Leçon 235.   État de nature et état social      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Nous admettons aujourd’hui que l’édification de la société s’est fait en rompant avec la Nature. Il ne nous est plus possible de souscrire à une vision dans laquelle la société serait « naturelle », nous sommes d’accord pour admettre qu’elle est artificielle. Nous faisons une différence nette entre la socialité animale qui repose sur l’instinct et la sociabilité humaine qui met en jeu un système de règles. Nous ne croyons pas dans un altruisme spontané chez l’homme qui le porterait à vivre avec ses semblables comme le mouton dans son troupeau. Nous pensons que l’homme n’est pas naturellement sociable, mais que, sous certaines conditions, il peut décider de l’être.

    Ce qui veut dire qu’il ne peut le devenir que s’il adhère à une forme de contrat social qui, une fois admis, justifie que chacun d’entre nous se sente parti prenante de l’édifice d’une société. Ces présupposés une fois acceptés, on en vient logiquement à penser que l’invention de la société est politique et qu’elle repose nécessairement sur des conventions et non sur la nature. D’où l’idée qui a germé au XVII ème d’une séparation nette entre l’état de nature et état social ; l’état de nature serait antérieur à la société civile et l’état social, une construction édifiée par une humanité qui aurait rompu avec sa condition naturelle.

    Mais cette présentation est très alambiquée car on ne sait pas comment la prendre. Si nous la regardons comme un fait anthropologique, nous risquons de confondre l’homme dit « naturel » avec nos ancêtres préhistoriques. A quand remonterait cette « sortie de l’état de nature » ? Personne ne peut le dire. L’état de nature a-t-il vraiment existé ? Pourquoi ne pas voir dans l’homme naturel une sorte de fiction littéraire comme Le Livre de la Jungle de R. Kipling? Pourquoi ne pas le considérer à travers l’étude de l’enfant sauvage ? Si nous prenons l’état de nature comme une hypothèse théorique, on court le risque d’inventer une simple fiction pour rendre compte du fait réel de la société, telle que nous la voyons sous nos yeux. Mais à quoi bon recourir à une fiction, à quoi bon faire un détour aussi compliqué quand il s’agit de rendre compte du fonctionnement de nos sociétés politiques ? Ne vaudrait-il pas mieux les observer directement ?  Qu’est-ce qui justifie une théorie de l’état de nature ?

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A. L’hypothèse d’un état de nature conflictuel

    Thomas Hobbes est connu pour avoir soutenu une thèse d’un pessimisme foncier à l’égard de la nature humaine. Elle est condensée dans la célèbre formule qu’il emploie dans Le Léviathan : « dans l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme » homo homini lupus. Rappelons qu’ici nous ne faisons pas de l’histoire de la philosophie, mais de la philosophie générale. Ce qui nous intéresse, c’est le corps de raisons qui pourraient bien justifier l’idée selon laquelle l’état de nature serait un état de guerre. Hobbes n’a pas été le seul a partager cette idée. Elle était déjà présente chez certains écrivains latins, et nous pourrions même remonter encore en arrière en Grèce. Bref, il est vain de vouloir à coller une étiquette « Thomas Hobbes » sur une hypothèse qui n’est pas seulement la sienne. Il est plus intéressant de comprendre où se trouvent ses justifications.

  1) Nous avons déjà deux idées : - a) l’hypothèse de l’état de nature est une fiction commode pour exposer des arguments explicitant de dont la nature humaine est composée. b) Dire que l’état de nature est un état de guerre, c’est soutenir qu’il y a un arrière fond de violence irréductible dans l’être humain.

    Hobbes part du principe que la conception d’un système politique vivable dépend d’une juste connaissance de l’homme. Et non l’inverse. D’où l’ordre suivi par Hobbes dans Le Léviathan, d’abord un partie intitulée De l’homme et ensuite seulement De l’État. La philosophie politique ne peut avoir un sens que fondée sur une anthropologie, ou pour être plus précis, sur une psychologie. Dans le langage des philosophes, que nous comprendre ce qu’est l’être humain sorti des mains de la Nature. Mais quelle psychologie ? Quelle anthropologie ? Hobbes est très explicite. Dans « l’état de nature », les hommes diffèrent selon leurs capacités, les uns ayant plus de force et les autres plus de promptitude d’esprit ou de ruse. Ils ne sont pas égaux. Ou plutôt, sur quel plan peuvent-ils l’être ? Réponse de Hobbes : ils sont égaux en vanité!  « Si l'égalité est plus manifeste selon l'esprit que selon le corps, c'est à cause de la vanité, qui est, peut-on dire, la chose la mieux partagée parmi les humains: chacun s'estime supérieur aux autres... ils sont égaux en vanité» Chacun a une image de lui-même et tend à se placer au centre du monde pour juger ses semblables. (texte) Nous l’avons reconnu, ce que Hobbes repère d’un trait, n’est rien d‘autre que le fonctionnement égotique de l’être humain. Ce qu’il appelle état de nature est un état où les egos se mesurent les uns aux autres, se méfient les uns des autres, vivent dans la peur, se menacent et s’affrontent. Celui qui est plus faible par le corps peut toujours vaincre un plus fort par la ruse en faisant alliance avec d’autres, de sorte que personne n’est jamais à l’abri d’une attaque et que l’insécurité règne partout. L’état de nature est misérable. Il prescrit une existence brève, une condition incertaine et toujours soumise à la tyrannie d’autrui. (texte) Un état dans lequel règne la guerre de tous contre tous est pour tout dire infernal, l’enfer c’est les autres !... quand aucune force contraignante ne vient limiter l’empire des uns sur les autres. Souvenons de Pascal dans Les Pensées : chaque moi se met au centre de tout, est un ennemi de tous les autres et les voudrait asservir. Tant que l’être humain s’identifie avec l’ego, il vit dans la peur et il est en guerre avec d’autres ego rivaux. C’est la triste condition de « l’état de nature » selon Hobbes. Si l’homme est dans l’état de nature un « loup pour l’homme », nous savons depuis quelques unes des précédentes leçons, à quoi ressemble ce carnassier.

    Pour l’heure, ce que Hobbes prétend, c’est qu’une fois réalisée la construction de l’État, une fois que le puissant Léviathan exerce son empire absolu, dans la surveillance d’une police, l’homme pourra vivre en paix, faire prospérer le commerce, jouir de la culture. (texte) Peut être même « devenir un dieu pour l’homme » homo homini deus. La formule est à prendre avec des pincettes, car il n’y aura ni divinité, ni conversion, ni miracle. Le citoyen qui vit sous la contrainte d’un État monarchique ne sera pas magiquement transformé ; sous des apparences policées,  il restera le même. L’état de nature est juste recouvert du vernis de la civilisation, n’étant rien d‘autre que le statut égotique de la nature humaine, il n’est pas entièrement aboli et peut resurgir à toute occasion. Au niveau collectif, il suffit d’un affaiblissement du pouvoir .., que l’anarchie brutale s’installe et les hommes sont alors ramenés à la guerre de tous contre tous. Comme chez Sartre l'homme peut retomber dans l'absurde. Une idée dont le développement sera élaborée plus tard par un autre pessimiste foncier, Freud. Chez Freud, l’état de nature est l’obscurité et la violence des pulsions surgie du Çà, (texte) c’est donc de la violence des pulsions qui surgit la guerre civile. Donc, la guerre civile est une régression à une conduite pulsionnelle, ou un retour à l’état de nature comme violence primordiale (texte). Freud verra dans l’agressivité cet ennemi que la société tente maladroitement d’endiguer par la « civilisation », mais qui est toujours là. Machiavel n’hésite pas à dire que l’homme est mauvais, cupide, violent et dévoré d’ambition et qu’il faut le prendre comme tel. Mais Machiavel était surtout un homme d’action, pas un théoricien comme Hobbes. Il dresse pourtant le même constat cynique qui rejette toute confiance en l’homme.

    2) On pourra bien sûr objecter que le pessimisme exprimé dans la vision de Hobbes est lié à son histoire et à des causes historiques précises. Ce qui est vrai. Oui, il a vu en 1649 la décapitation de Charles I er. Oui, il a été horrifié par la guerre civile en Angleterre et le cortège de ses horreurs. Oui, il a vécu sous la dictature de Cromwell et il a vu sous ses yeux l’effondrement de la monarchie de Charles II et Jacques II. On peut fort bien considérer que sa philosophie dresse un rempart sécuritaire contre les périls auxquels conduirait un affaiblissement du pouvoir politique. D’un autre côté, il a aussi retenu la leçon que le pouvoir doit rester raisonné et motivé par de strictes considérations utilitaires. Il y a même chez lui une sorte de nostalgie paternaliste : le père de famille, comme un Prince souverain, souvent sévère, mais droit et bon envers ses enfants.

    Mais toutes ces considérations, même si on trouve leur empreinte partout dans le texte dans l’obsession de la sécurité, restent trop limitées pour rendre compte de la thèse sur l’état de nature. Il faut creuser ailleurs sur un plan plus psychologique. Là où Hobbes est le plus brillant, c’est certainement dans le portrait sans complaisance qu’il dresse de l’homme de la vanité. Car effectivement l’homme imbu de lui-même, c'est-à-dire identifié à une image en tant qu’ego, doit vivre sous la menace constante du jugement d’autrui. Faire le tri des amis de son bord et des ennemis potentiels. Il doit se complaire à dénigrer les mérites d’autrui, tout en flattant les siens. Il doit en se frottant le ventre se réjouir de la médiocrité d’un autre pour mieux se sentir supérieur. Il doit être le premier à sortir une arme pour défendre son honneur quand un autre le fait par une remarque tomber de son piédestal. Ce qui veut dire que l’on ose porter atteinte à son image. Hobbes note ironiquement que l’homme est la seule créature dans la nature à se battre uniquement pour des questions d’honneur. Ce qui est un comble de stupidité. Hobbes ne voit pas  tout ce qu’il peut y avoir de complètement dysfonctionnel dans les conduites égotiques. Mais il est assez fin pour pointer la bêtise humaine, sans pourtant penser qu’elle puisse en quelque façon être surmontée. Il faudra dans l’État bien pensé renoncer de force à la liberté, puisqu’elle conduit à la guerre de tous contre tous. Le contrat social stipulera seulement que dans l’État, l’autre lui aussi renoncera à sa liberté. ... soumettrons à la loi pour obtenir une paix durable, mais encore mêlée de crainte, sous surveillance d’une police efficace.   _______________________________________________________________________________________

 

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  © Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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