Leçon 235.   État de nature et état social

    Nous admettons aujourd’hui que l’édification de la société s’est fait en rompant avec la Nature. Il ne nous est plus possible de souscrire à une vision dans laquelle la société serait « naturelle », nous sommes d’accord pour admettre qu’elle est artificielle. Nous faisons une différence nette entre la socialité animale qui repose sur l’instinct et la sociabilité humaine qui met en jeu un système de règles. Nous ne croyons pas dans un altruisme spontané chez l’homme qui le porterait à vivre avec ses semblables comme le mouton dans son troupeau. Nous pensons que l’homme n’est pas naturellement sociable, mais que, sous certaines conditions, il peut décider de l’être.

    Ce qui veut dire qu’il ne peut le devenir que s’il adhère à une forme de contrat social qui, une fois admis, justifie que chacun d’entre nous se sente parti prenante de l’édifice d’une société. Ces présupposés une fois acceptés, on en vient logiquement à penser que l’invention de la société est politique et qu’elle repose nécessairement sur des conventions et non sur la nature. D’où l’idée qui a germé au XVII ème d’une séparation nette entre l’état de nature et état social ; l’état de nature serait antérieur à la société civile et l’état social, une construction édifiée par une humanité qui aurait rompu avec sa condition naturelle.

    Mais cette présentation est très alambiquée car on ne sait pas comment la prendre. Si nous la regardons comme un fait anthropologique, nous risquons de confondre l’homme dit « naturel » avec nos ancêtres préhistoriques. A quand remonterait cette « sortie de l’état de nature » ? Personne ne peut le dire. L’état de nature a-t-il vraiment existé ? Pourquoi ne pas voir dans l’homme naturel une sorte de fiction littéraire comme Le Livre de la Jungle de R. Kipling? Pourquoi ne pas le considérer à travers l’étude de l’enfant sauvage ? Si nous prenons l’état de nature comme une hypothèse théorique, on court le risque d’inventer une simple fiction pour rendre compte du fait réel de la société, telle que nous la voyons sous nos yeux. Mais à quoi bon recourir à une fiction, à quoi bon faire un détour aussi compliqué quand il s’agit de rendre compte du fonctionnement de nos sociétés politiques ? Ne vaudrait-il pas mieux les observer directement ?  Qu’est-ce qui justifie une théorie de l’état de nature ?

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A. L’hypothèse d’un état de nature conflictuel

    Thomas Hobbes est connu pour avoir soutenu une thèse d’un pessimisme foncier à l’égard de la nature humaine. Elle est condensée dans la célèbre formule qu’il emploie dans Le Léviathan : « dans l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme » homo homini lupus. Rappelons qu’ici nous ne faisons pas de l’histoire de la philosophie, mais de la philosophie générale. Ce qui nous intéresse, c’est le corps de raisons qui pourraient bien justifier l’idée selon laquelle l’état de nature serait un état de guerre. Hobbes n’a pas été le seul a partager cette idée. Elle était déjà présente chez certains écrivains latins, et nous pourrions même remonter encore en arrière en Grèce. Bref, il est vain de vouloir à coller une étiquette « Thomas Hobbes » sur une hypothèse qui n’est pas seulement la sienne. Il est plus intéressant de comprendre où se trouvent ses justifications.

  1) Nous avons déjà deux idées : - a) l’hypothèse de l’état de nature est une fiction commode pour exposer des arguments explicitant de dont la nature humaine est composée. b) Dire que l’état de nature est un état de guerre, c’est soutenir qu’il y a un arrière fond de violence irréductible dans l’être humain.

    Hobbes part du principe que la conception d’un système politique vivable dépend d’une juste connaissance de l’homme. Et non l’inverse. D’où l’ordre suivi par Hobbes dans Le Léviathan, d’abord un partie intitulée De l’homme et ensuite seulement De l’État. La philosophie politique ne peut avoir un sens que fondée sur une anthropologie, ou pour être plus précis, sur une psychologie. Dans le langage des philosophes, que nous comprendre ce qu’est l’être humain sorti des mains de la Nature. Mais quelle psychologie ? Quelle anthropologie ? Hobbes est très explicite. Dans « l’état de nature », les hommes diffèrent selon leurs capacités, les uns ayant plus de force et les autres plus de promptitude d’esprit ou de ruse. Ils ne sont pas égaux. Ou plutôt, sur quel plan peuvent-ils l’être ? Réponse de Hobbes : ils sont égaux en vanité!  « Si l'égalité est plus manifeste selon l'esprit que selon le corps, c'est à cause de la vanité, qui est, peut-on dire, la chose la mieux partagée parmi les humains: chacun s'estime supérieur aux autres... ils sont égaux en vanité» Chacun a une image de lui-même et tend à se placer au centre du monde pour juger ses semblables. (texte) Nous l’avons reconnu, ce que Hobbes repère d’un trait, n’est rien d‘autre que le fonctionnement égotique de l’être humain. Ce qu’il appelle état de nature est un état où les egos se mesurent les uns aux autres, se méfient les uns des autres, vivent dans la peur, se menacent et s’affrontent. Celui qui est plus faible par le corps peut toujours vaincre un plus fort par la ruse en faisant alliance avec d’autres, de sorte que personne n’est jamais à l’abri d’une attaque et que l’insécurité règne partout. L’état de nature est misérable. Il prescrit une existence brève, une condition incertaine et toujours soumise à la tyrannie d’autrui. (texte) Un état dans lequel règne la guerre de tous contre tous est pour tout dire infernal, l’enfer c’est les autres !... quand aucune force contraignante ne vient limiter l’empire des uns sur les autres. Souvenons de Pascal dans Les Pensées : chaque moi se met au centre de tout, est un ennemi de tous les autres et les voudrait asservir. Tant que l’être humain s’identifie avec l’ego, il vit dans la peur et il est en guerre avec d’autres ego rivaux. C’est la triste condition de « l’état de nature » selon Hobbes. Si l’homme est dans l’état de nature un « loup pour l’homme », nous savons depuis quelques unes des précédentes leçons, à quoi ressemble ce carnassier.

    Pour l’heure, ce que Hobbes prétend, c’est qu’une fois réalisée la construction de l’État, une fois que le puissant Léviathan exerce son empire absolu, dans la surveillance d’une police, l’homme pourra vivre en paix, faire prospérer le commerce, jouir de la culture. (texte) Peut être même « devenir un dieu pour l’homme » homo homini deus. La formule est à prendre avec des pincettes, car il n’y aura ni divinité, ni conversion, ni miracle. Le citoyen qui vit sous la contrainte d’un État monarchique ne sera pas magiquement transformé ; sous des apparences policées,  il restera le même. L’état de nature est juste recouvert du vernis de la civilisation, n’étant rien d‘autre que le statut égotique de la nature humaine, il n’est pas entièrement aboli et peut resurgir à toute occasion. Au niveau collectif, il suffit d’un affaiblissement du pouvoir politique, pour que le corps politique se dissolve, que l’anarchie brutale s’installe et les hommes sont alors ramenés à la guerre de tous contre tous. Comme chez Sartre l'homme peut retomber dans l'absurde. Une idée dont le développement sera élaborée plus tard par un autre pessimiste foncier, Freud. Chez Freud, l’état de nature est l’obscurité et la violence des pulsions surgie du Çà, (texte) c’est donc de la violence des pulsions qui surgit la guerre civile. Donc, la guerre civile est une régression à une conduite pulsionnelle, ou un retour à l’état de nature comme violence primordiale (texte). Freud verra dans l’agressivité cet ennemi que la société tente maladroitement d’endiguer par la « civilisation », mais qui est toujours là. Machiavel n’hésite pas à dire que l’homme est mauvais, cupide, violent et dévoré d’ambition et qu’il faut le prendre comme tel. Mais Machiavel était surtout un homme d’action, pas un théoricien comme Hobbes. Il dresse pourtant le même constat cynique qui rejette toute confiance en l’homme.

    2) On pourra bien sûr objecter que le pessimisme exprimé dans la vision de Hobbes est lié à son histoire et à des causes historiques précises. Ce qui est vrai. Oui, il a vu en 1649 la décapitation de Charles I er. Oui, il a été horrifié par la guerre civile en Angleterre et le cortège de ses horreurs. Oui, il a vécu sous la dictature de Cromwell et il a vu sous ses yeux l’effondrement de la monarchie de Charles II et Jacques II. On peut fort bien considérer que sa philosophie dresse un rempart sécuritaire contre les périls auxquels conduirait un affaiblissement du pouvoir politique. D’un autre côté, il a aussi retenu la leçon que le pouvoir doit rester raisonné et motivé par de strictes considérations utilitaires. Il y a même chez lui une sorte de nostalgie paternaliste : le père de famille, comme un Prince souverain, souvent sévère, mais droit et bon envers ses enfants.

    Mais toutes ces considérations, même si on trouve leur empreinte partout dans le texte dans l’obsession de la sécurité, restent trop limitées pour rendre compte de la thèse sur l’état de nature. Il faut creuser ailleurs sur un plan plus psychologique. Là où Hobbes est le plus brillant, c’est certainement dans le portrait sans complaisance qu’il dresse de l’homme de la vanité. Car effectivement l’homme imbu de lui-même, c'est-à-dire identifié à une image en tant qu’ego, doit vivre sous la menace constante du jugement d’autrui. Faire le tri des amis de son bord et des ennemis potentiels. Il doit se complaire à dénigrer les mérites d’autrui, tout en flattant les siens. Il doit en se frottant le ventre se réjouir de la médiocrité d’un autre pour mieux se sentir supérieur. Il doit être le premier à sortir une arme pour défendre son honneur quand un autre le fait par une remarque tomber de son piédestal. Ce qui veut dire que l’on ose porter atteinte à son image. Hobbes note ironiquement que l’homme est la seule créature dans la nature à se battre uniquement pour des questions d’honneur. Ce qui est un comble de stupidité. Hobbes ne voit pas  tout ce qu’il peut y avoir de complètement dysfonctionnel dans les conduites égotiques. Mais il est assez fin pour pointer la bêtise humaine, sans pourtant penser qu’elle puisse en quelque façon être surmontée. Il faudra dans l’État bien pensé renoncer de force à la liberté, puisqu’elle conduit à la guerre de tous contre tous. Le contrat social stipulera seulement que dans l’État, l’autre lui aussi renoncera à sa liberté. Et l’un comme l’autre, nous nous soumettrons à la loi pour obtenir une paix durable, mais encore mêlée de crainte, sous surveillance d’une police efficace.

    On voit à quel point les thèses de Hobbes sont intemporelles. Elles reviennent régulièrement dans l’opinion. La croyance qu’un système politique autoritaire saurait gouverner pour le bien a la peau dure. Elle a pourtant été largement démentie par l’Histoire. Ce qui est le plus étrange dans cette vision, c’est le retournement qu’elle impose. Parler de « guerre » dans l’état de nature n’a aucun sens. La guerre n’existe que dans l’état social et justement dans l’affrontement entre des États. En l’absence de société politique, donc d’état civil, il n’y a même pas de propriété, alors comment parler de guerre ? Et pourquoi imaginer que l’homme serait le même que ce qu’il est actuellement dans nos sociétés policée ? Alors autant croire reconstituer scientifiquement la pensée d’une libellule en lui prêtant une cervelle de bimbo de télé-réalité. Rousseau a parfaitement raison : il est absurde de projeter dans l’état de nature l’homme d’ici, complètement socialisé. Absurde de transporter dans un état primitif des passions liées à une complexité sociale qui n’existent pas dans cet état. La violence est-elle naturelle ou n’est-elle pas plutôt le résultat explosif d’une longue accumulation de frustrations sociales ? C’est une surimposition simpliste et invérifiée que de parler de « nature violente », aussi fausse que dans les dessins animés surimposer à l’animal une nature humaine. Et nous avons déjà vu d’où vient l’expression  « lutte pour la vie » et ce qu’elle recoupe de projection humaine sur la nature. Sans compter que la solution politique de Hobbes est une pure fiction, si Hobbes est assez lucide sur l’amour-propre humain, il devient carrément crédule dans les espérances qu’il place dans son Léviathan. Comment l’État pourrait-il, par un tour de passe-passe invraisemblable se révéler meilleur que les hommes qui le composent ?

B. L’authenticité et la corruption

    Le passage de l’état de nature vers l’état social, implique avec l’émergence d’une culture, l’apparition de règles, comme l’a montrer Claude Lévi-strauss. Il implique que l’homme n’est devenu pleinement humain que lorsqu’il est entré en société et qu’il a été formé par une histoire, une mémoire, une langue et des traditions. Auparavant ce n’était peut être à tout prendre qu’un primate pas très développé. Dire que les hommes sont des êtres de culture, c’est dire qu’ils sont sortis de la nature pour constituer une société civile qui est typiquement humaine. L’entrée dans la culture coïncide avec l’entrée dans la société. L’originalité de Jean-Jacques Rousseau est d’avoir choisi de ne considérer l’état de nature  que comme une limite permettant de mesurer l’écart qui nous sépare d’un homme qui serait sorti des mains de la Nature.

    1) Dans Le Contrat Social, Rousseau présente l’opposition entre l’état de nature et l’état social sous la forme suivante :

    « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant ». (texte) En résumé, dans l’état de nature il n’y avait pas encore « d’homme » il y avait seulement un animal avantageusement organisé. Le passage à la société opère une véritable conversion qui fait de l’animal humain un être humain à part entière. Le sauvage vivait sur le fondement d’instincts élémentaires, mais sa vie restait a-morale, ce qui veut dire qu’il ignorait la distinction du bien et du mal. Cela ne le rendait pas pour autant cruel, car Rousseau voit en lui une capacité primitive qui est la pitié. Il était innocent, innocent mais sensible à la souffrance d’autrui. La pitié ne le dotait pas d’une morale. En entrant dans la société, il découvre la dualité du bien/mal, les valeurs de la culture humaine : c’est-à-dire le sens de la justice, du devoir, l’usage de la raison, le sens de la relation avec autrui et donc le respect.

    Sous la forme d’un tableau cela donne ceci:   (à compléter exercice 3K)

État de nature

État social

l’instinct

 

vie a-morale

 

 

devoir

condition solitaire

 

règne des penchants

 

« animal stupide et borné »

« un être intelligent et un homme »

 

Le droit

La possession physique

 

 

La liberté civile

 

    Cette distinction ne veut pas dire que l’homme est une invention arbitraire, modelée par telle ou telle culture. Elle oppose deux états. Rousseau admet que l’homme développe en société ce qui est en germe dans la nature humaine. La nature humaine, telle que la comprend Rousseau, ne comporte pas de règles particulières, elle suppose seulement : la perfectibilité, le sens de la conservation de soi, le libre-arbitre,, l’usage de la pensée, la pitié. Donc des caractéristiques communes à tout être humain.

    2) Dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité parmi les Hommes, la position est cependant différente. Rousseau prend l’image d’une statue que l’on aurait plongée dans l’océan et qui avec le temps se serait recouverte de coquillages, au point que la forme originelle est devenue méconnaissable. A l’intérieur de l’homme social,, demeure la forme de l’homme naturel, c'est à dire de l’homme tel qu’il a été formé par la nature. C’est sous l’action du temps – de l’Histoire - que se comprend le passage de l’état de nature à l’état social. 

    La question se pose alors de savoir, comment, à partir d’un état frustre où l’homme était confronté à la dureté d’une adaptation à la nature, « marquer dans le progrès des choses le moment où, le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à la loi, » . Il ne s’agit pas pour Rousseau de faire un « récit historique », ou un « récit des temps préhistoriques », ou le portrait d’un homme primitif, tel que « l’homme de Neandertal». C’est seulement une reconstruction logique, un essai de généalogie permettant de distinguer ce que la nature a produit avec l’homme et ce que l’homme lui a ajouté au cours du temps, en constituant une société. Il ne faut donc pas prendre l’analyse de Rousseau au premier degré. Même chose pour Hobbes.

    Contre les opinions de son temps, Rousseau entend montrer qu’il ne faut pas projeter l’homme actuel dans une jungle primitive pour se faire une idée de l’homme naturel. Contre l’avis de Locke, Rousseau admet que l’homme dans l’état de nature n’avait pas de sociabilité. De même, la moralité, le développement de la raison, supposent la société et ne sont pas apparus avant. L’homme dans l’état de nature n’avait pas de notion du bien et du mal, vivait de manière plutôt isolée, son intelligence ne pouvait lui servir que dans un but d’adaptation. Contrairement à Locke et Pufendorf, Rousseau admet que l’homme naturel ne pouvait pas avoir le sens de la propriété, tout ce qu’il pouvait connaître, c’était la possession momentanée d’une chose. De même, si Hobbes voyait dans l’état de nature un état de guerre perpétuelle de tous contre tous, Rousseau lui reproche d’avoir surimposé l’homme actuel sur l’homme naturel. En l’absence de toute société, l’homme naturel est plutôt un animal timide, craintif ; robuste certes, mais peu téméraire. Il sera plutôt doux que violent. Quant à l’idée même de guerre, c’est un concept social qui suppose la propriété, il n’a aucun sens dans un état où l’homme ne s’est même pas fixé sur un sol. La guerre n’a pas de sens dans l’état de nature où il ne pouvait y avoir que des querelles.

    Il ne s’agit pas de transporter dans l’état de nature les idées que l’on emprunte à la société actuelle, mais bien de reconnaître ce qui suit de l’apparition de la société et ce en quoi elle a radicalement transformé le visage de l’homme. Or l’homme n’est pas sorti volontairement de l’état de nature. Il a fallu qu’il y soit contraint par une nécessité extérieure. Si nous vivions avec autour de nous une abondance de fruits, un climat chaud, nous serions enfermés dans notre paresse. Ce sont les catastrophes naturelles qui ont dû provoquer une rupture d’équilibre entre le milieu et les besoins. L’homme aurait pu rester sans Histoire et sans culture dans cette « enfance heureuse de l’humanité » où la Nature pourvoyait à ses besoins. L’homme naturel est par essence solitaire, oisif, indépendant. Il ne perçoit que ce dont il a besoin. Il n’a pas conscience d’être un homme, ni d’appartenir à un groupe social. Le langage, la famille, le développement de la raison, la société et ses institutions, le travail, la propriété, la morale etc. tout cela n’est pas naturel et n’a pu apparaître que dans une société.

    3) Par contre, même si l’homme naturel se trouve dans un état de nullité vis-à-vis des autres animaux de la nature, il a cependant une grande force. Il est perfectible.  Il est capable de tirer parti de ce qu’il apprend, de l’améliorer et de le transmettre. L’homme naturel, soumis à des conditions de vie plus difficiles, saura tirer parti de la découverte de la métallurgie. Il va se fixer sur un sol et inventer l’agriculture. Dès que l’agriculture est née, c’est que la propriété est apparue et avec elle la division du travail, l’apparition d’une structure politique et donc… la possibilité de la guerre pour sauvegarder ce qui a été si difficilement acquis.

    Marquons donc toute la distance entre l’homme naturel et l’homme social : « l’homme originel s’évanouissant par degré, la société n’offre plus aux yeux du sage qu’un assemblage d’homme artificiels et de passions factices». L’homme naturel n’avait pas encore d’ego et c’est pourquoi il vivait simplement en lui-même et n’avait pas d’idée de comparaison. Mais l’ego est apparu dans le cours du temps. Dans la société, l’homme est devenu artifice. Le bourgeois n’est plus qu’artifice car il a perdu la spontanéité et la franchise de l’homme naturel. Il a appris à dissimuler, à être faux et inconsistant. La bonté naturelle qui est présente en lui, est travestie sous un masque de prudence et de dissimulation. L’homme a appris en société à paraître. Il vit avec une image de lui-même, sur le plan de la représentation et il a appris à se donner un personnage. Parce qu’en société, chacun se juge dans l’opinion des autres, chacun veut se donner une image flatteuse de lui-même. Paraître devient plus important qu’être, dit Rousseau et s’il y a un décalage entre le paraître et l’être, il n’y a plus de coïncidence avec soi, plus d’authenticité. L’homme social, factice, se jugeant par rapport aux autres, fait naître l’envie, multiplie artificiellement ses désirs au-delà de la capacité de les satisfaire. Il devient alors dépendant. Et sa culture est du même acabit. La culture c’est aussi le caractère artificiel de l’homme social. L’analyse de Rousseau devient alors critique : notre prétendue « culture » déguise nos mensonges, notre hypocrisie, elle est un verni qui masque notre absence d’authenticité.

    En résumé, Rousseau est parti de la différence entre homme naturel et homme social et il en arrive maintenant à la différence entre l’homme authentique et le bourgeois, l’homme qui n’est qu’artifice social.

    Comment comprendre la contradiction entre l’éloge de l’entrée dans la société du Contrat social et la critique du Discours ? Dans le texte du Contrat Social, Rousseau dit clairement que l’entrée dans la société aurait pu être une bénédiction si elle ne faisait pas souvent tomber l’homme en dessous du niveau dont il est parti. Si elle n’avait pas été un facteur de dénaturation. En d’autres termes, le passage de l’état de nature vers l’état social n’est un progrès que sous une condition : qu’il reste moral: que la vertu de l’homme y soit conservée. S’il perd sa nature et son authenticité, il tombe en dessous de l’animalité de l’animal.

    Comme nous ne pouvons pas retourner à l’état de nature, il n’y a donc qu’une seule solution pour sauver l'intégrité morale : demander à l’homme social une véritable conversion, une décision d’assumer en société son statut d’homme et de citoyen. Abandonner les prérogatives de la liberté naturelle pour assumer pleinement la liberté civile qui lui est concédée dans l’État. Il importe donc par dessus tout de donner à l’homme une véritable éducation qui fera de lui à la fois un homme et un citoyen. Cela veut dire lui permettre de retrouver l’authenticité de l’humain à travers l’éducation, et pour cela de réintroduire la  nature dans la culture. Émile sera un « sauvage parmi les hommes » !

    Nous voyons donc que le concept d’état de nature chez Rousseau prend un sens complètement différent. Il s’agit comme chez Hobbes d’une fiction commode pour évoquer les caractéristiques de la nature humaine, c’est entendu. Parc contre, il est hors de question d’y voir un « état de guerre » comme le croit Hobbes. Rousseau a génialement anticipé sur la méthode anthropologique. Il y a dans son texte des intuitions remarquables qui sont très ouvertes sur les connaissances actuelles que nous possédons sur la vie animale. Enfin, nous avons montré ailleurs qu’il y a indubitablement chez lui des percées intuitives dans la compréhension de ce que nous appelons aujourd’hui la naissance du mental. Reste le paradoxe que les critiques aiment souligner : comment, si l’homme étaient naturellement bon, a-t-il pu faire naître une société aussi mauvaise ? Et il est vrai que la question n’est pas résolue. Il faut cependant être un peu plus précis. L’homme naturel n’est pas exactement « bon », il est surtout innocent. Dépourvu d’une connaissance du bien et du mal, mais doué spontanément de compassion. Fallait pour découvrir la bonté toute l’errance de l’histoire dans la moralité et l’immoralité ?

C. Quelques remarques sur l’état de nature

Avouons que se servir de l’hypothèse de l’état de nature comme d’une fiction utile permettant de traiter de la nature humaine est un procédé inutilement compliqué, mais au final très utile. Disons que de cette manière nous voyons bien quel est le fond de la pensée de Hobbes ou de Rousseau sur l’homme. Le danger c’est de prendre le concept d’état de nature au premier degré, d’y voir un récit historique réel ou une recherche anthropologique. Ce qui n’est pas l’intention avouée. Nous devons cependant faire quelques mises au point.

1) - Il y a une continuité dans le pessimisme anthropologique : depuis Machiavel, de Machiavel à Hobbes, de Hobbes vers un certain Malthus, puis Darwin, et de Darwin à Freud et Nietzsche pour n’en citer que quelques uns. Un courant qui considère que l’homme n’est pas vraiment bon et qu’il y a dans sa nature une férocité, une violence qui ne peut lui être retiré. C’est un courant à la mode et qui porte par exemple beaucoup le cinéma d’aujourd’hui. Cela fait toujours très chic de philosopher de haut sur la méchanceté humaine. Si l’on part de ce principe, la conclusion vers laquelle on gravite irrésistiblement est le cynisme. Très visible chez Machiavel, un peu moins chez Hobbes, mais plus décidé, car il conduit à une vision politique autoritaire, à l’absolutisme. Au lieu d’examiner avec lucidité où s’enracine la violence humaine, ce qui la produit, la perpétue sans cesse, nous la sacralisons pour lui trouver des justifications et des exutoires. Après tout on vante les vertus de l’agressivité du commercial et du trader sur le marché. On dresse des générations dans la compétition, on excite la comparaison, l’envie, le désir d’être supérieur à un autre, y compris en lui marchant dessus. Il y a les forts et les faibles, les forts exercent la volonté de puissance, sont faits pour dominer, les faibles doivent être maintenus dans leur sentiment d’impuissance et comprendre qu’ils sont là pour servir ceux qui disposent du pouvoir. Si la hiérarchie est maintenue on parle « d’ordre social », si elle est remise en cause, on parle de « désordre ». Derrière le paravent des religions et des idéologies, c’est toujours le même cirque depuis des siècles. Si l’homme est un loup pour l’homme il faut lui casser les dents et en faire un veau qui aura le droit de paître dans un enclot dressé par un capitalisme bienveillant. Un enclot bien fermé. Et on lui servira un peu de foin médiatique et de la nourriture pour les porcs. Pour qu’il se tienne tranquille pendant que les gentils propriétaires pourront ailleurs rouler en voiture de sport et jouer au golf. C’est bien connu, cet « ordre » est bourgeois. Exactement tel que le décrit Rousseau.

- L’œuvre de Hobbes n’a pas été reçue comme un pavé dans la mare, elle répète un refrain archi connu, par contre les deux discours de Rousseau ont vraiment été un coup d’éclat. Il faut relire Rousseau. Nous nous étonnons encore aujourd’hui qu’un esprit du XVIII ème ait pu dire des choses pareilles et avec une telle vitalité. Il y a des fulgurations intuitives chez Rousseau. Qu’il n’a pas pu penser jusqu’au bout. Il avait de l’avance sur son temps. Voltaire était trop bourgeois, il n’a rien compris. On a ricané sur le « bon sauvage » sans voir qu’il y avait chez Rousseau une profondeur insoupçonnée, psychologique et anthropologique. Pas une candeur naïve. L’homme n’est pas par nature mauvais. Il est bien plus intéressant comme le fait Rousseau d’examiner comment le sentiment du « mien » qui fait l’ego a pu se développer et s’amplifier avec le sens de la propriété. Comment l’image du moi prenant toute la place, a pu donner naissance à une culture qui est parvenue à complètement occulter le sens de la compassion au cœur de l’homme. C’est proprement incroyable, dans une époque qui, avec Condorcet, commençait à s’enflammer pour le progrès et s’imaginait un futur glorieux, Rousseau décrit dans la même trajectoire une dénaturation de l’humain, un déclin du sens moral et une dépravation de la pensée. Nous commençons tout juste à comprendre la portée de ses intuitions. Et pourtant la confiance de Rousseau en l’homme est entière et il croit dans une conversion citoyenne qui pourrait porter un régime politique où les hommes seraient à la fois libres et responsables. Il croit dans une éducation qui ne dénaturerait pas l’homme.

 2) – Il arrive parfois que l’expression « état de nature » soit employée pour désigner un état brut », pas encore civilisé par l’homme (cela ne saurait tarder j’entend déjà le tracteur et le bulldozer). Nous avons tout un vocabulaire qui tourne autour de cette idée : le terrain en friche est dit « inculte » ou il « retourne à l’état sauvage ». Il n’y a pas si longtemps ces expressions étaient connotées négativement, « l’état de nature » n’étant pas « cultivé » était envisagé avec une nuance de mépris. Donc, pour faire court, vivement que l’on remplace cette odieuse lande sauvage… par une autoroute et un centre commercial, elle sera enfin « humanisée » et plus dans cet horrible « état de nature ». Ce qui inclut le jugement consistant à liquider tous les « nuisibles » végétaux et animaux compris. Le béton est certainement plus humain. Une cour d’école restée à « l’état de nature », aurait des arbres, de l’herbe, des fleurs ; horreur : de quoi salir les mains et les vêtements des bambins qui ont besoin d’un environnement « humanisé », aseptisé, clean. Enlevons tout cela et mettons du goudron, du ciment et des jeux en plastique, ils ne se salirons plus avec la terre et n’iront plus toucher l’écorce des arbres. Nous l’avons vu, Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité se moque de Hegel et des marxistes (texte) qui ont été dans cette direction. Chasser « l’état de nature » est un prétexte pour justifier la démence technicienne. Jonas fait une observation de bon sens : à vouloir supprimer « l’état de nature » partout pour le remplacer par un cadre technique, c’est notre environnement qui devient glacé, mortel et inhumain. Pourquoi donc a-t-on associé l’idée de « maîtrise technique » sur la nature à « humain » quand on voit que c(‘est exactement l’inverse qui se produit ? C’est dans un environnement où la nature peut s’épanouir au milieu des hommes que la vie devient plus vivable et s’humanise ! Nous commençons aujourd’hui enfin à mieux le comprendre aujourd’hui et c’est heureux.

- En allant plus loin on dira, dans les sillons de Darwin, que l’état de nature, n’est rien d’autre que strugle for life, la lutte pour la vie. En forçant le trait, cela donne : la nature, c’est comme les zones de guerre, les banlieues, c’est plein de hordes sauvages assoiffées de sang qui s’entretuent pour la survie du plus fort. Un stade de foot avec des supporters déchaînés. Donc vaut mieux ne pas s’y aventurer. Les chemins de campagne c’est dangereux, mieux vaut rester devant la télé. Comme quoi bizarrement, la nature nous ressemblerait bien… Quand on la voit de cette manière. Dans le filtre de notre insensibilité, de nos compétitions sociales, de nos peurs, de notre avidité, de notre brutalité, bref de l’humain trop humain. Dixit Nietzsche. Au risque de se répéter : les études de l’éthologie démontrent que l’état de nature en réalité est gouverné d’abord par le principe de coopération (texte) et celui de la sélection n’est que d’une application assez limitée et participe d’un principe global de régulation des espèces. Nous avons même vu que la rivalité entre mâles est ritualisée. (texte) Globalement « l’état de nature » est bien plus pacifique que nous voulons le croire en y projetant nos peurs. Le plus grand ennemi de l’homme c’est l’homme, mais pas dans l’état de nature, dans l’état social !

- Les anthropologues ne se sont pas moqués de Rousseau. Sur bien des points il a vu juste. Il a existé des peuples premiers vivants de manière pacifique et c’était souvent ceux qui ne cultivaient pas un concept de propriété. C’est indéniable. Pour exemple, voyez le portrait très rousseauiste des bushmen dans les deux films Les Dieux sont tombés sur la tête. Il y a fort à parier que le réalisateur n’a pas lu Rousseau avant de faire les films, mais c’est bien Rousseau qui tient la voix off. Du coup, la fiction de l’état de nature semble bien plus qu’une simple « reconstruction logique ». Ce qui explique pourquoi la tentation est grande de la prendre pour un récit historique. Rousseau souligne l’importance de la sédentarisation, de la découverte de l’agriculture, de la métallurgie. Il fait des incursions dans les origines des langues. On ne peut donc pas vraiment reprocher à un élève en classe de philosophie de déraper en prenant le texte du discours au premier degré. Rousseau par certains côtés est un apprenti anthropologue. Assez doué.

- Ce qui ne veut pas dire pour que l’état de nature a existé, mais ce qui est certain par contre, c’est qu’il possède une signification symbolique puissante. Très proche du mythe chrétien de la Chute. Le lien a été fait par les commentateurs de Rousseau. La période de « l’enfance heureuse de l’humanité » est assimilable au paradis. Vouée à l’éternité car l’humanité aurait pu indéfiniment rester dans cet état si la nature avait donné à foison les fruits, les graines etc. dans un climat agréable. Le temps arrêté piétinant sur place dans un présent sans Histoire. Celui des peuples premiers. Mais l’humanité ne devait pas s’endormir et paresser, elle devait déployer sa perfectibilité… elle devait développer le mental. Pour Rousseau l’humanité entre dans l’Histoire sans l’avoir vraiment voulu, de force, parce que le climat a changé, que les catastrophes naturelles ont modifié les conditions de vie. L’humanité n’a pu survivre que réunies en petites communautés. D’où la sédentarisation de l’agriculture et l’apparition de la propriété. La chute se consomme alors dans le développement indéfini d’une société s’éloignant de plus en plus de l’état de nature. Où est la "faute" qui pousse Dieu à chasser l’homme du paradis ? Elle n’apparaît pas chez Rousseau. Ce n’est pas une sanction, mais une aventure dangereuse. Le paradis est perdu, il devra être regagné dans une mutation de l’homme en citoyen d’une société politique juste.  Rousseau ne croyait pas à un retour en arrière possible, mais il avait lancé une idée, celle du retour à la Nature. La nostalgie était née. Rousseau le premier des écologistes ! Et l’idée va faire florès. Dernier avatar : la vogue hippie dans les années 70 du rejet de la société de consommation, pour un retour à la terre ! Les communautés qui fleurissent dans tous les coins, avec inconsciemment cette idée d’un paradis perdu par la civilisation que l’on retrouvera auprès de la Nature. Au cinéma le magnifique et tragique Into the wild. Si nous voulons comprendre la puissance d’attraction du concept d’état de nature chez Rousseau, il faut faire ce rapprochement avec le religieux. Toute société vit sur le fondement de mythes culturels qui supportent ses croyances. Il est incontestable que le mythe de la Genèse hante la notion d’état de nature. Sinon, nous ne pourrions pas expliquer la nostalgie qu’il suscite. Une nostalgie métaphysique que l’homme postmoderne qui, coupé de la Nature, (texte) ne communie avec rien ni avec personne, sent l’espace d’un instant, que la communion avec la terre lui redonnerait force et vigueur, lui qui vit en permanence hors sol, (texte) dans des fictions programmées. Alors cet homme là, quelque part se souvient des histoires de paradis et le voit comme un jardin, le jardin d’Eden, le lieu où l’état de nature deviendrait une vie divinisée. Pas cet état de séparation de l’homme avec Dieu où il n’y a que violence et misère, le long d’une histoire où l’homme n’a fait que passer d’une stupidité à l’autre, sans jamais trouver la paix.

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     Terminons. Nous n’avons pas répondu à la question de méthode de manière satisfaisante pour ce qui est de l’observation du fonctionnement de nos sociétés politiques. L’état de nature n’a été en philosophie politique qu’une construction mentale, une théorie. Pas un fait. Une élaboration spéculative en vue d’une exposition des fondements d’un pouvoir politique juste. Chez Hobbes elle est alimentée par une réflexion désabusée sur l’humain. Qui conduit droit à l’absolutisme. Le point de vue de Rousseau est très différent nous l’avons vu, plus ouvert à la générosité humaine et au sens de l’engagement. Mais plus incisif aussi sur l’ambiguïté de la sociabilité quand elle est dénaturée et vidée de tout sens moral.

    Ce qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les confusions auxquelles se prête la notion, ce qui demande un peu de discernement et le souci de savoir exactement de quoi on parle quand on se sert d’une expression comme « état de nature ». C’est un fourre-tout où l’on finit par mettre n’importe quoi. Il faut distinguer les questions de droit imposées par la philosophie politique des questions de fait qui relève de l’observation de la nature, faire la part entre la théorie pure, le mythe et l’observation. Éviter les généralisations hâtives et complètement hors propos.

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  © Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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