîtrise globale est une illusion. C'est très tentant, mais seulement en restant aveugle à tous les éléments d’incertitude présents dans la complexité du réel.
Or de la croyance inconsciente dans une maîtrise technique globale, on passe logiquement vers l’idée que la technique est bonne ou mauvaise seulement par l’usage que l’on en fait. « Avec un couteau on peut peler une pomme, ou tuer son voisin ». Que voilà une idée commode, répandue et universellement adoptée ! Comparaison absurde et illusion simpliste. Nous avons vu qu’il ne faut pas confondre un outil et une machine. Surtout : « la technique porte en ses effets en elle-même, indépendamment des usages ». Bien sûr qu’il faut tenir compte des usages. C’est par excellence le problème moral, mais cette question n’a rien à voir avec la compréhension globale de la technique. En d’autres mots, l’ambivalence du développement de la technique est bien plus complexe que la question de son usage. « Croire que tout dépend de l’usage que l’on en fait, c’est penser que la technique est neutre », mais c’est faux, la technique n’est pas neutre. « La technique emporte par elle-même, et quelque soit l’usage que l’on veuille en faire, un certain nombre de conséquences ». Ce n’est pas seulement une question de bonnes ou mauvaises intentions, le propre de la technique c’est d’offrir « des potentialités qui seront inévitablement exploitées. L’exemple simpliste et bien connu, c’est la poudre à canon : les chinois s’en sont servi uniquement pour les fusées d’artifice, mais elle contenait les potentialités que nous avons connues et qui ne pouvaient être négligées longtemps ».
Tout raisonnement qui part de l’usage des technique adopte donc des prémisses très courtes et aboutit au final à des formulations ineptes : Pensée dualisante incapable d’une appréhension globale. Témoin le poncif selon lequel il y aurait sur la question de la technique le camp des « optimistes » qui disent qu’elle est « bonne » et le camp des pessimistes qui disent qu’elle est « mauvaise » ! Tant qu’on y est pourquoi ne pas dire qu’il au sujet de la technique les « gentils » par tempérament et des « pas gentils » (on se croirait dans une conversation avec la maîtresse au CP).
« Le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais… il est fait d’un mélange complexe" , mais le plus important, c’est que dans la boulimie technologique qui nous caractérise, « nous sommes à notre tour modifiés ». « Nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider de notre conduite : nous sommes étroitement impliqués par cet univers technique, conditionnés par lui». Pour déterminer ce qu’est un bon usage, il faudrait déjà pouvoir consciemment s’élever au-dessus de la pensée technique, assumer notre idée la plus haute de la vie et de l’humain, décider collectivement, toutes choses singulièrement difficiles en raison ... Nous sommes au temps de la technocratie, de la pensée raplatie dans les considérations techniques et économiques.
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2) Quatre points développés dans la première partie du bluff technologique :
a) « Tout progrès technique se paie ». Le développement industriel de la vallée du Tennessee, par la destruction de son agriculture. Le progrès technique dans l’exploitation des textiles les plus courants (laine, coton, fibres artificielle) par le déclin de textiles dont l’usage a disparu (lin, chanvre) qui étaient plus durables. L’augmentation de la productivité agricole grâce au machinisme et à chimie, par le fait qu’elle ne peut plus être vendue à un prix capable de couvrir l’amortissement des équipements. (D’où la destruction systématique du monde paysan). L’augmentation de la productivité industrielle a été un progrès quand elle a ôté l’effort épuisant. Mais pour toute une série de conséquences. Quel gain si c’est pour un travail de surveillance passif ou des gestes mécaniques ? La transformation technique du travail s’est aussi communiquée au mode de vie produisant une pression psychologique extraordinaire : « Nécessité d’aller en toutes choses de plus en plus vite, rythme de vie croissants (fast-food), multiplicité de contact humains superficiels, tension des horaires… Vivre dans un univers où tout est calculé à la minute est épuisant » etc. Inutile d’en ajouter, la liste est ouverte, il est très facile d’illustrer ce point.
b) « Le progrès technique soulève des problèmes plus difficiles que ceux qu’il résout ». En d’autres termes, qu’il faut très soigneusement examiner en partant de l’observation : la pensée technique, chaque fois qu’elle apporte une solution, crée en même temps des complications, que l’on ne remarque pas d’abord, en raison de la fascination qu’exerce l’innovation, mais qui se font sentir ensuite en devenant des problèmes. Les exemples sont innombrables. Ironie, dès 1970, c’est un défenseur enthousiaste de la technique, Elgozy, qui posait cette question étrange : « l’informatique poserait-elle plus de problème qu’en n’en saurait résoudre ? ». Incroyable, quand on sait dans quel maelström on s’est engagé ensuite ! Elgozy disait que devant la multiplication des difficultés, on aurait sûrement avantage… à revenir à système de mécanographie moins présomptueux ! ! Si on fait le calcul de la somme des problèmes à s’arracher les cheveux, du temps perdu, du gaspillage d’énergie, du stress, de la tension nerveuse, pour les comparer le confort des solutions apportées, il n’est pas certain que le décompte soit vraiment positif. Ce qui serait illusoire, c’est de ne prendre que ce qui nous séduit, sans considérer le phénomène global.
Il y a un effet par lequel les complications s’accumulent qui tient au raisonnement que la technique impose. En présence d’un problème humain, quel qu’il soit, le mental dominant tend systématiquement l’analyser de manière à ce qu’il se réduise à un « problème technique », auquel on apportera ensuite une « solution technique » (vendue surtout par des multinationales), ce faisant, on se rend compte ensuite que de nouveaux problèmes sont apparus, auxquels on doit apporter une « solution technique »
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Questions:
1. L'addiction à l'image est-elle fondamentalement différente des autres formes d'addiction?
2. S'il est déraisonnable de vouloir de s'opposer au progrès technique, quelle forme doit prendre notre discernement?
3. Quelle différence y a-t-il entre complexité et complications techniques?
4. Est-ce seulement pour le philosophe que la technique apparaît comme un problème?
5. Vouloir simplifier notre vie implique-t-il nous débarrasser de la technique ou en faire un un usage plus intelligent?
6. Quel mirage se cache dans "les solutions techniques"?
7. Que deviendrait la technique si elle était portée par une conscience de l'humanité plus élevée?
© Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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