Leçon 211.  La dette et l’échange        pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Dans une leçon précédente, nous avons vu qu’un échange, pour garder sa valeur d’échange, ne doit être ni un vol, ni une forme d’exploitation. Puis, nous avons vu plus loin avec Marcel Mauss, que lorsque l’échange restait proprement humain, il avait une valeur de lien social. Mauss le formule en disant que l’échange social dans les société primitives, notamment à partir du troc, enveloppe un engagement moral de réciprocité. Je t’offre des cadeaux et à l’occasion tu pourras me rendre service.  Nous sommes lié par un lien immatériel fondé sur le don. Mauss parlait alors de dette positive au sens où le service rendu invite à rendre service en retour, qui crée un lien social puissant au sein d’une communauté. D’ailleurs, une formule très simple et concrète de l’esprit de communauté c’est exactement cela : un village où chacun rend service à tous et où tous bénéficient des services de chacun.

    A la différence disions-nous, l’échange marchand ne crée pas de lien social. Le vendeur de l’Hypermarché ne se sent pas engagé vis-à-vis de son client après la transaction de la vente. Le « contrat de garantie » de la machine achetée, est d’essence purement technique. Il est objectif, il n’implique nullement la relation subjective entre des personnes. A vrai dire, l’échange marchand crée de la dette, mais une dette négative. Vous devez payer vos traites, payer le crédit, payer le service et vous êtes entièrement redevable d’un système économique fondé seulement sur le profit. La négativité de la dette réside dans le fait que justement dans le capitalisme, tous les échanges sont marchandisés et qu’il n’y a plus vraiment d’échanges humains en dehors de la recherche du profit.

 Le développement exponentiel de la logique du profit ne conduit-il pas nécessairement à un développement tout aussi exponentiel de la dette négative ? Faut-il séparer la création de dette dans la monnaie de la création de dette dans l’échange des biens ? Quel rapport interne y a-t-il entre la négativité de la dette et la négativité interne du capitalisme lui-même ?

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A. Un poids existentiel et une définition

    Nous avons vu que le mot devoir vient du latin debere, de debeo, qui implique l’idée de dette.  « Je suis votre débiteur : j’ai des devoirs envers vous !» En un sens, nous pourrions dire que le devoir-être est en quelque sorte une dette apposée à ce qui est, à l’égard de ce que nous pensons qu’il devrait être, si seulement il était conforme à nos attentes. D’une certaine manière, la morale, en posant des exigences, assigne toujours ce qui est à la dette, comme un créancier  assigne son débiteur à un remboursement qui lui est dû. Être endetté, c’est devoir une certaine somme à quelqu’un, ce qui suppose l’engagement moral à lui rendre ce qu’on lui doit. Mais d’un autre côté, avoir des responsabilités à l’égard de quelqu’un, c’est le prendre en charge et assumer la dette morale que nous estimons lui devoir, dans une forme particulière de relation. Comme celle de l’adulte à l’égard de l’enfant jusqu’à sa majorité. (texte)

    1) Cependant, de fait, c’est dans le contexte économique, à travers le poids écrasant des dettes accumulées, que le fardeau du devoir se fait le plus sentir. Le boulet des dettes que nous devons traîner partout où nous allions et quoi que nous fassions. Le poids très lourd des pensées anxieuses qui rodent autour de nos dettes. Pourquoi ?

    Quand l’enfant atteint la majorité et devient économiquement indépendant, les parents peuvent se dire « nous ne lui devons plus rien ». Quand, suite à un divorce à l’amiable, chacun reprend son indépendance, il y a un moment où l’un et l’autre peuvent se dire : « je ne lui doit plus rien ». On dira même du criminel qui a purgé sa peine, qu’il a « payé sa dette » envers la société, qu’il « ne doit plus rien » et doit donc être réhabilité, considéré comme un citoyen et aidé dans sa réinsertion sociale.

    Mais avec la dette économique c’est une autre paire de manche ! Nous avons un mal fou à nous libérer du fardeau des dettes. A partir du moment où, matérialisme ambiant et capitalisme frénétique oblige, l’argent concentre en lui toute la valeur, il est ce par quoi nous pouvons accéder à tout le reste. Si vous n’avez pas d’argent, vous ne pouvez  rien avoir, vous ne pouvez pas « profiter ». Comme « profiter » est devenu notre seule manière d’exister, il s’ensuit que sans argent, nous avons le sentiment de n’être plus rien. De même accablé par les dettes, notre vie ne vaut plus rien et il devient tentant de vouloir en finir… par le suicide. Or dans le consumérisme à l’occidentale, (texte) quand vous avez cinq ou six cartes de crédit et que sur chacune vous avez dépensé plus que de raison, quand vous avez des charges à payer, l’emprunt pour la maison, l’emprunt pour la voiture etc. vous ne voyez jamais venir le moment où vous pourrez dire : « je ne leur doit plus rien » ! Pour la classe moyenne en occident, le futur est souvent hypothéqué jusqu’à ce mort s’ensuive ! Et encore, les dettes peuvent même se transmettre aux descendants ! (qui pour cette raison refuseront l’héritage). Et on peut continuer en exceptant seulement les rentiers. Pensez à la situation extrêmement difficile des paysans de par le monde sous la coupe d’une agronomie intensive, eux qui sont écrasés par les traites sur le matériel et les produits. Les dettes ont fait ...

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 de la culture. Dans une société économiquement saine, l’interdépendance ne serait jamais sentie comme un poids, ni même comme une nécessité, mais comme un lien d’unité entre les hommes et l’expression d’une solidarité mutuelle entre les êtres humains. Enfin, dernier point important à considérer : l’interdépendance entre les êtres humains recouvre non seulement les échanges qui reçoivent une évaluation économique, mais elle enveloppe aussi toutes les formes de relations de l’ordre du don et de la gratuité.  La vie est échange et relation. Lors d’une catastrophe naturelle, il n’y a plus de « consommateurs » et de « producteurs ». Quand il s’agit d’éteindre le feu, de déblayer de l’eau, de sortir des blessés des décombres, nous n’avons pas le sentiment d’être « endetté » vis-à-vis de proches, des voisins, des inconnus ou des pompiers, nous prenons plutôt conscience de  l’importance de l’élan de solidarité entre les êtres humains. Pour certains, c’est l’occasion d’avoir pour la première fois l’expérience d’une relation véritablement humaine. Non marchande. Non motivée et corrompue par le profit. Sentir que nous vivons en relation. Que la vie est pleinement vivante dans la relation.

    Or cela n’a rien à voir avec le sentiment que nous éprouvons dans une situation de dépendance économique qui est plutôt de l’ordre d’une diminution de la vie. Que dire, quand le travail devient précaire, quand le chômage se répand où s’abat brutalement sur celui qui croyait son futur assuré ?... Alors que la pression énorme du surendettement était déjà là. Cet homme, réduit à une telle extrémité, devra se vendre au plus offrant ou entrer dans l’illégalité et la violence. Il y a peut être des gens qui parviennent, avec toutes sortes de fuites factices, à oublier leur situation, mais pour ceux qui n’ont pas les moyens de vivre la tête dans les nuages et le nez en l’air, une situation d’endettement est très terriblement anxiogène. Parce qu’elle oblitère complètement le futur sur lequel ils voudraient avoir le contrôle. Elle l’est d’autant plus dans une culture comme la nôtre dans laquelle on identifie la vie à des conditions de vie. La dette contribue inévitablement à dégrader les conditions de vie, dès lors que celles-ci se détériorent, l’identification ne peut que nous renvoyer l’image d’un effondrement, de notre propre infortune, d’où un sentiment irrémédiable et oppressant de dégradation. En vérité, au moment même où nous signons les papiers attestant notre faillite devant l’huissier, nous sommes toujours vivants et la vie ne vous a pas quitté. Il y aura encore demain une chaise pour s’asseoir, même si ce n’est plus le fauteuil luxueux d’autrefois parti dans la saisie ! La vie continuera. Mais nous n’avons jamais été préparés dans notre éducation pour être capable de traverser cette adversité. Nous n’avons été dressés qu’au gain et à la réussite et surtout à l’ébriété de la consommation facile. Ainsi, pour l’ego la diminution des conditions de vie est tout bonnement inacceptable et l’emprise mentale exercée par la dette est infernale. Une torture et une souffrance dont on n’échappe qu’à peine avec l’alcool, la drogue ou le divertissement.

    2) Il est important de ne jamais perdre de vue le pathos de la dette, pour la représenter uniquement  dans des abstractions économiques. Ne pas oublier cette dimension humaine et l’expérience vécue. Ce que nos politiques, qui vivent dans une relative aisance, feraient bien de ne jamais négliger. S’il est une source cuisante de souffrance, de frustrations et de révolte, c’est bien celle-là.

    Mais avant de nous aventurer plus avant, arrêtons-nous d’abord sur quelques définitions. Qu’est-ce qu’une dette ? C’est un passif dont le montant est fixé de manière précise ainsi que l’échéance qui l’accompagne, l’un et l’autre figurant devant figurer dans un contrat. Réciproquement, le concept étant parfaitement duel, au passif du créditeur correspond un actif pour le créancier, sous la forme d’une ressource qui sera versée à son bénéfice. Nous avons vu précédemment qu’il s’agit là d’un contexte qui est par excellence du ressort du droit, l’obligation de rembourser la dette ayant un statut juridique. Si j’emprunte auprès d’une personne morale une somme d’argent en signant une reconnaissance de dette, ce document devient un faire-valoir auprès d’un homme de loi si la dette n’est pas acquittée dans les conditions convenues. Le même principe vaut à toutes les échelles : que ce soit un individu, une entreprise, une institution ou un pays, on en revient toujours au même point, il faut régler les charges une fois qu’elles sont engagées, il faut payer les factures, les primes de l’assurance, les impôts, rembourser les emprunts contractés auprès d’une banque etc. Doc. Dans chaque cas de figure, on supposera en droit la responsabilité engagée de la personne morale individuelle, de même l’entreprise, l’institution, le pays seront tout aussi bien considérées comme des personnes morales. On parlera de situation de dette  pour désigner le fait que la personne morale en question se trouve en grandes difficultés de répondre à l’obligation de rendre l’équivalent de ce qu’elle a reçu, parce qu’elle n’en n’a plus les moyens.

    Seulement, il faut être très attentif sur ce point. « Rendre l’équivalent de ce que j’ai reçu » est une formule trompeuse, car une fois entrée dans le circuit du système bancaire, l’emprunteur paye la somme qu’il a emprunté, plus des intérêts. Si la dette était encadrée dans un système comme sur le modèle des LETS, l’intérêt ne serait pas présent et il n’y aurait pas d’usure : « l’équivalent de ce que j’ai reçu » serait effectivement rendu. Il en va tout autrement dans le contexte du capitalisme qui investit tout échange dans une visée de profit. En réalité, la sophistication du système est telle qu’en distribuant un prêt, le banquier ouvre trois niveaux de bénéfices : a) les intérêts qu’il a exigé, 3, 5,.. 15% sur la somme due. C’est la partie la plus visible et la seule connue du grand public. b)  Mais en créant un prêt par un jeu d’écriture, il enrichit son établissement de cette même somme en monnaie scripturale, sachant qu’il a parfaitement le droit de le faire dans le ratio qui lui est consenti (qui peut aller de 10 à 50 fois la mise de fond que la banque possède). c) Encore plus sophistiqué, il peut aussi faire en sorte de gagner plus dans la spéculation en revendant de la dette dans un panier de valeurs sur le marché boursier, comme cela s’est produit avec les subprime. Et là encore il ...

   

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Vos commentaires

Questions:

1. Faut-il faire de la dette morale une catégorie à part en la distinguant de la dette économique?

2. Peut-on trouver dans les mythes culturels une justification de la notion de dette?

3. Comment distinguer une dette légitime et illégitime?

4. Est-il possible de concevoir, au moins dans l'utopie, ce que serait un système économique sans dette?

5. Quelles seraient les implications d'une remise de dette universelle?

6. Si une remise de dette universelle n'est pas acceptable à quoi devrait-on la limiter?

7. En prenant modèle de l'aliénation du travail, en quoi consiste l'aliénation de la dette?

 

      © Philosophie et spiritualité, 2011, Serge Carfantan,
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