Leçon 211.  La dette et l’échange   

    Dans une leçon précédente, nous avons vu qu’un échange, pour garder sa valeur d’échange, ne doit être ni un vol, ni une forme d’exploitation. Puis, nous avons vu plus loin avec Marcel Mauss, que lorsque l’échange restait proprement humain, il avait une valeur de lien social. Mauss le formule en disant que l’échange social dans les société primitives, notamment à partir du troc, enveloppe un engagement moral de réciprocité. Je t’offre des cadeaux et à l’occasion tu pourras me rendre service.  Nous sommes lié par un lien immatériel fondé sur le don. Mauss parlait alors de dette positive au sens où le service rendu invite à rendre service en retour, qui crée un lien social puissant au sein d’une communauté. D’ailleurs, une formule très simple et concrète de l’esprit de communauté c’est exactement cela : un village où chacun rend service à tous et où tous bénéficient des services de chacun.

    A la différence disions-nous, l’échange marchand ne crée pas de lien social. Le vendeur de l’Hypermarché ne se sent pas engagé vis-à-vis de son client après la transaction de la vente. Le « contrat de garantie » de la machine achetée, est d’essence purement technique. Il est objectif, il n’implique nullement la relation subjective entre des personnes. A vrai dire, l’échange marchand crée de la dette, mais une dette négative. Vous devez payer vos traites, payer le crédit, payer le service et vous êtes entièrement redevable d’un système économique fondé seulement sur le profit. La négativité de la dette réside dans le fait que justement dans le capitalisme, tous les échanges sont marchandisés et qu’il n’y a plus vraiment d’échanges humains en dehors de la recherche du profit.

 Le développement exponentiel de la logique du profit ne conduit-il pas nécessairement à un développement tout aussi exponentiel de la dette négative ? Faut-il séparer la création de dette dans la monnaie de la création de dette dans l’échange des biens ? Quel rapport interne y a-t-il entre la négativité de la dette et la négativité interne du capitalisme lui-même ?

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A. Un poids existentiel et une définition

    Nous avons vu que le mot devoir vient du latin debere, de debeo, qui implique l’idée de dette.  « Je suis votre débiteur : j’ai des devoirs envers vous !» En un sens, nous pourrions dire que le devoir-être est en quelque sorte une dette apposée à ce qui est, à l’égard de ce que nous pensons qu’il devrait être, si seulement il était conforme à nos attentes. D’une certaine manière, la morale, en posant des exigences, assigne toujours ce qui est à la dette, comme un créancier  assigne son débiteur à un remboursement qui lui est dû. Être endetté, c’est devoir une certaine somme à quelqu’un, ce qui suppose l’engagement moral à lui rendre ce qu’on lui doit. Mais d’un autre côté, avoir des responsabilités à l’égard de quelqu’un, c’est le prendre en charge et assumer la dette morale que nous estimons lui devoir, dans une forme particulière de relation. Comme celle de l’adulte à l’égard de l’enfant jusqu’à sa majorité.

    1) Cependant, de fait, c’est dans le contexte économique, à travers le poids écrasant des dettes accumulées, que le fardeau du devoir se fait le plus sentir. Le boulet des dettes que nous devons traîner partout où nous allions et quoi que nous fassions. Le poids très lourd des pensées anxieuses qui rodent autour de nos dettes. Pourquoi ?

    Quand l’enfant atteint la majorité et devient économiquement indépendant, les parents peuvent se dire « nous ne lui devons plus rien ». Quand, suite à un divorce à l’amiable, chacun reprend son indépendance, il y a un moment où l’un et l’autre peuvent se dire : « je ne lui doit plus rien ». On dira même du criminel qui a purgé sa peine, qu’il a « payé sa dette » envers la société, qu’il « ne doit plus rien » et doit donc être réhabilité, considéré comme un citoyen et aidé dans sa réinsertion sociale.

    Mais avec la dette économique c’est une autre paire de manche ! Nous avons un mal fou à nous libérer du fardeau des dettes. A partir du moment où, matérialisme ambiant et capitalisme frénétique oblige, l’argent concentre en lui toute la valeur, il est ce par quoi nous pouvons accéder à tout le reste. Si vous n’avez pas d’argent, vous ne pouvez  rien avoir, vous ne pouvez pas « profiter ». Comme « profiter » est devenu notre seule manière d’exister, il s’ensuit que sans argent, nous avons le sentiment de n’être plus rien. De même accablé par les dettes, notre vie ne vaut plus rien et il devient tentant de vouloir en finir… par le suicide. Or dans le consumérisme à l’occidentale, (texte) quand vous avez cinq ou six cartes de crédit et que sur chacune vous avez dépensé plus que de raison, quand vous avez des charges à payer, l’emprunt pour la maison, l’emprunt pour la voiture etc. vous ne voyez jamais venir le moment où vous pourrez dire : « je ne leur doit plus rien » ! Pour la classe moyenne en occident, le futur est souvent hypothéqué jusqu’à ce mort s’ensuive ! Et encore, les dettes peuvent même se transmettre aux descendants ! (qui pour cette raison refuseront l’héritage). Et on peut continuer en exceptant seulement les rentiers. Pensez à la situation extrêmement difficile des paysans de par le monde sous la coupe d’une agronomie intensive, eux qui sont écrasés par les traites sur le matériel et les produits. Les dettes ont fait des vagues de suicides parmi les paysans en Inde. En France, ils sont dans une situation d’extrême détresse.

    Ce n’est pas le résultat d’une interdépendance économique, ce qui serait naturel, c’est une situation de dépendance et, disons-le tout net, d’aliénation. L’interdépendance réside dans le fait social lui-même : nous n’existons pas de manière isolée et en autarcie, nous vivons en relation et chacun d’entre nous, à travers son travail, échange biens et services avec tous. L’interdépendance et un fait incontournable et elle est aussi un bénéfice dans la mesure où plus l’échange est riche et plus il contribue à la prospérité collective et même à l’élévation de la culture. Dans une société économiquement saine, l’interdépendance ne serait jamais sentie comme un poids, ni même comme une nécessité, mais comme un lien d’unité entre les hommes et l’expression d’une solidarité mutuelle entre les êtres humains. Enfin, dernier point important à considérer : l’interdépendance entre les êtres humains recouvre non seulement les échanges qui reçoivent une évaluation économique, mais elle enveloppe aussi toutes les formes de relations de l’ordre du don et de la gratuité.  La vie est échange et relation. Lors d’une catastrophe naturelle, il n’y a plus de « consommateurs » et de « producteurs ». Quand il s’agit d’éteindre le feu, de déblayer de l’eau, de sortir des blessés des décombres, nous n’avons pas le sentiment d’être « endetté » vis-à-vis de proches, des voisins, des inconnus ou des pompiers, nous prenons plutôt conscience de  l’importance de l’élan de solidarité entre les êtres humains. Pour certains, c’est l’occasion d’avoir pour la première fois l’expérience d’une relation véritablement humaine. Non marchande. Non motivée et corrompue par le profit. Sentir que nous vivons en relation. Que la vie est pleinement vivante dans la relation.

    Or cela n’a rien à voir avec le sentiment que nous éprouvons dans une situation de dépendance économique qui est plutôt de l’ordre d’une diminution de la vie. Que dire, quand le travail devient précaire, quand le chômage se répand où s’abat brutalement sur celui qui croyait son futur assuré ?... Alors que la pression énorme du surendettement était déjà là. Cet homme, réduit à une telle extrémité, devra se vendre au plus offrant ou entrer dans l’illégalité et la violence. Il y a peut être des gens qui parviennent, avec toutes sortes de fuites factices, à oublier leur situation, mais pour ceux qui n’ont pas les moyens de vivre la tête dans les nuages et le nez en l’air, une situation d’endettement est très terriblement anxiogène. Parce qu’elle oblitère complètement le futur sur lequel ils voudraient avoir le contrôle. Elle l’est d’autant plus dans une culture comme la nôtre dans laquelle on identifie la vie à des conditions de vie. La dette contribue inévitablement à dégrader les conditions de vie, dès lors que celles-ci se détériorent, l’identification ne peut que nous renvoyer l’image d’un effondrement, de notre propre infortune, d’où un sentiment irrémédiable et oppressant de dégradation. En vérité, au moment même où nous signons les papiers attestant notre faillite devant l’huissier, nous sommes toujours vivants et la vie ne vous a pas quitté. Il y aura encore demain une chaise pour s’asseoir, même si ce n’est plus le fauteuil luxueux d’autrefois parti dans la saisie ! La vie continuera. Mais nous n’avons jamais été préparés dans notre éducation pour être capable de traverser cette adversité. Nous n’avons été dressés qu’au gain et à la réussite et surtout à l’ébriété de la consommation facile. Ainsi, pour l’ego la diminution des conditions de vie est tout bonnement inacceptable et l’emprise mentale exercée par la dette est infernale. Une torture et une souffrance dont on n’échappe qu’à peine avec l’alcool, la drogue ou le divertissement.

    2) Il est important de ne jamais perdre de vue le pathos de la dette, pour la représenter uniquement  dans des abstractions économiques. Ne pas oublier cette dimension humaine et l’expérience vécue. Ce que nos politiques, qui vivent dans une relative aisance, feraient bien de ne jamais négliger. S’il est une source cuisante de souffrance, de frustrations et de révolte, c’est bien celle-là.

    Mais avant de nous aventurer plus avant, arrêtons-nous d’abord sur quelques définitions. Qu’est-ce qu’une dette ? C’est un passif dont le montant est fixé de manière précise ainsi que l’échéance qui l’accompagne, l’un et l’autre figurant devant figurer dans un contrat. Réciproquement, le concept étant parfaitement duel, au passif du créditeur correspond un actif pour le créancier, sous la forme d’une ressource qui sera versée à son bénéfice. Nous avons vu précédemment qu’il s’agit là d’un contexte qui est par excellence du ressort du droit, l’obligation de rembourser la dette ayant un statut juridique. Si j’emprunte auprès d’une personne morale une somme d’argent en signant une reconnaissance de dette, ce document devient un faire-valoir auprès d’un homme de loi si la dette n’est pas acquittée dans les conditions convenues. Le même principe vaut à toutes les échelles : que ce soit un individu, une entreprise, une institution ou un pays, on en revient toujours au même point, il faut régler les charges une fois qu’elles sont engagées, il faut payer les factures, les primes de l’assurance, les impôts, rembourser les emprunts contractés auprès d’une banque etc. Doc. Dans chaque cas de figure, on supposera en droit la responsabilité engagée de la personne morale individuelle, de même l’entreprise, l’institution, le pays seront tout aussi bien considérées comme des personnes morales. On parlera de situation de dette  pour désigner le fait que la personne morale en question se trouve en grandes difficultés de répondre à l’obligation de rendre l’équivalent de ce qu’elle a reçu, parce qu’elle n’en n’a plus les moyens.

    Seulement, il faut être très attentif sur ce point. « Rendre l’équivalent de ce que j’ai reçu » est une formule trompeuse, car une fois entrée dans le circuit du système bancaire, l’emprunteur paye la somme qu’il a emprunté, plus des intérêts. Si la dette était encadrée dans un système comme sur le modèle des LETS, l’intérêt ne serait pas présent et il n’y aurait pas d’usure : « l’équivalent de ce que j’ai reçu » serait effectivement rendu. Il en va tout autrement dans le contexte du capitalisme qui investit tout échange dans une visée de profit. En réalité, la sophistication du système est telle qu’en distribuant un prêt, le banquier ouvre trois niveaux de bénéfices : a) les intérêts qu’il a exigé, 3, 5,.. 15% sur la somme due. C’est la partie la plus visible et la seule connue du grand public. b)  Mais en créant un prêt par un jeu d’écriture, il enrichit son établissement de cette même somme en monnaie scripturale, sachant qu’il a parfaitement le droit de le faire dans le ratio qui lui est consenti (qui peut aller de 10 à 50 fois la mise de fond que la banque possède). c) Encore plus sophistiqué, il peut aussi faire en sorte de gagner plus dans la spéculation en revendant de la dette dans un panier de valeurs sur le marché boursier, comme cela s’est produit avec les subprime. Et là encore il pourra faire de l’argent à partir du contrat qui a été signé par l’emprunteur.

    Si on regarde maintenant les choses d’en bas, du côté de l’emprunteur, il n’y a pas du tout d’égalité. On dira que celui-ci doit être rationnel (c’est un mythe d’économiste) gérer son budget blabla… alors qu’il est bombardé en permanence de sollicitations à dépenser. Un bon consommateur, un consommateur docile et influençable… est toujours endetté ! Un ménage surendetté va emprunter et emprunter, sur un crédit revolving ce qu’il doit payer comme créance sur un autre crédit revolving, puis un autre et ainsi de suite, la spirale devient vite infernale. Typiquement une situation de cercle vicieux. Lorsque l’emprunteur est de moins en moins solvable, le risque de celui qui prête étant plus élevé, les taux ne font que monter, ce qui aggrave encore plus sa situation et mène droit à la faillite. Il faut le savoir et ne jamais l’oublier : la plus grande partie des actifs des banques sont constitués par des reconnaissances de dettes. Et comme c’est un terrain par avance miné, elles ont tout intérêt à les convertir en biens réels, comme le foncier.

    Dernier mot : cela ne veut pas du tout dire que pour autant le principe de l’emprunt et de la dette soit injustifié. Il l’est. Le recourt à l’endettement est légitime lorsqu’il s’agit de financer une investissement qui, une fois réalisé, sera productif et rentable (texte). Aristote disait que celui qui convoyer du blé à travers la mer jusqu’au Pirée prenait un risque. En un sens louable, le banquier assume une part de risque auprès de l’armateur qui emprunte et c’est tout à fait correct. .De même, quand il faut palier à une situation temporaire de déficit, il est tout aussi légitime d’emprunter. Ce qui importait pour Aristote, nous l’avons vu, c’est que l’échange reste en cela créateur. Donc on ne dira pas qu’en soi la dette soit mauvaise, pas plus, comme nous l’avons montré, que l’argent est mauvais. Par contre, ce qui serait effectivement très mauvais, c’est une situation dans laquelle l’argent serait entièrement asservi à de la dette.

B. De la monnaie comme dette

      Nous avons vu dans une leçon précédente que « l’usage de la monnaie est un crédit supposé qui porte potentiellement la dette de quelqu’un d’autre ». Si nous en restons dans ce qu’Aristote appelle l’art d'acquérir naturel, puisque le rôle fondamental de la monnaie est de fluidifier l’échange, ce qui importe ce n’est pas tant la monnaie elle-même, mais ce qui est transporté à travers elle. Si donc l’artisan qui travaille le cuir vend  sur le marché une paire de sandales au boulanger, l’argent qu’il reçoit est ce que le boulanger lui doit. Mais l’avantage, c’est qu’il contient en quelque sorte la potentialité de lui acheter en retour du pain ! La création de l’argent n’est saine que comme objectivation d’une valeur qui existe déjà dont elle représente le crédit et sa circulation, tout comme le sang dans l’organisme, est censée distribuer la prospérité. A la limite, si le boulanger a emprunté honnêtement au banquier, on s’y retrouvera encore… il peut par là agrandir son entreprise et faire des gâteaux ! Il y aura création de valeur.

    1) Seulement, d’évidence nous ne sommes plus du tout dans cette configuration et en disant « l’usage de la monnaie est un crédit supposé qui porte potentiellement la dette de quelqu’un d’autre », il faut peser très lourdement sur le mot dette dans un sens différent, tellement, qu’il implique tout le tissu économique mondial. Pour le comprendre, il faut adopter un point de vue systémique et affronter un degré, pas seulement de complexité, mais de complications inouïes. Une complication qui va bien au-delà de ce qu’Aristote appelait l’art d'acquérir non-naturel.

    Sans trop vouloir jouer sur les mots, disons que sur ce point… nous avons une dette envers Paul Grignon et son petit film d’animation l’Argent comme Dette. Nous y avons déjà fait allusion, mais il faut y revenir une fois de plus. Surtout dans notre contexte pour bien comprendre la teneur de l’effondrement en cours.

    Dans l’opinion commune, c’est-à-dire ce que « on » pense sans y avoir sérieusement réfléchi, l’argent est une certaine somme que par prudence nous préférons voir stockée dans un endroit sûr plutôt que de la planquer sous un matelas, c’est un dépôt à la banque. Nous croyons que la qualification de la banque comme dépositaire de notre argent est une définition correcte de son activité. Malheureusement ce n’est qu’une faible partie de la vérité et pour tout dire, ce type de croyance est archaïque. Il y a belle lurette que cette fonction de la banque a été éclipsée par d’autres bien plus importantes, mais il est par contre exact que c’est une justification qui permet de satisfaire notre raison quant au bien fondé de cette institution.

    Revenons à l’histoire de l’orfèvre. (texte) Manipulant de l’or, il possédait un coffre pour le garder. Comme les temps étaient rudes et les mœurs violentes, il proposa aux villageois de leur louer un espace dans son coffre pour y entreposer leur or en sécurité. En contrepartie, il donnerait à chacun un reçu mentionnant le poids d’or déposé et il demanderait un intérêt pour le dépôt. Ce type d’activité d’abord annexe, devint vite bien plus profitable que de manipuler le métal précieux et il devint très riche. Ce qui ne manquât pas d’éveiller les soupçons. Comment peut-on être si riche à ne rien faire ? Les villageois crurent que l’orfèvre avait vendu leur or. Ils se précipitèrent à sa porte, mais furent dépités, car ils constatèrent qu’en fait leur or n’avait pas disparu, il était toujours dans le coffre. Comment l’affaire pouvait-elle s’arranger ? « Au lieu de retirer leur or, les dépositaires exigèrent que l'orfèvre, dorénavant leur banquier, partage ses profits avec eux en leur payant une partie des intérêts. (texte) Ce fut le début du système bancaire. Le banquier payait un faible taux d'intérêt sur les dépôts d'argent des clients, qu'il prêtait ensuite à un taux plus élevé. La différence couvrait les coûts des opérations ainsi que les profits. La logique du système était simple et cela semblait un moyen raisonnable de satisfaire les demandes de crédit ».

    Jusque là, rien à redire. Mais l’histoire nous dit que le banquier devint de plus en plus avide, et qu'il était très malin. Les déposants ne venaient que rarement chercher leur or et trouvaient plus pratique de s’échanger entre eux les coupons représentant l’or qui devenaient peu à peu un substitut pour  l’échange. Il pensa donc qu’il pouvait sans problème émettre plus de coupons qu’il n’y avait d’or dans son coffre. Personne n’y verrait rien et il gagnerait beaucoup plus avec les crédits. Il suffisait qu’il n’y ait pas de ruée vers la banque et ses affaires pourraient prospérer. L’opération était manifestement frauduleuse, mais on supposera ici que l’intégrité en ces temps devait finir par céder devant l’avidité du profit. L’avidité se voyaient effet  nourrie de perspective inouïe de pouvoir gagner encore et toujours plus en faisant « travailler l’argent » sans avoir à travailler soi-même au sens traditionnel. C’était extrêmement tentant. Cette pratique, au lieu d’être condamnée fut légalisée et il fallu très peu de temps pour qu’elle soit considérée comme « normale ». Les affaires sont les affaires disaient les bourgeois ! Un boulevard était désormais ouvert à l’ingéniosité spéculative des banquiers pour inventer toutes sortes de produits fondés sur la même combine.

    « Ce nouveau schéma fonctionna parfaitement, et le banquier devient immensément riche grâce aux intérêts sur des prêts d'or qui n'existaient pas. L'idée que le banquier puisse créer de l'argent à partir de rien (texte) était trop inimaginable pour être crue. Donc pendant longtemps cette pensée ne traversa pas l'esprit des gens. Mais le pouvoir d'inventer de l'argent monta à la tête du banquier... l'ampleur des prêts accordés et sa richesse affichée déclencha à nouveau des suspicions. Certains emprunteurs commencèrent à demander de l'or véritable à la place des représentations papier. Les rumeurs se propagèrent. Un jour beaucoup de riches dépositaires vinrent simultanément retirer leur or. C'en était fini.

    Un océan de titulaires de reçus déferla dans les rues jouxtant les portes closes de la banque. Hélas le banquier n'avait pas assez d'or et d'argent pour honorer tous les reçus qu'il avait placés dans leurs mains. C'est ce qu'on appelle l'assaut de la banque, et c'est ce que chaque banquier redoute. Ce phénomène d'assaut a ruiné des banques individuelles, et… a fortement détérioré la confiance publique envers les banquiers. Il eût été simple de rendre illégale la pratique de la création d'argent ex nihilo mais les larges volumes de crédit que les banquiers offraient étaient devenus essentiels au succès de l'expansion commerciale de l'Europe, donc à la place cette pratique a été légalisée et régulée ».

    « La limite était quand même bien supérieure à la valeur totale de l'or et l'argent entreposés dans le coffre ; souvent le rapport était de 9 dollars fictifs pour 1 dollar réel d'or. Ces régulations étaient soutenues par des inspections surprises. Il était également convenu que dans le cas d'un assaut, des banques centrales aideraient les banques locales avec des transfusions d'urgence d'or. C'est seulement en cas d'assaut simultané sur plusieurs banques, que la bulle de crédit imploserait et que le système serait anéanti ».

    2) Nous comprenons mieux pourquoi la plus grande partie des actifs  des banques sont constitués par des reconnaissances de dettes. Pourquoi le système  de réserve fractionnaire  est devenu universel. Et même pourquoi le ratio de 9 : 1 donné en exemple doit être un chiffre très en dessous de la réalité.

    Mettons qu’à partir d’une mise de fond élémentaire, la banque puisse prêter 9x sa base monétaire. L’emprunteur vient à la banque, signe un contrat qui fixe les termes de son endettement et repart avec un chèque dont la seule validité repose sur le contrat lui-même en bonne et due forme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la dette devient la richesse de la banque. Plus elle émet de crédit et plus elle pense donner consistance à ses fonds propres en s’appuyant sur la dette de ses clients. En vertu de l’obligation contractée, si jamais un créancier se trouve dans une situation financière difficile, la banque pourra se permettre de faire payer des agios (!) et en cas de faillite complète, engager une procédure de saisie. Elle se retrouvera alors par exemple avec la maison et les biens du créancier (!!). Donc de la richesse réelle en patrimoine, ce qui est quand même très fort quand on sait que le crédit a été ouvert dans un jeu d’écriture sur un clavier. Ex nihilo. Elle a tout intérêt à gagner le plus possible de clients, non pas, comme on pourrait le croire, parce que plus d’argent est déposé, (ce que l’on dira gentiment en public) mais parce qu’il sera possible de proposer une multitude de crédits.

    Venons à ce qui est encore plus ahurissant. Quand le chèque est émis par la banque pour l’emprunteur, que devient-il ? Il est déposé dans une autre banque où il devient un crédit sur un compte de cette banque. Or le système bancaire est bien un système, une toile d’araignée où tous les acteurs sont connectés et interconnectés à des araignées reines, les banques centrales. « Le système bancaire fonctionne en boucle fermée, les crédits créés dans une banque deviennent des dépôts dans une autre, et réciproquement. Dans un monde théorique d'échanges parfaitement uniformes, l'effet ultime serait exactement le même que si l'ensemble du processus avait lieu au sein d'une banque unique ; c'est-à-dire que la réserve initiale à la banque centrale d'un peu plus de 1100 dollars permet au système de collecter des intérêts sur jusqu'à 100 000 dollars… qu'il n'a jamais eus ». Ainsi s’explique l’amplification exponentielle de la monnaie scripturale et la place qu’elle occupe sur le marché de l’argent. En bref, c’est un droit qu’elles ont acquis, « les banques peuvent créer autant d'argent que nous pouvons en emprunter », mais l’incroyable légèreté du geste qui leur permet de le faire est compensé par le poids de la dette imposée au client qui devra, mois après mois, années après années, payer le crédit. Toutefois, les banques ne peuvent créer de l’argent que s’il y a une demande de prêt venant de l’extérieur, qu’il s’agisse d’un particulier, d’une entreprise ou d’un État. Elles ne peuvent pas se faire crédit à elle-même. Elles sont donc elles aussi soumises aussi au poids de la dette si elles accordent trop de crédits et qu’ils ne sont pas remboursés. Ce qui les conduit tout droit à la banqueroute.

    Nous pourrions penser que l’État, en tant que pouvoir Souverain, est (par définition) au-dessus du pouvoir financier. Mais ce n’est pas vrai. Pendant un temps, la création de la monnaie fiduciaire a été un des pouvoirs régaliens de l’État. A cette époque, la monnaie était indexée sur ce qu’on appelait l’étalon or. (texte) Le système bancaire a réussi à faire sauter les deux verrous. Les banques centrales sont devenues autonomes et l’autorisation de faire tourner la planche à billets indépendamment d’un étalon or et de la richesse réelle des États admise. On comptait sur la science des économistes pour réguler le marché, avec la croyance que celui-ci se régulait tout seul de toute manière! L’État perdant sa souveraineté devenait comme l’individu ou l’entreprise, un créancier comme un autre. Si les ressources de l’impôt étaient insuffisante, il devait lui aussi emprunter aux banques pour parvenir se financer. Le principe de l’argent dette avait phagocyté tout le système économique qui était devenu complètement esclave du pouvoir financier. Nous l’avons déjà dit, l’argent peut devenir un instrument de pouvoir, puisqu’il représente une relation d’obligation entre individus. 

    Bien sûr, objectera-t-on, cet argent créé dans la dette est détruit quand le crédit est remboursé et une gestion raisonnable recommande de ne pas emprunter au-delà de ses capacités de remboursements. Mais nous ne sommes pas raisonnable et s’il est bien quelque chose qui de part en part n’est pas rationnel, c’est le capitalisme lui-même. Il serait sage et intelligent de limiter l’argent en circulation à une représentation correcte de la richesse réelle, mais c’est tout le contraire qui a lieu, car 95% de l’argent qui circule n’a aucun rapport avec des richesses réelles et n’est qu’une création virtuelle.

    Et la cerise sur le gâteau, le système s'est emballé dans une démence spéculative exponentielle. Dans la droite ligne de ce que nous venons de voir, de nouveaux rapports économiques se sont formés. Il est devenu impossible de raisonner en opposant, comme dans le marxisme, d’un côté le travail et de l’autre le capital. a) D’abord parce qu’il y a trois catégories. Le capitalisme implique un « système de répartition du surplus économique (la richesse nouvellement créée) entre les trois grands groupes d'acteurs que constituent les salariés, qui reçoivent un salaire, les dirigeants d'entreprise (« entrepreneurs » ou « industriels »), qui perçoivent un bénéfice, et les investisseurs ou actionnaires (qu'on appelle encore « capitalistes » parce qu'ils procurent... le capital), à qui on verse des intérêts ou des dividendes ». Le concept d’actionnaire est apparu au moment où les industriels qui produisaient la richesse se sont mis à lorgner sur les banquiers. Ils ont compris qu’il était intéressant de détourner une part significative de leurs profits pour faire des placements en Bourse. Au fil des décennies, conditionnement ambiant oblige, l’idée que la vocation du profit était d’aller sur les tables de jeux du casino de la spéculation s’imposât. Le rêve de l’entrepreneur c’est d’être un jour coté en Bourse !  Il allait devenir peu à peu l’otage de ses actionnaires et son asservissement au système financier allait être total. Or à cet étage du système bancaire nouvellement créé, on pouvait désormais manipuler toutes les valeurs convertibles en action mais avec pour seule règle… le jeu ! b) Et, ( c’est la seconde raison), tout le monde s’est mis à boursicoter ou à être, par un biais ou un autre (assurance, petites économies, retraite etc.) lié au marché spéculatif. Le décalage entre l’économie réelle et la sphère de la finance ne faisait que s’accroître démesurément tandis que des économistes s’échinaient à vouloir nous persuader que tout le monde y gagnerait et l’on se battait pour que le nec plus ultra de la jeunesse rejoigne la haute finance, symbole de réussite par excellence.

C. Inévitable effondrement

Quiconque examine sérieusement, documents à l’appui, avec un temps soit peu d’attention le système économique actuel y va au péril de sa raison. « C’est un truc de fou » comme dirait l’autre ! Tellement éloigné du bien commun que l’on se demande comment nous avons pu accepter un tel degré d’asservissement à l’égard d’un système dont les incohérences et les contradictions sont manifestes. Et là encore, il nous faut revenir au principe de la dette en tant qu’obligation morale. Il n’est pire servitude que celle que les hommes s’imposent en s’inclinant devant la nécessité de rembourser une dette. Fatalité inscrite dans le droit et qui est escortée par la puissance de la police. Images tragiques de Capitalism a love story, (texte) de ces américains ordinaires, barricadés dans leur maison en l’attende de l’assaut à coup de barre de fer du chérif du comté qui doit les jeter dehors parce que la banque réclame leur maison. Traites non-payées. Exécution massive pour subprime. Allez dormir dans votre 4X4 ! Ou camper sous la tente à Cleveland ! Vous êtes en procédure de saisie. 

1) Il s’en faut de beaucoup pour que toute dette soit légitime. Une dette n’est légitime que si elle est contractée dans le cadre de la loi et dans des conditions moralement recevables. En théorie du droit, on reconnaît le concept de dette odieuse. Par dette odieuse, on entend la théorie juridique qui stipule que si un gouvernement prend une dette pour des objectifs qui ne servent pas le bien commun de sa population, cette dette ne répond pas aux lois de remboursement et ne doit pas être remboursée. Quand un potentat s’est installé, suite à un putsch militaire, qu’il a ensuite plongé son pays dans l’endettement pour guerroyer à tout va et se construire des palais, il laissera une lourde ardoise à son peuple, mais celui-ci peut légitimement  refuser de rembourser ce pourquoi il n’a jamais passé contrat. (texte)

Reformulons. L’État n’a de sens que comme pouvoir Souverain. La Souveraineté implique que l’exercice du pouvoir politique émane de la volonté générale et demeure au service du bien commun. S’il est avéré que les objectifs d’un gouvernement sont clairement dévolu au profit d’un intérêt privé, au détriment du bien commun, pourquoi les citoyens devraient-il payer les dettes qui leur correspondent ? A ce compte, pourquoi ne pas aussi leur faire payer les dettes de jeu d’un ministre qui joue au poker ? Les banques spéculatives constituent des intérêts privés. Le risque spéculatif, avec ses magouilles, ses hauts et ses bas relève de l’intérêt privé. Il est amplement démontré que les spéculateurs peuvent jouer contre le bien commun d’un État et même gagner beaucoup sur sa faillite.  Ce qui dynamise leurs gains, c’est seulement le différentiel des écarts de cotations sur le marché. C’est tout. Aucune corrélation avec le bien commun. Au nom de quel droit demande-t-on au citoyen de renflouer des banques au bord du dépôt de bilan pour leurs opérations ratées ? Si l’État doit aider quelqu’un, ce devrait être le citoyen floué par des malversations bancaires, non pas les banques elles-mêmes. Non ? Il appartient aux attributions d’un pouvoir démocratique d’inscrire son action dans le sens de la prospérité de la nation, ce qui implique nécessairement prendre soin de l’économie réelle et non de la finance spéculative. Quand le système est à ce point malade que la purge par la faillite des bad bank est inéluctable, on comprend mal pourquoi l’État volerait au secours des spéculateurs alors que ce sont eux qui sont responsables du cancer généralisé qui se répand dans l’économie.

2) Paul Jorion, dans Le Capitalisme à l'Agonie, donne une raison supplémentaire. Chacun comprendra aisément que le droit n’a pas à soutenir ni appuyer les dettes de jeu. Si un parieur dilapide toute sa fortune aux courses, il ne peut pas invoquer le droit pour exiger de se faire rembourser pour les dettes accumulées. Le gagnant ne peut pas aller devant les tribunaux si le perdant ne règle pas sa dette. Il a accepté les règles qui font qu’un pari peut être gagné ou perdu. Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Les obligations d’une dette de jeu sont nulles et non avenues devant la loi.

Or nous avons montré précédemment que la spéculation financière dans son principe même relève du jeu. Le jeu est une virtualité ludique, ce n’est pas le sérieux de l’économie réelle sur lequel le droit peut s’appliquer. Celui qui prétend démontrer le contraire est soit ignorant, de mauvaise foi, ou bien affairiste et économiste. La spéculation consiste tout simplement à parier sur des fluctuations de prix. De tout ce qui peut avoir un prix. Au nom du bien commun qui doit être protégé contre les risques, la loi se devait justement d’interdire tout pari qui porterait sur des effets publics.

L’article 421 du Code pénal stipule :

« Les paris qui auraient été faits sur la hausse ou la  baisse des effets publics seront punis de peines portées par l’art. 419 ».

Au XIX ème siècle, cela voulait dire de un mois à un an de prison, une amende de 500 à 10. 000 francs… et une surveillance des coupables par la police pendant une durée de deux à cinq ans ! Commentaire de Paul Jorion : « Jusqu’au 28 mars 1885, date à laquelle les articles 421 et 422 seront abrogés, les paris sur les fluctuations de prix sont interdits en France ».

Que dit l’article 422 ?

    « Sera réputé pari de ce genre toute convention de vendre ou de livrer des effets publics qui ne seront pas prouvés par le vendeur avoir existé à sa disposition au temps de la convention, ou avoir dû s’y trouver au moment de la livraison ».

    Il s’agit de ce que nous appelons aujourd’hui la vente à découvert nue. Ce dernier mot souligne « l’absence des titres ou de la marchandise qui sont vendus. Le souci du législateur, on l’aura compris, est que nul ne vende ce dont il n’est point propriétaire ».

    En 1801 Napoléon était viscéralement hostile à ce genre de trafic jouant sur la vente de titres à la hausse ou à la baisse. Il y voyait une malveillance contre le gouvernement et un avilissement des effets publics. En face à lui, il y avait Mollien qui deviendra par la suite ministre du Trésor public et le restera jusqu’en 1814. Or Mollien avait passé cinq ans en exil en Angleterre et il avait eu amplement le temps de se familiariser avec les théories d’Adam Smith. Il s’en faisait ouvertement le porte-parole enthousiaste. Or, comme chacun sait, le libéralisme d’Adam Smith soutient qu’il faut sévèrement limiter l’autorité de l’État et laisser toute latitude aux particuliers. Tout le contraire des orientations dominatrices de Napoléon.

    La bataille allait être rude pour que la spéculation finisse par être autorisée. Dans l’intervalle, la question qui allait torturer les juges était : Où finit la spéculation licite ? Où commence le jeu ? Dans la pratique, les juges, en mettant en avant le statut social des plaignants, déviaient toujours vers l’argument d’autorité. En gros, cela revient à dire : si A est un rentier avec une fortune solide, ses opérations seront sérieuses et licites, si B est de situation très modeste, l’opération sera répudiée comme indigne et ramenée au jeu. En 1882, la jurisprudence, selon Bittard des Portes, « aboutit à cette conséquence singulière : elle tend à légaliser le jeu pour peu qu’il n’excède pas les forces du joueur » !

    Mais la pression irrésistible qui conduira à l’abrogation de l’article mentionné ci-dessus, c’est le développement de ce que l’on a appelé La Coulisse. Qu’est-ce que c’est ? Ni plus ni moins qu’une bourse illégale, parallèle à la Bourse officielle, et dont le développement fut extraordinaire. Ce qui mène finalement à l’abrogation souhaitée ardemment par le monde des affaires, la loi devant « se façonner aux mœurs nouvelles ». Désormais l’excitation du jeu spéculatif allait devenir le moteur de l’économie. La France était un des derniers pays à résister à

------------------------------ la libération d’une colossale pulsion d’avidité. Et comme le jeu spéculatif prenait de plus en plus de place dans l’économie, bientôt on assisterait au gonflement démesuré de dettes de jeu, sauf que plus personne n’aurait l’idée de les appeler ainsi. On irait même jusqu’à les désigner comme… des dettes publiques ! Ce qui permettrait de faire appel au civisme des citoyens pour les payer !!

    3) Si, en théorie, le pouvoir politique est Souverain et qu’un gouvernement bien visible est là sous le regard des médias pour veiller au bien commun, en pratique, comme le voulait Bernays, les démocraties obéissent à un « gouvernement invisible », à ceux qui « qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider ». Texte écrit en 1928 et pas par un « conspirationniste », bien au contraire ! Il ne fait aucun doute que la sphère de la finance est ce « gouvernement invisible ». Elle tient entre ses mains la souveraineté des États, elle n’autorise que les décisions qui concerne son bien propre et son pouvoir d’influence est supérieur à celui de l’opinion publique. On arrive même au paradoxe suivant : les institutions financières sont trop importantes pour que l’on puisse leur permettre une faillite, too big to fail, et trop importantes pour être sauvées par des États complètement anémiés par leurs problèmes budgétaires auprès de ces mêmes institutions. Comme les États sont surendettés pour des sommes gigantesques envers ces les banques, selon des règles qui sont ne sont pas différentes de celles du créancier ordinaire, les hommes politiques qui accèdent au pouvoir sont totalement dépendants du système financier et ils ont les pieds et les mains liées.

    a) La Souveraineté impliquerait au minimum que l’État emprunte directement et sans intérêts auprès d’une banque centrale. (Le seul paiement des intérêts atteint aujourd’hui des sommes démentielles). Au maximum, qu’une monnaie mondiale au service de États soit établie en supprimant toutes les velléités spéculatives dans le service du bien commun. Mais pour y parvenir il faudrait une nouvelle génération d’hommes politiques, une intégrité sans faille. Une audace peu commune pour passer du vieux système (texte) à un nouveau. Celui qui se risquera dans cette aventure ne pourra pas guère se maintenir dans la durée. La première vague de la crise déclanchée en 2007 a été dévastatrice et nous savons tous que le monde économique ne survivra pas à une seconde crise – que personne ne pourra payer. Or comme le système s’est emballé, que personne ne veut prendre les décisions qui s’imposent  et que seule l’inertie gouverne, l’effondrement viendra de lui-même.

    b) En théorie du droit, supprimer toutes les velléités spéculatives reviendrait à rétablir les articles 421 et 422 du code pénal. Or, comme le dit Paul Jorion, « ces décisions n’impliquerait nullement la disparition des marchés à termes, mais simplement l’interdiction faite aux spéculateurs d’y jouer ». En bref, les échanges pourront continuer et ils reviendront vers leur fonction première. Ce qui veut dire, ni plus ni moins, larguer les amarres avec la finance spéculative et redonner du souffle à l’économie réelle. Ce sera une rupture radicale avec le paradigme classique de l’économie. Pour les tenants de l’ancien paradigme, une telle décision est une perte de pouvoir. Selon eux, elle reviendrait à rien de moins que fermer la Bourse et jeter dans la faillite la majeure partie des banques actuelle. On comprend que le conservatisme des milieux financiers s’attachera à la préservation de ses privilèges acquis. (texte)

    c) De même, l’idée parfois avancée d’une remise de dette universelle sera énergiquement combattue par tous ceux qui veulent sauver l’ancien système. Elle a pourtant déjà été appliquée pour les pays du tiers-monde, (texte) le cadre juridique existe. Il suffit que les juristes planchent avec honnêteté et sérieux sur le concept de dette odieuse pour que l’on puisse remettre à plat l‘imbroglio actuel. (texte) Mais la volonté n’y est pas et les tenants de l’ancien paradigme trouveront mille raisons pour refuser de le faire. Et pourtant, dans un contexte de tension extrême, la voie de règlement par le droit est la plus pacifique. Or quand la frustration provoquée par la dette est à son comble, que rien n’est fait, et que les peuples voient qu’ils ne peuvent rien attendre de ceux qui les gouvernent, l’issue inéluctable est l’explosion des révoltes. D’abord sous la forme de l’indignation, les indignés veulent être entendus et quand ils ne le sont pas, on est à deux doigts du chaos et de la violence civile. Il est à craindre que leurs adversaires ne fasse le même choix : plutôt le chaos économique partout sur la planète que de renoncer aux privilèges.

    En d’autres termes, nous sommes parvenus à une situation dans laquelle le système économique, tel le système sanguin dans l’organisme, cesse de faire circuler le liquide nourricier, la prospérité au sein du corps social. Ne répondant plus aux besoins de l’économie réelle, n’étant plus sous contrôle, il n’obéit plus qu’à lui-même et à ses propres intérêts. Nous disions plus haut qu’alors le cœur ne songe plus alors qu’à thésauriser le sang, à le gonfler artificiellement sous la forme d’une poche démesurée. Jusqu’à présent, la poche éclatait régulièrement. Cela s’appelle un krach ou l’éclatement d’une bulle financière. Mais la déconnexion avec l’économie réelle, non seulement provoque l’anémie de tout l’organisme, mais la pompe financière grossit, s’hypertrophie et déploie en marge du réel, une créativité insensée dans le développement de mélanomes toxiques, de sorte que c’est le sang qui est lui-même devenu malade. Un adage économique dit que trop d’argent tue l’argent. Il faudrait ajouter que trop d’argent devenu purement virtuel, empoisonné par la dette et des métastases spéculatives, tue l’ensemble de l’économie. Mais, apparemment, les médecins qui conseillent les gouvernements ne veulent pas voir en face la progression avancée de la maladie. Comme l’a dit un commentateur, toutes les mesures prises ne font que... mettre un pansement sur une jambe de bois !

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    Débarrassons nous des illusions et sortons de la confusion actuelle. Il faut éviter de surimposer à la dette négative et à la dette odieuse les obligations morales que nous sommes en droit de reconnaître à la dette positive au sens où l’entend Mauss. Le concept de dette doit être nettement circonscrit. Il est absurde d’exiger des citoyens de reconnaître des obligations envers un système fait pour l’asservissement. Pour parler comme Rousseau, ce serait leur imposer une soumission, ou un contrat d’esclavage, ce qui ne veut rien dire, quand bien même le despotisme serait habilement déguisé. La loi elle-même même n’a de sens que si elle est raisonnable et au service du bien commun.

    On peut suivre à la trace dans l’histoire du capitalisme la progression de l’argent dette, signe indéniable de sa corruption interne. Il est probable, comme dans La Grande Implosion de Pierre Thuillier, que les historiens à venir la suivront comme la traînée de poudre qui conduisit à l’écrasement sur lui-même du système. Ils comprendront alors clairement pourquoi la seule économie qui soit véritablement humaine ne peut être que fondée sur le don et non pas sur la dette.

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Vos commentaires

Questions:

1. Faut-il faire de la dette morale une catégorie à part en la distinguant de la dette économique?

2. Peut-on trouver dans les mythes culturels une justification de la notion de dette?

3. Comment distinguer une dette légitime et illégitime?

4. Est-il possible de concevoir, au moins dans l'utopie, ce que serait un système économique sans dette?

5. Quelles seraient les implications d'une remise de dette universelle?

6. Si une remise de dette universelle n'est pas acceptable à quoi devrait-on la limiter?

7. En prenant modèle de l'aliénation du travail, en quoi consiste l'aliénation de la dette?

 

      © Philosophie et spiritualité, 2011, Serge Carfantan,
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