C’est très curieux, mais une idée circule dans les médias selon laquelle, c’est aux parents de faire l’éducation de leurs enfants, l’institution scolaire devant se borner à en faire l’instruction !
Admettons que l’instruction consiste dans l’acquisition d’un savoir. Le savoir peut être d’ordre scientifique et technique, c’est le modèle que nous privilégions. Il reste cependant assez limité. On peut sortir d’une école instruit, mais pas encore éduqué au sens vrai du terme. Il est nécessaire qu’un être humain mûrisse, et pour cela vive dans une connaissance de la vie, une conscience de lui-même, une connaissance de l’homme. La connaissance est bien plus qu’un savoir qui aurait été inculqué, tout en restant extérieur à soi. La connaissance change en profondeur celui qui connaît, elle apporte la maturité et le raffinement d’une culture. Il est clair pour tous ceux qui enseignent - en ayant vraiment conscience de la valeur de l’enseignement -, que l’institution doit faire œuvre d’éducation. L'éducation doit aider au développement d’un être humain complet, d’un être sensible, intelligent, cultivé, ouvert et responsable.
Si on observe attentivement, sans préjugé, ce qui a lieu dans notre société, que voit-on ? Une démission très généralisée de la part des parents, quant à leur mission éducative. Un grand découragement des éducateurs. La plupart des adolescents d’aujourd’hui n’ont jamais écrit une lettre et ne maîtrisent qu’avec difficulté leur propre langue. Alors que le temps libre ne cesse de s’accroître, la paresse ambiante reconduit systématiquement vers le divertissement passif et laisse végéter l’intelligence. Cela veut dire massivement depuis la plus petite enfance : magazines superficiels, jeux vidéo et télévision. 40 % des adultes n’ouvrent jamais un livre. Le fossé entre le niveau de culture du grand public et celui des ouvrages de références des spécialistes est énorme. A l’heure qu’il est, c’est la culture qui est underground. Marginale. Nous vivons dans un monde léger, émotionnel, facile et... sans cervelle. Bombardé d’images et d’informations, mais… sans recul critique. Jamais une époque n’a été aussi indifférente à l’éducation que la nôtre !
Il est donc important de revenir sur le sens de l’éducation, car ce mot est devenu très très confus pour la plupart d’entre nous. Qu’est-ce que l’éducation ? Est-ce une entreprise consistant à « socialiser » des êtres humains ? Son rôle est-il de formater des individus pour les rendre fonctionnels dans le système social ? Doit-elle apposer un verni de culture sur des êtres frustres, de sorte qu’ils puissent en faire parade à l’occasion ? Que veut dire éduquer un être humain ?
* *
*
Partons d’une formulation proposée par René Barbier .Dans le roman de Hermann Hesse Siddhârta, le héros trouve l’achèvement de sa quête auprès d’un passeur au bord du fleuve. Le passeur est celui qui transporte d’une rive à l’autre. L’analogie (R) éclaire la mission de l’éducateur. L’éducateur est un passeur de sens d’une génération vers l’autre. Non seulement cela, mais ce qui le caractérise, selon le personnage d’Hermann Hesse, c’est d’être capable d’écoute et de pouvoir faire don de la sagesse.
1) Dans un monde aussi tourmenté et désorienté que le nôtre, nous avons besoin de passeurs de sens ; il est logique de considérer en tout premier lieu l’éducation comme un champ interdisciplinaire et de voir dans l’éducateur celui qui met toute sa passion, son énergie et son enthousiasme à communiquer une connaissance qui mérite d’être partagée. En tout cas, ceux qui aiment ce métier se reconnaîtront dans ce portrait, comme nous y retrouverons aussi nos meilleurs souvenirs. Qu’est-ce qu’un bon professeur d’économie, de physique, d’histoire, de mathématique, de littérature, de philosophie (!), etc. ? Quelqu’un qui sait éveiller la curiosité, dont l’intelligence et la compréhension sont contagieuses et qui communique un irrésistible désir d’apprendre. Souvent, c’est celui qui ouvre une porte qui restera ouverte dans l’esprit de celui qui l’écoute et qui pourra même à l’occasion éveiller une vocation. Dans tous les cas, ce qui demeure dans la mémoire, ce sont les qualités humaines qu’il a su porter. Il serait illusoire de vouloir séparer dans l’éducation le message et le messager. Au futur éducateur, il faudrait dire : l’important, ce n’est pas seulement ce que vous dites, mais aussi ce que vous êtes dans la relation éducative.
---------------Et ce que
vous êtes – le soi-même – dans la relation éducative, s’éveille dans la
curiosité et se déploie dans le domaine ouvert des
théories et des pratiques les plus diverses.
Dans cette
étrange époque, « nous sommes confrontés à la nécessité d'un passage de sens
entre l'univers de la rationalité scientifique qui accroît le savoir et le
savoir-faire et celui de la non-rationalité, qui n'est pas une irrationalité,
ouverte à la Connaissance de soi, mise
au jour par l'expérience spirituelle ou
par l'expérience artistique et poétique ». C’est la direction du manifeste de la
transdiciplinarité de
Basarab Nicolescu. La
situation actuelle dans le monde éducatif côtoie l’absurde. La
fragmentation et la spécialisation du savoir y
est extrême. D’un côté, au niveau universitaire, le spécialiste campe dans une
théorie, se complait dans un jargon, ignore tout de
ce qui peut se dire en dehors de son domaine, et transmet son savoir sous
couvert de l’argument d’autorité.
C’est l’éducation « élitiste » qui doit être
« inculquée » à quels initiés capables de réflexion. (texte) Des futurs
érudits. D’un autre côté, à l’autre extrême, le travail
des éducateurs sur le terrain parfois revient à faire de la garderie, en
proposant à titre d’éducation, des « animations » qui
ne transmettent plus rien, si ce n’est un bavardage composé de lieux communs, de
clichés publicitaires ou de références
télévisuelles. C’est l’éducation « divertissement »
dans laquelle on évite soigneusement la réflexion. L’immersion dans le
prêt-à-penser ambiant, avant, comme après
les études, sera donc totale. Ce qui revient à former des
consommateurs (texte) qui
dépensent beaucoup mais ne pensent pas du tout.
Admettons donc que l’éducation véritable ce n’est ni l’un, ni l’autre. Ni une érudition abstraite gobée sans discernement, ni questionnement, ou encore une formation technique exclusivement tournée vers une compétence ; ni une « socialisation » par le bas qui renonce à s’adresser à l’intelligence pour inciter au conformisme béat. L’éducation doit prendre au sérieux l’être humain, sans le traiter avec hauteur ni tomber dans l’enfantillage ou la complaisance. La relation éducative se situe entre deux êtres humains, dans le passage périlleux vers le stade adulte de l’humanité. Elle s’adresse à ce qu’il y a de meilleur et de plus libre en l’homme. (texte) Elle doit être teintée d’idéalisme. Que celui qui entre dans l’éducation sans le moindre idéal, passe son chemin et fasse autre chose : de la finance, du commerce ou je ne sais quoi d’autre, mais par pitié, pas de l’éducation.
Selon l’étymologie, l’éducation signifie par le latin educare, « nourrir », dans une seconde acception par educere, « conduire hors de ». Toujours pour suivre René Barbier, « l'acception "nourriture" peut être imaginée comme la "Somme des savoirs" de l'humanité (savoirs pluriels, non exclusivement scientifiques, mais également philosophiques, artistiques et religieux) à transmettre d'une génération à l'autre ». Mais pour qu’il ne s’agisse pas simplement d’une reproduction qui vise à inculquer un contenu, il faut encore que cette nourriture permettre à l’être humain de grandir de manière libre et créatrice dans sa dimension spirituelle. Comme Nietzsche le disait, il ne s’agit pas de faire de la génération nouvelle l’avorton tardif d’un passé glorieux qu’elle devrait répéter religieusement. C’est la vie qu’il convient de nourrir avec soin pour lui permettre de grandir, comme l’arbre doit être nourri à sa racine qui, de la jeune pousse, deviendra le tronc majestueux. D’ailleurs, de manière ironique, educere pointe dans cette direction. Conduire « hors du monde », sortir de l’ornière, hors d’un monde qui n’est que répétition du passé sans recréation du présent. L’éducation doit s’entendre comme un chemin, une aventure, une conquête qui est d’abord celle de soi-même. « L'éducation apparaît comme une "conduite hors de notre petit monde", une mise sur le chemin singulier de la personne conçue comme pro-jet de l'individu vers le Soi ». C’est ce que nous oublions toujours au profit de la seule formation et de l’information, de sorte qu’à force de former et d’informer nous finissons par déformer et nous empêchons la maturation de l’être humain. Krishnamurti comparait le travail de l’éducateur à celui du jardinier qui sait entourer de soins la jeune plante, (to take care) qui lui apporte la nourriture, les éléments qui lui permettent de grandir. Mais ce n’est pas le jardinier qui « crée » pour autant la plante développée ; de la même manière, le médecin ne crée par la santé. Le médecin aide le corps à se guérir lui-même, l’éducateur aide un être humain à se construire lui-même. C’est la vie qui se construit elle-même, mais, comme elle est dans l’enfance fragile, il est bon d’apporter un environnement favorable à sa croissance. Encore une fois, comme nous l’avons vu, ce n’est pas par hasard si le même mot « culture » se retrouve dans le domaine éducatif ou dans le domaine de « l’agriculture ». Il y a des similitudes et un prolongement. (texte)
2) Arrêtons-nous maintenant sur le mot sens dans l’expression passeur de sens. Nous pouvons distinguer trois acceptions :
a) « Le sens-direction ouvert sur la finalité de la vie ». Si « l'éducateur n'est pas simplement un être de savoir et de savoir-faire, un érudit, une "boite à fiches », c’est parce qu’il lui appartient de toujours relier ce qu’il enseigne au but de la vie ; l’éducation est une « reliance essentielle » à la vie dans son ensemble. L’éducation doit fournir des clés de compréhension pour permettre à chacun de s’orienter dans un monde qui, sans cela, reste obscur, indéchiffrable et étranger. Se sentir au fond de soi-même ignorant, même si bien sûr on fait tout pour le cacher, est pour un être humain une blessure assez humiliante. L’esprit se sent diminué quand il est perdu dans un monde dans lequel il ne comprend rien, dans lequel les tenants et les aboutissants des choses lui échappent. Il reprend confiance, il se sent plus fort et rassuré, quand il dispose de moyens pour déchiffrer le caractère déroutant et complexe du monde. Sans éducation, l’être humain est entièrement à la merci des puissances extérieure ; éduqué, il reprend de ce pouvoir qu’il avait abandonné. S’il est un rêve que partage tout éducateur, c’est d’aider chacun à quitter la dépendance où nous place l’ignorance, redonner chacun à lui-même. L’ouverture sur la finalité de la vie veut dire qu’à travers le processus éducatif, chacun trouve des éléments de réponse aux multiples « pourquoi ?» qu’il porte en lui. « L’ouvert » signifie ici que l’éducateur propose, mais n’impose pas de réponse. Il est bon que l’éduqué sente qu’une question n'est pas close, mais reste ouverte et qu’il peut toujours avoir son mot à dire. À chacun de prolonger par lui-même l’interrogation qui va de la question à la réponse jusqu’à en faire une découverte personnelle. Il n’est pas de plus belles joies et de plus beaux souvenirs d’enfant que ces moments magiques de compréhension où nous avions tout d’un coup vu une chose par nous-même. Jean Klein parle de la « réorganisation géométrique » de la compréhension, quand soudain la lumière d’une intuition se propage dans toutes les directions, que tous les éléments se mettent en place, comme dans un puzzle dont nous aurions dans un éclair une vision globale. Quand se produit « le bouleversement intime… entraînant une métanoïa ». Enfin, l’expression « finalité de la vie » a un rapport étroit avec la dimension éthique des choix et les valeurs. Nous avons vu en effet que l’éducation ne peut se contenter d’être factuelle.
---------------b) « Le
sens-signification ouvert sur un champ de rapports de signes, de symboles,
de mythes ». Un éducateur doit être en phase avec tout le champ de la culture ;
de plus, il ne peut l’être de manière simplement passive. Il y a un sens de la
pédagogie qui rend dynamique tout rapport avec le champ du savoir. Par
profession, l’esprit d’un éducateur « est analogique, sa pratique est multiréférentielle. Il
disjoint ce qui est confondu et
relie ce qui
est
séparé ». La confusion régnant dans l’opinion invite l’éducateur à remettre
chaque chose à sa juste place, car nous savons que la confusion produit de
l’ignorance. Inversement, l’éducateur doit constamment mettre en relation ce qui
est d’ordinaire disjoint dans la pensée commune. Montrer le lien entre ceci et
cela. Relier. Relier encore, encore et encore. C’est le propre de l’intelligence
que de relier. La tâche n’est pas facile. Le système éducatif porte le fardeau
d’un savoir tellement compartimenté. Après avoir inculqué des bribes de
connaissance, il laisse ensuite à chacun le soin de mettre un semblant de
cohérence dans une représentation très
fragmentaire. Notre éducation occidentale
brasse une information très analytique ; ce qui impose à l’éducateur, non
seulement d’être informé, mais aussi d’être apte à reformuler de manière
synthétique le savoir qu’il partage. « L'éducateur sur ce plan est
nécessairement un médiateur entre savoir et connaissance. Il devient
nécessairement un polyglotte des langages ». Il lui est donc impérativement
demandé d’avoir lui-même cette qualité de curiosité intellectuelle qu’il
s’attend à trouver, ou qu’il voudrait susciter chez l’élève ou l’étudiant.
Et là aussi, il faut noter que cet intérêt en marche, cette étincelle, reste
fragile et pas facile à maintenir dans le milieu souvent contraignant du système
éducatif.
c) « Le sens-sensation ouvert sur l'inscription corporelle de l'esprit et la pluralité des données sensorielles ». L’éducation ne doit pas seulement s’adresser à cet intellect analytique que l’on conditionne pour les tests de QI, elle doit donner aussi à voir, à goûter et à sentir. Toucher la sensualité et la sensibilité d’une manière qui ne soit pas frustre, mais fine et intelligente. (texte) Bref, envelopper la totalité de l’être humain, en tant que corps, âme et esprit. D’ailleurs, nous avons vu que Platon dans La République, plaçait au début de son programme éducatif la gymnastique et l’esthétique, qu’il y ajoutait ensuite une formation scientifique et qu’enfin il couronnait sa vision par une connaissance spirituelle. En matière de pédagogie, il ne peut s’agir que d’une démarche vivante qui demande en toutes choses de « revenir à ce qui touche l'être humain, à ne pas oublier le monde des émotions et du désir ». Le corps y a naturellement sa place, aussi bien dans l’art de sa maîtrise que dans son inscription sociale. L’art y a sa place, pour autant qu’il reste en relation avec la vie et qu’il expose tout le jeu de la sensibilité. (texte) Mais tout savoir prend dans son envergure historique une résonance pathétique qu’il est possible de faire vibrer pour lui redonner une dimension sensible. Ainsi, l'éducateur articule les "trois yeux de la connaissance" dont parle Ken Wilber. D’abord la structure de la connaissance du monde physique : l'œil de chair selon Saint-Bonaventure. La structure de la connaissance du monde mental ou l'œil de raison. La structure de la connaissance du monde numineux ou l'œil de contemplation.
Ce qu’il convient ici de voir en profondeur, c’est que « Le sens en éducation se trouve au carrefour et à l'interférence des trois acceptions ». L’éducation ne réussit que lorsqu’elle parvient à réunir ce faisceau d’interférences du sens au cœur de l’être humain. C’est sont travail et ce qui mesure la grande difficulté de sa tâche.
La difficulté peut même sembler insurmontable, au point que nous considérions l’éducation est une finalité impossible. Il faut en effet prendre conscience de la crise actuelle, sans quoi, nous contenterons de l’idéal, sans pouvoir répondre au réel. Accepter de dresser un état des lieux de l’éducation aujourd’hui, c’est poser des questions dérangeantes, mais qui ne peuvent être évitées.
1) La relation des jeunes avec l’éducation est complexe. Dans les pays en voie de développement, il y a une conscience claire qu’un niveau élevé d’éducation est un chemin de salut et une assurance pour l’avenir. Par contre, dans les pays développés le cynisme ambiant a plutôt tendance à saper insidieusement la valeur des études et l’avenir semble compromis. Un exemple très caractéristique : les universitaires savent que ce sont les étudiants étrangers qui sont les plus motivés, qui travaillent d’arrache pied leur matière, tandis que les étudiants d’origine locale passent plus de temps à faire la fête et s’investissent moins dans l’étude. L’idée selon laquelle la période des études est faite pour « profiter » est largement répandue et accréditée massivement par l’idéologie potache que véhicule la télévision, le cinéma et les radios FM. Contexte postmoderne oblige. Le cocooning social pendant les études est pratiqué sans complexe et sans velléité d’indépendance. De fait, dans une classe de terminale, l’investissement enthousiaste dans l’étude est aussi rare qu’il peut être précieux. Pour une majorité d’élèves, l’école est un endroit où l’on s‘ennuie, que l’on fréquente par obligation et dont l’intérêt tient surtout aux rencontres que l’on peut y faire. L’élève sérieux, intelligent et motivé par l’étude est une perle rare, il se reconnaît immédiatement et il est un appui moral considérable pour l’enseignant, même s’il ne peut pas à lui seul contrebalancer une ambiance souvent délétère.
Tel qu’il apparaît aujourd’hui aux jeunes, le monde est plutôt effrayant et la
réaction la plus banale à son encontre est le défaitisme
et la résignation. Il y a une angoisse sourde à l’idée de devoir un jour
affronter cet univers hostile, (texte) d’où la propension à repousser l’échéance, avant
de se confronter à « la dure réalité » !
Derrière le masque de la dérision ou de la légèreté
affichée, il y a en fait une angoisse sous-jacente. Le futur paraît aux jeunes
inquiétant ; tandis qu’ils se demandent ce qui va leur arriver, ils vivent en
fait dans la peur. Bien sûr, ils ont une commune
aspiration à vivre heureux et libres, ils sont décidés à choisir leur vie et une
profession, mais ils éprouvent un sentiment de désorientation (texte) et ils attendent
d’être aidés. Or jamais civilisation n’aura mis, autant que la nôtre, sa
propre jeunesse dans un réseau aussi serré de contradictions. La jeunesse a
ses propres désirs qui la portent éventuellement à vouloir s’évader et la
mentalité ambiante fait tout pour l’inciter à fuir dans les divertissements ;
mais attention, en même temps le système éducatif est très contraignant.
Il impose à l’étudiant une forte compétitivité, l’émulation
et la performance. Ce qui exige des efforts constants
et des sacrifices exactement contraires à l’air du temps. Loin de favoriser une
atmosphère harmonieuse d’entraide mutuelle, il a plutôt tendance à susciter la
division et à exciter les rivalités. On le voit dans les études de médecine où
couler ses rivaux en répandant de fausses informations est pratique courante. La
jeunesse a pour elle son énergie, sa puissance de
révolte et de changement. Mais les études les
plus fréquentées vers lesquelles elle se dirige, celles du commerce, ne sont
suivies que pour la motivation de l’argent
et s’alignent sur un conformisme intégral. La jeunesse aspire à des
relations justes, vraies et honnêtes, mais c’est en payant cher une
formation de marketing
qu’elle apprend comment on peut être menteur,
faux et dissimulé, comment légitimer des pratiques de
manipulation ouvertement
immorales. La jeunesse est la première à exiger une
vie saine et libérée de toute
dépendance, mais c’est pendant les études qu’elle sera enrégimentée dans la
malbouffe ; et tout le monde sait que l’endroit le plus
facile pour se procurer des drogues dures, c’est les instituts supérieurs de
formation. Les lieux d’étude où on demande aux étudiants une tenue très BCBG
sont précisément ceux où circulent le plus de produits illicites. La jeunesse
porte en elle un vif désir d'apprendre,
d’explorer le monde sans limite, mais cet élan retombe très vite, car elle ne
reçoit qu’une formation technique qui rend l’esprit
mécanique et le laisse ignorant de lui-même. La
jeunesse est ce moment de la vie où, en recherche de nous-même, nous
construisons laborieusement notre identité. Mais il
est patent que notre éducation n‘apporte fait pratiquement rien pour offrir une
aide, un éclairage sur la construction personnelle. Son obsession, c’est de
former, de conformer et d’insérer un individu dans un système social afin de le
rendre fonctionnel. Ce n’est pas l’unique
préoccupation de la jeunesse, ou plutôt, quand elle n’a plus que ce seul souci,
c’est que jeunesse s’est perdue ! C’est une observation banale que fait
tout professeur de lycée qui reçoit ses anciens élèves : il faut très peu de
temps pour voir un esprit autrefois brillant, plein d’allant, d’énergie et
d’enthousiasme marquer sa déception vis-à-vis des études. Incidemment, la plupart
ont tôt fait de s’enfoncer dans une ornière bourgeoise et de vieillir tout d’un
coup de dix ans ! La jeunesse porte pourtant en elle une puissante vitalité qui
se projette vers l’avenir et se libère dans la
création d’un monde neuf. (texte) Elle ne demande qu’à frayer des
voies nouvelles, tout en laissant tomber les illusions du
passé. (texte) Mais il faut bien convenir que ses forces
vives, au lieu d’être aidées, se heurtent le plus souvent à une
colossale inertie. Résultat : il ne reste plus qu’à gaspiller en marge la
créativité dans les images, le monde des gadgets, les mondes
virtuels du jeu vidéo et
l’illusion de la consommation. Bref, compenser l’impuissance à agir et créer
ici-bas, par l’imaginaire de la
fuite. Ce qui est de plus socialement très largement encouragé et
surexploité
commercialement. « Rêvez donc, on fera le reste ! » comme dit la pub.
2) Allons plus loin. C’est une des caractéristiques les plus flagrantes de notre système éducatif que de pousser très loin la technicité, tout en laissant complètement en friche le développement des qualités humaines. On s’ingénie aujourd’hui à former des techniciens compétents, mais sans se poser la question de savoir ce qu’il peut advenir quand la puissance technique s’allie à l’immaturité psychologique, morale et spirituelle. Sans parler du niveau de culture générale qui semble souvent inversement proportionnel à la technicité pointue qui a été développée. Ce qui donne parfois cette situation cocasse où s’allie l’hyperspécialisation la plus hermétique, l’ignorance des valeurs, le préjugé le plus ignare et l’absence de tout bon sens. Et par dessus le marché, une incroyable absence de lucidité. Comme si, au-delà du verni brillant des diplômes, tout restait à faire sur le plan humain.
Ce qui explique aussi le sentiment diffus dans la jeunesse, mais profond et bien réel, de frustration, car les attentes légitimes à l’égard de l’éducation ne sont pas satisfaites. D’où la prise de conscience qui finit un jour par percer, arrivé au terme d’une formation, d’ignorer tout de la vie, comme si on était passé à côté dans ses études. Ce qui produit un ressentiment de fond et renforce malheureusement au bout du compte le cynisme dans lequel le système s’est lui-même développé. Le sentiment trouble de ne pas avoir en main de clés pour comprendre la vie est très réel. Il exprime l’état de fait lui-même. Que le thème central de l’éducation, la vie même, demeure absent de l’étude.
Que dit-on d’une institution, quand elle ne fait pas ce qu’elle devrait faire et n’assume pas entièrement le rôle qui est le sien ? Qu’elle est irresponsable. Nous avons vu que la responsabilité, c’est pouvoir répondre, en matière éducative, la responsabilité implique le soin de la prise en charge du devenir de l’être humain dans son ensemble. (texte) Il n’y a pas de domaine dans lequel le mot responsabilité soit marqué avec autant de force que celui de l’éducation. Une société qui ne sait pas ce que veut dire le mot responsabilité dans le domaine éducatif le saura encore moins ailleurs. La négligence à l’égard de l’éducation est d’une extrême gravité car elle compromet le présent et met le futur en péril. (texte) C’est une bonne mesure de l’inconscience qui règne dans le monde ou au contraire, quand l’éducation est prise au sérieux, la mesure d’un degré élevé de conscience. Un sujet douloureux de culpabilité pour tous ceux qui le comprenne et se sentent en même temps impuissants. Nous vivons une période critique et la crise de l’éducation affecte autant la cellule familiale que le milieu éducatif. Dans un monde chaotique, la réaction idéaliste consiste pour certains parents à revendiquer l’enseignement des valeurs que l’école ne parvient plus à transmettre. C’est le cas dans un environnement traditionnel et religieux marqué, ou bien très protégé et exigeant. Mais le plus souvent, les parents se sentent débordés par leurs propres problèmes et disent ne plus avoir assez de temps pour s’occuper de leurs enfants. (texte) Ils continuent de formuler pour eux une ambition, mais ils en confient la responsabilité aux éducateurs. Ce qui revient implicitement à plus ou moins s’en défaire. Par exemple en laissant les enfants liquider à la va-vite les devoirs pour passer ensuite trois heures devants la télévision où les jeux vidéo. De leur côté, les éducateurs doivent répondre aux préoccupations carriéristes des parents, aux impératifs réglementaires des programmes, tout prenant en charge le désordre psychologique ambiant. Une population bigarrée où se mêle le gamin déstructuré, écrasé par sa situation familiale, le dilettante qui fréquente l’école en touriste, le fort en thème qui a le goût de l’excellence, celui ou celle qui fait des efforts surhumains et qui veut coûte que coûte à s’en sortir, celui qui veut apprendre parce qu’il a un réel amour de l’étude, et beaucoup d’autres, indifférents, mais qui sauront à l’occasion vibrer d’un réel enthousiasme. Pas simple donc. La mentalité ambiante mise tout sur le devenir professionnel et au bout du compte, c’est l’argent qui reste la valeur dominante. Et pourtant, il faut que l’éducateur ne perde pas de vue qu’il doit non seulement favoriser l’excellence scolaire, mais aussi prendre en compte l’être humain dans sa totalité. C’est dans l’éducation que se joue l’essentiel du parcourt d’une vie humaine, (texte) tout le reste n’est que prolongements et conséquences. Il se trouve pourtant qu’à l’heure actuelle, notre éducation ne parvient pas à développer ce ferment d’humanité.
Le fondement de l’éducation réside dans la conscience de l’élève ou de l’étudiant et bien sûr simultanément, la conscience de l’enseignant. On peut retourner les choses de trente six mille manières et argumenter théoriquement en tous sens, on en reviendra toujours là. Sans la capacité d’attention ; sans l’implication intense dans la situation d’expérience de l’apprentissage, sans l’éveil du désir d’apprendre, sans l’énergie et l’enthousiasme de la communication, sans la mise en demeure de la sensibilité autant que de l’intelligence, il n’y pas de terrain pour une éducation. Et s’il n’y a pas de terrain, rien ne peut être semé et rien ne pousse, ce qui est la définition de l’inculture.
1) On nous parle constamment de matières, de filières, de compétences de base et d’objectifs, jamais de la manière d'apprendre. Or ce qui est primordial, quelque soit le contenu enseigné ou l’objectif poursuivi, c’est de créer une atmosphère dans laquelle le désir d’apprendre soit éveillé. Malheureusement, il y a une grande confusion autour de ce que veut dire ce mot « apprendre ».
D’abord sur
la relation entre le fait d’apprendre et la vie. C’est une erreur de croire
ou de
laisser croire que l’éducation est une « préparation » à la vie, comme si
l’éducation devait s’arrêter, pour qu’ensuite la vie « commence ». La vie est un
processus dans lequel nous apprenons constamment. Nous apprenons tout au long de
notre vie ce qui est aussi pour l’esprit humain la seule manière d’être
complètement vivant. Impossible de dire « j’ai appris » pour
s’arrêter ensuite. (texte) Il faut se familiariser avec l’idée selon laquelle, en tant
qu’être humain, nous sommes toujours étudiants. Cela veut dire que le désir et
la soif d’apprendre doit être constamment recrée en chacun de nous. Les
structures sociales se doivent d’y répondre en permettant à chacun de
s’instruire et d’étendre le champ de sa compréhension. Il est irresponsable de
laisser croire à l’élève qu’en entrant dans le monde du travail, il sera
« débarrassé » de l’étude. C’est un préjugé stupide qu’il faut combattre à tout
prix. De toute manière, même d’un point de vue technique, personne ne peut
travailler décemment sans une formation permanente.
---------------Ensuite, il
y a ce qui concerne le fait d’apprendre dans la relation entre l’enseignant et
l’enseigné. Le premier, disposerait de la maîtrise d’un contenu et serait sensé,
le « déverser » dans un contenant, l’esprit de l’élève. Donc, pour continuer, la
relation de l’étude, c’est comme devant le distributeur de boissons, une fois
que l’on a payé, cela doit tomber tout prêt. Il suffit de ramasser la canette.
L’éducation serait une forme de « consommation » et l’élève un « consommateur de
savoir ». Il est tragique que ce genre de sottise puisse perdurer dans les
esprits. Le fait d’apprendre n’a rien à voir avec le fait de
consommer et
déborde l’idée d’acquisition d’un savoir. L’acquisition d’un savoir, n’est pas
l’expérience vivante et qualitative d’apprendre qui est par excellence
l’enjeu de la pédagogie. Cette expérience est première et suppose une
participation qui abolit la dualité enseignant/enseigné. Quand est crée dans
une classe l’atmosphère favorable, il n’y a plus qu’un processus dans lequel
chacun est embarqué. Le professeur apprend en enseignant et devient alors son
propre élève et chaque élève apprend en trouvant aussi en lui-même son propre
enseignant. Dans l’expérience sur le vif d’apprendre, (texte) la dualité
entre d’un côté le professeur dominant du haut de son savoir et de l’autre
l’élève humilié dans son ignorance est pulvérisée. Les moments de
communication les plus intenses sont précisément ceux dans lesquels il n’y a
plus de séparation, mais le fait de découvrir ensemble ce qu’il en est.
Ce sont les moments de partage de l’intelligence. C’est seulement quand il
participe activement de ce processus, que l’élève se sent respecté et considéré
comme une personne à part entière, ce qu’il n’est plus quand il ne fait que
recevoir. Apprendre est une expression vivante de la conscience, ce n’est pas le
déversement de contenu consistant à « inculquer » du savoir. Il y a une
différence entre apprendre et savoir. Il est indispensable que pendant un cours,
il y ait ces points de contact pendant lesquels chacun puisse
expérimenter le mouvement vivant d’apprendre. Un professeur de biologie ou de
physique peut aménager un espace de contact en posant des questions. Le
questionnement stimule le désir d’apprendre. « Je vous ai dit ce que l’on sait à
ce sujet. A l’heure actuelle, la meilleure explication que l’on a à fournir est
que… cela ne veut pas dire qu’elle soit définitive. Notre savoir reste limité.
Les questions A ? ou B ?, subsistent et il est probable que dans quelques
années, on verra les choses différemment ». L’enseignement qui prend une posture
froide et dogmatique se nie en tant qu’enseignement, il réduit le savoir en un
paquet de concepts arrêtés et définitifs. Il finit même par transformer la
science en pseudo-religion dont il faut apprendre à réciter les dogmes. Ce qui
s’appelle une science sans conscience. C’est absolument contraire à un
enseignement dynamique et vivant, où nous apprenons ensemble
sur le vif des questions. Avec ces mêmes questions que d’autres se sont
posés avant nous.
Enfin, dans ce mouvement jamais achevé par lequel nous apprenons, il se produit de temps à autre une percée intuitive, (insight), un élargissement de la conscience dont l’importance est trop souvent négligée. Apprendre permet de comprendre. Or comprendre, c’est prendre avec soi de sorte que le résultat d’une éducation intelligente est toujours de nourrir la subjectivité en lui permettant de mieux s’appréhender elle-même, tout en comprenant mieux la vie. Si le savoir reste dans l’abstraction, détachée de la vie et complètement étranger à soi, s’il ne permet par de relier à soi et de comprendre, il n’a aucune incidence de culture. Ce qui veut dire que le principal but de l’éducation est manqué. Si l’information reste anecdotique, si elle n’est là que pour distraire, faire de « l’animation », si elle n’est assimilée que par la mémoire sans être comprise, il n’y aura pas de satisfaction d’apprendre. Le critère, c’est le sentiment éprouvé par l’élève d’avoir une perception du monde plus étendue. D’ailleurs d’un bon professeur l’élève dira que pendant ses cours, il se sent plus intelligent, qu’il apprécie le fait d’apprendre, qu’il a le sentiment à travers son enseignement que le monde s’ouvre devant lui et que son esprit est plus clair et plus vif. Nous pouvons considérer que l’enseignement réussit quand il parvient à stimuler un état de conscience différent de la conscience ordinaire, un éveil très intense, une lucidité vivante, ce veut dire une passion sans motif rassemblant une sensibilité très élevée et une intelligence déliée. (texte)
2) Le reste suit. Tout l’attirail des méthodes, l’arrangement des horaires et des lieux etc. n’a pour fin que de créer les conditions propices pour recréer une conscience nouvelle dans laquelle le désir d’apprendre est éveillé, car c’est à partir de là que l’enseignement commence.
Un exemple. L’architecture postmoderne est conforme aux tendances extraverties de l’époque. Elle privilégie l’invasion du regard public dans la sphère privée, la sortie hors de soi, la conscience éclatée. Les vitres qui sollicitent l’attention vers l’ailleurs et distraient en permanence sont à l’opposé de l’esprit de recueillement que réclame l’étude. Il faudrait éviter ce qui induit la dispersion et l’agitation mentale. Quand on prévoit la conception d’ensemble d’un milieu scolaire, il faut se référer aux monastères d’autrefois, avec des salles ménageant la lumière, agrémentés de jardins extérieurs et d’une cour intérieure. Dans le domaine éducatif, il faut tourner le dos aux excentricités architecturales. Un environnement propice à l’étude implique un milieu protégé, (texte) loin du bruit du monde, qui offre à chacun un espace de silence, paisible et recueilli. Un cadre traditionnel où la nature est très présente est davantage approprié que l’univers bétonné, aseptisé, froid, métallique et inhumain sur le modèle des bureaux des zones industrielles. La présence de la beauté de la nature est indispensable. Une belle plante près de la fenêtre dans une salle de classe a un effet apaisant pour l’esprit. Les couleurs pastel sont meilleures que des teintes plus agressives etc. Il existe d’ailleurs une connaissance traditionnelle de l’aménagement de l’espace qui peut fournir des indications utiles pour créer un environnement favorable à la conscience.
Une des
difficultés majeures de l’enseignement aujourd’hui, réside dans l’agitation
dans
laquelle nous sommes quotidiennement plongés. C’est une caractéristique de
notre société que d’être bruyante, de produire beaucoup d’excitation mentale et
même une addiction au bruit. C’est le
corollaire de la tension du temps psychologique, ce qui
rend l’esprit très superficiel. Tout le contraire de l’état
recueilli dans lequel on peut
apprendre, qui demande un esprit apaisé,
disponible, silencieux et attentif. L’art
d’être dans le moment présent. L’introduction du
yoga à l’école a été testée avec succès et il s’avère qu’il est bon de
ménager des moments de silence et de relaxation. Il ne
faut pas se leurrer, un enfant, un adolescent ne peut apprendre six ou sept
heures d’affilée, surtout si par ailleurs on maintient une sollicitation
extérieure et une tension constante. Cela crée une fatigue artificielle et une
attention flottante très nocives
pour l’étude. Imaginez ce qu’il en résulterait si on laissait les publicistes
couvrir les murs des salles de classe avec des écrans vidéo ! (Cela commence aux
États Unis). Rien de tel pour créer un
dysfonctionnement mental. Impossible de maintenir son attention dans de
telles conditions. C’est du sabotage éducatif. C’est directement nocif à l’éveil
de la conscience et déstructurant pour le sujet.
Contrairement à un préjugé tenace, l’attention véritable ne repose pas sur l’effort. Elle a une dimension sensible évidente. Il n’y a pas d’effort à faire quand nous aimons ce que nous sommes en train de faire et l’attention y est à son plus haut degré. Être attentif, c’est être pleinement présent. Ne pas être ailleurs, déjà au moment suivant, mais rassemblé ici et maintenant dans l’étude. C’est tout. Ce n’est pas une question d’effort, mais de présence. Tout ce est fait pour ramener l’attention vers le présent, pour apprécier le fait d’être là ensemble pour étudier est excellent. Le yoga est très utile à cette fin. Le yoga est un moyen efficace pour réduire les tensions et favoriser la présence à soi. Il est intimement lié à l’essence même de l’éducation parce qu’il vise l’expansion de la conscience dans le présent.
C’est aussi une porte d’entrée pour l’écoute intérieure. Ce qui est la carence la plus marquée de l’éducation actuelle. Chaque élève devrait très tôt apprendre à observer par lui-même pour devenir familier avec sa propre intériorité. Il ne peut pas y avoir d’éducation sans connaissance de soi. Chacun d’entre nous devrait avoir une compréhension fine et approfondie de ce qu’est la pensée, de la manière dont fonctionne l’ego, de l’action du corps émotionnel. Cet enseignement devrait commencer très tôt. Et il n’est certainement pas « optionnel ». Ce n’est pas une question théorique, mais une question d’attention, car il s’agit d’observer sur le vif les constructions mentales pour mieux appréhender l’esprit. Tant que l’esprit n’est pas appréhendé dans son processus ordinaire, le sujet se perd dans le flux continu des pensées. Il part à la dérive dans tous ses schémas conditionnels. C’est ce qui s’appelle l’inconscience ordinaire dans laquelle la pensée devient mécanique, dans laquelle le sujet ne pense pas vraiment, mais il est pensé malgré lui. Et dans cet état, il n’y a aucune autonomie véritable. L’intelligence n’a pas la possibilité d’entrer en action. Il peut y avoir en surface un verni de culture, mais qui recouvre en fait une conscience qui demeure dans un état frustre et primitif, à la merci de toutes les formes de conditionnement possible. C’est ce qui explique le désespoir de grands esprits, à la fin de la seconde guerre mondiale, parvenus à cette conclusion désespérante selon laquelle « la culture n’a jamais sauvé personne » ; ce qui est vrai en ce qui concerne une culture seulement mentale, mais qui justement ne connaît pas encore ce qu’est le mental.
3) Si nous demeurons dans l’ancien paradigme éducatif, très analytique, fondé exclusivement sur l’acquisition du savoir, l’idée selon laquelle l’intelligence pourrait être éveillée en chacun de nous n’a pas grand sens. Et c’est normal, parce qu’alors on l’identifie au savoir; or on se rend très vite compte que remplir l’esprit d’un savoir fragmentaire ne le rend pas plus intelligent. Et dans cette impasse, au ministère de l’éducation, on ne sait plus quoi faire, ni plus quoi inventer. Toutes les prétendues « innovations pédagogiques » ne font qu’ajouter des constructions mentales, du jargon jargonnant, à une confusion déjà assez grande. Parce que le paradigme de base n’a pas changé d’un pouce. Or le défi de l’éducation implique une réforme radicale qui porte sur l’esprit dans lequel nous enseignons, sur la compréhension et la transformation de l’esprit lui-même. Ce n’est pas qu’il faille encore ajouter, mais comprendre ce qui est déjà là, ce qui est précisément intelligence du réel. Par exemple, cela ne suffit pas d’ajouter « à côté » (!) des autres disciplines de la philosophie si nous ne changeons pas cet « à côté » (!!) dans notre manière de percevoir l’éducation. C’est la manie de compartimenter à l’infini et l’absence de vision globale qui est absurde. L’esprit de l’éducation devrait être philosophique, procéder d’une vision globale et non d’une représentation fragmentaire. L’éducation, dans le sens grec, est philosophique. De plus, qu’elle soit philosophique, veut dire qu’elle enveloppe amour de la sagesse et peut-il y avoir un plus beau programme de l’éducation que celui-là ? Tout est dit dans ces quatre mots : amour de la sagesse. Un désir de connaître sincère et vrai, une humilité devant les limites du savoir, un amour pour ce qui est, allié à un sens élevé de la responsabilité, (texte) un très haut niveau de conscience et une vision qui embrasse l’humanité et la Terre entière, une vie heureuse et épanouie, un sentiment d’unité avec toutes choses. Ce que nous souhaitons de meilleur à nos enfants, c’est qu’ils grandissent dans le monde avec une culture qui fasse de chacun d’eux un ami de la sagesse et un être humain complet. Le monde ne s’en portera que mieux.
Ou bien l’éducation prend cette direction et elle a un sens, ou elle s’en éloigne et elle continuera de mériter les critiques qui lui sont adressées, car effectivement dans ces conditions, elle ne remplit pas sa mission. Le monde ne sera pas sauvé par une technique astucieuse, mais enfermée dans une vision étroite, bornée et mercantile. Il ne le sera pas non plus par un art dévoyés dans le culte de l’ego, mais par un art mis au service d’une éducation à la beauté. Le monde ne sera pas aidé par une science qui nourrit la volonté de puissance et sous-traite des moyens de plus en plus sophistiqués de destruction, mais par une science portée par des êtres humains intègres, doués d’un sens élevé de la responsabilité (texte) et d’une réelle envergure humaine. De même, il n’y a rien à attendre de la politique tant qu’elle gaspille son énergie dans des querelles de personnes, des guerres de clans ou des débats qui ne sont suivis d’aucun actes sérieux ; ou pire, quand elle est entièrement compromise avec les puissances de l’argent. Dans la crise profonde que nous traversons aujourd’hui, il nous faut rompre avec les vieux schémas et récréer à neuf notre humanité. Il y a une conjonction facteurs qui font que nous sommes dans une situation limite ; sans une transformation profonde de notre manière d’être, le maintien des vieux schémas ne pourra que faire éclater la masse de tensions accumulées. Nous n’avons pas d’autre choix que de recréer notre humanité et si ce processus n’est pas engagé à l’intérieur de l’éducation, où pourra-t-il s’amorcer ? Il est évident que l’éducation porte une responsabilité et qu’elle doit la relever.
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La manière dont nous concevons l’éducation décide par avance de la société que nous souhaitons voir naître. A cet égard, la négligence dont nous faisons preuve en dit long sur notre absence de vision claire. Ce déficit produit une sourde compulsion à vouloir « insérer » la jeunesse dans la société. L’empressement à jeter sur le marché de futurs consommateurs compte davantage que le souci de former des êtres humains complet. Raisons économiques obliges, même si le système actuel dans son ensemble est en train de sombrer et que l’urgence serait d’en inventer un autre. Mais pour cela, il faudrait une vraie lucidité, plus d’intelligence, de générosité, un amour sans borne pour la terre et une créativité libérée des schémas établis. Ce n’est pas « monnaie courante » par les temps qui courent ou cela n’intéresse que quelques initiatives encore marginales. Vu l’inertie ambiante, il est probable qu’il faudra encore quelques années avant que la prise de conscience émerge dans le domaine éducatif. D’où l’intérêt des expériences pilote conduites dans ce sens dans des écoles moins alourdies par la pesanteur technocratique. Ce qui est certain, c’est que dans un futur proche, nous ne ferons pas l’économie d’une réforme en profondeur de notre conception de l’éducation.
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Questions :
1. Faut-il considérer la pédagogie comme une science ou comme un art? ?
2. Qu’est-ce que Rabelais voulait dire quand il distinguait les « têtes bien faites » des « têtes bien pleines ?
3. Que faut-il entendre dans la formule des Lumières « éducation à la raison » ?
4. Peut-on distinguer entre divers sens du mot « discipline » ?
5. Qu’est ce qui est requis pour que le mouvement d’apprendre soit vivant ?
6. Que voudrait dire éduquer sans prendre en compte les valeurs ?
7. Comment l’éducateur peut-il susciter chez l’élève une vision globale ?
© Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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