Leçon 156.        Travail et loisir    

    Il faut éviter de confondre travail et activité. Si nous raisonnons dans la dualité, les oppositions se marquent ainsi : activité/repos et travail/loisir. Le travail est une forme d’activité, le loisir, en est une autre. Ce qui s’oppose à l’activité, ce n’est pas le loisir, mais le repos. Le repos n’existe que de manière relative, comme besoin imposé à l’organisme pour sa régénération. Si nous n’éprouvions pas de fatigue, notre besoin de repos diminuerait et nous serions plus actif. C’est une loi métaphysique, dans l’univers l’activité est constante et rien n’est inactif. Il est strictement impossible d’échapper à l’activité. Le seul fait de respirer est déjà une activité. A chaque instant, notre corps est engagé dans une extraordinaire activité d’échanges. De ce point de vue, le repos « absolu »,  (R) c’est la mort. Et encore. De fait, cela n’existe pas. Un cadavre qui se décompose est encore le siège d’une intense activité !

    Il est d’usage de considérer le travail comme une forme d’activité  dont la motivation est « économique », (texte) tandis que le loisir est une activité qui est motivée par le « plaisir ». En partant de ce point de vue, si je cultive des légumes dans mon jardin, si je bricole dans mon garage, c’est un loisir ; mais si je porte les légumes au marché pour les vendre et si je vends les voitures que je retape dans mon atelier, c’est un travail. On dit alors : « tout travail mérite salaire » ! Bref, dans le sens commun, on est sensé faire des efforts en travaillant, pour gagner de l’argent ; en contrepartie, on gagne le droit d’avoir le plus possible de loisir… pour le dépenser !

    La définition est très superficielle. Elle est le reflet de la postmodernité et de sa mentalité dominante, dans la figure typique du consommateur. Dès que la passion est présente, ce que l’on appelle « loisir » peut fort bien comporter un travail acharné ; pensez au musicien qui fait des exercices pendant des heures et répète. Inversement, certains travaux dans lesquels l’homme est confiné à une  surveillance d’un écran, ressemblent fort à ce que l’on entend par « loisir » le plus souvent : S’enfoncer sur un canapé pour regarder la télévision. Alors ? N’est-ce pas pour compenser un travail ennuyeux que nous accordons tant d’importance au loisir ? Ce qui reste problématique car, si le travail n’a pas de sens, le loisir peut-il seulement en avoir un ?

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A. De l'expérience consciente du travail

    Quand avons-nous le sentiment de travailler ? Nous pourrions prendre cette question par la négative : quand ce n’est pas une punition, quand nous ne nous contentons pas d’un effort stérile, quand notre activité n’est pas inutile ou dépourvue de sens. Dit autrement, nous avons le sentiment de travailler quand l’activité est hautement gratifiante, quand l’effort accomplit s’achève dans une œuvre, quand nous sommes assurés d’avoir effectivement contribué à un bienfait utile à tous, quand notre activité est riche et pleine de sens. Mais cela suffit-il pour nous dire ce qu’est le travail ?

    1)  Ce point de départ nous reconduit vers quelques observations utiles. « L’effort pour l’effort », cela n’a guère de sens. Harponner un écolier pour lui dire de travailler, comme un sergent ferait une harangue au soldat pour lui faire faire trois fois le tour de la caserne, ce n’est guère motivant. Ce qui manque, c’est au minimum une bonne raison. Mais ce n’est pas assez. Au degré le plus élevé, ce qui est réellement parfaitement suffisant, c’est l’enthousiasme à faire une chose, avec pour seul moteur le plaisir de le faire.  Ainsi, le poids de la contrainte sociale ne valide pas le sentiment intérieur du travail. Considéré à part, l’effort peut aussi être désordonné ; ou bien, il peut être une manière de décharger un surplus inutilisé de force vitale. Bref, être une forme de défoulement. L’effort pour l’effort peut n’être que compulsif : quand le sujet se fait une obligation impérieuse de s’épuiser sur un engin de bodybuilding, où qu’il s’impose de courir à heures fixes, sans réel plaisir, mais parce qu’il faut le faire, ce n’est pas vraiment sensé. Malgré l’effort, ce n’est pas vraiment du travail. Si c’est une voix dans mon esprit qui anxieusement me dit que je dois le faire, sinon je vais être très mal, ce n’est pas un travail, c’est une fuite de mon malaise dans un dérivatif. (texte)

    L’effort complètement désordonné et soumis au hasard n’ayant guère de poids de sens, vire vers une catégorie qui est celle du divertissement. Dans le divertissement en effet, nous acceptons désordre et hasard comme composante du jeu. Un degré plus bas dans la déconstruction de l’activité, et il ne reste plus que la passivité, comme chez le téléspectateur qui regarde tout et n’importe quoi, au hasard, sans même choisir son programme. Zéro degré d’investissement, 100% de divertissement. Aucun travail et pas d’utilité non plus.

    Le joueur scotché à l’écran peut lutter contre le sommeil, s’exciter nerveusement sur sa manette de jeu pendant des heures et sentir par après, qu’il n’a fait que tuer le temps. Il peut alors dans sa solitude goûter de cette amertume qui lui dit que tout cela n’a aucune utilité réelle et n’a peut être aucun sens. Alors, le meilleur moyen de l’oublier… c’est d’y retourner ! Et d’oubli en oubli, on en arrive à l’addiction complète. Personne ne fera ici l’expérience d’avoir travaillé.

    Demander à un homme de construire un mur, puis une fois terminé, de le détruire, pour après, exiger qu’il recommence, c’est assurément l’enfermer dans une activité non seulement inutile, mais carrément absurde. Pour vous saboter le moral, il n’y a rien de tel ! D’où, au minimum, l’ennui présent dans toute activité perçue comme inutile. Il y a un peu de cela dans la vie de Milarépa au Tibet, mais avec une nuance qui fait toute la différence. Milarépa avait été un bandit de grand chemin et un assassin avant qu’il ne se tourne vers la voie du dharma. Son maître lui imposa ce genre d’épreuve, (construire une tour et la détruire), pour « brûler » le mauvais karma accumulé par ses actions antérieures. C’est la traversée d’épreuves en apparence absurdes qui permit sa transformation morale et spirituelle.

    Inversement, il est étonnant d’observer quel contentement presque enfantin brille dans le regard du celui qui trouve une vraie satisfaction dans les petites choses faites avec soin. C’est la satisfaction du jardinier tout fier du bel alignement de ses arbustes bien taillés, ou celui du cuisinier rayonnant d’avoir réussi sa tarte fourrée et qui la présente ensuite à ses invités ! « J’ai bien travaillé ! ». Quand nous parlons d’œuvre, nous pensons d’ordinaire au peintre qui donne le dernière coup de pinceau à une toile, ou encore au musicien qui vient d’achever sa partition,  au poète très content d’un petit zeste de génie déposé  au fil d’une page particulièrement inspirée. Ou encore, nous penserons à la somme colossale de travail d’un historien dans une saga de plusieurs volumes. Nous penserons aussi à une réalisation scientifique brillante et à ce qu’il en a coûté de nuits blanches et de labeur de bénédictin. C’est vrai qu’il y a bien gratification et que le mot œuvre a un sens ; mais à y regarder de près, tout ce qui est bien fait, tout ce qui est fait avec amour participe aussi de l’œuvre. La découverte est léguée à l’humanité. L’œuvre d’art a une dignité suréminente et elle assure à son auteur une reconnaissance sociale évidente. Mais ce n’est pas l’essentiel. La joie d’inventer est dans l’invention, la joie de créer est dans la création, et pas dans l’évaluation de son résultat. Cependant, il est indéniable qu’il existe une joie d’avoir réalisé quelque chose qui puisse être utile à d’autres, une joie profonde, parce qu’elle coïncide avec un effacement de l’ego dans le mouvement du don. Offrir à l’humanité une œuvre de valeur, c’est être traversé par le don et avoir le sentiment vrai du travail. L’œuvre caritative est œuvre en ce sens. Nous ne dirons pas que le bénévole qui s’occupe de la misère humaine ne travaille pas, ni que ce qu’il fait ne contribue pas en un sens à une œuvre.

    Si nous ne considérons que le vécu en lui-même, il est incontestable que celui qui agit au sens plein de l’Acte a bien le sentiment d’avoir travaillé, même si cela ne lui rapporte rien financièrement. Par contre, si seul le profit a de la valeur, pour déprécier le travail et le vider de sa substance, la recette est simple : donnez donc à l’homme une tâche mécanique qu’il fera sans plaisir, faites qu’en permanence il ait le sentiment que ce qu’il produit n’a pas vraiment de sens, privez le de la dimension de l’œuvre et par-dessus le marché, harcelez-le en lui disant que ce qu’il fait ne sert à rien ! Ce serait sadique. Fort heureusement, je suppose que dans notre monde béni de la société de consommation, nous ne pouvons plus raisonner ainsi.  Ce serait cruel... Diabolique!

    ---------------2) Le problème, c’est que de fait, nous en sommes là. Et attention. Pas seulement parce qu’il y a des centaines de millions de personnes dans le monde qui travaillent sur des chaînes de productions. Pas seulement  parce qu’il existe des contremaîtres et des chefs à mentalité de caporal. Ni parce que l’encadrement humain en entreprise soumet à une telle pression la productivité que seul compte le chiffre et le rendement. Pas seulement non plus parce que le « marché de l’emploi » se réduit comme une peau de chagrin et que jeunes, comme moins jeunes, pensent devoir se résigner à exercer un emploi sans intérêt et sans avenir,  pour la seule raison qu’il faut bien se donner des moyens de subsistance. Il n’y a pas de doute sur le fait que la technicisation du travail a des répercussions humaines colossales qui tendent à éliminer le travail vivant au profit de la fonctionnalité mécanique. Mais en plus, et de manière plus fondamentale encore, nous vivons dans une société qui a entrepris de désinvestir peu à peu la valeur du travail, pour investir massivement la valeur du loisir. La crise du travail est une crise spirituelle.

    Nous l’avons vu avec Lipovesky, au XIX ème siècle sur les tombes, on pouvait écrire : « le travail fut sa vie ». Par-delà les clivages idéologiques, tous les régimes encensaient les bienfaits du travail et  les valeurs d’abnégation, de patience et de persévérance qui lui étaient attaché. Désormais, nous avons adopté la devise : « la vie commence après le travail ». « L’évangile du travail a été détrôné par la valorisation sociale du bien-être, des loisirs et du temps libre». Cette profonde mutation des mentalités est caractéristique des « valeurs individualistes-hédonistes-consommatives» qui sous-tendent les sociétés postmodernes. Ainsi, « la boutade de Tristan Bernard, « l’homme n’est pas fait pour travailler, la preuve, c’est que ça le fatigue, est devenue, en un sens, un credo de masse de l’ère postmoraliste ». Ce n’est plus du tout une boutade, c’est une affirmation au premier degré. La question que se pose  les lycéens au sujet du travail n’est pas : « comment parvenir à trouver ma voie vers une profession qui  soit tout à la fois utile et m’apporte de vraie satisfaction ? »  C’est peut être la question que nous aimerions qu’ils posent, mais seule une partie d’entre eux raisonnent ainsi. Ce qu’ils pensent le plus souvent, mais ne disent pas ouvertement c’est plutôt : « vers quoi se diriger pour gagner le plus possible et en profiter pour mener une vie confortable ?». Ou encore : « comment peut-on se débrouiller pour profiter de tous les avantages de la consommation… sans avoir besoin de travailler pour ça ? ». L’implicite c’est : le travail, c’est seulement un moyen pour avoir de l’argent et l’argent est le moyen de satisfaire aux besoins de la vie et de se donner des loisirs. Donc, s’il faut  travailler pour avoir de l’argent, passe encore, cela donne au travail une certaine justification, mais quant à lui donner une valeur en soi, c’est tout à fait autre chose. A ce stade, c’est de l’ordre d’un choix personnel, d’un choix éthique en somme. Qui vous met tout de suite en marge, car ce n’est pas ce qui traîne dans la mentalité commune.  Conséquence : qu’il existe des formes de travail aliénant, cela ne choque finalement pas beaucoup, si on considère que le travail de toute façon n’a pas de valeur. Et le résultat, c’est que ceux qui sont dorlotés dans cette manière de voir sont si bien conditionnés par avance, qu’ils iront faire des petits boulots ingrats, ennuyeux, sans intérêt, sans trop se plaindre. De toute façon,  on leur a dit que la vraie vie est ailleurs ! Pas dans le travail. S’il faut une vertu de patience, ce n’est donc pas pour travailler, c’est pour attendre que le temps de travail soit fini ! (texte)

    Problème : cet ailleurs est un peu bref quand on travaille onze mois sur douze ! Ce sont des heures par jour et des années de vie. Il serait quand même souhaitable que le travail soit un lieu de joie et pas une enceinte de labeur pénible. Dans ces conditions, il y a très peu de chance que le loisir parvienne à compenser  un travail stupide et impersonnel. Conséquemment, il faut vraiment s’en faire une religion du loisir, pour croire y trouver le salut ! Ce pourrait aussi bien être une illusion. Mais ce qui est merveilleux avec le monde de la consommation de la publicité, c’est que tout sera fait pour vous persuader que vous avez trente mille fois raison de préférer le loisir au travail ! Il faut y croire. C’est tout ce que l’on peut attendre d’un consommateur obéissant : que son malaise au travail soit profond, qu’il soit insatisfait, frustré, dans son activité quotidienne, pour qu’en dehors, il compense massivement en consommant, sous la forme la plus écervelée possible. Il faut et il suffit alors de créer une industrie sur la compensation : cela s’appelle l’industrie du loisir. Vendre massivement de l’illusion sous la forme de leurres : des objets qui seront là pour vous donner cette satisfaction dont vous êtes en permanence privé dans le cadre du travail.  

    Je reprend la question initiale dont nous sommes partis : le loisir peut-il avoir un sens, quand le travail n’en n’a pas ? Cette question commence à prendre un sens. Si nous entretenons une division radicale entre le travail et la vie, si nous réduisons la vie au loisir et le loisir au divertissement ; par quel miracle le loisir va-t-il parvenir à donner un sens à notre existence ?

B. L’utopie du loisir

    Dans Le Principe Espérance, Ernst Bloch se livre à une apologie de l’utopie. Il revisite, sur le mode messianique, tous les classiques pour évoquer les promesses de l’humanité à venir. Ce qui l’amène par exemple à prolonger l’élan du marxisme dans la vision d’une société heureuse qui promettrait à chacun le loisir comme fin ultime. Il serait en effet tentant de considérer que la fin de l’Histoire réside dans l’accomplissement d’une société hédoniste.

    1) Ernst Bloch voit dans le loisir le « rêve éveillé d’une vie parfaite », qu’il confond avec « l’intention originaire de l’âge d’or », suivant Hegel, il va jusqu’à dire que c’est « le concept final et absolu ». Nous avons déjà étudié le dernier point. Inutile d’y revenir. Ce qui frappe, c’est surtout la première et la seconde expression. Voir dans le loisir « le rêve éveillé d’une vie parfaite » est tout à fait étrange, mais très pertinent en un sens : ce n’est que le rêve justement… et non pas la vie éveillée et parfaite ! Que l’on puisse confondre le loisir avec l’âge d’Or des mythologies, comme en Inde avec le Sat-yuga, voilà qui est… confondant !

    Si nous en restons à l’acception commune de la notion de loisir, c’est-à-dire le loisir passif, les questions se posent : Comment l’apogée de la conscience humaine pourrait-elle se confondre avec les loisirs marchands du dimanche, où toute la famille se balade de boutique en boutique dans un centre commercial ? L’âge d’or, est-ce la multiplication des parcs d’attraction, la grand-messe dans un stade de football, le jet-ski ou le golf, les soirées home-cinéma devant la télévision, la visite en bus de la capitale, les sorties en boîte de nuit ou au restaurant etc. ? Un indianiste dirait, cela, ce n’est pas le Sat-yuga, c’est le Kali-yuga. L’âge de l’ignorance. C’est décrit avec pas mal de détails dans le Bhagavat-purana.

    Qu’à cela ne tienne, poursuivons. Pour que le propos ait une perspective, il faut le situer dans le prolongement d’un système économique. La surprise, c’est que ce n’est pas le capitalisme qui est pour Ernst Bloch le cadre de l’utopie du loisir, mais le communisme. En prélude, il faut comprendre que l’avènement de la société sans classe doit faire s’évanouir la distinction entre « le travail et le loisir ». C’est elle qui « délivre l’homme du dessaisissement du travail dans lequel le travailleur lui-même se sens dessaisi de soi, aliéné, réduit à la condition de marchandise réifiée et par la malheureux dans son travail. Grâce au renversement de ce dessaisissement, la société sans classe délivre également les loisirs de leur grand vide non vécu, elle les débarrasse d’un dimanche qui correspond en tous points à la monotonie du travail (au lieu de contraster avec lui)».

    ---------------Il faut expliquer ensuite comment on peut arriver à un tel résultat. Admettons que cela soit un effet nécessaire du communisme. A partir de là, on peut nager en pleine utopie :

    « Une société qui sera arrivée là et aura dépassé le stade du travail, ne connaîtra plus pour cette raison, des dimanches et des jours de fête séparés des jours ouvrables, car de la même manière que le hobby y deviendra le métier et la fête populaire la plus belle des manifestation de la vie communautaire, de même elle pourra, dans une union heureuse avec l’esprit, vivre avec lui un quotidien de fête. »

    2) Il serait intéressant de marquer un rapprochement avec le gendre de Marx, Paul Lafargue, dans Le Droit à la Paresse. Ce livre est un pamphlet plein d’humour et non un traité qui se voudrait sérieux. Lafargue comprend très bien que l’idéologie du travail fanatique est un trait caractéristique de son siècle, par delà tous les clivages politiques. Il écrit :

    « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu… Ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit ».  (texte)

    Nous avons vu ce qu’il en était du travail selon la religion et selon la morale. Nous ne pouvons que souscrire à ce propos dans le contexte même où il a été écrit, contexte dans lequel les conditions de travail étaient terribles. Il n’est pas exagéré d’écrire : « Les ateliers modernes sont devenus des maisons idéales de correction où l’on incarcère les masses ouvrières, où l’on condamne aux travaux forcés pendant 12 et 14 heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants ! » Et cette situation perdure encore aujourd’hui. (document) Que dans ces conditions, on ait pu défendre un « droit au travail », c’est démentiel. « Des esclaves seuls eussent été capables d’une telle bassesse. Il faudrait 20 ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour concevoir un tel avilissement».

    Nous avons vu en effet que pour les grecs, le travail manuel ne faisait pas partie du but de la vie, raison pour laquelle on le confiait à des esclaves. Aristote explicitement dit que l’homme libre doit se donner du loisir, car c’est dans le loisir qu’il peut se consacrer à la contemplation et à l’art. Bref à la sphère de la Culture. Si on suit Marx, la classe aristocratique ne peut exister que parce que travaille pour elle une autre classe, celle des esclaves. Selon la dualité infrastructure/superstructure, en contexte capitaliste, le prolétariat ouvrier laisse à la classe bourgeoise le soin de profiter des produits de son travail. Le travailleur est aliéné parce qu’il devient étranger au produit de son travail qui ne bénéficie qu’au bourgeois. Continuons avec Lafargue :

    « Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s’est laissée endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation ». Ainsi, « les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer de faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin elle font la navette d’une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafaudage de faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leur bottines, décolletée à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes !»  Dans la mesure où la consommation est réservée à une élite bourgeoise fortunée, tandis que le prolétariat est laissé en dehors, on a bien cette situation décrite par Marx, d’un côté d’une exploitation éhontée du travail humain et de l’autre, une pseudo culture de l’oisiveté. La paresse est un luxe pour les riches. La contradiction est patente. Conséquemment, Lafargue avance deux idées : « il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à consommer les marchandises qu’ils produisent». 

    Mais n’est-ce pas exactement ce que le capitalisme à réussi à faire ? C’est lui qui a surmonté cette contradiction. Il a réussi tout à la fois à faire en sorte qu’il n’y ait plus de « passion extravagante » pour le travail, mais une « passion extravagante » pour le loisir ! L’ère de la consommation de masse a effectivement permis l’accès à la pléthore des productions industrielles et à ce qui autrefois était de l’ordre du luxe et du superflu. Bref, il a démocratisé l’oisiveté, pour faire du vice d’autrefois la  vertu sociale d’aujourd’hui. La postmodernité a élevé la paresse (texte) au rang d’idéal accessible à tous. Elle a donné les moyens à l’ouvrière de pouvoir jouer aux « têtes creuses livrées aux artistes capillaires ». Elle a inventé le crédit à la consommation qui permet de se payer les excentricités de la mode et de vivre pour la frime. La preuve que son triomphe a été intégral, c’est qu’elle a même réussi à élever le moyen d’incitation à la consommation, la publicité, au rang suprême d’une « culture » ! Bloch avait raison : nous avons gagné « la belle manifestation de la vie communautaire », « un quotidien de fête »… mais dans les loisirs marchands, les animations du supermarché et l’osmose bienheureuse devant le petit écran. Est-ce cela qu’il faut entendre dans  « l’union heureuse avec l’esprit » de l’utopie du loisir ?

    3) A moins qu’il y ait au contraire dans ce processus une disparition évasive de l’esprit, une identification complète aux valeurs du corps et un oubli non moins essentiel de la réalité de l’âme. Ernst Bloch, parie, pour la réalisation de la prophétie du loisir, sur la fin de la distinction « entre le travail intellectuel et le travail manuel » et dans la foulée sur la promotion du hobby personnel. C’est le point d’attaque de la critique de Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité. Avec la « technicisation croissante la part purement corporelle (au sens de l’effort physique) diminue dans tous les processus de  travail humain résiduel – ce qui semble avoir pour conséquence que la part cérébrale augmente proportionnellement». Avec l’avènement du machinisme, on a salué la disparition de l’effort et cru que désormais une activité plus « spirituelle » allait logiquement pouvoir prendre sa place. On a même essayé de mettre de la musique dans les hangars des usines avant de se rendre compte que cela faisait baisser la productivité !

    L’homme est une totalité âme-esprit-corps et il ne fait jamais rien purement avec son esprit, ce qu’il fait, il le fait avec son corps. Le travail vivant, c’est celui qui engage la totalité de l’homme et non ce qui mobilise une seule de ses facultés. Jonas réplique donc :

    « Le travail de celui qui ne fait que surveiller la machine, celui qui découpe en série un rouage d’horloge, ou la machine qui exécute une séquence dans l’assemblage des parties… est-il plus spirituel que celui de l’horloger technologiquement dépassé qui fabrique le tout de manière artisanale ? Au contraire, il est spirituellement plus pauvre, à savoir dans la mesure même où il est physiquement plus pauvre ! La perte de variété physique (et d’effort !) va de pair avec la perte de l’activité spirituelle. Avec le corps, l’esprit lui aussi est mis au chômage… Le commerce corporel avec la matière instruit le corps, les membres, les sens, les nerfs – et l’esprit, en les occupant tous, en leur faisant faire sa connaissance ainsi que celle de l’objet (l’un ne va pas sans l’autre !) et qui ne suscite les aptitudes latentes de cet équipement qui est le nôtre qu’à travers la résistance de la matière et l’apparition de ses qualités. La privation de cet aliment les affame toutes». (texte)

    Le travail qui n’est qu’une exécution de tâches, le travail qui n’est qu’une occupation des mains, tandis que l’esprit est ailleurs, le travail qui n'engage pas ma liberté dans la rencontre d’une matière, c’est « l’atrophie simultanée dans l’aspect corporel et intellectuel », la « nullité psycho-physique sous le régime de la technique – bref son atrophie et tant que travail ». (texte) Et la disparition de la liberté elle-même.

    Il faut donc trouver en dehors du travail une compensation aux facultés qui dans celui-ci sont frustrées, menacées d’atrophie ». a) « Une compensation cinétique-musculaire dans l’athlétisme et le sport ». b) « Une compensation sensori-perceptive dans le gavage en images proliférant, consommées passivement ». c) « Une compensation intellectuelle dans les mots croisés… » ou le sudoku !

    Or Ernst Bloch n’éprouve que « mépris pour de telles compensations du sentiment de vide (dont il rend responsable le capitalisme )». Son credo, c’est le loisir actif,  pris en charge par une société communiste sous la forme du « violon d’Ingres ». « Le bonheur de l’existence utopique n’est pas passif, mais actif, c’est-à-dire qu’il ne saurait consister dans la jouissance de la consommation de biens, mais seulement dans un être actif». Le loisir actif, ce n’est pas l’oisiveté !  C’est le « hobby »., ou encore ; l’utopie du loisir, descendue sur Terre, ce serait le violon d’Ingres… à plein temps :

    « C’est là où le métier pour ainsi dire fortuit, le job, satisfait très peu de gens, comme en Amérique, qu’on rencontre le plus grand nombre de violon d’Ingres, de hobbies. Et le passe-temps ne disparaîtra que lorsqu’il sera devenu le métier adéquat. En attendant le violon d’Ingres nous apprend comme l’homme rêve de s’épanouir dans ses loisirs, dans un travail qui prend l’allure d’un délassement».

    Dans le contexte d’une civilisation dominée par la technique, avoir comme on dit un « hobby » ou un « dada », comme la pêche à la ligne, la voile, la culture des plantes carnivores, la poterie, la randonnée en montagne etc. est un complément qui se justifie parce qu’on l’exerce seulement pour le plaisir et non en vertu d’une obligation ou fin extérieure. C’est surtout en raison du contexte technique du travail que l’on éprouve le besoin de se donner la liberté d’un loisir. Sans cet effet de contraste entre deux formes d’activité, la jouissance ne serait plus tout à fait la même. Jonas rétorque ainsi que : « le fait même de n’exercer plus rien d’autre que le violon d’Ingres se dévalorise par cela même qui faisait la valeur d’exercer encore un violon d’Ingres : son caractère superflu. » (texte)  La bouffée de liberté que l’homme prend en marge de son travail habituel serait moins revigorante, si elle devait devenir l’unique activité possible. Ce serait mettre le plaisir quasiment au rang d’une obligation ! Le violon d’Ingres comme métier, c’est la perte du plaisir d’exercer une activité dans laquelle on ne doit rien à personne, la perte de la spontanéité. Mais, comme le montre très bien Jonas, c’est aussi la perte de la liberté. En effet, si c’est l’État qui doit « financer le système universel des violons d’Ingres », cela lui donne un droit de contrôle. Il en va du bien de l’ordre public. En effet, l’oisiveté que l’on  garantit au citoyen de ce meilleur des mondes, peut être également comblée autrement : « drogue, excitations de n’importe quelle nature, criminalité» etc. Ainsi, « l’oisiveté donc, qui de soi est devenue possible pour tout le monde, ne peut être tolérée dans l’utopie en raison du danger social de l’anomie, éventuellement de la démence collective ». (texte) Il en résulte qu'avoir un violon d’Ingres et l’exercer comme métier est une obligation sociale. Pour paraphraser l’apôtre Paul : « Celui qui n’a pas de violon d’Ingres, qu’il ne mange pas non plus » ! (cf. Max Weber texte)

    Bref, dans cette conception, les hommes sont assimilés à des retraités, ils sont des retraités d’État obligés de consommer, tout en apportant la preuve que l’activité de loisir a bel et bien été accomplie ! L’utopie du loisir, don d’un État providence, est une mère poule qui s’occupe bien de ses poussins et leur procure une bonne occupation.  

C. Création et récréation

    A la mi-journée, au collège, les élèves ont doit à une ré-création. Le mot est juste. Il délivre le sens de la relation entre travail et loisir. Si la création repose sur l’investissement entier d’un un travail vivant,  la ré-création est une manière de faire varier l’activité en déplaçant l’attention de l’esprit dans un domaine différent, ce qui a pour effet de renouveler son énergie. La récréation est une jouissance d’autant plus vive qu’elle survient après un long et patient travail. L’inventeur qui a passé la journée dans son atelier sur un problème difficile, goûte une joie particulièrement vive le soir en allant au concert. A l’inverse, quand on a rien fait de sa journée, peut-il vraiment y avoir un plaisir à prendre du loisir ? Ajouter du divertissement à un manque d’investissement, c’est composer l’ennui avec la fuite. Il n’y a pas d’effet de contraste, donc pas d’effet dynamique de régénération. Ainsi l’indolence, l’inertie, la paresse de l’esprit dans le travail implacablement se reporte dans la passivité du loisir.

    1) C’est une naïveté de penser que l’ouvrier qui passe sa morne journée sur une chaîne va, nécessairement à la sortie de son travail, se « récréer » de manière vivante, par exemple dans une activité de culture. Ceux qui affirment une chose pareille n’ont jamais mis les pieds dans une usine et n’ont pas observé quel engourdissement des facultés de l’esprit gagne l’ouvrier. Ou bien, ceux qui disent cela, sont tellement formatés dans la mentalité consommative, qu’ils s’imaginent que le loisir à lui seul peut fournir un sens, quand le travail lui n’en n’a pas. Il faut d’urgence se déniaiser sur ce point. Un homme qui est condamné toute la journée à désinvestir son travail, le désinvestit aussi de sa propre vie et son absence à lui-même se reporte aussi sur son temps de loisir. Il n’a rien crée, il s’est dans l’ennui vidé de toute énergie, il n’a donc pas vraiment envie de se récréer, il a plutôt envie de paresser, par exemple s’affaler devant la télévision. Loisir passif donc. Vidange de l’esprit dans des séries TV, des séquences publicitaires, des clips où la vie « bouge », avec pré-conditionnés la romance à l’eau de rose, l’extase de la célébrité, le rire gras de la dérision, le frisson de l’action, les pitreries des dessins animés, le fantasme de la sexualité facile. Bref, des bouffées d’images pour rêver une vie que l’on ne vit pas vraiment ; une vie qui cherche des dérivatifs et des compensations ; parce que, sur le fond, elle n’a pas vraiment de sens. Et s’il n’y a pas de sens, c’est  parce qu’elle n’a pas de Passion à mettre en œuvre et à mettre en œuvre dans un travail effectif. Alors, toujours plus de divertissement ajouté à du divertissement et c’est  le dégoût (texte) et qui finit par monter à la bouche : l’écœurement du non-sens. Sans compter qu’en plus, quand il ne s’agit de travailler que pour gagner de l’argent, la fuite en avant incite à travailler d’avantage dans un pseudo-travail. Au U.S.A pour s’en sortir, avec sur le dos toute une série de crédits, il faut non pas un travail, mais deux ou trois job. Certes, cela ne laisse pas beaucoup de place à la compensation, mais cela ne donne pas beaucoup plus de sens non plus, et de toute manière l’ensemble cela participe de la même illusion. Il faut regarder les choses en face et reconnaître que notre monde actuel de fait baigne dans cette absurdité. Et nous ne pouvons pas en sortir par l’apologie du violon d’Ingres. On peut toujours  s’en défendre, feindre et se moquer, mais quand les visages se défont, c’est le plus souvent le vide accusé du regard qui dit la réalité. 

    ---------------Jonas écrit même : "il n'y a rien à fêter là où aucune pesanteur de l'existence ne fournit l'arrière plan constant". Le sens de la fête populaire vient du poids d’une existence ancrée dans le réel par le travail. Giono le dit souvent. Le paysan qui autrefois dansait après la moisson connaissait  le sens vrai de l’épanouissement dionysiaque de la fête. Quand la sueur a coulé, quand l’effort a porté (document) et que le grain est maintenant à l’abri, alors la ferveur se donne des ailes dans la musique et les pas de danse. La faim de réalité de l’homme ayant été comblée, sa dignité étant préservée, il y a place pour la récréation. Goethe dit dans Le Chercheur de Trésor : "Semaines amères, fêtes joyeuses". Comment, privé de toute réalité et de toute dignité, l’homme pourrait-il ne serait-ce qu’apprécier le loisir ? Dans une existence qui s’est aplati dans l’illusion constante pour tenter de rejoindre l’utopie d’une société du loisir, l’homme manque à ce point d’ancrage dans le réel que son existence en devient fictive. Suivons Jonas :

    "Le pire est que tout cela ne sera d'aucun secours, parce que cela n'existe que pour la frime. Car nulle utopie ne pourra donner le change à ceux qui sont occupés de cette façon, concernant ceci : que rien n'y est en jeu, que cela pourrait tout aussi bien être omis ou être remis à plus tard ou être bâclé, sans d'autre dommage que la mauvaise notation sociale. Le caractère fantomatique de l'irréalité recouvre tout ce faire comme si et avec lui un taedium vitae inimaginable, dont la première victime est le plaisir lui-même que procure le violon d'Ingres choisi. Aucune personne sérieuse ne peut être heureuse dans l'illusion constante et si aisément perçue à jour. Mais peut être ces gens sérieux en compteront-ils plus, si seulement elle plus grand nombre, moins exigeant quant à l'estime de soi, s'en contente. Mais le caractère fictif de l'existence doit avoir un effet démoralisant pour tous, car en enlevant à l'homme la réalité, il lui enlève également sa dignité et la satisfaction serait ainsi celle du manque de dignité. Celui à qui la dignité de l'homme tient aujourd'hui à cœur ne devrait pas souhaiter une telle satisfaction aux générations futures, mais plutôt la redouter pour elles...» (texte)

    Nous devrions être particulièrement circonspect à l’égard des critiques larvées du travail sur fond de l’utopie du loisir. On ne déplace pas le souci de l’existence du travail vers le loisir sans se leurrer gravement. A en croire pareil point de vue : « Le marin phénicien, qui supportait l'ardeur du soleil et la tempête en mer et l'inconnu des côtes étrangères pour le négoce, il fut minable dans le souci de son existence, alors que le plaisancier libre de toute contrainte vaque au vrai souci (dont l'un est de savoir quoi faire de son temps de loisir) ?» Soyons honnête : « c'est là du non-sens pur et simple ».

    2) Que nous nous laissions collectivement prendre à pareille supercherie prouve, s’il en était besoin, à quel point nous sommes enfoncés dans l’illusion. Pour Jonas, « le vice décisif de toute la construction utopique » est de laisser croire que « la liberté commence là où cesse la nécessité". En bref, de laisser croire que « la vraie vie » serait un rêve entretenu dans une sorte de Disneyland social où chacun se contenterait de faire semblant d’être actif dans une « occupation » quelconque. A y regarder de près, c’est en réalité installer les conditions de la servitude ; c’est une forme habile de conditionnement qui sert les intérêts de la société marchande, mais étouffe la conscience et étrangle la liberté. « En rompant avec le royaume de la nécessité la liberté se prive de son objet, sans lui elle devient aussi vaine que la force sans la résistance. Une liberté vide, tout comme un pouvoir vide, s'abolit elle-même -ainsi que l'intérêt authentique portée à l'action entreprise ». Dès lors, on peut craindre le pire, car la faim de réalité n’ayant pas été contentée, la vie se met à tourner en rond dans des pseudo satisfactions.

    Dans un conte indien qu’utilise S. Prajnanpad, il est question d’un homme qui découvre une lampe contenant un génie. Celui-ci dit à son maître : « donne moi tout de suite un travail, sinon je te dévore !». C’est très séduisant de voir satisfait tous les désirs, comme dans la magie onirique ; mais notre homme harcelé, doit sans cesse imposer au génie toutes sortes de choses : faire apparaître des bijoux, des tableaux, construire des palais, etc. Malheureusement le génie va toujours très vite et à la fin… il dévore le maître. Ce conte est une métaphore du mental et une manière de dire qu’il doit sans cesse être appliqué à quelque chose pour ne jamais tourner en rond. Le mental doit être ramené vers ce qui est, attelé à la nécessité et au monde réel. Autrement, cette vie qui tourne en rond, insatisfaite dans sa faim de réalité, finira par se dévorer elle-même. Amiel dit la même chose dans son Journal,  il faut donner à la pensée un objet réel pour éviter qu’elle se retourne contre soi, « comme le serpent égyptien ».

    a) Le désœuvrement du mental, appelle les conduites d’auto-destruction : dérive dans l’alcool, repli dans la drogue, dépression et suicide, que les moyens employés soient licites ou illicites importe peu. b) La nécessité peut aussi dans l’extrême danger se rappeler à un homme devenu engourdi et sourd dans le danger, comme dans le cas examiné plus haut des catastrophes naturelles. Le sens du danger a un mérite : éveiller au réel et donc provoquer un sursaut de vigilance, éveiller le sens de la communauté humaine et de la communauté de la vie. c)  Il est aussi possible, quand la faim de réalité n’est pas comblée, que la vie trouve une issue dans quelque chose de redoutablement « sérieux ». Mettons, le crime, (texte) comme le montre Jonas,  ou l’enthousiasme de la guerre par exemple.  « Si la nature est avare en catastrophe, l'oeuvre humaine de la guerre peut prendre leur place». Rien de tel que ce genre de cravache pour réveiller  un individu n’ayant plus de lien social qu’illusoire, de la lassitude désabusée d’une vie qui oscille entre boites de nuit et loisirs marchands. d) Ou encore, dans le vague à l’âme et la dérive de la crise morale, on peut penser à ce genre de conversion  pressante et fanatique aux valeurs religieuses d’un intégrisme militant. Quand la subversion de toute réalité devient patente et que la co-création du réel est impossible, le discours enflammé de dénonciation de la corruption sera toujours écouté. Il faut tout de même savoir que l’argument dont se vantent  les écoles religieuses intégristes, c’est de récupérer et de remettre sur les rails la jeunesse désœuvrée et sans repères de l’occident ! Quand le désœuvrement ne décharge plus de violence gratuite dans la révolte et la destruction, il finit sa course dans l’intégrisme dont il grossit les rangs. Le mot est assez clair : désœuvrement, cela veut bien dire sans œuvre, sans ancrage dans le réel par le biais créateur du travail. On ne mettra jamais fin au désœuvrement en multipliant les divertissements, pas plus que l’on mettra fin à la violence dans les banlieues en multipliant les salles de jeux. Ce que la vie exige, ce n’est pas le divertissement,  mais l’investissement dans un travail. Ce que la vie demande, c’est un investissement intégral qui se trouve lui-même comme une vocation. Ce que la Vie exige, c’est d’être vécue, ce qui ne veut rien dire d’autre qu’être passionnément vécue en communion avec tout ce qui est. Mais la voie naturelle d’expression d’une passion créatrice… n’est-ce pas le travail ? Est-ce que cela ne veut pas dire : liberté qui s’engage dans le champ de la matière, énergie, élan, joie, et même exigence de l’excellence ? 

    3) Donc pas une liberté fantasque qui ne s’affronte à rien, mais profite dans les marges. Pas une liberté pour gosses de riches. A ce propos, il serait bon de reconsidérer très sérieusement notre obsession postmoderne de couver nos enfants dans l’aisance matérielle, d’alimenter le cocooning social, en leur évitant constamment de la rencontre du réel. Jamais une société a pris autant de soi que la nôtre à infantiliser l’individu. En Angleterre, il est de tradition dans l’aristocratie de ne pas faire don de la fortune à ses enfants avant qu’ils ne soient pleinement entrés dans le monde du travail. L’argent facile corrompt, empêche la formation de l’intégrité morale et il est une entrave au développement du caractère. Démocrite disait : « Le pire qu'on puisse apprendre aux enfants, c'est la frivolité ;  elle provoque les plaisirs qui développent la perversité». (texte) N’est-ce pas exactement ce que la postmodernité a entrepris ? Comment voulez-vous que chacun assume la responsabilité qui tient à sa liberté, si nous empêchons le développement de sa maturité en maintenant sa conscience dans l’adolescence ? L’esprit doit au plus vite être conscient de lui-même, éveillé à sa vraie nature, au-delà de la matérialité, pour être capable d’user de l’argent de manière correcte. C’est Nietzsche qui écrit ceci :

    «Seul devrait posséder celui qui a de l'esprit: autrement, la fortune est un danger public. Car celui qui possède, lorsqu'il ne s'entend pas à utiliser les loisirs que lui donne la fortune, continuera toujours à vouloir acquérir du bien : cette aspiration sera son amusement, sa ruse de guerre dans la lutte avec l'ennui. C'est ainsi que la modeste aisance, qui suffirait à l'homme intellectuel, se transforme en véritable richesse, résultat trompeur de dépendance et de pauvreté intellectuelles. Cependant, le riche apparaît tout autrement que pourrait le faire attendre son origine misérable, car il peut prendre le masque de la culture et de l'art: il peut acheter  ce masque. Par là il éveille l'envie des plus pauvres et des illettrés - qui jalousent en somme toujours l'éducation et qui ne voient pas que celle-ci n'est qu'un masque - et il prépare ainsi peu à peu un bouleversement social : car la brutalité sous un vernis de luxe, la vantardise comédien, par quoi le riche fait étalage de ses "jouissances  de civilisé" évoquent, chez le pauvre, l'idée que l'argent seul importe, - tandis qu'en réalité, si l'argent importe quelque peu, l'esprit importe bien davantage". (texte)

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     Au fond, à y regarder de près, considérée séparément, la notion de « civilisation du loisir » n’a pas vraiment de sens. La poursuite effrénée du « temps libre » aplatie dans un contexte postmoderne est  une illusion dangereuse. Non seulement elle se situe à l’opposé de l’expansion de la conscience et de la jouissance réelle de la vie, mais il faut aussi considérer dans quelles implications elle nous entraîne. C’est une vraie calamité écologique que cette manie de construire partout des espaces de parcs d’attraction. C’est vrai que comme police sociale, c’est assez efficace que de parquer les consciences dans des espaces de jeu. C’est une manière habile de détourner l’individualité de son affirmation vraie, libre et authentique, pour la confiner dans une conscience infantilisée. Dans Le Meilleur des Mondes d’Huxley, la société est stable, car chacun est occupé avec des babioles et que tout intérêt  sérieux a été détruit, tout élévation de  la culture a été découragée. Du sexe facile et des petits jeux. Le divertissement social postmoderne est un conditionnement adroit pour produire des consciences faibles, incultes et immatures.

En fait, la manière par laquelle une société définit le loisir est le reflet de son niveau de conscience. Le soin d’apporter à l’âme, à l’esprit, au corps (texte) la nourriture dont ils ont besoin mesure la valeur du loisir. Mais parce que cette vie qui s’éprouve elle-même demeure identiquement la même dans le travail et dans le loisir, il n’est pas possible d’effectuer une séparation réelle entre les deux. La manière par laquelle une société définit le travail est aussi le reflet de son niveau de conscience.

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     © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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