Leçon 253.    Sur la valeur travail        

    Nous avons vu le poids des mythes culturels dans la représentation du travail. Impossible de nier dans la tradition judéo chrétienne cette puissante idée de culpabilité attachée au travail inscrite dans la Bible. La nécessité n’est plus seulement une soumission passive au destin comme le pensait les Grecs, tribut des esclaves, mais un châtiment qui fait suite au péché originel. Témoin encore ces mots : « “On imposa à Israël des chefs de corvée pour lui rendre la vie dure par de durs travaux. »  Mais nous avons ensuite vu comment le Protestantisme a su revaloriser le travail au point de l’élever au rang de la prière. Dans les lettres de Saint Paul on trouve en effet une forme d’exaltation de la valeur morale du travail. Il s’agit pour l’apôtre de montrer que le travail humain prolonge la création divine, qu’il a pour fonction de glorifier, l’homme devenant l’intendant de Dieu sur Terre. Ce faisant, l’esprit religieux renoue avec l’idée que le travail est essentiellement un service que l’homme doit rendre à la création et surtout, idée extraordinaire, nous l’avons vu, le travail donne un sens à la vie humaine en lui proposant un but ici bas.

    Bel effort que de tenter de donner au travail une valeur morale et spirituelle ! Mais cet effort n’est-il pas contrarié et pratiquement réduit à néant dans un système économique voué au profit ?  Marx avait montré dès 1844 que dans le capitalisme la classe dominante achetait de la force de travail, celle de l’ouvrier et le rémunérait non pas en fonction de la qualité et de la quantité du travail fourni, mais du minima nécessaire pour qu’il récupère sa force de travail. De fait, dans pareil contexte, la valeur travail est d’abord une valeur économique et elle n’existe que relativement aux intérêts du marché. Comme le développement technique ne cesse dans l’automatisation d’absorber des parts de plus en plus grandes de la productivité, cette « valeur travail » est vouée à disparition. En quel sens peut-on parler de « valeur travail » ? Le travail constitue-il une valeur ?

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A. Le travail dans le champ des valeurs

    De quoi parlons-nous quand nous employons le terme de valeur ? Et ce que voulons nous dire en parlant de valeur travail? A proprement parler, le travail n’est pas une valeur, il participe des valeurs, ou s’y rattache par tel ou tel de ses aspects quand il permet de les renforcer, voire de les exalter. Un peu comme chez Platon quand il dit que toutes les choses belles participent de la Beauté. De même, on ne dira pas que le sport est une valeur, mais qu’il contribue à nourrir des valeurs : disons le sens du collectif, le respect moral des personnes et des règles, la solidarité au sein d’une même équipe, la valeur vitale de l’effort et de la volonté. On ne dira pas par contre qu’il sert les valeurs intellectuelles etc. De même, quand nous parlons du travail, il est important de préciser en quel sens le travail nourrit certaines valeurs. Nous allons sur la lancée étaler, (comme du beurre sur une tartine), l’opinion commune dans ce registre.

    1) Revenons sur la classification abordée plus haut dans le cours, ainsi que sur les distinctions préliminaires dans la définition du travail.

    - On reconnaîtra aisément dans le sens commun que le travail peut se ranger parmi les valeurs économiques au même titre que par exemple, le gain, le profit, la réussite sociale, la possibilité de consommer sans limite ou l’argent. L’argent est la valeur des valeurs pour notre matérialisme ambiant. Il est sous-entendu dans nos mentalités postmodernes, qu’avec de l’argent on peut tout acheter et que la sécurité que nous recherchons est matérielle. La sécurité matérielle dépend de l’argent que l’on possède, pouvoir en disposer en abondance c’est  se sentir davantage en sécurité. De ceux qui ont beaucoup d’argent on dit même : « qu’ils ont tout pour être heureux ». Mais comment se procurer de l’argent ?  Par le travail. CQFD, le travail est donc au premier chef une valeur économique. Pour le consommateur d’ailleurs c’est la seule valeur qui entre en ligne de compte et le reste est accessoire, elle décide de la valeur d’un emploi : qu’il rapporte beaucoup d’argent. C’est son principal intérêt, qui permet de profiter dans la consommation. De là suit que pour nos mentalités actuelles, contrairement à ce que soutenait la morale protestante, celui qui est riche a gagné un privilège, il possède déjà la valeur des valeurs, l’argent, il… n’a donc pas besoin de travailler. Sur le plan économique strict en effet, le travail n’est qu’un marchepied pour accéder à l’étage de l’argent qui permet de disposer de tout le reste. Et si on disposait en abondance de l’argent, on ne travaillerait pas. On profiterait. Le paradis c’est le luxe et l’oisiveté et, l’enfer c’est la misère et le travail. En conséquence, il est largement admis que les moyens qui permettent d’acquérir de l’argent sans travailler sont supérieurs à tous les autres. Et ils existent autant sur le plan légal… que sur le plan illégal. Ce n’est pas pour rien si la fièvre du boursicotage ne s’éteint pas sur Internet.  Elle est ancrée dans cette croyance inconsciente.

    - Pas d’hésitation non plus pour attribuer au travail une valeur vitale. On peut même en faire des chansons : le travail c’est la santé ! Y a-t-il seulement une seule idéologie politique qui n’ait pas sanctifié la valeur travail dans ce sens ? Le travailleur c’est le valeureux par excellence. On a souvent, autant en régime libéral que sous le communisme, présenté l’homme en pleine santé comme le travailleur dans l’effort, la virilité par excellence comme la mâle affirmation dans le travail ou encore le modèle du plaisir dans la satisfaction procurée par le travail. Inversement, nous l’avons vu, l’absence de goût pour le travail a été vue comme une sorte de prédisposition maladive, l’oisiveté comme débilitante. La pleine santé est exemplifiée par la vigueur au travail et la maladie condamne à l’oisiveté.

     2) - Sur le registre des valeurs morales, idem, pas d’hésitation, même si c’est au prix des contradictions. On sera d’accord pour dire que le travail contribue à la socialisation de l’individu, le travail apprend à l’homme le sens des « réalités », la maîtrise de soi, la patience dans la réalisation d’un objectif, le sens de la discipline. Il délivre le sérieux et la maturité etc. On connaît le moralisme bourgeois professé par Voltaire à la fin de Candide : "Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin". Même son de cloche chez Alain. (texte) Le protestantisme s’est employé à condamner l’oisiveté mère de tous les vices, voyez ce que dit encore Rousseau. (texte) Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, en retour les moralistes diront à satiété que le travail est le père de toutes les vertus. Mieux, le travail est méritoire dans tous les sens du terme, méritoire de gratifications ici-bas et même méritoire au-delà. Celui qui aura bien travaillé toute sa vie aura un épitaphe de reconnaissance sur sa tombe, soulignant sa consécration au travail. Donc, la cause est si bien entendue qu’avec un peu d’humour (?) on suivra les paroles de Saint Paul : que celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus !  Dans les maisons de correction pour enfants, on suivait la règle au pied de la lettre. On suspendait dans une cage au dessus de la table des pensionnaires, ceux qui étaient punis « pour n’avoir pas bien travaillé » en guise de leçon de morale. Et attention, dans la même ligne de raisonnement de la vertu travail et du travail père de toutes les vertus, n’importe quel travail est vertueux, parce que c’est un travail. Du point de vue de la valeur travail celui qui bosse dans l’armement, ou qui vend des gadgets dans une galerie commerciale, au même titre que celui qui travaille dans la santé ou l’éducation, celui qui vend des articles de luxe, tous sont équivalents dès lors que leur activité est  moralement considérée comme étant du travail. Une valeur. Une valeur qui confère à celui qui en est revêtu – le salarié qui a un emploi – une dignité morale, cette dignité permet de toiser de haut l’indignité du SDF qui ne travaille pas et ne reçoit donc pas cette dignité morale qui permet d’être dans la normativité sociale : d’aller faire ses courses au supermarché, comme les gens normaux en tant que consommateur. Il est très intéressant de remarquer le fonctionnement du jugement : si on demande à quelqu’un ce qu’il fait, il y a une grande différence entre ce à quoi on s’occupe et ce qui est considéré comme un travail. Dire « mon travail consiste à… » rassure tout de suite car l’activité est immédiatement reliée au concept pourvoyeur de sens qu’est le travail. Si ce n’était pas le cas, il est clair que dans nos mentalités actuelles, il y aurait jugement sur  l’indignité « de ces gens qui ne travaillent pas ». Ajoutons encore qu’il est indispensable que le travail rapporte, pour jouir d’une reconnaissance complète,  qu’il soit assorti d’un salaire : impossible de distinguer clairement la valeur morale du travail de sa valeur économique. Le sens commun a donc quelques difficultés avec le statut du bénévolat ou tout simplement avec celui de la femme au foyer : une activité méritoire dans le premier cas, une consécration à la famille dans le second. C’est avec difficulté que l’on parlera de travail. C’est dire à quel point on confond travail avec emploi.

    - Deux mots sur valeur esthétique et travail. Nous sommes dans La Société du Spectacle, comme dit Guy Debord, dans le règne de l’image, le culte des apparences, la célébration constante du divertissement. Non pas par goût, non pas par une sorte d’élévation majeure du sens esthétique ou en vertu d’une passion pour la culture, mais surtout poussé dans le spectaculaire par l’essor des technologies et la puissance du marché. De là suit que nous n’avons pas de difficulté à reconnaître le statut de l’artiste comme relevant du travail à condition que s’y mêle l’extase des foules et la célébrité. Nous n’allons pas suivre Platon dans La République voulant jeter hors de la Cité le poète parce qu’il serait illusionniste. Bien au contraire, nous adorons les illusionnistes, nous sommes prêts à jeter à la tête des artistes du show biz des sommes démentielles, quand il faut des luttes âpres et difficiles pour accorder dix euros de plus au salaire d’une infirmière. Comme pour beaucoup de gens le travail n’est qu’un gagne-pain, ils trouvent normale la recherche de compensation dans le loisir. Ceux qui alimentent les loisirs ont donc naturellement leur place dans l’économie de la vie. Alors oui, la valeur esthétique attachée au travail a bien un sens. Le besoin de nourriture psychique alimente un immense marché du travail.

    - Toujours dans notre classification, en restant à ras l’opinion commune, aux temps postmodernes, attribuer une valeur intellectuelle au travail ne va vraiment pas de soi. Forte antinomie. La croyance inconsciente la plus courante, c’est que le travail permet de se débarrasser des études pour entrer dans l’activité. Pour ne plus avoir besoin de réfléchir en étant occupé par un travail. Dis comme cela, c’est assez brutal, mais c’est un fait. Un choix qui produit ensuite de l’amertume quand on se retrouve sous-qualifié sur le marché de l’emploi et que les seules opportunités de travail deviennent celle d’un boulot qui ne sert en aucune manière la réalisation personnelle. Raison inverse pour laquelle le père ouvrier s’échinera corps et âme pour que ses enfants fassent des études. Les études qu’il n’a pas pu faire. Qu’il aurait aimé faire s’il en avait eu l’opportunité. Mais bon, il y a toujours cette attraction du besoin immédiat d’un revenu pour entrer dans le monde de la consommation.

    - Qu’il puisse y avoir une valeur affective attachée au travail ne fait aucun doute et nous l’avons déjà évoqué. Mais il faut alors se demander si l’on ne parle plus alors de la même chose. Ce n’est plus une question d’emploi, de job, de boulot, mais plutôt d’investissement qui relève directement du plaisir, voire mieux, de la passion. Il y a des gens (si, si) qui aiment leur travail, qui se lèvent le matin de bonne humeur en pensant à ce qu’il vont faire, qui y mettent une belle énergie qui y trouvent une véritable satisfaction. Ceux-là, même s’il disposait d’un revenu de base iraient encore travailler, parce qu’ils ne conçoivent pas leur vie sans cette implication dans leur travail. Pour être précis, il faudra dire que cette valeur toute affective du travail a une étroite relation avec l’amour et la réalisation de soi. Et comme en vérité c’est l’amour qui est la valeur des valeurs (non l’argent) il est facile de comprendre la puissance de motivation qu’il est à même de produire.

B. Le procès de la valeur travail

    Difficile d’exposer toutes ces opinions qui traînent dans la conscience commune (ou dans l’inconscience commune) au sujet de la valeur travail sans grincements de dents. Tout est discutable et discuté, critiquable et critiqué. La valeur travail ne fait plus l’unanimité et c’est pour cette raison que nous parlons d’une crise du travail., sans que personne ne parvienne à montrer clairement où se situe le nœud du problème. Mais ce que nous voyons, c’est que ce n’est pas seulement sur le plan quantitatif, parce qu’il manquerait des « place de travail » comme on dit, parce que le chômage est devenu endémique, mais aussi parce que la valeur qualitative que l’on attribuait au travail autrefois est largement remise en question.

    1) Revenons ce que nous disions précédemment. Que demande le consommateur ? Pouvoir disposer d’un revenu suffisant ; mais est-ce la même chose que d’exiger un travail ? Il n’y a rien à redire au droit de chaque être humain de bénéficier de conditions de vie décentes. Rien à redire à ce que la dignité de la vie humaine soit soutenue, en sorte que la  satisfaction des besoins matériels garantisse une vie ample et libre. Cela ne se discute pas. Maintenant, que l’accès à un revenu doive uniquement être fourni par un salaire est-ce équivalent ? Non, on peut très bien en droit distinguer revenu et salaire. Est-ce seulement vrai dans le fait? Si on pratique le décompte, comme on l’a vu précédemment au sujet du revenu de base, la plus grande part des revenus dont nous disposons à l’heure actuelle en Occident sont des revenus de transfert qui ne sont pas directement liés à un emploi salarié. Beaucoup de femmes qui se consacrent à l’éducation de leurs enfants disposent d’un revenu par leur conjoint, les enfants disposent d’un revenu par leurs parents, les retraités, par un organisme de pension, les personnes en difficulté par un organisme de protection sociale, quelques privilégiés jouissent de hauts revenus par leurs rentes etc. Tous les revenus sont bien entendu tirés de la richesse collective, mais une partie seulement est le résultat du travail. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, pour chacun d’avoir une activité qui apporte une contribution à la richesse collective. Une richesse humaine autant qu’une prospérité matérielle. Une activité créatrice qui sert le bien commun n’est pas nécessairement un emploi.

    Mais la réciproque est également vraie, un emploi n’est pas nécessairement créateur d’une contribution au bien commun et selon l’anthropologue David Graeber le néolibéralisme a une fâcheuse tendance à générer du travail inutile, des bullshit jobs. (doc) Graeber  commence son pamphlet par un petit questionnaire :

    « Avez-vous l’impression que le monde pourrait se passer de votre travail? Ressentez-vous la profonde inutilité des tâches que vous accomplissez quotidiennement?

    Avez-vous déjà pensé que vous seriez plus utile dans un hôpital, une salle de classe, un commerce ou une cuisine que dans un open space situé dans un quartier de bureaux? Passez-vous des heures sur Facebook, YouTube ou à envoyer des mails persos au travail?

    Avez-vous déjà participé à un afterwork avec des gens dont les intitulés de jobs étaient absolument mystérieux? Êtes-vous en train de lire cet article parce qu’un ami ou un collègue vous l’a conseillé, twitté, facebooké ou emailé au travail? »

    Il est probable que celui qui répond « oui » à toutes ces questions fait partie de cet échantillon de salariés bullshit job (un boulot à la con). Confiant dans la rationalisation du travail, Keynes en 1930 prévoyait que les avancées technologiques permettraient à la fin du XXe siècle de réduire le temps de travail à 15 heures par semaine. Quelques décennies plus tard, l’automatisation s’est effectivement produite dans quelques secteurs de l’industrie, mais on n’a jamais vu la réduction du travail  qui aurait logiquement dû rendre tout un tas d’emplois inutiles. Or, bien au contraire, par un tour de passe-passe dont seul le néolibéralisme a le secret, « la technologie a été manipulée pour trouver les moyens de nous faire travailler plus »… « des emplois ont dû être créés… qui sont par définition, inutiles ». D’où l’inflation du travail technocratique, bureaucratique bidon,  « non seulement des industries de service, mais aussi du secteur administratif, jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou la croissance sans précédent de secteurs comme le droit des affaires, les administrations, ressources humaines ou encore relations publiques». (doc)

    Et Graeber de souligner : « Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais s’ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques », mais il y a toutes sortes d’emplois postmoderne en revanche dont la disparition ne serait pas une grande perte. Et des emplois qui sont même souvent nuisibles, tandis que comparativement les emplois utiles sont discrédités. (doc)

    Comme  les métiers productifs ont largement été, soit automatisés, soit délocalisés, il restait à gérer la masse de la productivité (souvent venue d’extrême orient) avec des  vendeurs, des services marketing etc. Conséquence, l’industrie du service est passée d’un quart des emplois à trois quarts. Et les écoles de commerce poussent comme des champignons. (doc) Le résultat est la multiplication d’employés qui officiellement travaillent 40 à heures par semaine sur des tâches, compliquées, obscures, plus ou moins incompréhensibles et des « projets » en tout genre, dans des open space, mais le paradoxe explique Graeber, c’est qu’en réalité ils font effectivement les 15 h de travail efficace de Keynes, car ils passent « le reste de leur temps à organiser ou aller à des séminaires de motivation, mettre à jour leur profil Facebook ou télécharger des séries télévisées ». Donc « c’est comme si quelqu’un inventait des emplois sans intérêt, juste pour nous tenir tous occupés. Et c’est ici que réside tout le mystère. Dans un système capitaliste, c’est précisément ce qui n’est pas censé arriver ». Sur le plan du travail, la contre-producivité, c’est le complet retournement par le capitalisme, allié au système technicien, de l’emploi dans une oisiveté occupée. Selon Graeber, le néolibéralisme en est donc arrivé au même point que le système soviétique dans sa décadence : employer un très grand nombre de personnes à ne rien faire. Ou carrément à faire des choses nuisibles au bien commun, cela au moment même où des millions de personnes, qui voudraient travailler, se rendre utile et faire quelque chose pour le bien commun sont au chômage. Alors dans cette histoire où est l’indécence ? Peut-on se permettre de, quand on occupe un bullshit job, de toiser de haut un SDF qui n’a pas de travail ou se moquer des petites gens qui font des métiers bien ordinaires… mais utiles ? La déconnexion entre la sphère de la finance et l’économie réelle ne démontre elle pas suffisamment qu’il y a des gens très bien payés dont le travail peut efficacement détruire le bien commun ? Qui dans le monde actuel ne comprend pas la différence entre logique du profit et la logique de la prospérité ?

    Et que l’on arrête de nous bassiner sur la prétendue valeur vitale du travail. Dans la chanson auquel nous faisions allusion, Henri Salvador ajoutait ironiquement au sujet de la santé : « … rien faire c’est la conserver ! » Ce n’est pas une blague, à l’heure actuelle, dans des proportions catastrophiques, le travail salarié génère de la souffrance et rend malade. Un employé sur deux pense que son travail nuit à sa santé. Il ne s’agit pas seulement comme autrefois des accidents de travail, manière de souligner qu’ils pouvaient éventuellement se produire, mais que le travail lui était bon pour l’ouvrier. Les accidents du travail continuent de tuer ou de laisser des séquelles graves : près de 42.000personnes par an rien qu’en France. Le productivisme technique a en plus généré une pression extraordinaire qui dégénère invariablement en maladie psycho-somatiques. Stress, dépression, infarctus, burn-out, suicides… le salarié craque, souvent dans l’indifférence complète de ses collègues de travail. Attelé à des taches répétitives, de toute manière il en paie à minima les conséquences au niveau de ses articulations, de ses muscles, de son dos. Il est privé du sens de l’effort global que l’on vantait autrefois chez le paysan, ce bel effort qui donnait à l’ouvrier la connotation virile des héros du sport. Non, c’est plus nettement une activité médiocre dans un environnement très anxiogène. Très souvent il se dope : vitamines, alcool, caféine, antidépresseurs, anxiolytiques, amphétamines, cocaïne… tout est bon pour être en forme au travail. Et plus on monte dans l’échelle des responsabilités, plus il semble que l’addiction à des substances hautement destructives soit forte. Il n’existe quasiment plus d’emplois protégés. Si autrefois s’occuper des enfants dans la petite école pouvait passer pour une activité paisible, source de véritables satisfactions, aujourd’hui on n’est même plus surpris par l’annonce du suicide d‘une institutrice. Personne ne sait en toute clarté si c’est vraiment une chance d’avoir un travail salarié où si on ne se porterait pas bien mieux en exerçant une activité plus modeste en revenus, mais plus agréable. On s’y accroche souvent par peur du chômage et non par amour du travail. De même, nous ne pouvons plus regarder l’oisiveté comme une forme de maladie, elle est même devenue la seule condition où la plupart de gens se sentent un peu vivre, tandis que dans leur travail ils sont dans une lutte de survie.

    2) Pour ce qui est du registre moralisant de la valeur travail, alors là c’est le bouquet ! Les discours moralisateurs sur le les vertus du travail du siècle dernier sentent un peu le moisi, quand ils ne provoquent pas, au vu de la situation actuelle la colère ou un grand éclat de rire. Le travail contribue à la socialisation de l’individu ? Quand il vous incite à abandonner peu à peu la considération d’autrui pour le profit? Quand il contribue à faire perdre le sens de l’empathie pour former un profil d’arriviste mû par l’argent, rapace et méprisant, mais redoutablement efficace pour obéir aux ordres ? Le travail apprend le sens de la discipline ? Mais discipline pour quoi ? Le travail apprend le sens des « réalités » ? Mais quelle réalité ? Le travail délivre le sérieux et la maturité ? Non le travail peut être fait avec sérieux, ou pas,  et la maturité en vient pas du travail mais de la lucidité devant la vie. Les bullshit jobs fabrique des consciences complètement à côté de la plaque, des esprits immatures et embrouillés dans des complexités dont ils ne parviennent plus à se dégager. Voltaire s’est trompé, ce n’est pas le travail qui éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin, c’est l’activité créative. Tout est faux. Combien de gens s’ennuient à perte de vue dans leur travail ? Une foule immense. Dans quel domaine attise-t-on le plus le vice, quitte à en faire un outil de manipulation pour vendre ? Dans le domaine de travail de la publicité. A l’ère postmoderne, le marketing du vice est passé au stade industriel et il est complètement assimilé et compté au titre de l’emploi.  Quand à cette niaiserie selon laquelle le travail éloignerait de nous le besoin, allons le dire aux travailleurs pauvres et qui en temps de crise s’appauvrissent de plus en plus en travaillant. On aurait un tout autre son de cloche en allant se documenter sur l’économie sociale et solidaire. Un homme, une femme qui s’adonne à une activité qu’il aime, qui la partage, même si cela ressemble à une forme de divertissement ne s’ennuie pas. Rien ne tient plus éloigné du vice que la passion créative en direction des autres. Une activité comme le jardinage libère de quelques uns des besoins qui nous poussent vers le supermarché. Les pionniers de la simplicité volontaire ont démontré au Canada que l’on pouvait assumer nos besoins de base dans un échange social et réduire nettement l’usage de l’argent d’État au profit de la monnaie locale, qui correspond à un échange de services. Or justement ce type de lien social est bien plus réel, bien plus moral que celui qui est instauré par l’échange marchand. On voit donc l’absurdité et le cynisme de la formule qui dirait : « que celui qui n’a pas d’emploi ne mange pas non plus !», cette méchanceté revancharde qui culpabilise ceux qui vivent des aides sociales. Belle leçon d’immoralité de la part de ceux qui sentent supérieurs parce qu’ils ont un emploi. Nous avons plus qu’assez pour satisfaire les besoins de tous. Qu’est ce qui nous empêche d’aligner nos actes sur le sens de la charité et de la compassion ? Ne serait-ce pas par hasard des préjugés directement liés à un conception du travail ? Des préjugés d’une société du travail foncièrement immorale ?

    N’importe quel travail est vertueux parce que c’est un travail ? Sottise. Il doit y avoir beaucoup de vertu dans le travail d’entretien des camps de concentration. Les barbelés à renforcer, les fours à nettoyer ... Dans le travail de surveillance rapprochée au service d’un maffieux ? Dans les heures de travail patientes d’ingénieur pour calculer comment faire en sorte que la machine tombe en panne juste après la garantie ? Pour que le client revienne et achète produits et services. Dans le sérieux remarquable de la police qui jette à la rue des personnes qui ne parvienne plus à payer leurs traites, parce qu’elles se faites escroquées dans un emprunt pourri ? Dans le zèle déployé par le service marketing d’un groupe pharmaceutique pour inventer une nouvelle pathologie pour écouler des stocks de pilules en fin de brevet ? Etc. Ce n’est pas parce qu’un travail est salarié que pour autant il faut lui donner un bon point de moralité.

    Sur la valeur esthétique attachée au travail il y aurait aussi pas mal de mises au point à faire. Graeber dit qu’un monde sans écrivains de science fiction et sans musiciens serait bien moins intéressant. Pas sûr que nous soyons encore capables d’apprécier à leur juste valeur la contribution des artistes pour redonner un peu plus de sensibilité esthétique à un monde qui en manque cruellement. Ces gens sont tellement considérés comme étant dans les marges du travail salarié ordinaire qu’ils finissent par se résigner à leur inutilité sociale, tout en restant reconnaissants que la société tolère leur existence. Nietzsche disait que sans la musique, la vie serait une erreur, mais sans art une société serait d’une trivialité immonde. Et c’est bien plus qu’une affaire de compensation, car s’il est une expérience humaine essentielle, c’est bien celle par laquelle la vie se sent elle-même dans la puissance de l’art. Alors pourquoi ce préjugé qui veut que l’art ne soit pas un travail, mais seulement un jeu ? Un divertissement ? Ne faudrait-il pas renverser la proposition ? Penser que le travail ne reste pleinement humain que lorsqu’il conserve une valeur ludique ? Quand il est l’occasion d’une création de soi par soi dont l’artiste présente l’idéal le plus élevé ?

    Que vaut un travail qui ne vous apprend rien sur le plan humain, qui ne vous apprend rien sur vous-même ? Qui vous empêche de réfléchir et vous dispense d’exercer votre intelligence ? Pour transformer l’homme en automate ? En mouton ? En consommateur qui ne pense jamais mais toujours dépense ? Ne faudrait-il pas justement le réduire pour laisser une plus grande place à cette culture que l’on ne cesse de dévaloriser en disant qu’elle est réservée à des « intello » ? Alors que penser de ces employés qui lâchent leur travail salarié pour reprendre des études qu’ils ont quittées trop tôt ?

    Enfin, comment comprendre ces réactions ironiques des gens qui se moquent à l’idée que l’on puisse prendre plaisir à un travail ? Faut-il enfoncer le dernier clou du cercueil de la valeur travail en pensant qu’elle est morte de toute façon, que s’engager dans le travail c’est forcément se résigner à la souffrance qui l’accompagne? Faut-il continuer à dire aux jeunes générations que de toute manière entrer dans le travail sera une épreuve pénible, mais qu’il n’y a pas de choix, c’est un sacrifice nécessaire ? Seuls les plus chanceux y trouveront leur compte avec quelques petites satisfactions. En attendant la retraite où on en sera enfin débarrassé ? Comment en pas voir qu’en procédant de cette manière on n’offre qu’une perspective effrayante ? En retour, comment s’étonner qu’ils choisissent de repousser le plus loin possible cette perspective en s’installant dans un cocooning sociale coupé de toute réalité ? Comment peut-on encore enseigner "l'amour du travail" alors qu'on a tout fait pour le rendre détestable?

C. Le rejet du travail-emploi et la dimension spirituelle du travail

Il y a des auteurs, comme Albert Jacquard, pour qui le jugement est rendu et l’affaire est close : puisque le travail en Occident est si profondément marqué par son étymologie de tripalium, alors on peut le reléguer à un stade primitif de l’humanité, un stade archaïque qu’il serait sage d’oublier, de considérer comme une des aberration que l’humanité a produite par inconscience. Et il faut dire que les concepts qui ont reçu une très forte charge émotionnelle négative sont très difficiles à récupérer. Edward Bernays a toute sa vie été à contre-courant en voulant à tout prix valoriser le concept de propagande. En masquant toute la dimension de manipulation mentale qu’il comporte. Alors faut-il jeter au feu la « valeur travail » où faire comme les politiques et s’escrimer à revaloriser un concept que l’on a tout fait pour vider de son sens ?

 1) Cela vaut le détour, quelques mots sur Bob Black à qui on doit : L’Abolition du Travail, (travailler, moi ? Jamais) publié en 1985 et traduit en sept langues. Dans la droite ligne de Paul Lafargue (texte), (texte) Le titre est suffisamment clair, il milite pour l’abolition de l’emploi. Mais attention, il dit immédiatement que « cela ne signifie nullement que nous devrions arrêter de nous activer ». Et là nous devons nous répéter : l’univers est dynamique, le corps poursuit sans cesse son activité, sans quoi il meurt. Certes il a besoin régulièrement de repos pour se régénérer, il est impossible de se fixer comme règle le repos, la vie nous pousse à l’activité. Un excès de sommeil provoque l’apathie, une activité équilibrée renforce la vitalité. (doc)

Alors ? Réponse de Bob Black : il faut «créer un mode de vie fondé sur le jeu », si par jeu on entend aussi bien la fête, que la créativité, la rencontre, que la communauté et même l’art.  Donc autant dire que le jeu veut dire le jeu des facultés, ce que nous appellerions alors une vie créative qui se joue de son activité sans jamais en faire une contrainte imposée, et surtout pas imposée par le régime drastique du salariat. « J’en appelle à une aventure collective dans l’allégresse généralisée ainsi qu’à l’exubérance mutuelle et consentie librement ». Or, il note aussitôt : « La vie ludique est totalement incompatible avec la réalité existante. Tant pis pour la « réalité », ce trou noir qui aspire toute vitalité et nous prive du peu de vie qui distingue encore l’existence humaine de la simple survie. Curieusement – ou peut-être pas – toutes les vieilles idéologies sont conservatrices, en ce qu’elles crient aux vertus du travail. Pour certaines d’entre elles, comme le marxisme et la plupart des variétés d’anarchisme, leur culte du travail est d’autant plus féroce qu’elles ne croient plus à grand-chose d’autre ». Voilà quelqu’un qui aspire « au plein chômage » quand tous les politiques « jappent en faveur du plein emploi ».

Et les idéologues de tous bords ne sont pas en reste : « Les syndicats et les managers sont d’accords pour dire que nous devrions vendre notre temps, nos vies en échange de la survie, même s’ils en marchandent le prix. Les marxistes pensent que nous devrions être régentés par des bureaucrates. Les libertariens estiment que nous devrions travailler sous l’autorité exclusive des hommes d’affaires. Les féministes n’ont rien contre l’autorité, du moment qu’elle est exercée par des femmes. Il est clair que ces marchands d’idéologies sont sérieusement divisés quant au partage de ce butin qu’est le pouvoir. Il est non moins clair qu’aucun d’eux ne voit la moindre objection au pouvoir en tant que tel et que tous veulent continuer à nous faire travailler ». Et là il faut avouer que l’argumentation touche juste. Nietzsche disait du travail qu’il est la meilleure des polices. D’où la définition proposée du travail-emploi : « le labeur forcé, c’est-à-dire la production obligatoire. Ces deux derniers paramètres sont essentiels. Le travail est la production effectuée sous la contrainte de moyens économiques ou politiques, la carotte ou le bâton – la carotte n’est que la continuation du bâton par d’autres moyens ». Comme la guerre est la politique continuée par d’autres moyens pour Clausewitz. Le travail est devenu un outil de contrôle des peuples. Et sur ce plan, si on y regarde de près, il n’y a pas de différence essentielle entre communisme et capitalisme. « Habituellement – et cela était encore plus vrai dans les régimes « communistes», où l’État était l’employeur principal et chaque personne un employé, que dans les pays capitalistes -, le travail c’est l’emploi, c’est-à-dire le travail salarié, ce qui revient à se vendre à crédit ». Et on peut même aller plus loin comme nous l’avons vu avec Baudrillard, la société de consommation auquel il donne accès est aussi un outil de contrôle des peuples : elle normalise ses désirs et rend obligatoire l’acte de consommer tout en laissant croire qu’il n’est pas d’autre accès au bonheur que l’euphorie de la consommation. Le piège à rats le plus subtil jamais inventé.

Mais restons sur le travail pour le comprendre comme outil de contrôle : Bien sûr dit Bob Black, il y a le chaos des bévues bureaucratiques, il y a la discrimination, le harcèlement sexuel, les patrons kapos qui briment leurs subordonnés, mais c’est à la limite un épiphénomène : la puissance du conditionnement est dans « les impératifs de productivité et de rentabilité aux exigences du contrôle organisé ». Jacques Ellul aurait parlé de la technique. Black parle surtout du sens très particulier de la « discipline » du travail. « La déchéance que connaît au boulot l’écrasante majorité des travailleurs naît d’une variété infinie d’humiliations, qu’on peut désigner globalement du nom de « discipline ». Des gens comme Foucault ont analysé de manière complexe ce phénomène, alors qu’il est fort simple. La discipline est constituée de la totalité des contrôles coercitifs qui s’exercent sur le lieu de travail: surveillance, exécution machinale des tâches, rythmes de travail imposés, quotas de production, pointeuses, etc. » « Le patron qui décide de l’heure à laquelle il vous faut arriver au travail et celle de la sortie – et de ce que vous allez y faire entre-temps. Il vous dit quelle quantité de labeur il faut effectuer, et à quel rythme. Il a le droit d’exercer son pouvoir jusqu’aux plus humiliantes extrémités. …. il peut tout réglementer: la fréquence de vos pauses-pipi, la manière de vous vêtir, etc. Hors quelques garde-fous juridiques fort variables, il peut vous renvoyer... Il vous fait espionner par des mouchards et des chefaillons, il constitue des dossiers sur chacun de ses employés. Répondre du tac au tac devient dans l’entreprise une forme intolérable d’insubordination – faute professionnelle s’il en est – comme si un travailleur n’était qu’un vilain garnement : non seulement cela vous vaut d’être viré, mais cela peut vous priver de prime de départ et d’allocations ». Et en conclusion : « Une telle horreur n’a pas d’exemple dans l’histoire préindustrielle. Elle dépasse les capacités de nuisance dont jouissaient des tyrans tels que Néron, Gengis Khan ou Ivan le Terrible. Aussi néfastes et malveillants qu’ils fussent, ces oppresseurs ne disposaient pas des moyens raffinés de domination dont profite le despotisme actuel ». Pour saper la volonté, abandonner très vite l’enthousiasme, inviter l’ennui et provoquer la frustration. « Comme l’ont montré Foucault et d’autres historiens, les prisons et les usines sont apparues à peu près à la même époque. Et leurs initiateurs se sont délibérément copiés les uns les autres pour ce qui est des techniques de contrôle ». Comme les techniques de marketing ont un temps copié les travaux de Skinner sur le conditionnement animal pour les appliquer à la publicité. L’effet général de ce système est de produire des êtres soumis, incultes et déshumanisé. A supposer (miracle) que les conditions de travail s’améliorent grandement, il y a encore un obstacle de taille : le travail est terriblement chronophage.  « Socrate disait que les travailleurs manuels faisaient de piètres amis et de piètres citoyens parce qu’ils n’avaient pas le temps de remplir les devoirs de l’amitié et d’assumer les responsabilités de la citoyenneté. Il n’avait pas tort, le bougre. À cause du travail, nous ne cessons de regarder nos montres, quelle que soit notre activité. Le « temps libre » n’est rien d’autre que du temps qui ne coûte rien aux patrons. Le temps libre est principalement consacré à se préparer pour le travail, à revenir du travail, à surmonter la fatigue du travail ». D’où la supercherie du concept de « loisir » : « Je n’apprécie pas plus cette soupape bien gérée et encadrée qu’on appelle « loisirs ». Loin de là. Les loisirs ne produisent que du non-travail au nom du travail. Les loisirs sont composés du temps passé à se reposer des fatigues du boulot et à essayer frénétiquement, mais en vain, d’en oublier l’existence ». L’idée qu’ils pourraient être une compensation précipite tous ceux qui sont aliénés dans leur travail dans la fuite. Que récupère la société de consommation en créant une industrie du loisir ! Mais toujours le temps nous manque et le manque de temps devient une maladie chronique. Qui bafoue jusqu’aux aspirations démocratiques.

Et on voit donc dans quelle imposture l’opinion est embarquée quand on lui serine sans arrêt que le travail est source de lien social, qu’il est irremplaçable, source de lien, de cohésion, d’intégration sociale, jusqu’à parler même d’identité ! Comme le dit André Gorz, c’est une rengaine obsessionnelle depuis qu’il ne peut plus remplir aucune de ces fonctions.

Il y a donc des raisons solides pour militer pour la suppression progressive de ce régime du travail-emploi, ce qui suppose une cure de désintoxication vis-à-vis de l’idéologie ambiante. La même que celle qui pourrait nous défaire de l’hypnose de la consommation frénétique. Paul Ariès dit à ce sujet que les milieux populaires ne pourront se libérer de l’idéologie du travail que s’ils s’émancipent simultanément de l’idéologie de la consommation. En effet, tant que nous demeurerons des forçats du travail-emploi, nous serons aussi des forçats de la consommation. C’est imparable.

2) L’entreprise de sape par laquelle le travail a été progressivement vidé de toute substance a été son objectivation, et attention, dans le but délibéré d’éliminer sa dimension subjective, la dimension du travail, (texte) à des fins de profit. Dès le début de l’ère industrielle l’idée de limiter l’ouvrier-percheron à l’exécution de tâches simples restreignant sa vie et sa pensée figurait explicitement dans les manuels des manufactures. Et cette logique n’a cessé en coulisse de gagner en audience ; on connaît la répartie de Taylor à un ouvrier qui se plaignait de ne pas arriver à penser : « vous n’êtes pas payé pour cela, d’autres le sont ». La rationalisation est une logique qui est un pur produit de la pensée technique, le produit d’une pensée mécanique qui objective et instrumentalise tout ce qu’elle touche, mais qui n’a pas son pareil pour remodeler la productivité. Son succès universel, sa puissance incontestée, ont un tel ascendant que c’est dans cet horizon de pensée que les économistes et les politiques parlent de la « valeur travail » et de « coût du travail » (formule absurde). Ce n’est pas une question d’orientation politique, nous l’avons vu la pensée technique s’en moque et le productivisme a été autant l’affaire des communistes que des capitalistes. Dans l’objectif de la productivité, on calcule combien de temps une personne met en moyenne pour effectuer une tâche. Puis connaissant le nombre de tâches à effectuer, on en déduit, combien de personnes sont nécessaires. On suppose que dans le déroulement d’un projet, si on double le nombre de personnes impliquées, le délai sera divisé par deux. Il est admis que le travail est quelque chose qui se subdivise en éléments fragmentaires, la quantité de travail devient une donnée qui se divise, se multiplie et se répartit entre différents employés attelés aux tâches désignées. La pensée calculante s’insinue partout, rend les processus rigides, compliqués et perd entièrement  derrière les tâches à accomplir la dimension humaine de celui qui les réalise. Elle ignore tout de la créativité et de ce qui mobilise une énergie. L’intelligence créatrice est bien plus qu’une pensée bornée au calcul, elle implique l’imagination, la sensibilité, la passion, le désir vivant, toute cette subjectivité complètement étrangère à la technique, mais que nous savons très bien mobiliser en dehors du travail pour peu que nous soyons profondément intéressé par quelque chose. Ce qui veut dire que l’homme est au meilleur de lui-même quand il est passion. Mais pour cela, il faut qu’il se sente véritablement libre et autonome.

Si une machine, comme un ordinateur effectivement exécute des tâches, seul un être humain travaille, et le travail devrait impliquer tout ce qu’il est, dans son affectivité, son intelligence, son imagination, son être et pas seulement un mouvement des bras et des jambes dans une opération quelconque, ou la manutention d’un objet. Mais le comble est que nous avons si bien été conditionnés depuis le début de l’ère industrielle, que le salarié postmoderne n’a même plus honte de sa réification à titre d’instrument. Il en redemande même. (texte) Comme le dit Günther Anders, il voudrait ressembler encore plus aux machines,  il a honte de ne pas être aussi efficace que la machine, honte d’être né humain, face à des machines qui lui montrent la perfection instrumentale qui devrait être celle de l’employé modèle. Anders appelle cela la honte prométhéenne. (texte) De la même manière, noyé dans les images, l’homme postmoderne aspire en regardant la publicité inconsciemment à être sans épaisseur, aussi plat qu’une image, mais donné en spectacle au regard de tous, reconnu comme une image. Dans le champ du travail cet effet joue d’autant plus que l’entreprise utilise des technologies avancées. Au sentiment d’être intimidé par une complexité technique qu’il est impossible d’embrasser entièrement et de comprendre s’ajoute l’obligation d’être parfaitement compétent, ce qui veut dire surtout ne pas poser de question pour ne pas paraître idiot, rester fonctionnel et efficace, tout en restant rangé dans une forme de non-pensée obéissante et servile.

Mais cette condition impose un tel reniement de soi qu’elle enferme comme dans un placard l’explosif des frustrations d’une subjectivité non-accomplie, explosif qui doit tôt ou tard sera allumé par une étincelle. Une étincelle de vie peut être. Celle que nous aurions pu élever plus haut si nous avions directement choisi une activité plus libre. Plus humaine surtout. En restant plus à l’écoute de notre intériorité, en nous accordant le droit d’être pleinement à ce que nous pouvons faire. Présent. Entièrement présent. Cela s’appelle redonner au travail une spiritualité. Ce dont il est complètement dépourvu dans la plupart des cas. Dans la spiritualité vivante, le travail participe du travail sur soi, il n’est pas séparé de la conscience, de la présence, il est l’occasion d’un exercice constant de lucidité. Mais nous sommes encore très loin de le comprendre : quand les décideurs sont intoxiqués d’une pensée hypertechnique et qu’en plus le salarié fonctionne lui-même sur le mode de l’objectivation, le système technique tourne à l’aveugle et il étourdit tous ceux qui en participe. Il n’est tout de même pas difficile de comprendre que dans la mesure où le travail est à la source des valeurs matérielles, il n’est pas sur le même plan qu’elle, il est au-dessus et ce sont les valeurs matérielles qui dérivent du travail. Le travail ne peut pas être apprécié sur le même plan que ce qu’il produit, et moins encore le sujet vivant ; mais la honte prométhéenne c’est précisément cela : une manière pour le sujet devenu inconscient de se mesurer lui-même comme objet. Les écoles de commerce expliquent « comment se vendre » ! Le salarié qui revendique une froide efficacité mesure toutes choses à un prix, la valeur d’un homme à son salaire, l’effort à une prime etc. Comme s’il n’y avait dans l’univers que des paquets emballés avec une étiquette dessus. Avilissement suprême, perte d’humanité et prostitution intégrale de la vie.  Quand les esclaves se dégradent à ce point, ils n’ont plus qu’à séquestrer leur patron pour l’obliger à fournir de quoi s’humilier encore davantage. Le travailleur a été mis comme ouvrier sur les chaînes et voici que partout il demande encore plus de chaînes. Même les patrons de manufactures n’en demandaient pas autant, il attendait seulement l’obéissance passive. Peut être l’orgueil suffisant de pouvoir contempler des sous-hommes travaillant pour leur confort. Mais que la classe ouvrière ait si bien appris la leçon des travaux forcés sous couvert de morale qu’elle en redemande encore et encore… cela passe l’entendement. Ces gens ne se réveillent donc jamais ? Quand d’évidence il y a et il y aura dans l’avenir de moins en moins de travail salarié ils continuent d’en redemander encore et encore, tout en refusant de s’investir dans  une activité libre et utile à tous, tout en refusant l’opportunité historique qui leur est offerte d’une ouverture vers un art de vivre de plus en plus libéré du travail. Mais là il faudrait se réveiller, il faudrait  un éveil citoyen pour mettre en marche cette révolution.

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Il est assez sidérant de voir à quel point nous avons pu dans notre histoire inculquer une morale disciplinaire du travail, tout en détruisant simultanément de plus en plus sa valeur, tout en faisant mentir dans les faits tout ce que la morale du travail semblait promettre. Pas étonnant qu’au bout du compte la question de la valeur travail soit devenue complètement incompréhensible à justifier. On a vanté les qualité du pianiste pour de faire ensuite que tirer sur le pianiste. Les contradictions sont telles qu’il faudrait avoir un esprit schizophrène bien compartimenté pour ne pas voir à quel point les arguments se tirent la langue. Il y aurait bien encore un chemin pour redonner un sens au travail, mais il faudrait alors reconnaître l’être humain et le considérer en sa totalité dans son implication dans le travail, corps, esprit et âme à la fois. Pas seulement des mains pour faire des OS. Pas seulement des esprits hypercalculateurs pour manager tout cela avec une cervelle de ferraille et un cœur de plastique. Quand à ceux qui ont quelques intérêts spirituels, qu’il n’aille pas se planquer dans une grotte pour méditer, il faut faire descendre une peut plus de conscience dans toutes les activités humaines, y mettre un peu plus de cœur, un peu plus de compassion et de grandeur d’âme. Le sens du travail n’est pas perdu, mais il est entièrement à renouveler. 1et pour une fois le chantier n’est pas totalement matériel.

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     © Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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