Le mot manipulation a un sens d’emblée physique, puisqu’il s’agit de transformer une matière avec ses mains. L’orfèvre manipule l’or pour le fondre dans un bijou. On peut aussi parler de manipulation sur le vivant en altérant par exemple son ADN. Nous avons aussi le droit de parler de manipulation mentale, car il y a bien des raisons de penser qu’effectivement, il est possible de considérer l’esprit de l'homme comme une sorte de pâte à modeler, une chose manipulable à notre gré. Une manipulation correspond à une intention consciente et elle vise un résultat. Une manipulation mentale est un procédé permettant d’obtenir d’autrui, quand on n’a ni le pouvoir de lui ordonner, ni celui de le convaincre, un comportement spécifique. Lui faire faire ce que l’on désire qu’il fasse, mais qu’il n’aurait pas directement fait de lui-même, si on n’avait pas utilisé des moyens pour l'inciter dans la direction du comportement que l'on attend de lui.
Le champ d’un tel concept est extrêmement large, en fait il couvre toute relation humaine, dans la mesure où elle se structure sous la forme dominant/dominé, car le propre du dominant consistera à s’assurer le maintient de son pouvoir, ce qui recoupe l’usage des moyens nécessaires, y compris la manipulation mentale. Il y a des manipulations psychologiques, de sujets qui usent en permanence de moyens de contrôle sur autrui. Il existe aussi des manipulations sociales et en pareil cas, il est d'usage de parler de manœuvres obscures opérées sur l’information. La manipulation se traduit par la désinformation, la propagande, la mystification, l'endoctrinement de masse ou le conditionnement. Elle est présente dans le marketing, dans l'exercice du pouvoir politique et financier autant que dans l'empire du pouvoir religieux sur les esprits.
La question est donc de savoir quand nous avons affaire à une manipulation mentale. Comment différencier une information neutre d’une information manipulée ? Sous quelles conditions peut-on parler de manipulation dans le domaine de l’information ?
* *
*
Pour manipuler quelqu’un, par l’intermédiaire de l’information, il faut nécessairement avoir à son égard une visée de pouvoir. La plupart des études sur la manipulation partent de l’objet et non du sujet, d’un champ spécifique, tel que le pouvoir politique, le marketing, les sectes etc. Il vaudrait mieux partir du sujet manipulateur pour en comprendre la structure, ce qui nous permettrait ensuite de le retrouver dans les domaines où il cherche à exercer son empire. Il faut dire que le manipulateur est en chacun de nous, il fait partie de la galerie de personnages virtuels que nous appelons la personnalité. Il y a en nous le truand, le saint, le philosophe, l’amoureux, l’esthète, l’artiste… et le manipulateur. Nous sommes suffisamment rusés dans nos relations habituelles pour tenter parfois de manipuler autrui. Ne serait-ce que pour assurer notre influence sur quelqu’un d’autre, sauver l’attachement qui nous lie à un proche ou jouer des coudes par autorité personnelle, pour régner là où nous ne souhaitons pas partager en quoi que ce soit un pouvoir durement acquis. L’ego est roublard. Nous n’avons pas besoin d’aller chercher très loin pour savoir qui veut manipuler.
---------------1) C’est
moi. Moi, cela veut dire ce qui est à moi.
Ce qui est mien. Ce sur quoi je réclame un empire. « Chaque moi voudrait être le
tyran de tous les autres » dit Pascal dans les
Pensées. Moi est une entité qui tient à son
ordre. Maintenir l’ordre, c’est exercer son pouvoir. Comment maintenir un
autre dans mon ordre à moi ? En le manipulant. Comment maintenir en ordre des
autres ? En les manipulant. Je ne peux pas prendre autrui comme je me saisi d’un
pot de fleurs pour le remettre en place. Une conscience, n’est pas une chose.
Cela ne se manipule pas de la même manière. Si moi, je voulais manipuler
le plus grand nombre, comment pourrais-je m’y prendre? La contrainte par force
directe est peu efficace, elle demande trop de moyens et provoque invariablement
une réaction hostile.
Machiavel dans
Le Prince dit qu’il vaut mieux utiliser la
ruse du renard que la force du
lion. Ce qui veut dire user de son influence. Nous disons, au sujet d’un
personnage important que « A a usé de son influence pour obtenir x de la part de
B». La compréhension de la manipulation suppose une phénoménologie de
l’influence. Comment donc parvenir à mes fins, obtenir de B un mode de
comportement spécifique x, sans utiliser les ordres ou tenter de le convaincre ?
Ce serait exactement cela le manipuler. (texte)
En tout
premier lieu, il faudrait l’affecter au niveau émotionnel. La plupart des
hommes sont faibles au niveau des émotions.
Ils ne savent pas s’élever au-dessus de l’émotionnel.
Dans l’optique de la
manipulation, il n’est pas non plus bon qu’il puisse l’apprendre. Soulever en
eux une émotion forte, c’est les pousser dans une direction. Il suffit de
choisir laquelle ou par exemple de désigner un ennemi. La première des émotions
capable d’exercer un empire extraordinaire sur les êtres humains est la
peur. Il est évident que celui qui saurait avec
habileté manipuler la peur, serait un grand manipulateur. Maintenir en
permanence les hommes dans la peur, ce serait les rendre très influençables. En
revanche, si les hommes pouvaient se libérer de la peur, on ne pourrait plus les
manipuler. On ne peut rien faire non plus avec quelqu’un qui connaît et maîtrise
ses émotions. Dans le domaine de la ruse, la peur ne doit pas être brutale,
sinon elle est remarquée. Elle doit être constante et diffuse, être partout,
protéiforme, de telle manière que les hommes ne soient jamais en sécurité. De là
suit qu'il serait bon, pour manipuler les hommes de créer, d'entretenir un
climat d'insécurité et de peur constante. Il serait adroit à cet égard de se
servir des médias pour déverser en permanence dans la conscience collective, des
suggestions de peur et d'angoisse
sous couvert d'informations.
Dans le
registre de l’émotionnel, les hommes sont aussi très influençables sous l’effet
d’une sollicitation au plaisir. Il suffirait de multiplier à l’infini les
divertissements pour faire naître des désirs et créer de toute pièces une
motivation collective suffisante pour qu’ils soient sans cesse détournés de
l’essentiel et attelés à toutes sortes de distractions futiles. Le
di-vertissement les habitueraient à
papillonner de plaisir en plaisir et éloignerait tout in-vestissement sérieux.
Comme dans
Le Meilleur des Mondes
d'Aldous Huxley. Là encore, les médias seraient extrêmement utiles. Il suffirait de les détourner
de leur mission d’information pour les remplir de jeux variés et de spectacles.
Si l’événementiel devenait purement ludique, le contrôle des populations serait
assez facile. Il est simple de noyer la lucidité dans la légèreté et la dérision
constante. Plus les hommes sont futiles et écervelés, plus ils sont faciles à
manipuler. On parviendra à la même fin en utilisant massivement la suggestion
sexuelle. Nourrir
en permanence le fantasme, c’est inviter à rêver la vie au
lieu de la vivre, il ne reste plus ensuite qu’à vendre du rêve sur mesure, ce
qui constitue un créneau d’avenir tout à fait prometteur. Mettre dans les
magazines ou dans les programmes de télévision 95% de divertissement serait très
malin. La règle impérative serait ici d’éviter soigneusement tout ce qui serait
susceptible d’éveiller l’intelligence. On ne peut manipuler les hommes que s’ils
sont maintenus dans un degré de conscience très faible. Primaire et en
dessous de la ceinture ce serait parfait. Tout ce qui endort et
abrutit est bon, ce qui éveille et renforce la lucidité doit être éliminé le
plus possible.
Les moyens
de la manipulation se situent dans deux extrêmes. Désinformer tout
d’abord. Retenir soigneusement toute information d’une importance capitale qui
serait susceptible de mettre l’esprit sur le chemin de la vérité. L’information
doit rester allusive, partielle, très fragmentaire, souvent erronée et
distribuée à petite
dose. Il faut que les hommes aient l’impression d’être informés, mais ce doit
être une simple impression. On ne doit jamais révéler l’essentiel et ne diffuser
que l’accessoire. Il faut si possible discréditer les sources sérieuses et
entretenir une information officielle convenue. Donner le sentiment aux gens
qu’ils sont informés et qu’ils ont même de la chance de l’être par rapport à la
condition maudite des pays totalitaires où l’information ne circule pas. Leur
donner cette fierté est important, mais cela ne veut pas dire être très
rassurant. Il faut laisser planer l’inquiétude qui amène les gens à faire
confiance dans un pouvoir qui les protège. Il faut travailler à façonner un
sens commun que l’on répètera en boucle, de telle manière qu’il puisse
dans l’esprit du public remplacer le bon sens.
Ne jamais solliciter le bon sens, mais au contraire l'intoxiquer. Le mettre dans
la confusion. Avec les moyens actuels de la retouche photo et vidéo, on pourra
par truquage prouver en fabriquant des faux avec une facilité déroutante. Le
comble, c’est que l’argument inverse peut aussi être utilisé : en présence d’un
vrai document, on pourra toujours dire que c'est un faux et détruire sa
crédibilité en tant que preuve. Pour jeter dans la confusion l’opinion :
crédibiliser par le faux et décrédibiliser le vrai en invoquant systématiquement
le trucage. Au journaliste qui serait dans le vrai dire : "mon pauvre, vous vous
êtes fait manipuler"!! Quand les gens ne savent plus où est le vrai et où est le
faux, ils finissent par
seulement chercher le rassurant et sur ce
registre, il est facile de donner le change.
---------------Il faut
savoir aussi se porter dans l’autre contraire et massivement
surinformer.
Un esprit bombardé d’informations en permanence en est étourdi. Il n’a pas de
répit pour penser et il entre dans le nuage de l’inconnaissance. Si l’homme
commun pouvait lire son journal habituel, entendre les flashs de la radio, les
actualités de la télévision en ayant au cours de la journée dix fois la même
chose, il aurait le sentiment d’être informé. Il serait rempli d’images et sa
pensée aurait assimilé l’opinion commune. L’avantage de la surinformation, c’est
aussi qu’elle produit le remarquable effet de l’écran de fumée : on peut agiter
la pensée autour d’un événement, en faire des titres relancés en permanence, ce
qui occulte ce qui se fait ailleurs et qui peut être justement bien plus
important. Il suffit de donner dans le spectaculaire et l’attention collective
est détournée. Créer des pseudo-événements. La
surinformation crée la confusion mentale et c’est pourquoi on manipulera mieux
avec des images choc, défilant aux informations télé, dans un ordre incohérent
qu’avec un reportage qui laisse une latitude pour penser. Il faut habituer le
public à se reporter toujours aux mêmes sources d’informations, celles qui
diffusent l’opinion ; à condition, cela va sans dire, que ces sources soient
elles-mêmes contrôlées. On y parviendra aisément, si on dispose de moyens
financiers à la hauteur, dans la mesure où la presse dépend totalement de
ressources publicitaires et n’existe pas sans.
Entre désinformation et surinformation, le juste milieu serait dangereux et compromettrait la manipulation. L’information correcte conduit droit au questionnement et au savoir. Elle donne des clés pour comprendre et s’orienter. Ce qu’il faudrait éviter. L’information correcte sait avouer ses limites et tendre vers l’impartialité, en se gardant de l’excès de l’émotionnel. Elle permet une communication effective. Chose à éviter bien sûr dans la manipulation. Il s’agit de donner l’illusion d’une communication, mais de garder un double langage. Le pouvoir de manipuler suppose une réserve de secret et par-dessus tout il a une haine viscérale de la transparence. (compléter)
Désinformer |
Informer |
Surinformer |
Rétention d’information |
Information |
surinformation |
Maintient dans une ignorance par privation |
Mène à l’ignorance par confusion |
|
Cache ce qui ne doit pas être révélé mais qui est essentiel |
Étale abondamment ce qui est futile et sans intérêt |
|
Enjeu de pouvoir |
Enjeu de pouvoir |
|
Stratégie du contrôle |
Stratégie de l’écran de fumée |
|
"On nous cache quelque chose" |
"J’ai appris quelque chose" |
"On ne comprend plus rien" |
2) Arrivés en ce point, il nous faut mettre un écriteau comme dans les films : toute ressemblance avec des personnages et des événements ayant existés n’est que pure coïncidence ! N’empêche que le doute subsiste et qu’il justifie largement le choix de quelques uns de mettre un joli tissu sur la télévision, de ne plus brancher la radio en permanence et de chercher des sources d’information différentes de celles qui ont cours. Aller crier à la paranoïa devant ce type d’analyse n’est pas plus pertinent que de consentir à une hallucination collective. (texte) La question mérite de toute façon d’être posée et elle ne peut pas être tranchée à grand coup d’arguments psychologiques.
Nous venons de nous placer du point de vue du manipulateur. Du côté du manipulé, peut-il y avoir une forme de conscience correspondante? Est-il possible de se rendre compte que l'on est ou que l’on a été manipulé? C’est un paradoxe. Pour être manipulé, je dois être inconscient et obéir à une main invisible qui me conduit. Sitôt que je prends conscience d’être poussé dans une direction où je ne suis pas ma propre lumière, je cesse d’être manipulé. Je reprends les rênes de mes décisions. Je suis à nouveau conscient. Apparemment, c’est un changement d’état. Mais sommes-nous compromis et aveugle pendant la manipulation? Nous ne sommes tout de même pas stupides au point de ne pas sentir que l’on veut nous mener là où nous n’irions pas de notre propre chef. Là encore, il n’est pas nécessaire de se rapporter à un domaine spécifique, il suffit de laisser parler notre expérience. Dans l’ordre relationnel c’est une situation assez banale. Des manipulateurs, des manipulatrices, on en rencontre partout. Qu’ils se servent du jeu de l’ambition, de l’avidité ou de la séduction importe peu. Pourtant, la manipulation n’est tout de même pas une transe hypnotique complète. Elle se déroule dans l’état de veille, pas dans un demi-sommeil. Elle se déroule en présence d’un témoin intérieur et d’un observateur qui n’est jamais complètement occulté. (texte)
C’est vrai
que l’après-coup a un effet saisissant qui donne à croire que nous ne redevenons
conscients que lorsque nous sommes, pour ainsi dire, sortis du tunnel. Les
historiens se servent de cet argument pour dire que nous avons besoin du recul
du temps pour prendre conscience de l’aliénation. Les hommes qui partaient
joyeusement en Allemagne au travail obligatoire ne se rendaient pas
compte qu’ils étaient manipulés par le pouvoir de Vichy. Ils ne l’ont compris
qu’après-coup. La puissance de persuasion était telle
qu’ils étaient aveuglés.
Mais est-ce à dire que sous l’effet de la manipulation, pendant, nous ne puissions pas en être conscient ? Nous serions des animaux bien dociles si c’était vrai. Des veaux au regard éteint, marchant lentement dans un consentement résigné et impuissant. Ce qui rendrait incompréhensible le profond malaise de la conscience, sa souffrance intérieure, sa révolte sourde et à peine voilée. Un animal de bât ne dit rien quand on lui prend sa liberté. Un être humain sait intuitivement quand son libre-arbitre est violé. Il sait faire la différence entre la poussée de sa libre nécessité et une soumission sournoise qui lui est imposée. Il attend son heure et n’oublie pas vraiment. Il garde une amertume d’avoir été trompé, ce qu’il n’aurait jamais, si d’un bout à l’autre il avait été totalement inconscient. Son drame est justement de sentir au fond de sa chair, de sentir que « quelque part », comme on dit, qu’il a été manipulé. Le feu de la lucidité est sous la cendre, mais il n’est pas éteint.
Le concept de conditionnement est né dans le contexte de la psychologie du behaviourisme. Burrhus Frederic Skinner avait même, le plus sérieusement du monde, dans Walden Two imaginé un monde où chacun atteindrait la “bonne vie” par un conditionnement parfait. Problème : les bases du béhaviourisme reposent sur l’héritage de la psychologie animale de Pavlov et ne prennent pas en compte la dimension consciente de l’être humain. On comprend fort bien qu’il soit possible par le dressage d’obtenir de l’animal la répétition d’un comportement appris. On peut conditionner le chien pour qu’il exécute telle réaction apprise C, suite à l’association créée par un expérimentateur avec un signal B. Nous serions alors dans une situation exacte de manipulation au sens strict du terme. Mais peut-on appliquer ce genre de schéma à l’homme ? Existe-t-il des techniques de manipulation ? Si oui, pouvons-nous parler de conditionnement ?
1) Nous avons vu plus haut la différence entre un signal et un signe. Le conditionnement animal repose sur l’utilisation des systèmes de signaux. Il existe déjà chez l’animal des signaux naturels. Nous avons de bonnes raisons de penser que le langage animal est un système de signaux. Nous savons que beaucoup d’animaux sont capables d’apprendre des associations nouvelles qui viennent se superposer au système de leurs réflexes. Virtuellement, tous les animaux supérieurs, y compris l’homme, sont susceptibles de recevoir un conditionnement. Il est par contre bien plus difficile de montrer que l’animal est sensible à un signe, qu’il est capable de manipuler des symboles et ce nest pas du tout ce qui peut servir de base à son conditionnement par dressage. Nous avons vu que bien sûr notre rapport au langage comporte encore, à son étage inférieur une valeur de signal, notamment dans les ordres brefs et les appels. Cependant, l’être humain vit essentiellement son rapport au langage au niveau du sens, c’est-à-dire qu’il se situe d’emblée dans l’ordre du symbole, parce qu’en l’homme le mental est premier par rapport au vital. De là suit que l’idée même de conditionnement ne s’applique pas à l’homme, ou bien qu’il faut en donner une reformulation complète.
---------------Le concept
de conditionnement du béhaviourisme a pourtant été mis en pratique sur l’homme
sous la forme d’un certain nombre de techniques. On sait que pour dresser un
animal, il faut répéter un grand nombre de fois l’association entre B et C, en
introduisant un système de punitions/récompenses. Le dauphin qui obéit
correctement
au dompteur reçoit un poisson. La pie a droit à une sucrerie. Le
chien qui se trompe reçoit une décharge électrique. Au final, il suivra le
principe du plaisir en exécutant ce que l’on attend de lui. Nous pouvons très
bien faire un rapprochement avec bien des techniques employées sur l'homme. L’éducation disciplinaire
du siècle dernier semble, à s’y méprendre, largement emprunter le registre de
ses méthodes au conditionnement. On pourrait en dire autant avec la formation
militaire traditionnelle. Il suffit de remplacer la décharge électrique par la
punition, la férule, et la récompense par les bons points et les médailles. Mais
c’est une psychologie très élémentaire qui n’est pas d’une grande efficacité.
Elle ne tire rien de la motivation consciente et de ses ressorts les plus
secrets.
Il est tout
à fait intéressant d’analyser à cet égard l’évolution de la publicité. Voyez sur
ce point le remarquable travail de Vance Packard dans La Persuasion clandestine.
Nous avons vu qu’elle a au départ été conçue sur le mode rationnel de
l’information, sous la forme de la réclame. Mais les publicistes sont
restés à l’affût des nouvelles découvertes de la psychologie. Ils se sont rendu
compte que l’on obtenait de la part du consommateur plus facilement l’acte de
l’achat en se servant de la répétition constante du message. Un message
publicitaire doit tourner en boucle un certain temps, afin de produire
une
association. Un enfant qui a vu 300 fois le spot sur les céréales, il va
automatiquement mettre le paquet dans le caddie de sa mère qui fait les courses.
On sait aussi que la répétition
subliminale est très efficace. Une image
de soda insérée toutes les trente images dans un film ne sera pas aperçue au
niveau du conscient, cependant, elle sera enregistrée au niveau inconscient et
là encore, lors de l’entracte, curieusement, on verra une flopée de personnes
commander du soda. L’efficacité n’est plus à démontrer, le conditionnement, par
des voies inconscientes, semblables à celles qui sont utilisées sur l’animal,
fonctionne assez bien. Mais peut être pas suffisamment encore. Les publicistes
ont aussi compris que l’on devait s’appuyer sur la dimension
symbolique
qui est sous-jacente au désir, donc sur la relation au signe cette fois-ci. Pour
que le consommateur engage l’acte d’achat que l’on attend de lui, il faut qu’il
assimile l’objet à l’ordre de ses fantasmes, à ses aspirations intérieures. Si
un produit est présenté de telle manière qu’il entre en résonance avec le désir
de l’amour, de la beauté, de la paix, de la plénitude, avec la bonne humeur, la
joie de vivre, la recherche d’une identité etc. Il acquiert une dimension
symbolique qu’il ne possède pas dans sa matérialité. Il devient
désirable,
comme une femme est désirable quand elle incarne la totalité des attentes d’un
homme éperdu d’amour. Le principe fondamental n’est plus dans le
conditionnement, qui est bien trop passif, mais dans la dimension active
des émotions du sujet ; sur ce terrain, ce qu’il faut mettre en jeu, ce
sont des stratégies de séduction. Et là, il faut reconnaître que nos
publicistes
sont extrêmement adroits. Ils ont su récupérer les ressources de l’image, les
moyens de l’information de tous les médias pour créer cette immense entreprise
de séduction qu’est la publicité
postmoderne. Nos sociétés ont
complètement assimilé les techniques qui les utilisent : ce que l’on appelle le
marketing. (document) Nous avons tellement bien intégré cette forme de manipulation
que nous avons fini par faire de la publicité une forme de
culture !
C’est dire à quel point la réussite de l’entreprise a été totale. Et cela marche
tellement bien que l’on n’hésite pas à investir des budgets prodigieux dans la
publicité. On ne dépenserait pas autant d’argent dans des campagnes de promotion
si cela n’avait pas une efficacité certaine en termes de résultats. Et le
résultat veut dire quoi ? Je reprends ma définition initiale d’obtenir d’autrui,
quand on n’a ni le pouvoir de lui ordonner, ni celui de le convaincre, un
comportement spécifique : ici, consommer. Les mots collent admirablement :
l’ordre, c’est ce que l’on donne au chien. La conviction, c’est ce que l’on
démontre rationnellement en s’adressant à l’intelligence en l’être humain. Tout
cela est dépassé, ce qu’il faut c’est une compulsion d’achat. Donc un
comportement spécifique. Seuls quelques dissidents, comme
Beigbeder dans
99 F
le disent franchement, car il est important que la manipulation reste
clandestine. Le but est bien d’utiliser les armes de la séduction et de la
persuasion, d’ôter le libre-arbitre du sujet et de faire en sorte que l’on
choisisse à sa place. Dans un vocabulaire psychologique, on ajouterait dans le
même registre : transformer l’individu en marionnette.
2) L’ironie de cette histoire, c’est que l’on entend parler de manipulation mentale que dans des contextes restreints, comme si elle n’existait nulle part ailleurs. En bref, il y aurait deux mondes, le monde des démocraties occidentales où le citoyen est libre, intelligent, informé, où il a la chance inouïe de vivre innocent et soustrait à toute tentative de manipulation et un monde marginal où il y a des gens qui sont soumis à l’endoctrinement politique massif, aux manipulations des sectes, aux lavages de cerveau pratiqués dans les guerres etc. Or si nous admettons qu’il existe des techniques de manipulation, (document) il faut avoir la cohérence de penser que leur usage est assez répandu et ne dépend pas d’un seul contexte. Le mot technique est tout de même assez clair : c’est un procédé permettant d’obtenir, par l’application d’une règle et de méthodes un résultat. Il ne dit pas dans quel but, dans quelle finalité et au bénéfice de qui. Il ne préjuge pas de l’emploi moral/immoral, que l’on peut en faire, de l’éthique élevée ou discutable qui en est l’objet. Il faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas remarquer qu’entre les méthodes du marketing, du prosélytisme religieux, de l’endoctrinement politique et de la propagande à outrance, il y a des similitudes constantes… Ce sont les mêmes, tournées vers des objectifs différents !! Psychologiquement, nous n’avons peut-être pas beaucoup changé sur ce point depuis Gorgias et Protagoras et leur art de la rhétorique. La méfiance de Socrate vis-à-vis de l’art de la persuasion est totalement actuelle, sauf que la rhétorique aujourd'hui a acquis un statut, des moyens techniques et financiers très développés, elle est devenue très sophistiquée ! Il faut peser ce mot dans toutes ses nuances pour comprendre justement ce qui se produit sous nos yeux : il enveloppe le pouvoir d’illusion (magie des images), et de persuasion des sophismes (séduction), l’hyperdéveloppement des moyens employés, (la communication à la mode publicitaire), il désigne aussi le type de société dans lequel nous vivons (le consommateur est snob et la société artificielle). Est-ce un hasard si ce mot s’applique si bien à notre postmodernité ?
Si nous sommes d’accord pour rejeter les manipulations mentales dont l’homme peut faire l’objet, pour faire en sorte que chaque être humain se redresse, vive dans la liberté et devienne sa propre lumière, nous ne pouvons pas faire d’exception. Pour travailler à la libération de l’être humain, il faut rejeter toute forme de conditionnement.
Les psychologues repèrent la manipulation mentale dans les groupes sectaires à travers une série de techniques utilisées :
a) Une relation reposant sur l’argument d’autorité, justifiant la hiérarchie, promettant un avancement interne dans une organisation et un salut. Mis à part le dernier terme, tout employé faisant partie d’une grande entreprise se reconnaîtrait. Il suffit de remplacer le dernier mot par un pactole et une assurance financière.
b) L’imposition d’une règle à l’individu l’obligeant à demander sans cesse une autorisation pour ses actes élémentaires dans la vie quotidienne. Demandez au chômeur en fin de droit, à tous les cas que suivent les assistantes sociales ce qu’ils en pensent de leur côté.
c) Imposition d’une doctrine obscure et compréhensible de seulement quelques élus, qui encourage l’acceptation aveugle et rejette la logique. C’est exactement le reproche que l’on fait à la science aujourd’hui. Edgar Morin dit que la science est devenue trop fermée sur elle-même et « ésotérique ». C'est même une accusation qui a été dirigée contre l'enseignement de l'Université.
d) Incitation à décourager le questionnement, à accepter automatiquement les croyances, à ne douter de rien, avec à la clé l’assurance d’un progrès. Nous avons encore pas mal de chemin à faire dans notre société actuelle pour relever ce genre de défi. Ceux qui ont été confrontés avec la dogmatique religieuse en place et aussi celle qui sévit dans l’université se reconnaîtront. Notre société n'est pas sortie de cette ornière.
e) Contrôle de l’individu par un système de récompenses et de punitions. Ceci n’a pas vraiment disparu du système éducatif, et c’est un moteur efficace du management des entreprises. Voyez le film d’Alain Resnais Mon Oncle d’Amérique. Tout à fait édifiant.
f) Utilisation de la peur sous forme diffuse et directe pour maintenir dans l’obéissance. Voir plus haut. Pratique assez banale dans un milieu de compétition économique et qui est même institutionnelle dans certains régimes politiques.
g) Étalage émotionnel de flatterie, de séduction affective, invitation à ne pas s’isoler, mais à se fondre avec d’autres dans une communauté festive, fier de son appartenance. Tendance à culpabiliser celui qui resterait en retrait. C’est curieux, ce sont exactement les arguments que l’on trouve dans la critique de la consommation aujourd’hui ! Ils sont chez Baudrillard.
h) Annonce de dangers imminents qui induisent un climat de peur assurant une emprise sur les individus et exigeant en retour une adhésion sans faille. C’est presque mot pour mot une description de ce qui a eu lieu dans les médias aux U.S.A. depuis le 11 septembre.
i) Regroupement dans un contexte émotionnel dans des activités qui cimentent les individus dans un vécu commun. Voilà une définition adéquate pour la téléréalité, les rave-party, pour la transe quotidienne devant les joies du petit écran.
j) Pratique collective qui élimine la pensée personnelle dans des chants où on répète des formules propres à rétrécir le champ de conscience. On peut trouver cela dans des stades de foot et dans les karaokés des clubs de vacances.
k) Utilisation de moyens proches de l’hypnose pour créer des suggestions conditionnelles. Je suppose que seuls quelques sectes fanatiques hallucinées en font usage et que bien sûr personne ailleurs n’en fait usage et surtout pas en utilisant la musique et l’image pour créer une incitation pouvant produire au final des bénéfices.
l) Utilisation de la culpabilité, insistance sur le mal et les péchés dans le mode de vie. Avec un critère pareil, il faut monter un procès contre la plupart les religions en place et contre l’éducation religieuse en général.
Etc. Inutile de continuer l'examen des techniques dites de manipulation. Et puis, cela ne ferait que renforcer une psychose de paranoïa sur le monde actuel qui n'éclaire pas la question. Il y a en fait sur cette question deux positions contradictoires :
- Ou bien on admet que nous sommes tous manipulés. Position d’un psychiatre comme Jean-Marie Abgrall. On admettra alors que depuis l’enfance, dans le cadre familial, dans l’institution scolaire, dans l’imprégnation culturelle,
tout être humain est manipulé. Il faudrait déterminer le degré de violence faite à l’individu et repérer celle que nous ne devons pas socialement admettre. Mais comment ? Le moine qui se lève à 6 heures le matin pour faire des prières avant l’activité quotidienne, qui ne regarde pas la télévision est-il « manipulé » ? Plus que le consommateur qui laisse ses enfants huit heures par jour devant l’écran, part faire des courses au supermarché et revient avec un caddie bourré d’objets inutiles ? Faut-il faire une distinction entre manipulation « licite » et manipulation « illicite » ? Si elle était possible, elle serait fondée sur un consensus de l’opinion commune. Si le moine est chrétien, rien à dire, mais s’il est bouddhiste, ou hindou il doit y avoir de la manipulation dans l’air... Même s’ils vivent de manière quasiment identique !
Rien n’est clair dans ce type de jugement. Le tour de passe-passe se déroule au final dans les mots, suivant le parti-pris de chacun : « techniques de vente » ou « psycho-marketing » ? « Formation politique » ou « propagande » ? « Grand communicateur » ou « manipulateur » ? « Minorités spirituelles » ou « sectes » ? « Information engagée » ou « désinformation systématique » ? « Déconditionnement » ou « lavage de cerveau » ? En bref, le manipulateur, c’est toujours l’autre, celui à qui on s’oppose, dans une dualité brutale bien/mal. A qui profite la dénonciation en pareil cas ? Qui est en jeu dans la réprobation? Nous sommes ici dans le mode de pensée simpliste et réducteur propre à tous les fanatismes.
- Ou bien, devant l’impossibilité de tracer une démarcation claire, le recours consistera carrément à soutenir que personne n’est manipulé, que la manipulation mentale n’existe pas. Pour un professeur d'histoire et de sociologie des nouveaux mouvements religieux, comme Massimo Introvigne, la manipulation mentale n’est qu’un mythe, une vue de l’esprit ultra-combatif d’associations qu’il qualifie « d’antisectes », qui sont devenues elles-mêmes des sectes anti-
secte ! Nous devons reconnaître en tout être humain l’instance de décision qui est la sienne. Le psychisme n’est pas de la pâte à modeler. Le concept même de manipulation par des moyens techniques devient une absurdité. Un être humain ne peut pas être manipulé sans son accord. Un hypnotiseur le sait très bien et il dira que si la personne n’est pas consentante, il ne peut rien faire. Cela fait partie du libre-arbitre humain que de consentir à une aliénation, autant que de vouloir s’en libérer. Personne ne peut se substituer au choix qu’un être humain effectue et c’est pourquoi les tentatives de « déconditionnement » ont été aussi désastreuses dans leurs effets. Il est essentiel de laisser à chaque être humain la responsabilité de ses choix et sa liberté de conscience.
En prenant pareil position, on confond le droit avec le fait, on nie le phénomène, ce qui ressemble à une politique de l'autruche, alors même que sa prise en compte est indispensable à tout examen lucide.
Il faut se méfier de cette présentation des problèmes sous la forme d’alternatives. Dans le réel, il n’y a pas de ou bien A… ou bien B…, ce qui est simplificateur, il y a à la fois A et B, ce qui est complexe.
Nous devons examiner le rapport entre manipulation et information, ce qui nous renvoie au problème de fond, qui est essentiellement celui de l’ignorance. Un esprit informé est bien moins malléable qu’un esprit maintenu dans l’ignorance. Nous ne pouvons faire un usage royal de notre libre-arbitre que dans la connaissance. Mais il faut pour cela que l’information se transforme en connaissance, ce qui est loin d’être évident. Si l’information est reçue de façon passive, ce n’est qu’une mémoire. Une mémoire et surtout une mémoire encombrée, ce n’est pas intelligent. Qu’est-ce qu’une information permettant de connaître ? Quel lien y a-t-il entre l’information et la connaissance ? Comment informer en évitant la désinformation et sans tomber dans la surinformation ?
1) Il est dans la nature de l’esprit de produire des constructions mentales à des fins de représentation. La représentation n’est pas ce qui est. Elle fait seulement référence à ce qui est. Au mieux, elle est plus ou moins fidèle au fait qu’elle parvient à décrire. Supposons que je sois à la recherche d’une maison à vendre dans un recoin perdu de la campagne. Si je consulte des annonces, je ne me contenterais pas d’une photographie d’une jolie porte d’entrée du pavillon vanté sur l’affiche. J’ai besoin d’au moins trois angles de vue pour me faire une idée de la bâtisse. Il est possible qu’une photographie avantage la maison excessivement, par rapport à ce qu’elle est si on la regarde des deux autres points de vue. S’agissant des faits, il y a généralement une interprétation commune, celle qui est répétée. La plupart des médias répètent une interprétation commune. Cela, je ne peux pas avoir le désir de l’apprendre, puisque c’est une chose bien connue. Ce qui m’informerait vraiment c’est, mettons d’avoir deux autres angles de vue. Je ne dis pas un autre angle de vue, car nous risquerions de retomber dans cette stupidité de la guerre des clans, des débats en tort/raison, pour/contre de la pensée duelle. C’est cette conception infantile de l’objectivité que l’on entretient parfois, surtout dans le domaine politique. Il faut sortir des clans et des oppositions dans la dualité et aller droit à ce qui est avec les moyens dont nous disposons, avec des regards croisés et différents. Écouter des voix différentes. Pas des parti-pris opposés. Un documentaire intelligent et bien fait doit savoir tourner autour de son sujet et le regarder sous plusieurs angles de vue pour avoir le sens de la complexité et il doit aussi éviter de fragmenter, mais s’efforcer au contraire de faire des liens. C’est un peu comme dans une enquête policière où peu à peu ce qui semblait complètement séparé, commence à se configurer dans une totalité complexe. Chaque objet, chaque personnage, chaque organisation située à sa place dans un puzzle. A l’inverse, que voit-on dans un document de propagande ? (texte) L’intention de démontrer une doctrine, une version unilatérale de la réalité conforme à l’idéologie et un montage constant de persuasion pour montrer au spectateur la gloire du régime. La propagande sélectionne soigneusement ses effets et son discours est entièrement rhétorique, elle met en place une seule interprétation possible. Elle évite toute critique ou tend à la ridiculiser. Elle s’en prend souvent à un adversaire éventuel comme repoussoir.
---------------On notera à cet effet que ce que l’on appelle la « communication » d’entreprise
se situe largement dans ce registre. Quand une marque fait sa promotion, elle produit
de la propagande. Nous pouvons être certains qu’une enquête sérieuse révèlerait
tout à fait autre chose si on allait voir sur place ce qui se passe dans les
usines. Quand un professeur de commerce demande un mémoire à un étudiant sur un
sujet, mettons les fast-food, qu’attend-il ? Que l’étudiant recopie le
dépliant d’une marque célèbre et se livre à une apologétique du fast-foods ?
Ce serait prendre le pli d’une interprétation unilatérale, décourager le sens
critique et inviter un jeune esprit à calquer son travail sur la propagande.
Mais au fait, n’est-ce pas exactement ce qui se produit ? Pour former un
commercial pur et dur, il faut le convertir ! Une école de commerce enseigne la
très sainte doctrine du marketing. Elle est rompue aux méthodes de manipulation.
Elle n’est pas là pour aider un citoyen à s’orienter dans l’information, mais
pour apprendre à maîtriser des techniques de manipulation (pardon), des
« techniques de vente ».
Cherchons ailleurs. Qu’est-ce que l’enseignement général est sensé produire ? Il devrait permettre l’expansion de la conscience de l’étudiant, l’aider à former son sens critique et à penser par lui-même. Il devrait éveiller l’intelligence et contribuer à la formation d’un citoyen libre et responsable, ayant assez de sollicitude et d’attention pour prendre soin des générations futures. Il devrait transmettre l’héritage d’une culture. Il devrait aussi prendre soin de former un éco citoyen capable d’être un intendant de la Terre. Or qui a droit à un tel enseignement et est-il dispensé ? Une poignée d’étudiants le recueille. Mais tous ceux qui sortiront du système scolaire seront en permanence formatés par la publicité pour être de bons consommateurs ! Et là on n'oubliera personne. Le conditionnement publicitaire est en ce sens la seule information parfaitement démocratique !
L’instruction donnée dans les études est très largement informative. L’étudiant
doit apprendre et mémoriser ce qui constitue la science normale. Il n’a que très
peu l’occasion de mettre en question. Le style habituel de l’enseignement est
assez dogmatique. Il serait bon que l’enseignant puisse constamment
dire : « voilà ce que l’on donne comme explications, mais elles sont fondées sur
des hypothèses qui sont discutables et que vous pouvez contester. Ce ne sont pas
des dogmes religieux ». Il faudrait laisser ouverte en permanence la fenêtre des
questions, ne pas prétendre que nous savons tout, laisser une marge à l’inconnu.
Comprendre que la complexité de la vie nous dépasse de beaucoup. Admettre que
l’homme ait fait des erreurs. Voyez sur ce point les recommandations d’Edgar
Morin dans le sens de la pensée complexe. Si ce travail n’est pas fait, le
risque, c’est de former des hommes instruits certes, mais pas réellement
éduqués. Et l’on retombe sous les coups de la critique du
conditionnement. Pour que l’information contribue à l’ouverture de l’esprit, il
faut
donner
les moyens à l’étudiant de la transformer en connaissance. Cela suppose
une reprise personnelle, une maturation et un exercice constant de
l’intelligence. Par-dessus tout, il est indispensable d’éviter le fonctionnement
mental de l’argument d’autorité et la soumission intellectuelle qu’il suppose.
Le malheur, c’est que nous avons tendance à répliquer ce type de schéma : une
idée est vraie si c’est
Adam Smith, Keynes, Einstein, Darwin,
Marx,
Descartes ou
Kant qui l’ont dit ! On a beau jeu après de prétendre que l’on veut former
l’indépendance d’esprit, quand on enseigne l’alignement systématique avec des
autorités établies. L’Église avait ses hérétiques qu’elle traquait sans relâche.
L’épistémologie contemporaine, avec Kuhn n’est pas loin de penser que la science
a aussi ses hérétiques que l’on traite de charlatans en les éloignant de tout
examen sérieux. Le temps passe et souvent, ceux que l’on a traités de
charlatans, deviennent des génies ! Voyez les critiques de Paul Feyerabend
sur ce thème. Dans l’enseignement, il y des références qui
sont à l’index et d’autres qui sont dans une liste canonique officielle. Du
coup, la langue de bois est aussi de mise, bien que la liberté de ton soit tout
de même bien plus grande qu’en politique. La désinformation n’est pas loin : il
y a d’autres points de vue qui mériteraient d’être pris en compte. La
surinformation non plus : on voit l’ingestion considérable de données
nécessaires à la formation. Il y a des moments où l’on se demande si
l’institution ne travaille pas à dissoudre le bon sens dans une grande confusion.
2) Il doit tout de même être possible de former et d’informer sans déformer. Dans le domaine de l’esprit, nous sommes assurément dans un ordre immatériel, mais cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas pour autant s’y prendre avec délicatesse. L’esprit est une plante fragile qui doit être nourrie avec des aliments convenables, traitée sans brutalité, avec l’amour du jardinier qui entoure de soins et aide à grandir. Éduquer vraiment, c’est aussi éduquer avec amour. La plante est belle et forte quand elle a poussé dans la liberté. L’intelligence éveillée donne la liberté et une liberté assumée en pleine lucidité trouve en elle-même sa propre discipline.
Parce que l’être humain traverse une grande partie de sa vie dans un état où sa crédulité est grande, parce que la sédimentation des préjugés et des idées reçues a tôt fait de l’enclore dans une forêt de représentations confuses, il est aussi essentiel de comprendre qu’éduquer, c’est aussi paradoxalement déséduquer. L’un de va pas sans l’autre. Il y a un joli passage du Discours de la Méthode où Descartes dit qu’il est important, une fois dans sa vie d’entreprendre de jeter par-dessus bord les opinions reçues, pour édifier nos connaissances sur des bases saines. La mesure des opinions reçues ne se réduit pas à quelques vagues préjugés populaires. Elle désigne tout savoir de seconde main sans lien avec l’expérience directe et l’intuition. Pour protéger l’esprit de toute manipulation, il vaut mieux mettre entre parenthèses tout savoir reposant sur le ouï-dire. Ce qui est un vaste programme ! La grande majorité des idées avec lesquelles nous avons pris l’habitude de penser le monde sont des opinions reçues. Il suffit de poser une question et de guetter en nous la réaction habituelle : le mental sortira du stock du connu la réponse convenue, ce genre de réponse qui reste vague et maladroite, qui ne possède pas de clarté intrinsèque et moins encore de distinction. C’est pour cette raison que souvent, nous aurions envie de dire devant autrui : Je sais bien ce que l’on dit, mais VOUS, vous en pensez quoi ? Si à cette simple question, l’esprit reste muet de stupeur, il vaudrait mieux suspendre l’opinion affirmée. Avaler sans discussion toutes sortes d’idées de cette façon, c’est se comporter comme un perroquet qui a appris la leçon et la récite mécaniquement avec application. Quand l’esprit est placé dans une disposition pareille, il est par avance soumis à des formes de manipulations.
La recommandation cartésienne a un sens dans l’instant : savoir dégager l’esprit de l’encombrement du connu est une hygiène de l’intelligence tout à fait indispensable. La clarté de l’intelligence va avec la vacuité, elle ne peut provenir que du retrait de l’esprit en dans le silence deçà de toute représentation confuse. C’est la seule manière de défaire les conditionnements que la pensée entretient, de renouer avec la clarté de l’intelligence et le sens aigu de l’observation. Un esprit qui ne fait jamais l’expérience du silence est une machine à compulser des pensées, il se met directement dans la condition d’une manipulation éventuelle, car encore une fois, la manipulation est mentale. A la limite, qu’elle soit une auto-manipulation de l’ego, ou qu’elle soit une manipulation par quelqu’un d’autre, le processus est le même. C’est le mental qui manipule par le biais de ses constructions. C’est le mental qui est illusionniste et manipulateur quand nous n’y prenons pas garde. Le mental ne sait que penser et voiler l’observation en projetant sans cesse ce qu’il tire de la mémoire. Le mental ne rencontre jamais ce qui est neuf. Il tourne à partir du passé et dans le registre du connu. Il ne peut pas rencontrer l’inconnu et ce qu’il peut y avoir d’unique dans le présent. Pour dégager l’esprit de tous les conditionnements, il est nécessaire de transcender la pensée. Un esprit qui, une seule fois, s’est trouvé au-delà des macérations de la pensée, sait de manière vivante ce qu’est la liberté.
Sur cette question il n’est pas possible de faire l’impasse sur l’enseignement radical de Krishnamurti, pour qui l’examen direct et sans concessions de nos conditionnements est la liberté elle-même. (texte) Poser la question : « comment » défaire nos conditionnements ? est en réalité déjà une échappatoire, car c’est marquer une distance, un but à atteindre en vue de la liberté. Le mental, en réaction à cette question, produit immédiatement la représentation d’un devoir-être qu’il s’agirait d’atteindre, il génère le temps psychologique et esquive la véritable question qui est l’examen direct de ce qui est maintenant. Nous disons rechercher la liberté, nous prétendons aspirer à la liberté et c’est pourquoi nous demandons « comment » l’atteindre. Cela implique d’emblée que nous n’avons pas cette liberté. Le chercheur se croit dépourvu de ce qu’il prétend chercher et il ne peut qu’aller chercher au-dehors, on ne sait où, cette étrange « chose » que serait la liberté, alors même que justement cette poursuite fait de la liberté une nébuleuse imaginaire. La recherche de la liberté (texte) parait ainsi comme un conditionnement parmi d’autres que la pensée a elle-même engendrée, elle n’est pas la liberté en acte. Ma liberté ne s’exerce que maintenant, dans le fait même de reconnaître l’étendue de mes conditionnements, sans la moindre possibilité de fuite vers un ailleurs ou un idéal. Voir ma misère intérieure, mes conflits, la confusion de mes désirs, voir le poids du connu dans la moindre de mes pensées en pleine lucidité ne donne aucune échappatoire. Je ne peux pas échapper à ce que je suis. C’est précisément quand l’ego comprend qu’il n’y a pas d’issue et qu’il est cerné, que la liberté se révèle et que la dissolution des conditionnements s’opère. Dans la fulgurance de l’instant, sans le temps psychologique.
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Le concept de manipulation mentale possède une forte charge affective. Il sollicite immédiatement et des images de torture et un réflexe de peur. Il s’inscrit d’emblée dans la dualité entre moi et un autre en projetant un soupçon à l’égard d’autrui. C’est vrai qu’à cet égard, le paranoïaque voit des manipulateurs partout et il se croit victime d’une conspiration. Mais cette dérive pathologique n’est pas une raison suffisante pour dénier en bloc la possibilité d’une manipulation. Les intellectuels aiment bien se moquer de ce qu’ils appellent « le mythe increvable de la conspiration ». Si c’est pour dénier la possibilité de la manipulation collective et exalter un soi-disant libre-arbitre humain de manière purement théorique, c’est vendre à bon compte une illusion en prétendant en dénoncer une autre. Non, ce qu’il faudrait plutôt, c’est d’en admettre la possibilité et d’en préciser les moyens et cela n’est pas facile il est vrai en dehors de tout pathos excessif. Il est indispensable d’examiner la question avec attention, de manière posée et sereine.
Surtout, il faut sortir cette question d’un cadre strictement limité à des exemples historiques convenus. On a beau jeu de dénoncer la manipulation quand on la voit chez les autres et seulement sous la forme de caricatures. Cela évite de l’observer autour de nous, tout près de nous… et surtout en nous-mêmes C’est dans la connaissance de soi que se trouve la clé de toute manipulation mentale, dans la compréhension de la nature du mental et de l’ego. Tant que le moi n’a pas été vu dans ses activités les plus secrètes, nous sommes encore dans le champ de son influence, c’est-à-dire dans la naïveté quant à la vraie nature de la manipulation.
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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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