Nous avons vu le poids des mythes culturels dans la représentation du travail. Impossible de nier dans la tradition judéo chrétienne cette puissante idée de culpabilité attachée au travail inscrite dans la Bible. La nécessité n’est plus seulement une
Bel effort que de tenter de donner au travail une valeur morale et spirituelle ! Mais cet effort n’est-il pas contrarié et pratiquement réduit à néant dans un système économique voué au profit ? Marx avait montré dès 1844 que dans le capitalisme la classe dominante achetait de la force de travail, celle de l’ouvrier et le rémunérait non pas en fonction de la qualité et de la quantité du travail fourni, mais du minima nécessaire pour qu’il récupère sa force de travail. De fait, dans pareil contexte, la valeur travail est d’abord une valeur économique et elle n’existe que relativement aux intérêts du marché. Comme le développement technique ne cesse dans l’automatisation d’absorber des parts de plus en plus grandes de la productivité, cette « valeur travail » est vouée à disparition. En quel sens peut-on parler de « valeur travail » ? Le travail constitue-il une valeur ?
* *
*
De quoi parlons-nous quand nous employons le terme de valeur ? Et ce que voulons nous dire en parlant de valeur travail. ? A proprement parler, le travail n’est pas une valeur, il participe des valeurs, ou s’y rattache par tel ou tel de ses aspects quand il permet de les renforcer, voire de les exalter. Un peu comme chez Platon quand il dit que toutes les choses belles participent de la Beauté. De même, on ne dira pas que le sport est une valeur, mais qu’il contribue à nourrir des valeurs : disons le sens du collectif, le respect moral des personnes et des règles, la solidarité au sein d’une même équipe, la valeur vitale de l’effort et de la volonté. On ne dira pas par contre qu’il sert les valeurs intellectuelles etc. De même, quand nous parlons du travail, il est important de préciser en quel sens le travail nourrit certaines valeurs. Nous allons sur la lancée étaler, (comme du beurre sur une tartine), l’opinion commune dans ce registre.
1) Revenons sur la classification abordée plus haut dans le cours, ainsi que sur les distinctions préliminaires dans la définition du travail.
- On
reconnaîtra aisément dans le sens commun que le travail peut se ranger parmi les
valeurs
économiques
au même titre que par exemple, le gain, le profit, la réussite sociale, la
possibilité de consommer sans limite ou l’argent.
L’argent est la valeur des valeurs pour notre
matérialisme ambiant. Il est sous-entendu dans nos
mentalités postmodernes, qu’avec de
l’argent on peut tout acheter et que la sécurité que nous recherchons est
matérielle. La sécurité matérielle dépend de l’argent que l’on possède, pouvoir
en disposer en abondance c’est se sentir davantage en sécurité. De ceux qui ont
beaucoup d’argent on dit même : « qu’ils ont tout pour être
heureux ». Mais comment se procurer de l’argent ?
Par le travail. CQFD, le travail est donc au premier chef une valeur économique.
Pour le consommateur d’ailleurs c’est la seule valeur qui entre en ligne de
compte et le reste est accessoire, elle décide de la valeur d’un emploi : qu’il
rapporte beaucoup d’argent. C’est son principal intérêt, qui permet de
profiter dans la
consommation. De là suit que pour nos mentalités
actuelles, contrairement à ce que soutenait la
morale protestante, celui qui est riche a gagné un privilège, il possède
déjà la valeur des valeurs, l’argent, il… n’a donc pas besoin de travailler. Sur
le plan économique strict en effet, le travail n’est qu’un marchepied pour
accéder à l’étage de l’argent qui permet de disposer de tout le reste. Et si on
disposait en abondance de l’argent, on ne travaillerait pas. On
profiterait. Le paradis c’est le luxe et l’oisiveté et, l’enfer c’est la
misère et le travail. En conséquence, il est largement admis que les moyens qui
permettent d’acquérir de l’argent sans travailler sont supérieurs à tous
les autres. Et ils existent autant sur le plan légal… que sur le plan illégal.
Ce n’est pas pour rien si la fièvre du boursicotage ne s’éteint pas sur
Internet. Elle est ancrée dans cette
croyance inconsciente.
- Pas
d’hésitation non plus pour attribuer au travail une
valeur vitale. On peut même en
faire des chansons : le travail c’est la santé ! Y a-t-il seulement une seule
idéologie politique qui n’ait pas sanctifié la valeur travail dans ce sens ? Le
travailleur c’est le valeureux par excellence. On a souvent,
autant en régime
libéral
que sous le communisme, présenté l’homme en pleine santé comme le travailleur
dans l’effort, la virilité par excellence comme la mâle affirmation dans le
travail ou encore le modèle du plaisir dans la satisfaction procurée par le
travail. Inversement, nous l’avons vu, l’absence de goût pour le travail a été
vue comme une sorte de prédisposition maladive, l’oisiveté comme débilitante. La
pleine santé est exemplifiée par la vigueur au travail et la maladie condamne à
l’oisiveté.
2) - Sur le
registre des valeurs morales,
idem, pas d’hésitation, même si c’est au prix des contradictions. On sera
d’accord pour dire que le travail contribue à la socialisation de l’individu, le
travail apprend à l’homme le sens des « réalités », la maîtrise de soi, la
patience dans la réalisation d’un objectif, le sens de la discipline. Il délivre
le sérieux et la maturité etc. On connaît le moralisme bourgeois professé par
Voltaire à la fin de Candide : "Le travail éloigne de nous trois grands
maux : l'ennui, le vice et le besoin". Même son de cloche chez Alain. (texte)
Le protestantisme s’est employé à condamner l’oisiveté mère de tous les vices,
voyez ce que dit encore Rousseau. (texte)
Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, en retour les moralistes diront à
satiété que le travail est le père de toutes les vertus. Mieux, le travail est
méritoire dans tous les sens du terme, méritoire de gratifications ici-bas et
même méritoire au-delà. Celui qui aura bien travaillé toute sa vie aura un
épitaphe de reconnaissance sur sa tombe, soulignant sa consécration au travail.
Donc, la cause est si bien entendue qu’avec un peu d’humour (?) on suivra les
paroles de Saint Paul : que celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non
plus ! Dans les maisons de correction pour enfants, on suivait la règle au pied
de la lettre. On suspendait dans une cage au dessus de la table des
pensionnaires, ceux qui étaient punis « pour n’avoir pas bien travaillé » en
guise de leçon de morale. Et attention, dans la même ligne de raisonnement de la
vertu travail et du travail père de toutes les vertus, n’importe quel travail
est vertueux, parce que c’est un travail. Du point de vue de la
valeur travail celui qui bosse dans l’armement, ou qui vend des gadgets dans
une galerie commerciale, au même titre que celui qui travaille dans la santé ou
l’éducation, celui qui vend des articles de luxe, tous sont équivalents
dès lors que leur activité est moralement considérée comme étant du travail.
Une valeur. Une valeur qui confère à celui qui en est revêtu – le salarié
qui a un emploi – une dignité morale, cette dignité
permet
de toiser de haut l’indignité du SDF qui ne travaille pas et ne reçoit donc pas
cette dignité morale qui permet d’être dans la normativité sociale : d’aller
faire ses courses au supermarché, comme les gens normaux en tant que
consommateur. Il est très intéressant de remarquer le fonctionnement du
jugement : si on demande à quelqu’un ce qu’il fait, il y a une grande différence
entre ce à quoi on s’occupe et ce qui est considéré comme
un travail. Dire « mon travail consiste à… » rassure tout de suite car
l’activité est immédiatement reliée au concept pourvoyeur de sens qu’est le
travail. Si ce n’était pas le cas, il est clair que dans nos mentalités
actuelles, il y aurait jugement sur l’indignité « de ces gens qui ne
travaillent pas ». Ajoutons encore qu’il est indispensable que le travail
rapporte, pour jouir d’une reconnaissance complète, qu’il soit assorti d’un
salaire : impossible de distinguer clairement la valeur morale du travail de sa
valeur économique. Le sens commun a donc quelques difficultés avec le statut du
bénévolat ou tout simplement avec celui de la
femme au foyer : une activité méritoire dans le premier cas, une consécration à
la famille dans le second. C’est avec difficulté que l’on parlera de travail.
C’est dire à quel point on confond travail avec
emploi.
- Deux mots sur valeur esthétique et travail. Nous sommes dans La Société du Spectacle, comme dit Guy Debord, dans le règne de l’image, le culte des apparences, la célébration constante du divertissement. Non pas par goût, non pas par une sorte d’élévation majeure du sens esthétique ou en vertu d’une passion pour la culture, mais surtout poussé dans le spectaculaire par l’essor des technologies et la puissance du marché. De là suit que nous n’avons pas de difficulté à reconnaître le statut de l’artiste comme relevant du travail à condition que s’y mêle l’extase des foules et la célébrité. Nous n’allons pas suivre Platon dans La République voulant jeter hors de la Cité le poète parce qu’il serait illusionniste. Bien au contraire, nous adorons les illusionnistes, nous sommes prêts à jeter à la tête des artistes du show biz des sommes démentielles, quand il faut des luttes âpres et difficiles pour accorder dix euros de plus au salaire d’une infirmière. Comme pour beaucoup de gens le travail n’est qu’un gagne-pain, ils trouvent normale la recherche de compensation dans le loisir. Ceux qui alimentent les loisirs ont donc naturellement leur place dans l’économie de la vie. Alors oui, la valeur esthétique attachée au travail a bien un sens. Le besoin de nourriture psychique alimente un immense marché du travail.
- Toujours
dans notre classification, en restant à ras l’opinion commune, aux temps
postmodernes, attribuer
une valeur intellectuelle
au travail ne va vraiment pas de soi. Forte antinomie. La
croyance inconsciente la plus
courante, c’est que le travail permet de se débarrasser des études pour
entrer dans l’activité. Pour ne plus avoir besoin de réfléchir en étant occupé
par un travail. Dis comme cela, c’est assez brutal, mais c’est un fait. Un choix
qui produit ensuite de l’amertume quand on se retrouve sous-qualifié sur le
marché de l’emploi et que les seules opportunités de travail deviennent celle
d’un boulot qui ne sert en aucune manière la
réalisation personnelle. Raison inverse pour laquelle le père ouvrier s’échinera
corps et âme pour que ses enfants fassent des études. Les études qu’il n’a pas
pu faire. Qu’il aurait aimé faire s’il en avait eu l’opportunité. Mais bon, il y
a toujours cette attraction du besoin immédiat d’un revenu pour entrer dans le
monde de la consommation.
- Qu’il puisse y avoir une valeur affective attachée au travail ne fait aucun doute et nous l’avons déjà évoqué. Mais il faut alors se demander si l’on ne parle plus alors de la même chose. Ce n’est plus une question d’emploi, de job, de boulot, mais plutôt d’investissement qui relève directement du plaisir, voire mieux, de la passion. Il y a des gens (si, si) qui aiment leur travail, qui se lèvent le matin de bonne humeur en pensant à ce qu’il vont faire, qui y mettent une belle énergie qui y trouvent une véritable satisfaction. Ceux-là, même s’il disposait d’un revenu de base iraient encore travailler, parce qu’ils ne conçoivent pas leur vie sans cette implication dans leur travail. Pour être précis, il faudra dire que cette valeur toute affective du travail a une étroite relation avec l’amour et la réalisation de soi. Et comme en vérité c’est l’amour qui est la valeur des valeurs (non l’argent) il est facile de comprendre la puissance de motivation qu’il est à même de produire.
Difficile d’exposer toutes ces opinions qui traînent dans la conscience commune (ou dans l’inconscience commune) au sujet de la valeur travail sans grincements de dents. Tout est discutable et discuté, critiquable et critiqué. La valeur travail ne fait plus l’unanimité et c’est pour cette raison que nous parlons d’une crise du travail., sans que personne ne parvienne à montrer clairement où se situe le nœud du problème. Mais ce que nous voyons, c’est que ce n’est pas seulement sur le plan quantitatif, parce qu’il manquerait des « place de travail » comme on dit, parce que le chômage est devenu endémique, mais aussi parce que la valeur qualitative que l’on attribuait au travail autrefois est largement remise en question.
1) Revenons
ce que nous disions précédemment. Que demande le consommateur ? Pouvoir disposer
d’un revenu suffisant ; mais est-ce la
même chose que d’exiger un travail ? Il
n’y a rien à redire au droit de chaque être humain de bénéficier de conditions
de vie décentes. Rien à redire à ce que la dignité de la vie humaine soit
soutenue, en sorte que la satisfaction des
besoins matériels garantisse une vie
ample et libre. Cela ne se discute pas. Maintenant, que l’accès à un revenu
doive uniquement être fourni par un salaire est-ce équivalent ? Non, on peut
très bien en droit distinguer revenu et salaire.
Est-ce seulement vrai dans le fait? Si on pratique le décompte, comme on l’a vu
précédemment au sujet du revenu de base, la plus grande part des revenus dont
nous disposons à l’heure actuelle en Occident sont des
revenus de transfert qui ne sont pas
directement liés à un emploi salarié. Beaucoup de femmes qui se consacrent à
l’éducation de leurs enfants disposent d’un revenu par leur conjoint, les
enfants disposent d’un revenu par leurs parents, les retraités, par un organisme
de pension, les personnes en difficulté par un organisme de protection sociale,
quelques privilégiés jouissent de hauts revenus par leurs rentes etc. Tous les
revenus sont bien entendu tirés de la richesse collective, mais une partie
seulement est le résultat du travail. Ce qui n’empêche pas,
bien au contraire,
pour chacun d’avoir une activité qui apporte une contribution à la
richesse collective. Une richesse humaine autant qu’une prospérité matérielle.
Une activité créatrice qui sert le bien
commun n’est pas nécessairement un emploi.
Mais la réciproque est également vraie, un emploi n’est pas nécessairement créateur d’une contribution au bien commun et selon l’anthropologue David Graeber le néolibéralisme a une fâcheuse tendance à générer du travail inutile, des bullshit jobs. (doc) Graeber commence son pamphlet par un petit questionnaire :
« Avez-vous l’impression que le monde pourrait se passer de votre travail? Ressentez-vous la profonde inutilité des tâches que vous accomplissez quotidiennement?
Avez-vous déjà pensé que vous seriez plus utile dans un hôpital, une salle de classe, un commerce ou une cuisine que dans un open space situé dans un quartier de bureaux? Passez-vous des heures sur Facebook, YouTube ou à envoyer des mails persos au travail?
Avez-vous déjà participé à un afterwork avec des gens dont les intitulés de jobs étaient absolument mystérieux? Êtes-vous en train de lire cet article parce qu’un ami ou un collègue vous l’a conseillé, twitté, facebooké ou emailé au travail? »
Il est
probable que celui qui répond « oui » à toutes ces questions fait partie de cet
échantillon de salariés bullshit job (un boulot à la con). Confiant dans
la rationalisation du travail,
Keynes en 1930 prévoyait que les avancées technologiques permettraient à la fin
du XXe siècle de réduire le temps de travail à 15 heures par semaine. Quelques
décennies plus tard, l’automatisation
s’est effectivement produite dans quelques secteurs de l’industrie, mais on
n’a jamais vu la réduction du travail qui aurait logiquement dû rendre tout
un tas d’emplois inutiles. Or, bien au contraire, par un tour de
passe-passe dont seul le néolibéralisme a le secret, « la technologie a été
manipulée pour trouver les moyens de nous faire travailler
plus »… « des emplois
ont dû être créés… qui sont par définition, inutiles ». D’où l’inflation du
travail technocratique, bureaucratique bidon, « non
seulement des industries de service, mais aussi du secteur administratif,
jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le
télémarketing, ou la croissance sans précédent de secteurs comme le droit des
affaires, les administrations, ressources humaines ou encore relations
publiques». (doc)
Et Graeber de souligner : « Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais s’ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques », mais il y a toutes sortes d’emplois postmoderne en revanche dont la disparition ne serait pas une grande perte. Et des emplois qui sont même souvent nuisibles, tandis que comparativement les emplois utiles sont discrédités. (doc)
Comme les
métiers productifs ont largement été, soit automatisés, soit délocalisés, il
restait à gérer la masse
de la productivité (souvent venue d’extrême orient) avec des vendeurs, des
services marketing etc. Conséquence, l’industrie du service est passée d’un
quart des emplois à trois quarts. Et les écoles de commerce poussent comme des
champignons. (doc)
Le résultat est la multiplication d’employés qui officiellement
travaillent 40 à heures par semaine sur des tâches, compliquées, obscures, plus
ou moins incompréhensibles et des « projets » en tout genre, dans des open
space, mais le paradoxe explique Graeber, c’est qu’en réalité ils font
effectivement les 15 h de travail efficace de Keynes, car ils passent « le
reste de leur temps à organiser ou aller à des séminaires de motivation, mettre
à jour leur profil Facebook ou télécharger des séries télévisées ». Donc
« c’est comme si quelqu’un inventait des emplois sans intérêt, juste
pour nous
tenir tous occupés. Et c’est ici que réside tout le mystère. Dans un système
capitaliste, c’est précisément ce qui n’est pas censé arriver ». Sur le
plan du travail, la contre-producivité,
c’est le complet retournement par le capitalisme, allié au système technicien,
de l’emploi dans une oisiveté occupée. Selon Graeber, le néolibéralisme en
est donc arrivé au même point que le système
soviétique dans sa décadence : employer un très grand nombre de personnes à
ne rien faire. Ou carrément à faire des choses nuisibles au bien commun, cela au
moment même où des millions de personnes, qui voudraient travailler, se rendre
utile et faire quelque chose pour le bien commun sont au chômage. Alors dans
cette histoire où est l’indécence ? Peut-on se permettre de, quand on occupe un
bullshit job, de toiser de haut un SDF qui n’a pas de travail ou se
moquer des petites gens qui font des métiers bien ordinaires… mais utiles ?
La déconnexion entre la sphère de la finance et
l’économie réelle ne démontre elle pas suffisamment qu’il y a des gens très bien
payés dont le travail peut efficacement détruire le bien commun ? Qui dans le
monde actuel ne comprend pas la différence entre
logique du profit et la logique de
la prospérité ?
Et que l’on
arrête de nous bassiner sur la prétendue valeur vitale du travail. Dans
la chanson auquel nous faisions allusion, Henri Salvador ajoutait ironiquement
au sujet de la santé : « … rien faire c’est la conserver ! » Ce n’est pas
une blague, à l’heure actuelle, dans des proportions catastrophiques, le travail
salarié génère de la souffrance et rend malade. Un employé sur deux pense que
son travail nuit à sa santé. Il ne s’agit pas seulement comme autrefois des
accidents de travail, manière de souligner qu’ils pouvaient éventuellement
se produire, mais que le travail lui était bon pour l’ouvrier. Les accidents du
travail continuent de tuer ou de laisser des séquelles graves : près de 42.000 personnes
par an rien qu’en France. Le productivisme technique a en plus généré une
pression extraordinaire qui dégénère invariablement en
maladie
psycho-somatiques. Stress, dépression, infarctus, burn-out, suicides… le salarié
craque, souvent dans l’indifférence complète de ses collègues de travail. Attelé
à des taches répétitives, de toute manière il en paie à minima les conséquences
au niveau de ses articulations, de ses muscles, de son dos. Il est privé du sens
de l’effort global que l’on vantait autrefois chez le paysan, ce bel effort qui
donnait à l’ouvrier la connotation virile des héros du sport. Non, c’est plus
nettement une activité médiocre dans un environnement très anxiogène. Très
souvent il se dope : vitamines, alcool, caféine, antidépresseurs, anxiolytiques,
amphétamines, cocaïne… tout est bon pour être en forme au travail. Et
plus on monte dans l’échelle des responsabilités, plus il semble que l’addiction
à des substances hautement destructives soit forte. Il n’existe quasiment plus
d’emplois protégés. Si autrefois s’occuper des enfants dans la petite école
pouvait passer pour une activité paisible, source de véritables satisfactions,
aujourd’hui on n’est même plus surpris par l’annonce du suicide d‘une
institutrice. Personne ne sait en toute clarté si c’est vraiment une chance
d’avoir un travail salarié où si on ne se porterait pas bien mieux en exerçant
une activité plus modeste en revenus, mais plus agréable. On s’y accroche
souvent par peur du chômage et non par amour du travail. De même, nous ne
pouvons plus regarder l’oisiveté comme une forme de maladie, elle est même
devenue la seule condition où la plupart de gens se sentent un peu vivre,
tandis que dans leur travail ils sont dans une lutte de survie.
2) Pour ce
qui est du registre moralisant de la valeur travail, alors là c’est le bouquet !
Les discours moralisateurs sur le les vertus du travail du siècle dernier
sentent un peu le moisi, quand ils ne provoquent pas, au vu de la situation
actuelle la colère ou un grand éclat de rire. Le travail contribue à la
socialisation de l’individu ? Quand il vous incite à abandonner peu à peu la
considération d’autrui pour le profit? Quand il contribue à faire perdre le sens
de l’empathie pour former un profil d’arriviste mû par l’argent, rapace et
méprisant, mais redoutablement efficace pour obéir aux ordres ? Le
travail apprend le sens de la discipline ? Mais discipline pour quoi ? Le
travail apprend le sens des « réalités » ? Mais quelle
réalité ? Le travail
délivre le sérieux et la maturité ? Non le travail peut être fait avec
sérieux, ou pas, et la maturité en vient pas du travail mais de la
lucidité devant la vie. Les bullshit jobs fabrique des consciences complètement
à côté de la plaque, des esprits immatures et embrouillés dans des complexités
dont ils ne parviennent plus à se dégager. Voltaire s’est trompé, ce n’est pas
le travail qui éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le
vice et le besoin,
c’est l’activité créative. Tout est faux. Combien de gens
s’ennuient à perte de vue dans leur travail ? Une foule immense. Dans quel
domaine attise-t-on le plus le vice, quitte à en faire un outil de
manipulation pour vendre ? Dans le domaine de travail de la
publicité. A l’ère
postmoderne, le marketing du vice est passé au stade industriel et il est
complètement assimilé et compté au titre de l’emploi. Quand à cette niaiserie
selon laquelle le travail éloignerait de nous le besoin, allons le dire aux
travailleurs pauvres et qui en temps de crise s’appauvrissent de plus en plus en
travaillant. On aurait un tout autre son de cloche en allant se documenter sur
l’économie sociale et solidaire. Un homme, une femme qui s’adonne à une
activité qu’il aime, qui la partage, même si cela ressemble à une forme de
divertissement ne s’ennuie pas. Rien ne tient plus éloigné du vice que la
passion créative en direction des autres. Une activité comme le jardinage
libère de quelques uns des besoins qui nous poussent vers le supermarché. Les
pionniers de la simplicité volontaire ont démontré au Canada que l’on pouvait
assumer nos besoins de base dans un échange social et réduire nettement l’usage
de l’argent d’État au profit de la monnaie locale, qui correspond à un échange
de services. Or justement ce type de lien social est bien plus réel, bien plus
moral que celui qui est instauré par l’échange marchand. On voit donc
l’absurdité et le cynisme de la formule qui dirait :
« que celui qui n’a pas
d’emploi ne mange pas non plus !», cette méchanceté revancharde qui culpabilise
ceux qui vivent des aides sociales. Belle leçon d’immoralité de la part
de ceux qui sentent supérieurs parce qu’ils ont un emploi. Nous avons plus
qu’assez pour satisfaire les besoins de tous. Qu’est ce qui nous empêche
d’aligner nos actes sur le sens de la charité et de la compassion ? Ne serait-ce
pas par hasard des préjugés directement liés à un conception du travail ? Des
préjugés d’une société du travail foncièrement immorale ?
N’importe quel travail est vertueux parce que c’est un travail ? Sottise. Il doit y avoir beaucoup de vertu dans le travail d’entretien des camps de concentration. Les barbelés à renforcer, les fours à nettoyer ... Dans le travail de surveillance rapprochée au service d’un maffieux ? Dans les heures de travail patientes d’ingénieur pour calculer comment faire en sorte que la machine tombe en panne juste après la garantie ? Pour que le client revienne et achète produits et services. Dans le sérieux remarquable de la police qui jette à la rue des personnes qui ne parvienne plus à payer leurs traites, parce qu’elles se faites escroquées dans un emprunt pourri ? Dans le zèle déployé par le service marketing d’un groupe pharmaceutique pour inventer une nouvelle pathologie pour écouler des stocks de pilules en fin de brevet ? Etc. Ce n’est pas parce qu’un travail est salarié que pour autant il faut lui donner un bon point de moralité.
Sur la valeur esthétique attachée au travail il y aurait aussi pas mal de mises au point à faire. Graeber dit qu’un monde sans écrivains de science fiction et sans musiciens serait bien moins intéressant. Pas sûr que nous soyons encore capables d’apprécier à leur juste valeur la contribution des artistes pour redonner un peu plus de sensibilité esthétique à un monde qui en manque cruellement. Ces gens sont tellement considérés comme étant dans les marges du travail salarié ordinaire qu’ils finissent par se résigner à leur inutilité sociale, tout en restant reconnaissants que la société tolère leur existence. Nietzsche disait que sans la musique, la vie serait une erreur, mais sans art une société serait d’une trivialité immonde. Et c’est bien plus qu’une affaire de compensation, car s’il est une expérience humaine essentielle, c’est bien celle par laquelle la vie se sent elle-même dans la puissance de l’art. Alors pourquoi ce préjugé qui veut que l’art ne soit pas un travail, mais seulement un jeu ? Un divertissement ? Ne faudrait-il pas renverser la proposition ? Penser que le travail ne reste pleinement humain que lorsqu’il conserve une valeur ludique ? Quand il est l’occasion d’une création de soi par soi dont l’artiste présente l’idéal le plus élevé ?
Que vaut un travail qui ne vous apprend rien sur le plan humain, qui ne vous apprend rien sur vous-même ? Qui vous empêche de réfléchir et vous dispense d’exercer votre intelligence ? Pour transformer l’homme en automate ? En mouton ? En consommateur qui ne pense jamais mais toujours dépense ? Ne faudrait-il pas justement le réduire pour laisser une plus grande place à cette culture que l’on ne cesse de dévaloriser en disant qu’elle est réservée à des « intello » ? Alors que penser de ces employés qui lâchent leur travail salarié pour reprendre des études qu’ils ont quittées trop tôt ?
Enfin, comment comprendre ces réactions ironiques des gens qui se moquent à l’idée que l’on puisse prendre plaisir à un travail ? Faut-il enfoncer le dernier clou du cercueil de la valeur travail en pensant qu’elle est morte de toute façon, que s’engager dans le travail c’est forcément se résigner à la souffrance qui l’accompagne? Faut-il continuer à dire aux jeunes générations que de toute manière entrer dans le travail sera une épreuve pénible, mais qu’il n’y a pas de choix, c’est un sacrifice nécessaire ? Seuls les plus chanceux y trouveront leur compte avec quelques petites satisfactions. En attendant la retraite où on en sera enfin débarrassé ? Comment en pas voir qu’en procédant de cette manière on n’offre qu’une perspective effrayante ? En retour, comment s’étonner qu’ils choisissent de repousser le plus loin possible cette perspective en s’installant dans un cocooning sociale coupé de toute réalité ? Comment peut-on encore enseigner "l'amour du travail" alors qu'on a tout fait pour le rendre détestable?
Il y a des
auteurs, comme Albert Jacquard, pour qui le jugement est rendu et l’affaire est
close : puisque le travail en Occident est si profondément marqué par son
étymologie de tripalium, alors on peut
le
reléguer à un stade primitif de l’humanité, un stade archaïque qu’il serait sage
d’oublier, de considérer comme une des aberration que l’humanité a produite par
inconscience. Et il faut dire que les concepts qui ont reçu une très forte
charge émotionnelle négative sont très difficiles à récupérer. Edward Bernays a
toute sa vie été à contre-courant en voulant à tout prix valoriser le concept de
propagande. En masquant toute la
dimension de manipulation mentale qu’il comporte. Alors faut-il jeter au feu la
« valeur travail » où faire comme les politiques et s’escrimer à revaloriser un
concept que l’on a tout fait pour vider de son sens ?
1) Cela
vaut le détour, quelques mots sur Bob Black à qui on doit : L’Abolition du
Travail, (travailler, moi ? Jamais) publié en 1985 et traduit en sept
langues. Dans la droite ligne de Paul Lafargue (texte),
(texte) Le titre est suffisamment clair, il milite pour l’abolition
de l’emploi. Mais attention, il dit immédiatement que « cela ne signifie
nullement que nous devrions arrêter de nous activer ». Et là nous devons
nous répéter : l’univers est dynamique, le corps poursuit sans cesse son
activité, sans quoi il meurt. Certes il a besoin régulièrement de repos pour se
régénérer, il est impossible de se fixer comme règle le repos, la vie nous
pousse à l’activité. Un excès de sommeil provoque l’apathie, une activité
équilibrée renforce la vitalité. (doc)
Alors ? Réponse de Bob Black : il faut «créer un mode de vie fondé sur le jeu », si par jeu on entend aussi bien la fête, que la créativité, la rencontre, que la communauté et même l’art. Donc autant dire que le jeu veut dire le jeu des facultés, ce que nous appellerions alors une vie créative qui se joue de son activité sans jamais en faire une contrainte imposée, et surtout pas imposée par le régime drastique du salariat. « J’en appelle à une aventure collective dans l’allégresse généralisée ainsi qu’à l’exubérance mutuelle et consentie librement ». Or, il note aussitôt : « La vie ludique est totalement incompatible avec la réalité existante. Tant pis pour la « réalité », ce trou noir qui aspire toute vitalité et nous prive du peu de vie qui distingue encore l’existence humaine de la simple survie. Curieusement – ou peut-être pas – toutes les vieilles idéologies sont conservatrices, en ce qu’elles crient aux vertus du travail. Pour certaines d’entre elles, comme le marxisme et la plupart des variétés d’anarchisme, leur culte du travail est d’autant plus féroce qu’elles ne croient plus à grand-chose d’autre ». Voilà quelqu’un qui aspire « au plein chômage » quand tous les politiques « jappent en faveur du plein emploi ».
Et les
idéologues de tous bords ne sont pas en reste : « Les syndicats et les managers
sont d’accords pour dire que nous devrions vendre notre temps, nos vies en
échange de la survie, même s’ils en marchandent le prix. Les marxistes pensent
que nous devrions être régentés par des bureaucrates. Les libertariens estiment
que nous devrions travailler sous l’autorité exclusive des hommes d’affaires.
Les féministes n’ont rien contre l’autorité, du moment qu’elle est exercée par
des femmes. Il est clair que ces marchands d’idéologies sont sérieusement
divisés quant au partage de ce butin qu’est le
pouvoir. Il est non moins clair qu’aucun
d’eux ne voit la moindre objection au pouvoir en tant que tel et que tous
veulent continuer à nous faire travailler ». Et là il faut avouer que
l’argumentation touche juste. Nietzsche disait du travail qu’il est la meilleure
des polices. D’où la définition proposée du travail-emploi : « le labeur
forcé, c’est-à-dire
la
production obligatoire. Ces deux derniers paramètres sont essentiels. Le travail
est la production effectuée sous la contrainte de moyens économiques ou
politiques, la carotte ou le bâton – la carotte n’est que la continuation du
bâton par d’autres moyens ». Comme la guerre est la
politique continuée par d’autres moyens pour Clausewitz. Le travail est devenu
un outil de contrôle des peuples. Et sur ce plan, si on y regarde
de près, il n’y a pas de différence essentielle entre
communisme et
capitalisme. « Habituellement – et cela
était encore plus vrai dans les régimes « communistes», où l’État était
l’employeur principal et chaque personne un employé, que dans les pays
capitalistes -, le travail c’est l’emploi, c’est-à-dire le travail salarié, ce
qui revient à se vendre à crédit ». Et on peut même aller plus loin comme nous
l’avons vu avec Baudrillard, la société de
consommation auquel il donne accès est aussi un outil de contrôle des peuples :
elle normalise ses désirs et rend obligatoire l’acte de consommer tout en
laissant croire qu’il n’est pas d’autre accès au bonheur
que l’euphorie de la consommation. Le piège à rats le plus subtil jamais
inventé.
Mais
restons sur le travail pour le comprendre comme outil de contrôle : Bien sûr dit
Bob Black, il y a le chaos des bévues bureaucratiques, il y a la discrimination,
le harcèlement sexuel, les patrons kapos qui briment leurs subordonnés, mais
c’est à la limite un épiphénomène : la puissance du conditionnement est dans
« les impératifs de productivité et de rentabilité aux exigences du contrôle
organisé ». Jacques Ellul aurait parlé de la
technique. Black parle surtout du sens très
particulier de la « discipline » du travail. « La déchéance que
connaît au boulot l’écrasante majorité des travailleurs naît d’une variété
infinie
d’humiliations,
qu’on peut désigner globalement du nom de « discipline ». Des gens comme
Foucault ont analysé de manière complexe ce phénomène, alors qu’il est fort
simple. La discipline est constituée de la totalité des contrôles coercitifs
qui s’exercent sur le lieu de travail: surveillance, exécution machinale des
tâches, rythmes de travail imposés, quotas de production, pointeuses, etc. »
« Le patron qui décide de l’heure à laquelle il vous faut arriver au travail et
celle de la sortie – et de ce que vous allez y faire entre-temps. Il vous dit
quelle quantité de labeur il faut effectuer, et à quel rythme. Il a le droit
d’exercer son pouvoir jusqu’aux plus humiliantes extrémités. …. il peut tout
réglementer: la fréquence de vos pauses-pipi, la manière de vous vêtir, etc.
Hors quelques garde-fous juridiques fort variables, il peut vous renvoyer... Il
vous fait espionner par des mouchards et des chefaillons, il constitue des
dossiers sur chacun de ses employés. Répondre du tac au tac devient dans
l’entreprise une forme intolérable d’insubordination – faute professionnelle
s’il en est – comme si un travailleur n’était qu’un vilain garnement :
non seulement cela vous vaut d’être viré, mais cela peut vous priver de prime de
départ et d’allocations ». Et en conclusion : « Une telle horreur n’a pas
d’exemple dans l’histoire préindustrielle. Elle dépasse les capacités de
nuisance dont jouissaient des tyrans tels que Néron, Gengis Khan ou Ivan le
Terrible. Aussi néfastes et malveillants qu’ils fussent, ces oppresseurs ne
disposaient pas des moyens raffinés de domination dont profite le despotisme
actuel ». Pour saper la volonté, abandonner très vite
l’enthousiasme, inviter l’ennui et provoquer la
frustration. « Comme l’ont montré Foucault et
d’autres historiens, les prisons et les usines
sont
apparues à peu près à la même époque. Et leurs initiateurs se sont délibérément
copiés les uns les autres pour ce qui est des techniques de contrôle ». Comme
les techniques de marketing ont un temps
copié les travaux de Skinner sur le conditionnement animal pour les appliquer à
la publicité. L’effet général de ce système est de produire des êtres soumis,
incultes et déshumanisé. A supposer (miracle) que les conditions de travail
s’améliorent grandement, il y a encore un obstacle de taille : le travail est
terriblement chronophage. « Socrate disait
que les travailleurs manuels faisaient de piètres amis et de piètres citoyens
parce qu’ils n’avaient pas le temps de remplir les devoirs de l’amitié
et d’assumer les responsabilités de la
citoyenneté. Il n’avait pas tort, le bougre.
À cause du travail, nous ne cessons de regarder nos montres, quelle que soit
notre activité. Le « temps libre » n’est rien d’autre que du temps qui ne coûte
rien aux patrons. Le temps libre est principalement consacré à se préparer pour
le travail, à revenir du travail, à surmonter la fatigue du travail ». D’où la
supercherie du concept de « loisir » : « Je
n’apprécie pas plus cette soupape bien gérée et encadrée qu’on appelle « loisirs
». Loin de là. Les loisirs ne produisent que du non-travail au nom du travail.
Les loisirs sont composés du temps passé à se reposer des fatigues du boulot et
à essayer frénétiquement, mais en vain, d’en oublier l’existence ». L’idée
qu’ils pourraient être une compensation précipite
tous ceux qui sont aliénés dans leur travail dans la fuite. Que récupère la
société de consommation en créant une industrie du
loisir ! Mais toujours
le temps nous manque et le manque de temps devient une
maladie chronique. Qui bafoue jusqu’aux aspirations
démocratiques.
Et on voit donc dans quelle imposture l’opinion est embarquée quand on lui serine sans arrêt que le travail est source de lien social, qu’il est irremplaçable, source de lien, de cohésion, d’intégration sociale, jusqu’à parler même d’identité ! Comme le dit André Gorz, c’est une rengaine obsessionnelle depuis qu’il ne peut plus remplir aucune de ces fonctions.
Il y a donc des raisons solides pour militer pour la suppression progressive de ce régime du travail-emploi, ce qui suppose une cure de désintoxication vis-à-vis de l’idéologie ambiante. La même que celle qui pourrait nous défaire de l’hypnose de la consommation frénétique. Paul Ariès dit à ce sujet que les milieux populaires ne pourront se libérer de l’idéologie du travail que s’ils s’émancipent simultanément de l’idéologie de la consommation. En effet, tant que nous demeurerons des forçats du travail-emploi, nous serons aussi des forçats de la consommation. C’est imparable.
2)
L’entreprise de sape par laquelle le travail a été progressivement vidé de toute
substance a été
son
objectivation, et attention, dans le but
délibéré d’éliminer sa dimension subjective, la dimension du travail,
(texte) à des fins de profit. Dès le début de l’ère industrielle l’idée de limiter l’ouvrier-percheron
à l’exécution de tâches simples restreignant sa vie et sa pensée figurait
explicitement dans les manuels des manufactures. Et cette logique n’a cessé en
coulisse de gagner en audience ; on connaît la répartie de Taylor à un ouvrier
qui se plaignait de ne pas arriver à penser : « vous n’êtes pas payé pour cela,
d’autres le sont ». La rationalisation est une logique qui est un pur
produit de la pensée technique, le produit d’une pensée mécanique qui objective
et instrumentalise tout ce qu’elle touche, mais qui n’a pas son pareil
pour remodeler la productivité. Son succès universel, sa puissance incontestée,
ont un tel ascendant que c’est dans cet horizon de pensée que les économistes et
les politiques parlent de la « valeur travail » et de « coût du travail »
(formule absurde). Ce n’est pas une question d’orientation politique, nous
l’avons vu la pensée technique s’en moque et le productivisme a été autant
l’affaire des communistes que des capitalistes. Dans l’objectif de la
productivité, on calcule combien de temps une personne met en moyenne pour
effectuer une tâche. Puis connaissant le nombre de tâches à effectuer, on
en déduit, combien de personnes sont nécessaires. On suppose que dans le
déroulement d’un projet, si on double le nombre de personnes impliquées, le
délai sera divisé par deux. Il est admis que le travail est quelque chose qui se
subdivise en éléments fragmentaires, la quantité de travail devient une donnée
qui se divise, se multiplie et se répartit entre différents employés attelés aux
tâches désignées. La pensée calculante s’insinue partout, rend les processus
rigides, compliqués et perd entièrement derrière les tâches à accomplir la
dimension humaine de celui qui les réalise. Elle ignore tout de la créativité et
de ce qui mobilise une énergie. L’intelligence créatrice est bien plus qu’une
pensée bornée au calcul, elle implique l’imagination, la
sensibilité, la
passion, le désir vivant, toute cette subjectivité complètement étrangère à la
technique, mais que nous savons très bien mobiliser en dehors du travail pour
peu que nous soyons profondément intéressé par quelque chose. Ce qui veut dire
que l’homme est au meilleur de lui-même quand il est
passion. Mais pour cela, il
faut qu’il se sente véritablement libre et autonome.
Si une
machine, comme un ordinateur effectivement exécute des tâches, seul un
être humain
travaille, et le travail devrait impliquer tout ce qu’il est,
dans son affectivité, son intelligence, son imagination, son être et pas
seulement un mouvement des bras et des jambes dans une opération quelconque, ou
la manutention d’un objet. Mais le comble est que nous avons si bien été
conditionnés depuis le début de l’ère industrielle, que le salarié postmoderne
n’a même plus honte de sa réification à titre d’instrument. Il en redemande
même. (texte) Comme le dit Günther Anders, il voudrait ressembler encore plus aux
machines, il a honte de ne pas être aussi efficace que la machine, honte d’être
né humain, face à des machines qui lui montrent la perfection
instrumentale
qui devrait être celle de l’employé modèle. Anders appelle cela la honte
prométhéenne. (texte) De la même manière, noyé dans les images, l’homme postmoderne
aspire en regardant la publicité inconsciemment à être sans épaisseur, aussi
plat qu’une image, mais donné en spectacle au regard de tous, reconnu comme une
image. Dans le champ du travail cet effet joue d’autant plus que l’entreprise
utilise des technologies avancées. Au sentiment d’être intimidé par une
complexité technique qu’il est impossible d’embrasser entièrement et de
comprendre s’ajoute l’obligation d’être parfaitement compétent, ce qui veut dire
surtout ne pas poser de question pour ne pas paraître idiot, rester
fonctionnel et efficace, tout en restant rangé dans une forme de non-pensée
obéissante et servile.
Mais cette
condition impose un tel reniement de soi qu’elle enferme comme dans un placard
l’explosif des frustrations d’une subjectivité non-accomplie, explosif qui doit
tôt ou tard sera allumé par une étincelle. Une étincelle de vie peut être. Celle
que nous aurions pu élever plus haut si nous avions directement choisi une
activité plus libre. Plus humaine surtout. En restant plus à l’écoute de notre
intériorité, en nous accordant le droit d’être pleinement à ce que nous pouvons
faire. Présent. Entièrement présent. Cela s’appelle redonner au travail
une spiritualité. Ce dont il est complètement dépourvu dans la plupart
des cas. Dans la spiritualité vivante, le travail participe du travail sur soi,
il n’est pas séparé de la
conscience, de la
présence, il est l’occasion d’un
exercice constant de lucidité. Mais nous sommes encore très loin de le
comprendre : quand les décideurs sont intoxiqués d’une pensée
hypertechnique et
qu’en plus le salarié fonctionne lui-même sur le mode de l’objectivation, le
système technique tourne à l’aveugle et il étourdit tous ceux qui en participe.
Il n’est tout de même pas difficile de comprendre que dans la mesure où le
travail est à la source des valeurs matérielles, il n’est pas sur le même plan
qu’elle, il est au-dessus et ce sont les valeurs matérielles qui dérivent
du travail. Le travail ne peut pas être apprécié sur le même plan que ce qu’il
produit, et moins encore le sujet vivant ; mais la honte prométhéenne c’est
précisément cela : une manière pour le sujet devenu inconscient de se mesurer
lui-même comme objet. Les écoles de commerce expliquent « comment se
vendre » ! Le salarié qui revendique une froide efficacité mesure toutes choses
à un prix, la valeur d’un homme à son salaire, l’effort à une prime etc. Comme
s’il n’y avait dans l’univers que des paquets emballés avec une étiquette
dessus. Avilissement suprême, perte d’humanité et prostitution intégrale de la
vie. Quand les esclaves se dégradent à ce point, ils n’ont plus qu’à séquestrer
leur patron pour l’obliger à fournir de quoi s’humilier encore davantage. Le
travailleur a été mis comme ouvrier sur les chaînes et voici que partout il
demande encore plus de chaînes. Même les patrons de manufactures n’en
demandaient pas autant, il attendait seulement l’obéissance passive. Peut être
l’orgueil suffisant de pouvoir contempler des sous-hommes travaillant pour leur
confort. Mais que la classe ouvrière ait si bien appris la leçon des travaux
forcés sous couvert de morale qu’elle en redemande encore et encore… cela passe
l’entendement. Ces gens ne se réveillent donc jamais ? Quand d’évidence il y a
et il y aura dans l’avenir de moins en moins de travail salarié ils continuent
d’en redemander encore et encore, tout en refusant de s’investir dans une
activité libre et utile à tous, tout en refusant l’opportunité historique qui
leur est offerte d’une ouverture vers un art de vivre de plus en plus libéré du
travail. Mais là il faudrait se réveiller, il faudrait un éveil citoyen pour
mettre en marche cette révolution.
* *
*
Il est assez sidérant de voir à quel point nous avons pu dans notre histoire inculquer une morale disciplinaire du travail, tout en détruisant simultanément de plus en plus sa valeur, tout en faisant mentir dans les faits tout ce que la morale du travail semblait promettre. Pas étonnant qu’au bout du compte la question de la valeur travail soit devenue complètement incompréhensible à justifier. On a vanté les qualité du pianiste pour de faire ensuite que tirer sur le pianiste. Les contradictions sont telles qu’il faudrait avoir un esprit schizophrène bien compartimenté pour ne pas voir à quel point les arguments se tirent la langue. Il y aurait bien encore un chemin pour redonner un sens au travail, mais il faudrait alors reconnaître l’être humain et le considérer en sa totalité dans son implication dans le travail, corps, esprit et âme à la fois. Pas seulement des mains pour faire des OS. Pas seulement des esprits hypercalculateurs pour manager tout cela avec une cervelle de ferraille et un cœur de plastique. Quand à ceux qui ont quelques intérêts spirituels, qu’il n’aille pas se planquer dans une grotte pour méditer, il faut faire descendre une peut plus de conscience dans toutes les activités humaines, y mettre un peu plus de cœur, un peu plus de compassion et de grandeur d’âme. Le sens du travail n’est pas perdu, mais il est entièrement à renouveler. 1et pour une fois le chantier n’est pas totalement matériel.
* *
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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