Leçon 172.   Vitesse, technique et conscience     

    Dans le Charmide de Platon, parmi les premières définition de la sagesse proposée à l’examen figure l’idée que la sagesse serait une sorte de calme, une tranquillité avec laquelle l’homme accomplit une action. Comme il s’agit d’un dialogue à caractère pédagogique, la tâche de Socrate va consister dans un premier temps à réfuter ce point de vue. Pour cela, Platon identifie bien sûr la modération, le calme ou la tranquillité avec la lenteur. Il n’a alors aucune difficulté à montrer qu’il y a bien plus de beauté et de pertinence dans la rapidité que dans la lenteur. Dans l’art d’écrire, on préfère la promptitude à la lenteur. Dans la gymnastique, la lutte, le mouvement rapide et vif a plus de beauté que le mouvement lent. Ainsi, puisque la sagesse a nécessairement une relation avec la beauté, elle ne peut se définir par la lenteur. Voilà donc une définition écartée et il est possible de passer à la suivante.

    Néanmoins, le procédé est, il faut l’avouer, assez sophistique et Platon sait bien qu’il y a dans la conduite du sage quelque chose comme une modération, une attitude posée qui n’a rien à voir avec de la précipitation. Il existe une relation essentielle entre la tranquillité intérieure, la quiétude et la sagesse.

    Nous autres qui vivons sous la domination, que dis-je, l’obsession de la vitesse, nous tombons aisément dans le premier sophisme. La lenteur nous irrite, nous vivons dans une civilisation où tout va très vite, de telle sorte que ce qui nous importe, c’est de vivre vite, car c’est seulement de cette manière que nous avons le sentiment de vivre. Il est assez commun de considérer que la vitesse est seulement liée à notre technique et de la dissocier de la conscience en pensant qu’elle vient s’y ajouter comme un facteur externe. Ne serait-il pas plus pertinent de voir dans la vitesse un signe des temps ? La vitesse technique est-elle la manifestation extérieure d’une pensée compulsive ? Ou bien est-elle une pression engendrée par le processus d’accélération, voir d’emballement de la technique ?

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A. Un monde sous tension psychologique

    La vitesse n’est pas une caractéristique annexe de notre civilisation mais bien un de ses traits les plus essentiels. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer à quel point la pression qu’elle exerce est omniprésente dans nos activités humaines. La vitesse désigne dans la phénoménalité un rythme du temps accéléré ; la séquence des événements est prise dans un flux de changement qui s’amplifie dans une montée exponentielle. La lenteur désigne au contraire un rythme de temps qui ralentit ; les événements se succèdent dans un flux de changement dont la cadence semble freiner au fur et à mesure que l’on avance. En d’autres termes, dans l’image du fleuve d’Héraclite, nous pourrions distinguer le cours affolé du torrent qui se gonfle d’un afflux soudain d’eau (des précipitations !), du cours majestueux du fleuve dont le mouvement ample tendrait presque à l’immobilité qu’il trouve pour finir dans le lac où il se déverse.  

     ---------------1) Continuons à filer cette métaphore. Les événements sont comme des coquilles de noix portées par le courant. Le flux du temps. Il importe de ne pas confondre le rythme du temps et les événements qui y figurent qui, eux, sont dans le temps. Ainsi, comme l’a montré Bergson, si le temps s’accélérait et s’écoulait trois fois plus vite, l’aiguille de la montre se déplacerait aussi trois fois plus vite, parce que la montre existe elle-même dans le temps. Aussi la montre ne peut-elle mesurer le temps. Elle ne peut pas davantage mesurer l’accélération ou le ralentissement du temps. La montre donnera toujours les mêmes nombres. Cependant, c’est un point sur lequel insiste Bergson, la conscience, elle, sentirait l’accélération ou le ralentissement du temps, car dans la vigilance habituelle nous sommes profondément impliqués dans l’expérience du temps.

    Oui mais de quel temps ? Evitons de tout confondre. a) Le temps de la nature, est celui de l’alternance du jour et de la nuit, de la succession des saisons, de la naissance et de la mort, des myriades de cycles au cœur de la nature, de la La Rondeur des Jours comme dit Giono. Ce temps-là va son cours et il se moque de notre empressement. Comme le dit Bergson, si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, il faut que j’attende que le sucre fonde. C’est un processus naturel qui requiert donc du temps.

    b) De même, il me faut du temps pour faire un gâteau, pour construire une maison, pour écrire un roman. Le temps chronologique de la montre et du calendrier, est celui qui nous sert dans les rapports pratiques. Ce temps est, pour des besoins pragmatiques, spatialisé et il est très nettement linéaire.

    c) Le temps historique est la liaison des événements qui retracent le cours de l’aventure humaine. Il suppose, comme le temps chronologique, une représentation linéaire du temps, dans un cadre que nous avons appelé le temps standard, lui aussi linéaire

    Dans une précédente leçon, nous avons vu que le Temps de la nature est circulaire. On le remarque à l’échelle du cosmos et on en trouve aussi l’opération dans les cycles du vivant. Nous avons vu que la ronde cosmique du Temps déroule création et destruction d’un bout à l’autre de l’univers, dans une échelle de temps qui passe de très loin les visées du temps humain. Etant nous-mêmes pris dans la Nature, nous ne pouvons pas échapper à l’enveloppement de la puissance d’un Temps qui n’est évidemment pas le nôtre. Au sens cosmique du terme, il semble que nous n’ayons pas le pouvoir d’accélérer le temps ou de le ralentir. Le Devenir dans la Nature n’est pas compressible.

    Cependant, il existe une forme de temps qui semble chercher directement cette confrontation avec le temps de la Nature. d) Le temps psychologique, en effet est le temps qui s’exprime dans la pression constante qui nous porte vers le moment à venir, l’échéance attendue, la protension en direction d’un résultat que l’on voudrait obtenir si possible tout de suite. « Insupportable d’attendre, ce rapport, il me le faut maintenant. Je suis pressé, il faut que les choses se fassent au plus vite.» Le concept de vitesse a son origine dans la pression exercée par le temps psychologique.

    Pour la commodité de l’analyse, nous distinguerons la vitesse de la rapidité.  Un épervier qui du ciel plonge sur une souris sortie au grand jour est très rapide. Un chat qui bondit sur une table le fait avec une rapidité étonnante. La course du léopard est magnifiquement rapide et leste à la fois. Toutefois, dans ces mouvements, il n’y a aucun stress. Pas de mental là pour exciter le mouvement. Le chat immédiatement après le saut retourne à un repos tranquille. Il peut y avoir dans la nature une promptitude alliée d’élégance, une rapidité des phénomènes naturels, mais qui est très différente du stress engendré par une pression humaine exercée pour obtenir une vitesse supérieure et la précipitation qui s’ensuit. 

     2) La vitesse n’est pas d’abord une cadence accélérée, la cadence accélérée est la traduction extérieure d’un état de conscience qui vise une accélération. Quel état ? Une addiction au besoin fébrile de faire vite, pour être plus vite au but. C’est d’abord en tant que vécu que la vitesse doit comprise. Nous avons vu que la vigilance est communément interprétée dans l’attitude naturelle comme un qui-vive à l’égard de l’objet et une surveillance. Cela ne signifie pas du tout que la vigilance soit identique à la Présence, car être sur le qui-vive au sens habituel, c’est guetter anxieusement ce qui risque d’arriver, c’est être tendu ou déporté vers le moment suivant.  Le chef du bureau qui doit arriver de manière imminente… alors que je n’ai pas fini le dossier. Le type en seconde file qui risque de débouler sur l’autoroute et que je dois pouvoir contourner. Le dernier tour de la pendule qui me signale que dans une minute ce sera le signal pour partir etc. Alors, il faut faire vite, toujours plus vite pour arriver au moment suivant. La vitesse est en rapport direct avec le mouvement intentionnel de la pensée qui se voit déjà au but et ne supporte plus de devoir attendre. Un délai. Elle est l’exaspération de la pensée en lutte avec un monde qui est bien trop lent pour elle.

    Nous avons vu qu’il appartient à la vigilance d’être d’avantage une conscience-de-quelque-chose qu’une conscience-de-soi. La première recouvrant la seconde. L’intentionnalité est comme une visée, telle une flèche tendue vers un cible qui est son objet. Comme l’a très bien vu Sartre, réduit à son ek-stase, elle n’est qu’un mouvement pour se fuir  pour être déjà là-bas. Mais ce n’est pas d’abord là-bas, là-bas, près de l’arbre, mais là-bas dans le temps psychologique. En tant que mouvement de conscience, la vitesse est une sorte de fuite en avant. Cela veut dire une fuite du moment présent en direction d’un moment futur dont nous sommes le chasseur et dont nous souhaitons d’urgence la capture. Mais comme le futur par définition se dérobe sans cesse et qu’il y a toujours en avant quelque chose à poursuivre, nous disons « manquer de temps » pour « y arriver ». Nous disons être « pressés », nous disons qu’il faut sans cesse « courir après le temps ». « Nous n’avons pas le temps ». Ces expressions sont en fait inexactes, car en réalité, ce que nous trahissons dans cet état, c’est que nous sommes possédés par le temps psychologique, nous vivons dans la traction, l’irritation, l’inquiétude, l’affolement et l’agitation constante du temps psychologique. Si nous n’avions plus de temps, nous serions davantage conscients, simplement présents, nous serions tranquillement dans la présence. S’il est possible de parler de « manque de temps », c’est parce que le désir d’arriver est tellement impérieux qu’il exige sa dose, une dose supplémentaire  de temps. Il se trouve engagé dans une guerre constante contre le temps de la Nature qui, lui, ne permet pas que d’un claquement de doigts nous arrivions déjà au but. Mais la guerre fondamentale, c’est avant toute la guerre contre le moment présent qui n’est jamais « assez », jamais assez satisfaisant, en comparaison de ce qu’il pourrait être si… il était déjà au futur. Alors l’impératif, c’est de faire vite, pour y parvenir.  (texte)

     Quand sonne le réveille-matin, pour des millions d’hommes, ce n’est pas simplement un rappel qu’il est l’heure de se lever, c’est le premier signal annonciateur d’une pression qui tout le jour va s’exercer, la course trépidante contre le temps, le contre-la-montre du stress au quotidien, jusqu’à ce qu’enfin le soir le repos nocturne relâche la pression. (texte) Cavalcade dans l’escalier, petit déjeuner avalé à la va-vite, marche forcée jusqu’au bureau. Excitation nerveuse sur le volant de la voiture avec une bordée de klaxon ou d’injures contre un conducteur qui ne va pas assez vite. Rodéo sur le périphérique pour ne pas être en retard. Précipitation au travail dans le tourbillon des gens qui ne cessent de courir en tout sens dans tous ce qu’ils font. Travailler vite pour se montrer plus efficace, plus performant, plus adroit qu’un autre, plus méritant, etc.

    Un besoin dont on ne sort pas quand on quitte son travail, car il se poursuit dans le divertissement. Au cinéma, la plus grande partie de la production mise sur la vitesse de l’action, la tension du suspens du moment qui va arriver, la tension vers la fin, jusqu’à une libération finale gagnée de haute lutte :  The end. Le cinéma qui vit à cent à l’heure, donne une image exacte de l’accélération mentale requise par  le temps psychologique. On retrouve cette même figure dans le zapping constant des images à la télévision. Inutile de changer de chaîne d’ailleurs, car elles sont presque toutes formatées dans un seul moule, celui de la compulsion de la vitesse.  Le cinéma est l’usine à produire des mythes postmodernes, autant qu’il est une fabrique d’objets conceptuels capables de nourrir le corps émotionnel d’êtres humains dopés au harcèlement constant du temps psychologique. La télévision est le reflet de la conscience collective qu’elle nourrit et qu’elle cherche constamment à séduire. Et puisque les hommes ne tiennent pas en place et qu’ils sont toujours en quête d’un ailleurs, et bien, elle leur sert toutes sortes de variations sur leurs propres constructions mentales. Bouger vite. Pas de pause. On entre en courant dans les studios de télévision !... Même si c’est pour s’asseoir et discuter ! La parole aussi doit aller vite : ainsi la polémique est une règle, car les échanges au fleuret verbal, les piques et la dérision systématique, cela va vite. Cela maintient une excitation émotionnelle. Il faut que tout cela bouge, danse, s’excite dans les images. Et quand il n’y a pas d’images, comme à la radio, on peut perpétuer l’hystérie par les jingles, la musique etc. Comme le bruit constant de la pensée dans la tête. Dans le même registre, il est inutile d’insister sur le jeu vidéo. Chacun reconnaîtra que la plupart du temps, c’est de l’excitation émotionnelle à la puissance 2 par rapport à la télévision. On atteint la limite dans la production hallucinée du réflexe : « tu penses pas, tu tires sur tout ce qui bouge ! » C’est là que l’addiction au moment suivant est la plus puissante. On rejoint alors le rythme endiablé d’un rêve très agité, où les événements se bousculent sans rime ni raison, mais où l’excitation émotionnelle se décharge dans un feu nourri. A raison de trois ou quatre heures par jour c’est presque un état second. Impossible d’ouvrir un livre. C’est trop lent. Impossible de maintenir l’attention, le mouvement du monde est si lent qu’il ne peut provoquer que l’ennui.

    C’est en ce sens que l’on peut dire que la vitesse est une matrice du mode d’existence postmoderne, car elle produit la tendance compulsive à vouloir accélérer la vie, changer vite (changer pour changer), consommer à toute allure (consommer-jeter) en direction d’un plus, ce qui veut dire d’un accroissement recherché dans la poursuite d’un moment suivant. Ainsi, pour rendre n’importe quoi conforme aux tendances de la mentalité ambiante,  faut-il lui rajouter de la vitesse ! Ou la suggérer, avec des chiffres en cavalcade, des scoops, du sensationnel dans l’irruption effrénée du temps psychologique.

B. Technique et vitesse

    D’un autre côté, l’envergure démesurée du phénomène de la technique inviterait  plutôt à inverser les rapports et à dire que c’est la vitesse technique qui est cause et l’accélération mentale, l’effet. Les arguments ne manquent pas. Ils consistent à envisager de fait le phénomène de la vitesse d’un point de vue objectif, dans le champ de l’espace et à partir de la représentation du mouvement. C’est un domaine qui a donné lieu à une littérature prolifique, à des célébrations enthousiastes autant qu’à des prophéties sinistres. Il est indispensable d’éviter l’identification ou la condamnation et d’examiner la question avec lucidité.

     1) Depuis l’avènement de l’ère industrielle, la vitesse de déplacement des hommes à la surface du globe n’a fait que s’accélérer. La voiture a supplanté le cheval et les calèches encore présents à Vienne quand Freud inaugure la psychanalyse. Le train, le bateau, l’avion n’ont fait qu’accélérer leur vitesse de déplacement. Signe de progrès, signe d’inquiétude. Les détracteurs du chemin de fer voyant arriver des motrices de plus en plus puissantes prétendaient qu’au-delà de 50 km/h l’homme deviendrait fou !  Désormais, le bout du monde était à portée de main et la Terre devenait singulièrement petite. En même temps, la vitesse de l’information était accélérée. Du télégraphe au téléphone, de l’Internet bas débit à l’ultra haut débit, nous sommes parvenus à une vitesse technique proche de celle de la pensée.

    Nous savons que tout mouvement se traduit par une trajectoire dont il est possible d’effectuer la mesure, dans un temps qu’il est aussi possible de mesurer par référence à un mouvement régulier. Du point de vue de la physique, la vitesse v, est un rapport entre la distance d  parcourue par mobile et le temps t, mis à le parcourir.

    v = d/t

    ---------------On sait aussi que la vitesse objective possède une limite physique, car selon la relativité, aucun objet ne peut se déplacer plus vite que E, la lumière. En ne prenant en compte que son aspect objectif, il est possible de figurer la vitesse par un nombre. De cette manière, la vitesse s’identifie à une représentation objective qui nous permet de mesurer la performance. Un catamaran qui boucle désormais le tour du monde en x jours et qui pulvérise les précédents records. Un tennisman qui cogne son service à x km/h. Un train à grande vitesse qui s’impose sur le marché parce qu’il vient de battre des records. Un ordinateur dont la vitesse de calcul est trois fois supérieure à la précédente génération etc.

    La vitesse exprime donc la puissance technique pure et comme nous sommes depuis la modernité massivement convertis à l’idéologie du quantitatif, c’est aussi une manière de démontrer cette puissance par des chiffres. Cela impressionne ceux qui parlent le même langage et qui, comme nous, vouent un culte à la technique. A traitement égal, la supériorité technologique d’une machine tient à sa vitesse de traitement des opérations qui lui sont confiées. Si un calcul graphique complexe prenait 45 mn avec la précédente génération d’ordinateurs et si désormais, on peut obtenir les mêmes résultats en 15 mn avec la nouvelle génération de machines, c’est que celles-ci sont plus performantes, parce qu’elles vont plus vite. On peut donc par leur moyen produire plus et ainsi espérer une croissance élevée en terme de rentabilité. L’argument, poussé à la limite, revient à soutenir que dans l’idéal, plus les machines vont vite, plus elles permettent de dégager du temps libre pour l’homme. Comme le relève Jacques Ellul, dans Le Bluff technologique :« On a parfois opposé l'âge industriel de la machines  (où il s'agissait d'aller toujours plus vite, taylorisme, etc.) avec notre âge technicien où l'on aurait au contraire davantage de vitesse certes de la part des machines, mais permettant d'épargner du temps à l'homme qui pourrait vivre et travailler à un rythme plus détendu ». Si on retombe sur nos pieds dans la réalité, c’est tout à fait autre chose que nous observons, et précisément… c’est le contraire. « La vie globalement est contrainte à une vitesse croissante du fait même de ces machines ». Parodie : « Nous commandons aux machines… il faut bien que nous suivions » !

    Toujours est-il que le prétendu « temps gagné » est presque toujours du temps vide et insignifiant.

« Ces heures "gagnées", on a bu une bière au bistrot, on n'a rien fait ni rien vécu, on a usé du temps vide et insignifiant. A moins que l'on n'ait profité de ce temps, lorsqu'on est un homme d'affaire très occupé, pour prendre trois rendez-vous exprès qui viennent se cumuler à un horaire déjà trop lourd, c'est-à-dire que l'on a fait se rapprocher l'heure de l'infarctus. Et l'on a vécu stressé la fin du parcours: pourvu que cet avion, ce train arrive à l'heure...

    Temps gagné, temps parfaitement vain. Je ne nie pas que, parfois, rarement, l'extrême vitesse soit utile: quand il s'agit de sauver un blessé, ou de rejoindre celui ou celle que l'on aime, ou de retrouver sa famille... Combien rares ces vraies nécessités de "gagner du temps". La réalité, c'est que "aller vite" est devenu une valeur en soi que l'on ne conteste plus. C'est L'homme pressé de P. Morand avait si bien décrit, et qui n'était pressé par rien. Chaque progrès de vitesse est célébré par les média comme un succès et accepté comme tel par le public. Mais l'expérience montre que plus nous gagnons du temps, moins nous en avons. Plus nous allons vite et plus nous sommes harcelés. A quoi ça sert? Fondamentalement à rien. Je sais bien ce que l'on me dira, qu'il faut avoir tous ces moyens à disposition et aller le plus vite possible, parce que la "vie moderne est harcelante"! Pardon messieurs, il y a erreur: elle est harcelante parce que vous avez le téléphone, le télex, l'avion, etc. Sans ses appareils, elle ne serait pas plus harcelante qu'il y a un siècle, toute le monde étant capable de marcher au même pas ». (texte)

    2) Nous avons deux expressions : « la vitesse technique » et « la vitesse de la technique » et il importe de ne pas les confondre et de ne pas non plus les considérer l’une sans l’autre. La vitesse technique, si elle pouvait être envisagée seule, indépendamment du système qu’elle sert, de la pression psychologique qui fait qu’on cherche à l’obtenir ne serait à tout prendre que rapidité. Dans un monde où chacun  vivrait ancré dans le présent, sans le harcèlement de l’exigence d’un futur, il n’y aurait plus de besoin de forcer les choses, plus de stress, mais certainement un plaisir de se déplacer rapidement, ou d’obtenir une information elle aussi rapide. La sagesse, (texte) ce n’est pas la lenteur. Mais ce n’est qu’une hypothèse en l’air car les faits sont là ; dans nos conditions actuelles, la vitesse de la technique a gagné une autonomie et a le pouvoir de conduire tout à la fois la conscience, obligée de la suivre et les moyens d’accélération sommés d’être partout mis en œuvre. Telle est la puissance technique et son règne aujourd’hui sans partage, puissance qui relève d’un destin, ou même d’une terrifiante fatalité : c’est la thèse de Jacques Ellul. 

    Nous avons vu avec Michel Henry l’étrange devenir de la notion de progrès en Occident qui, désertant le site de la subjectivité, laissait en rade le progrès intellectuel, esthétique, moral et spirituel, pour ne plus s’identifier qu’au progrès technique lui-même. (texte) De là l’idée du progrès comme une machine lancée à toute vapeur que plus personne ne contrôle. Il apparaissait logiquement nécessaire que l’ultime expression du « progrès » devait se traduire dans le fait que la technique devenait au bout du compte sa propre motivation, dans l’indifférence totale à l’égard de ce qui n’est pas elle, c'est-à-dire la vie (Michel Henry). Comment ne pas remarquer qu’il y a dans ce mouvement une sorte d’obnubilation et un processus sans précédent d’accélération ? Les analyses de Heidegger sont fortes, elles ont très bien marqué la puissance d’un destin lié à l’empire de la rationalité scientifique. Cependant, il leur manque l’élément clé. L’élucidation de la vitesse à l’intérieur du processus de la technique, l’élucidation d’une accélération qui s’est complètement déconnectée de la vie et qui se traduit donc par des effets mortifères.

    Dans Le Bluff technologique Ellul est très précis sur cette question. Selon lui, il y a cinq lignes de forces dans ce qu’il appelle carrément La ruée de l’univers technicien dans la déraison. Notons le terme « ruée » qui n’est pas là par hasard et détaillons :

    a) Première ligne de force : la volonté de tout normaliser. Parce que la technique se développe comme un système autoritaire, elle produit des normes qui doivent resserrer par des contraintes précises toutes les productions industrielles. L’avantage, c’est bien sûr que l’objet technique est plus facile à utiliser. Les piles, les boulons, les ampoules électriques, le codage informatique etc. Tout doit être normalisé.  Mais attention, Ellul précise que ce n’est pas « une séquelle du temps industriel », cela fait partie d’une normalisation plus globale. Celui du système technique lui-même dans son aspect tentaculaire étendant sans cesse son empire sur le monde. C’est là que s’affirme une tendance à la rationalisation à outrance qui est par excellence productrice de déraison. (texte)

    b) Seconde ligne de force : « l’obsession du changement à tout prix : c’est la forme populaire prise par le mythe du progrès. Du moment que nous sommes dans une ère de progrès, il ne faut jamais rester sur place… il faut toujours du nouveau et ne jamais rester en arrière. Dans cette optique, le changement est bon pour lui-même. Il faut changer tous les objets de la vie quotidienne, et rien ne doit être fait pour durer. Le durable (y compris dans les relations interhumaines) fait partie d’un univers totalement dépassé. Dès lors, et nous retrouverons tout cela, on change de « partenaire » en amour, on change de télévision, de mobilier, d’auto, etc. sans aucune utilité : le changement s’impose… » On ne sait pas pourquoi, on ne sait pas où nous emporte cette frénésie, mais de toute façon la nécessité pressante est là : il faut changer pour changer ! Il faut se renouveler ! Faire autre chose ! Faire du nouveau !  Et cette compulsion se déploie dans tous les domaines. Jusque dans la nature, dans les plantes, les fleurs : produire quelque chose de nouveau, du jamais vu ! C’est un slogan de la publicité.

    c) Troisième ligne de force : la croissance à tout prix.. « Nous connaissons tous et dans tous les domaines cette obsession de la croissance. On ne se demande ni : croissance de quoi ? Ni : cette croissance est-elle utile ? Ni : à qui servira cette croissance ? Ni même : que fera-t-on de tous ces excédents ? Aucun intérêt (et c’est bien ici la marque de la déraison), la croissance se justifie par elle-même. On peut être prévenu que si vous faites pousser trop de tomates en Bretagne ou trop de pêches dans le Midi ou trop de maïs dans les Landes, il n’y a aucune chance de les écouler, cela ne fait rien. Chacun veut à tout prix accroître et jeter sur le marché (puis dans les fossés) des quantités croissantes». Là-dessus, Ellul cite un texte remarquable de John Stuart Mill (texte) qui montre dans quelles conditions la croissance économique aurait du sens et dans quelles autres conditions elle devient absurde. Mais comme nous ne sommes pas assez sensés pour suivre les sages conseils de Stuart Mill, « nous nous engageons dans une course-poursuite indéfinie dont nous sommes les témoins et les agents ». Une course à l’aveugle. (texte) Nous feignons d’ignorer les contraintes dans lesquelles nous nous dirigeons. (texte) Il ne peut pas y avoir de croissance illimitée dans un monde limité. (texte) Nous l’avons vu. L’ignorer ou ne pas en tenir compte est folie. Répondre que « l’homme aura bien à un moment la sagesse de s’arrêter avant qu’il ne soit trop tard » est un vœu pieu ou un appel que le système technicien ne peut pas entendre. Ainsi, en 1970, quand les économistes ont commencé à tirer la sonnette d’alarme, la prise de conscience était déjà là, mais rien n’a été fait, c’est la mécanique du train lancé à toute vapeur.  « on en est revenu à la croissance obsessionnelle » !

    d) Quatrième ligne de force : « réaliser toujours plus vite». Voyez le texte sur l’âge industriel ci-dessus. (texte) La manie de vouloir tout faire plus vite est un trait caractéristique de la postmodernité : construire un pavillon, régler une affaire, prendre une décision politique, terminer une concertation, obtenir une germination et un développement rapide en agriculture, se rendre au sommet d’un montagne en voiture plus vite, pour la redescendre … en vélo etc. Bref, si c’est du « plus vite », c’est forcément « mieux », alors que le bon sens dirait plutôt que ce qui est vite fait est bâclé, que précisément bien faire, c’est passer du temps. Vouloir faire vite caractérise non pas la rapidité en tant que telle, mais la précipitation. Dans bien des cas, il vaudrait infiniment mieux chercher la qualité dans ce que l’on fait plutôt que la quantité dans le nombre d’heures de temps passé à le faire. Or nous vivons dans une mentalité qui ne regarde que le quantitatif et le productif. Vouloir faire vite dans note société est devenu une sorte de pulsion collective.

    e) Enfin, cinquième ligne de force, pour ôter toute obstruction et tout contrôle récuser tout jugement portant sur ce qui est technique. Nous avons vu ce point en parlant de la bioéthique, l’idée étant qu’il serait proprement scandaleux d’entraver le cours de la science et de la technique. (texte) Par une réaction quasi-instinctive, le jugement porté sur la technique est ressenti comme une manière de freiner la science et la technique ! C’est ce qu’un élève de terminale scientifique exprime facilement, se demandant de quel droit on peut venir mettre son nez dans les affaires des avancées de la technique. Ce qui veut dire que la technique est appréhendée comme un processus qui doit suivre son cours en dehors de toute contrainte et de tout contrôle. (texte) « C’est aussi bien le refus du jugement moral  (il n’est pas bien de le faire…) que du jugement de la raison (il est déraisonnable de faire…) ». Cela veut dire qu’il est par avance légitime de lâcher le bolide à pleine puissance et de lui laisser prendre toute la vitesse nécessaire. A la morale de s’adapter et à la raison de se faire des raisons !

    Concluons : la ruée de l’univers technicien dans la déraison n’est pas une formule rhétorique ou polémique, elle décrit une orientation et marque un constat. (texte) L’idée d’un mouvement de déploiement de la technique marquée par la puissance fatale et irrésistible d’un destin est ce que l’on pourrait appeler un concept purement descriptif.

C. Rythme de vie, rythme de conscience

    Il faut être attentif aux mots, ils sont parfois très éloquents. On dit: les « progrès foudroyants » de la technique ! C’est à prendre dans tous les sens du terme !! Une accélération incroyable et une puissance de destruction extraordinaire ! Quand les nuages s’amoncellent et que la tension des contrastes de températures devient extrême le vent se lève et la foudre claque. Nous sommes aux temps de la montée des extrêmes. Si, en effet, la montée en puissance de la techno-science est mise au service de la déraison, il n’y a pas d’autre issue sur cette Terre que des éclats de foudre et des poussées de  fièvre du chaos. L’insanité de nos comportements collectifs a atteint un tel degré, qu’il n’est plus possible d’en douter. Or le paradoxe, c’est que c’est précisément dans cette situation de péril, que la nécessité d’un changement radical devient une évidence, ce n’est plus un « choix », mais une nécessité. Ou bien nous continuons dans la forme actuelle de conscience qui est la nôtre et notre monde deviendra de plus en plus invivable, ou bien nous changeons radicalement de conscience, (texte) et il peut y avoir un futur digne de ce nom.  

1) Les deux dernières pages du texte d’Ellul sont admirables, même si la vision paraît inquiétante. Le passage suivant tout d’abord : « S'il y a une chance pour que l'homme puisse sortir de cet étau idéologico-matériel, trouve une issue dans ce marécage flamboyant qui est le nôtre, il faut avant tout se garder d'une erreur qui consisterait à croire que l'homme est libre. Si nous nous projetons dans l'azur, avec la certitude que l'homme a des ressources infinies et qu'« en dernière instance » il est bien libre de choisir son destin, de choisir entre le bien et le mal, de choisir entre les multiples possibles qu'offrent les milliers de gadgets techniques, si nous croyons qu'il est libre d'inventer le contre-poison à tout ce que nous avons rencontré, ou d'aller coloniser l'espace pour tout recommencer, si... si... si... imaginez tous les possibles ouverts à cet homme souverainement libre, alors si nous croyons cela, nous sommes réellement perdus, car la seule voie qui laisse un étroit passage dans ce monde énorme de faux-semblants exprimant de vraies puissances que j'ai tenté de décrire, c'est que l'homme ait encore un niveau de conscience suffisant, une autocritique survivante pour reconnaître qu'il descend, depuis un siècle, de marche en marche l'escalier de l'absolue nécessité, du destin, de la fatalité».(texteIl n’y a d’autre voie qu’une percée de la conscience, ce qui veut dire une plus haute lucidité à l’égard de la démence dans laquelle l’humanité s’est engagée. L’homme n’est pas libre par la seule fantaisie de la gratuité, ou bien parce qu’il se raconte une histoire prétendant qu’il est libre. C’est une question de conscience. C’est seulement quand l’homme prend conscience qu’il est asservi à un monde en folie, qu’il manifeste sa liberté et que son intelligence est saine. C’est « lorsqu'il reconnaît sa non-liberté qu'alors il atteste par là sa liberté! Mais ce n'est plus une affaire philosophique, théorique, et qui se passe dans la tête, discours sur le serf et le libre arbitre. C'est vraiment la mise au pied du mur. Il ne s'agit ni de tricher ni de croire s'en tirer par un discours ».

Voir ce monde qui est là sous nos yeux sans s’évader dans la théorie. S’il est, face à l’accélération exponentielle de notre civilisation, des réponses à trouver à nos questions,  elles doivent venir de la vie elle-même. Or plus nous voyons la folie qui se déploie sous nos yeux et plus nous coupons le lien d’identification à ce qu’il peut y avoir de démentiel dans notre monde actuel. Quand nous voyons la folie d’une conduite, nous ne pouvons plus nous y identifier, car pour qu’il y ait identification, il faut qu’il y ait inconscience. Mais quelle est cette conscience qui nous permet de voir ce tableau d’un seul coup d’œil, de comprendre ce panorama du monde actuel ? Assurément pas la conscience dite « normale » qui elle est empêtrée dans le processus d’accélération. C’est une forme nouvelle de conscience qui est toute différente, qui est étrangère aux normes de satisfactions habituelles de l’ego. L’acte de voir dans sa nudité dévoile un tableau qui n’est pas très convenable, il ne procure pas une consolation, une solution ou un remède, mais il est réellement libérateur. Il révèle l’énormité d’une illusion ; et c’est seulement de cette manière que la conscience s’éveille et se redresse. Le plus étrange, c’est que c’est justement quand les conditions deviennent le plus critiques que nous sommes le plus aidés, car nous pouvons compter sur la turbulence des événements pour nous rappeler à l’ordre, au cas où nous serions tentés de dormir. Ce monde ne va pas comme par magie ralentir sa folle cadence, ni devenir du jour au lendemain plus modéré, plus sage ou plus posé. Tant que la conscience de l’humanité est ce qu’elle est, nous aurons droit aux bouffées délirantes et aux accès de violence… amplifiés par la technique (texte) ou provoqués par elle – c’est selon-.

Notre monde actuel est pris de vertige. La psyché collective est très dysfonctionnelle. Pourquoi avons-nous fait du slogan « aller-plus-vite » une valeur postmoderne ? Est-ce la fascination qu’exercent nos machines qui nous a persuadés peu à peu d’entrer dans leur logique, pour ne plus avoir d’autre intelligence que la pensée technique ? La raison technicienne doit-elle à un moment laisser éclater sa folie ? Cette piste spéculative est très sérieuse. Elle a été suivie de manière récurrente par les auteurs de science-fiction. L’idée, c’est que l’homme, dans l’univers performant des machines, se sent peu à peu obsolète ; (Gunther Anders parle de honte prométhéenne).  Il finit par remettre son existence entre les mains de la techno-science et par se penser lui-même comme une ébauche maladroite et imparfaite des machines. Alors s’accomplit l’incroyable, le renversement radical du sujet dans l’objet et la tentative de réification de l’objet au rang de sujet conscient. Le monde des robots. Voyez les romans d’Asimov, (document) le  Cycle d’Hypérion de Dan Simmons, la reprise du thème du Techno-Centre dans Matrix., ou encore de Maurice G. Dantec,  Grande Jonction. L’idée qui court dans cette littérature, c’est que les « forces de l’ombre » travaillent à asservir l’humain en utilisant le règne sans limite de la machine. Leur stratégie centrale serait  d’affaiblir le seuil de la conscience de l’humanité tout en développant la puissance des objets techniques. Et comme dans tout roman, il faut une opposition à une puissance contraire, les « forces de la lumière » sont là pour relever le seuil de la conscience humaine, libérer l’esprit de l’illusion, mais aussi libérer l’intelligence et l’amour au cœur de la vie. Lutte entre bien/mal certes, mais où la célérité joue son rôle, car pour prendre le pouvoir sur l’humain, il faut imposer la vitesse comme paradigme dominant et prendre de vitesse toute velléité de résistance. Ce qui implique un état de conflit permanent qu’impose la volonté de puissance et surtout, le conflit direct avec la Vie, toujours trop lente, jamais satisfaisante, tandis que les machines, elles, sont toujours plus rapides et aptes à répondre aux exigences du désir. Bref, les machines promettent… un bonheur technologique que la vie naturelle ne pourra jamais nous offrir. Nous vivons dans la promesse de satisfactions multipliées, d’une vie émotionnelle toujours plus intense dans un divertissement continu, et même… bientôt d’un corps bionique et une promesse d’immortalité ! La guerre contre le temps de la Nature est donc engagée, le décalage avec la vie est flagrant, la friction entre le temps psychologique et le temps de la nature violent. Notre vie est une constante irritation contre la lenteur des choses ; la pulsion technique, est devenue  une propulsion vers un ailleurs et un autrement, et une compulsion dans l’ordre des comportements de consommation. Nous ne tenons plus en place, nous ne savons plus vivre, d’où cette lassitude que l’on peut lire sur les visages fatigués des gens stressés et cet ennui dans le regard des jeunes générations désœuvrées en manque de stimulations émotionnelles.

---------------2) D’où l’apparition dans la littérature, en réponse à l’impatience du temps, de l’éloge de la lenteur ! On peut enfin respirer avec un petit livre comme celui de P. Sansot Du bon Usage de la Lenteur. Réapprendre à flâner par exemple, avec cette présence sensible qui ne cherche pas au-delà de ce que l’instant nous délivre. Ce qui « implique de la disponibilité et en fin de compte que nous ne voulions plus arraisonner le monde. Les marchandises, nous les contemplons sans avoir nécessairement le désir de les acheter… Avancer librement, lentement dans une ville pressée, n’attacher du prix qu’à la merveille de l’instant dans une société marchande suscite ma sympathie ». C’est une formule que nous avons déjà utilisée à plusieurs reprises : être dans le monde, mais ne pas être du monde.  Si l’identification aux objets n’a plus de prise, la fascination cesse d’opérer et nous nous retrouvons le mouvement libre, fluide, dans un détachement magnifiquement indifférent. Nous rendons aussi au moment présent la valeur d’une fin en soi au lieu de toujours n’y voir qu’un moyen en vue d’autre chose, (texte) ce qui est la marque de la tyrannie du temps psychologique. Bien sûr, l’expression « réapprendre » à flâner est inadéquate, car il s’agit plutôt de désapprendre à courir ! C’est un état naturel et une légèreté que nous avons oubliés. En raison de l’augmentation visible à notre époque de la pression du temps psychologique sur la vigilance. Sur la même page, toujours dans le livre de P. Sansot : « un excès de vigilance nuit à la flânerie ». Notons qu’il s’agit bien de la vigilance telle qu’elle a été décrite dans une précédente leçon. La vigilance comme tension vers l’objet. « Le bonheur de la flânerie ne surgit pas de ce que nous dénichons par le regard mais dans la marche elle-même, dans une respiration libre, dans un regard que rien n’offusque, dans le sentiment d’être à l’aise en ce monde, comme s’il était légitime que nous en retirions l’usufruit ».

Giono, en opposant le citadin à l’homme des campagnes, va dans le même sens, tout en insistant sur la différence entre temps linéaire et temps cyclique. Il y a dans le regard de l’homme pressé une tension, une dureté, ou même une cruauté, qui marque un refus du moment présent, car l’urgence, pour lui c’est d’être déjà dans le moment suivant, déjà au but. A l’inverse, l’homme des campagnes peut marcher d’un pas plus lent, tranquille, sans blesser le mouvement des choses. Il épouse la rondeur des jours, le Temps de la Nature, tandis que le citadin est dans la tension du temps psychologique et pour cette raison qu’il parle de longueur des jours ! Il est pressé d’arriver quelque part. Où ? En fait il n’en sait rien. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il est « pressé par rien », pressé par le Rien. Le futur en effet n’est Rien, quand il sera quelque chose, il sera présent et n’existera plus en tant que futur. Il n’y a de réalité que de l’unique moment présent où nous sommes déjà maintenant ; si bien que toute poursuite du futur est en définitive une cavalcade vers le Néant, une quête illusoire. Mais cette illusion est dans l’esprit de l’homme pressé, dupliquée indéfiniment par la pensée. L’homme pressé se tue à vivre trop vite et son existence devient finalement si insupportable qu’il est… pressé d’en finir. Pour le corps, le surcroît de temps psychologique est un poison qui induit toutes sortes de dysfonctionnements et dégénère en maladies. Si nous pouvions dresser la liste des maladies directement liées à une pression excessive du temps psychologique, c’est-à-dire au stress,  nous serions certainement atterrés.

3) Contre-pieds spirituel de la vitesse. Le Zen adore les paradoxes et il sait très bien les condenser dans de petites histoires comme celle-ci :

On demanda un jour à un maître zen qui savait méditer, 
comment il faisait pour être si recueilli, en dépit de toutes ses occupations.
Il répondit:

Quand je me lève, je me lève.
Quand je marche, je marche.
Quand je suis assis, Je suis assis.
Quand je mange, je mange.
Quand je parle, je parle.

Les gens l'interrompirent en lui disant:
"Nous faisons de même, mais que fais-tu de plus ?"
Quand je me lève, je me lève.
Quand je marche, je marche.
Quand je suis assis, je suis assis.
Quand je mange, je mange.
Quand je parle, je parle.

Les gens lui dirent encore une fois:
"C'est ce que nous faisons aussi !"
Non, leur répondit-il.
Quand vous êtes assis, vous vous levez déjà.
Quand vous vous levez, vous courez déjà.
Quand vous courez, vous êtes déjà au but.
(conte)

Du point de vue des « gens », la conscience normale qui juge sur les apparences dit « nous faisons de même », il n’y a pas de différence. En réalité, il s’agit d’une conscience entièrement différente. « Les gens » sont dans l’inquiétude du futur, ils veulent faire vite, car ils sont obnubilés par le faire. Le maître vit dans la quiétude de la Présence, son ancrage n’est pas dans le faire, mais dans l’Etre. Il n’est pas « pressé », il vit sans le stress. L’exercice spirituel est donc : faire une chose à la fois, entièrement présents à ce que nous sommes en train de faire, sans les scories de la pensée du moment suivant. En éliminant le temps psychologique. On imagine l’incompréhension dont peut faire l’objet un tel enseignement dans l’esprit d’un occidental préoccupé exclusivement par le « faire ».

« -Vous êtes un maître ? Vous pouvez léviter ? Marcher sur l’eau ? Qu’est-ce que vous faites d’extraordinaire ? ». Réponse :

« - Quand je me lève, je me lève.
        Quand je marche, je marche… »

- !!!

Pas de pouvoir extraordinaire, de vision ou d’extase mystique avec effusion émotionnelle ! La vie ordinaire vécue dans sa plénitude, portée par la Vie universelle dans les gestes les plus simples.  D’où l’aphorisme : « Couper du bois, porter de l’eau » ! Ne pas vouloir hâter le temps, aller vite à un résultat, ne plus réduire le moment présent à un simple moyen vers une fin… car c’est exactement de cette manière que le mental nous oppresse.

Autre formule paradoxale du Zen : « se hâter lentement ! » Incompréhensible du point de vue de la conscience normale. Ineptie. Mais elle contient une profonde vérité spirituelle qui parle du sens spirituel de la rapidité distinguée de la vitesse. Tout accomplir dans la tranquillité intérieure, y compris par exemple monter dans un train, quand  il faut s’élancer d’un pas rapide. Il y a un plaisir de courir, de sentir l’énergie dans le corps, mais sans pour autant le faire « pressé ». La rapidité du mouvement, pas la vitesse stressée. Le sage n’est pas une tortue, il peut courir comme le lièvre si besoin est, mais intérieurement, il demeurera tranquille. Complètement apaisé. Présent, ici et maintenant, au milieu du mouvement ; et c’est ce qui donne au mouvement une souplesse, une élégance, une grâce que n’a jamais la course hiératique et nerveuse de l’homme pressé. C’est un secret dans les arts martiaux et le Tai Chi. L’agir du corps dans le non-agir du mental, en totale coïncidence avec la Vie. La perfection du Geste réside dans son naturel et le naturel veut dire ce qui est réalisé dans la Présence. Là se déploie une intelligence et une énergie différente de celle de la pensée et de la frustration, d’où l’habileté suprême de l’archer ou l’art d’utiliser l’agressivité de l’adversaire pour le précipiter au tapis.  Il ne faut pas oublier que les arts martiaux, tels que le judo ont été au départ développés en Inde par des moines qui voulaient se protéger des brigands dans les forêts profondes. Si on retire le fondement spirituel, en réalité, cela ne veut plus rien dire. L’essentiel est perdu. Or l’essentiel tient à la Présence au maintenant. Et c’est ce qui fait fondamentalement la différence entre la vitesse propulsée par le mental pressé d’être ailleurs et la rapidité déployée dans l’espace du silence.

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Ce qui est réellement en cause, ce n’est pas vraiment la puissance technique, c’est notre identification à elle. Ce qui est en cause, autant la pression du temps psychologique que la forme de conscience propre à l’ego qui est portée à s’identifier à l’objet. Parce qu’il forment un seul et même processus. Dès que la conscience de l’ego prédomine, il y a immédiatement une identification à l’objet et il y a nécessairement aussi la pulsion et la compulsion temporelle. Il suffit d'un peu d'attention pour l’observer en soi-même ou chez autrui. Dès que le moi se met en avant, il entre en guerre contre le moment présent et il produit une tension temporelle vers le futur. L’ego n’existe que dans le temps psychologique. Dans la présence, il disparaît. En créant le temps psychologique, il se donne une existence comme une entité à part, « moi », tendue vers un but, et c’est à partir du moment où ce moi est là que se déploie le manteau de l’illusion. Si nous sommes très attentifs au sens subtil de la vitesse, nous retrouverons invariablement cette composante d’identité de l’ego.

    Dans une leçon précédente, nous avons montré qu’il y avait un enjeu essentiel dans l’Histoire dans l’opposition entre temps linéaire et temps cyclique. La mutation de la représentation du temps en Occident qui nous a fait passer de la représentation traditionnelle du temps cyclique vers la représentation linaire du temps ouvre sur ce que l’on a appelé l’historicité. Il nous restait à examiner le lien entre le temps psychologique et la représentation linéaire du temps. Ce que nous venons d’examiner ici ouvre des perspectives nouvelles. Il est possible de porter une regard neuf sur les folies idéologiques qui ont accompagné le mythe du progrès, sur la notion même de volonté de puissance et sur l’étrange hystérie de la vitesse qui semble être le lot de notre époque. Ce n’est pas la technique qui est en cause, la technique cache cette conscience au service de laquelle elle finit par se dévouer et c'est la conscience qui est son aiguillon secret.

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Vos commentaires

Questions :

1.       La vitesse a-t-t-elle un rapport avec la pulsion inconsciente?

2.       Vouloir faire toujours plus vite, est-ce tenter de conjurer la mort ?

3.       En quel sens vaut-il mieux gagner du temps que d’en perdre?

4.       « Mieux vaut vivre à cent à l’heure et se tuer sur l’autoroute que de rester chez soi et vivre comme un légume » Qu’en pensez-vous?

5.       Peut-on réellement parler d’une « culture de la vitesse »?

6.       Le sens de la vitesse est-il prescrit par une culture au même tire que la manière de s’habiller ou de parler?

7.        La recherche frénétique de l’instantané est-ce la même chose que l’art de vire au présent?

 

  © Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan,
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