Avant la triple révolution anglaise,
américaine et française, un large consensus régnait en philosophie politique
pour admettre que ce qui distinguait principalement un régime
démocratique d’un
régime aristocratique était que le premier favorisait l’usage du
tirage au sort,
tandis que le second
usait avant tout du procédé de l’élection. Nous avons vu
que Sieyès répétait souvent que « la France ne saurait être une démocratie »,
(texte) mais qu’elle devait être un régime représentatif, ce qui dans son esprit
voulait dire que ceux qui détenaient le pouvoir politique seraient élus
et disitngués du peuple. Il est tout à fait remarquable qu’ensuite une amnésie collective se soit abattue
sur la pensée politique au point que le sens du mot démocratie a été
complètement altéré. Nous en sommes même venus à croire que tout régime fondé sur
l’élection était démocratique, à ce point convaincu que le tirage au
sort est tombé dans l’oubli comme une sorte d’archaïsme de l'antiquité et cela aussi bien en
Angleterre, qu’aux États-unis, qu’en France.
C’est tout de même assez étrange et d’une importance insoupçonnée, car la manière de désigner ceux qui gouvernent n’est pas sans conséquence sur la nature d'un régime. Elle enveloppe beaucoup de présupposés. Après tout il existe plusieurs moyens de désigner un citoyen à une magistrature. Le tirage au sort parmi des volontaires, l’hérédité qui transmet le pouvoir au sein d’une famille, le concours pour attribuer un poste, ou bien l’élection parmi des candidats. Athènes favorisait très nettement le tirage au sort. L'attribution d’une charge politique par concours a été pratiquée longtemps en Chine. L’hérédité a été une règle dans les monarchies et c’est contre elle que les Modernes se sont élevés, son rejet par les révolutionnaires a été net et sans ambiguïté. Mais pourquoi avoir choisi l’élection, quand on se prétendait le plus souvent démocrates ? Autrement dit, en régime électif, si nous examinons sa logique interne, qu’est-ce qu’un gouvernement représentatif ?
Dans cette leçon nous allons prolonger nos réflexions sur la philosophie politique en tirant quelques conséquences des analyses de Bernard Manin, dans Les Principes du Gouvernement représentatif.
* *
*
Dans les années 60 tout le
monde connaissait les thèses marxistes.
Elles affirmaient que la révolution
française avait été une victoire de la bourgeoisie contre la noblesse de
l’époque, qu’elle avait suivi le processus de renversement d’une classe par une
autre. La lutte des classes. Mais
comme il ne s’agissait nullement d’une victoire du peuple
lui-même, Marx attendait que les forces de l’Histoire
renversent ensuite le pouvoir bourgeois,
afin qu’une révolution définitive porte au
pouvoir le prolétariat. On sait ce qu’il en est
advenu, comment les régimes communistes ont reconstitué une classe dominante
pour faire advenir des régimes totalitaires. Nous connaissons le discours
idéologique et il a cessé d’être
entendu. Du coup son effacement a eu aussi pour conséquence d’oblitérer ce qu’il
pouvait comporter d’éléments historiques pertinents. Il est parfaitement exact
que la révolution a été soulevée par la bourgeoisie avide du pouvoir jusque là
détenu par la noblesse, mais le résultat concret et pérenne qu’elle nous a
laissé a surtout été l’établissement du
gouvernement qui était le plus à même de
servir ses intérêts, à savoir le gouvernement représentatif.
1) Remontons un peu en arrière. Sous le règne de Cromwell en Angleterre, James Harrington, un républicain convaincu, (pas un démocrate) pensait que si Athènes avait été mené à sa perte, c’est parce qu’il lui manquait une « aristocratie naturelle ». Pour quelle raison ? Parce que son Conseil, la Boule, était démocratique et démocratique parce que tiré au sort et non composé par élection. Il était donc privé : « du bienfait naturel et nécessaire d'une aristocratie». Il ne faisait aucun doute pour Harrington que dans son principe même l'élection avait pour vertu de sélectionner des élites préexistantes. Pour lui, quand on institue le pouvoir par élection, les hommes savent spontanément reconnaître : « l’éminence des talents » et trouver les meilleurs d’entre eux (les aristoi). Ceux qui seront le plus à même de les représenter et décider pour tous. Cependant Harrington ne pouvait pas s’empêcher en complément d’intégrer dans sa vision le principe de la rotation des charges, principe dès l’origine emprunté à la démocratie reposant sur le sort.
Montesquieu a lu Harrington et Machiavel. On ne peut en rien lui attribuer une aspiration démocratique, ses faveurs vont plutôt dans un régime monarchique modéré. Le grand intérêt de son ouvrage, L’Esprit des Lois est son approche qui se veut scientifique, la loi étant décrite comme un « rapport nécessaire qui résulte de la nature des choses ». Or c’est exactement ce qui caractérise le lien entre, d’une part, aristocratie et élection et, d’autre part, démocratie et tirage au sort. Il ne s’agit certainement pas d’un « contexte culturel » qui porterait le tirage au sort à l’époque d’Athènes et de l’élection dans le contexte moderne. Non c’est bien plus profond. C’est dans la nature même des régimes. « Le suffrage par le sort, est de la nature de la démocratie; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie ». Et Montesquieu comprend très bien les avantages que nous autres avons complètement oublié : « Le sort est une façon d'élire qui n'afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie ». Le tirage au sort a ceci de remarquable qu’il n’humilie personne et que celui qui en bénéficie ne peut pas s’en vanter en prétendant être « le meilleur ». Il n’y a pas de gloire personnelle à être tiré au sort, tout le monde sait en effet que le hasard aurait très bien pu tomber sur un autre. Du coup, et c’est encore un trait d’une puissante efficacité, le tirage au sort prévient l’envie et la jalousie provenant du fait d’avoir été « élu », ce qui dénote une préférence, une faveur, une distinction de supériorité par rapport à d’autres, distinction qui est dans la nature du concept d’élection. Anti-démocratique, car anti-égalitaire.
Montesquieu juge
bien sûr que le tirage au sort pris isolément est défectueux. C’est un
argument banal : que l’on puisse sélectionner un abruti par exemple. Toutefois,
Montesquieu est finement cultivé, il n’est pas dupe et il sait que les athéniens
avaient résolu le problème en entourant le tirage au sort de plusieurs
dispositifs de régulation, tout en préservant son noyau démocratique. Tout le
mérite en revient à Solon. « Pour corriger le sort, [Solon] régla qu'on ne
pourrait élire [c'est-à-dire, ici, tirer au sort] que dans le nombre de ceux qui
se présenteraient : que celui qui aurait été élu serait examiné par des juges,
et que chacun pourrait l'accuser d'en être indigne : cela tenait en même temps
du sort et du choix. Quand on avait fini le temps de sa magistrature, il fallait
essuyer un autre jugement sur la manière dont on s'était comporté. Les gens sans
capacité devaient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés
au sort ». La recherche contemporaine confirme et va dans le détail. Il faut
noter ici la grande perspicacité de Montesquieu. On peut même dire en avance sur
notre époque qui ne comprend pas grand-chose… à la démocratie ! Pour citer
Bernard Manin : « Montesquieu avait aperçu ce que la recherche historique la
plus récente confirme : on ne tirait au sort que parmi les noms de ceux qui se
présentaient. Et surtout, il avait compris que la combinaison du
volontariat et
des sanctions devait entraîner une sélection spontanée des candidats ».
Conséquemment, en toute bonne logique, dans une
aristocratie, on ne « doit point
donner le suffrage par sort : on n'en aurait que les inconvénients. En effet,
dans un gouvernement qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes,
quand on serait choisi par le sort, on n'en serait pas moins odieux : c'est le
noble qu'on envie et non pas le magistrat ». Ce serait déshonorant, or
l’aristocratie est fondée sur l’honneur. Donc, dirait l’aristocrate, soyons
confiant dans l’élection, car le peuple est admirable pour savoir à qui confier
l’autorité. Il va élire le soldat général, parce qu’il a connu de grands succès
à la guerre. Il va élire le notable comme représentant pour les succès de son
commerce, pour son zèle et son honnêteté. Il va élire les meilleurs. Mais cela
ne veut pas dire nécessairement que le peuple élit les meilleurs en consacrant
le talent et de l’effort personnel. Il relève ce qui est le plus
apparent et peut avoir été simplement hérité, comme la fortune par
exemple.
Rousseau approuve
Montesquieu, effectivement, il faut lier logiquement le suffrage par le sort à
la démocratie et l'élection à l'aristocratie. Le sort et l'élection sont les
deux procédures qui servent à sélectionner le « gouvernement ». Toutefois, ce à
quoi Rousseau est attentif, c’est au problème de savoir comment bien distinguer
les volontés particulières et le discernement de la
volonté générale et là
Rousseau a quelques doutes sur les capacité humaines d’y parvenir. La
démocratie, comme nous l’avons vu, est le régime dans lequel le peuple est à la
fois le souverain (rien de très original, cela doit
rester vrai dans n’importe que régime politique légitime) et dans lequel le
peuple est aussi le gouvernement. Dans une vraie
démocratie le peuple fait lui-même ses lois et les exécute. C’est la difficulté
à concilier les deux de manière parfaite qui fait problème pour Rousseau. En
apparence, mais en apparence seulement, il semblerait que l’élection puisse
résoudre la difficulté, elle donne au peuple la capacité d’agir comme
gouvernement. Mais la difficulté subsiste, « il n'est pas bon que celui qui fait
les lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues
générales pour la donner aux objets particuliers ». Il y a d’un côté les vues
particulières du gouvernement et de l’autre les vues
générales de la volonté du peuple en direction du bien
commun. D’où la citation célèbre : « S'il y avait un peuple de dieux, il se
gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des
hommes.» En effet, « les dieux seraient capables de maintenir, dans leur esprit,
une séparation étanche entre les vues générales qu'ils doivent adopter pour
légiférer, et les vues particulières dont ils ont besoin pour gouverner ».
L’argument est subtil et on peine à suivre. Mais, si on se réfère à l’exemple d’Athènes, la question avait été par avance résolue par le tirage au sort. « Le sort résout précisément ce problème. Lorsque les magistrats sont désignés par tirage au sort, le peuple n'a qu'une seule décision à prendre : il lui suffit d'établir que les magistrats seront sélectionnés par le sort. Cette décision est évidemment une règle générale ou loi, qu'il peut donc adopter en sa qualité de souverain. Il n'a plus aucun besoin d'intervenir ensuite, en tant que gouvernement, par des décisions particulières. Si, au contraire, la démocratie est élective, le peuple doit intervenir deux fois : d'abord pour adopter la loi instituant l'élection et réglant ses modalités, puis, en tant que gouvernement, pour élire les individus particuliers auxquels il veut confier les magistratures ». Et c’est précisément dans ce cas que l’on peut avoir de sérieux doutes sur le résultat.
2) Ce bref rappel n’avait que pour but de montrer à quel point la question était réflexivement très élaborée avant la révolution. Voyons maintenant les positions post-révolutionnaires.
Le principal rédacteur de la Constitution américaine, Madison était loin d’être démocrate. Il faisait même une opposition franche entre la démocratie antique et ce qu’il appelait la « république » moderne, en soulignant la supériorité pour lui évidente du gouvernement représentatif. C’était à ce point acquis qu’il concédait que malgré leur caractère démocratique, les républiques antiques n’ignoraient pas entièrement le principe de la représentation. Il arguait que le peuple assemblé n’exerçait pas toutes les fonctions gouvernementale, puisque certaines tâches étaient réservées à des magistrats élus. C’était vrai on l’a vu pour des questions techniques et dans un registre très limité. Sur 700 postes de magistrats à Athènes 600 étaient tirées au sort tout de même. Donc, à côté du peuple qui était vraiment un organe de gouvernement, certaines fonctions étaient déléguées à des magistrats. Madison renverse la formulation, selon lui la véritable différence entre les démocraties anciennes et les républiques modernes tenait à : « ce que celles-ci n'accordent absolument aucun rôle au peuple en corps [the total exclusion of the people in their collective capacity from any share in the latter], non à ce que celles-là n'accordent aucun rôle aux représentants du peuple ».
Et attention, il ne
s’agissait pas de dire, comme nous avons tous tendance à le faire, qu’étant
donné que l’on ne peut pas rassembler en un même lieu tout un peuple, nous
acceptons le principe plus commode des représentants. Non. Pas du tout. Madison
parlait lui d’un régime politique « substantiellement
différent et supérieur » à la démocratie.
Les représentants devaient former un « corps choisi de citoyens dont la sagesse
est le mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le
patriotisme et l'amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier
cet intérêt à des considérations éphémères et partiale ». Et la suite est on ne
peut plus claire : « Dans un tel système, poursuivait-il, il peut fort bien se
produire que la volonté
publique
formulée par les représentants du peuple s'accorde mieux avec le bien public que
si elle était formulée par le peuple lui-même, rassemblé à cet effet ». C’est
exactement l’idée que se font en sous-main les représentants aujourd’hui, même
s’il ne peuvent franchement l’avouer, parce qu’il se prétendrent aussi par
ailleurs démocrates.
En France, de son côté (ils ne se sont pas concertés) Sieyès, « soulignait avec insistance la « différence énorme » entre la démocratie où les citoyens font eux-mêmes la loi et le régime représentatif dans lequel ils commettent l'exercice de leur pouvoir à des représentants élus ». Il ne s’agissait pas tant de remettre les pouvoirs entre des représentants qui prendraient des décisions moins passionnelles, ou moins partiales. (Simone Weil prouve exactement le contraire). Non, le but avoué était d’établir une forme de gouvernement « adéquate à la condition des « sociétés commerçantes » modernes où les individus sont avant tout occupés à produire et à distribuer des richesses. Dans de telles sociétés, remarquait Sieyès, les citoyens n'ont plus le loisir nécessaire pour s'occuper constamment des affaires publiques, ils doivent donc, par l'élection, confier le gouvernement à des individus consacrant tout leur temps à cette tâche. Sieyès voyait avant tout la représentation comme l'application à l'ordre politique du principe de la division du travail, principe qui constituait, à ses yeux, un facteur essentiel du progrès social ». Il s’agissait bien de « professionnaliser » la politique. La formule aurait été vue comme une perversion pour un démocrate grec et une contradiction dans les termes en démocratie. C’est parce qu’ils tenaient à leur démocratie que les Athéniens se méfiaient du professionnalisme en politique. « La plupart des magistrats et la totalité des conseillers et des juges n'étaient pas des professionnels, mais des citoyens ordinaires, pris parmi d'autres. Les Athéniens reconnaissaient la nécessité de compétences professionnelles spécialisées dans certains cas, mais la présomption générale allait en sens inverse : on estimait que toute fonction politique pouvait être exercée par des non-spécialistes, sauf s'il y avait des raisons manifestes de penser le contraire ». L'expert ne peut exister en politique, car la politique concerne tous les citoyens, l’expert n’existe que dans le domaine technique. Les athéniens avaient clairement conscience que si des « professionnels » intervenaient dans le gouvernement, ils feraient corps et leur influence deviendrait dominante. On voit donc que le chemin tracé par Sieyès était clairement opposé à la démocratie, mais en revanche il devait effectivement conduire là où nous sommes.
Parlant de la liberté politique, nous avons vu dans une leçon précédente la formule d’Aristote : l’homme libre commande et dispose de droits, l’esclave ne fait qu’obéir et se trouve privé de droits. Il faut maintenant lui ajouter un point nouveau, Aristote précise en effet que la vertu du citoyen n’est pleinement développée que lorsqu’il obéit, puis commande successivement. Tour à tour commande après avoir obéi. Si un régime politique s’organise de telle manière que le citoyen ne fait plus qu’obéir, comme électeur, sans pouvoir commander ensuite en accédant à une magistrature, il fait en sorte que le citoyen soit réduit à la position qui consiste à donner son consentement à une élite chargée de sa représentation sans pouvoir intervenir pour commander. Un principe fondamental de distinction est donc à l’œuvre. Mais n’est-ce pas exactement le principe aristocratique ? N’est-il pas présent dans ce que nous appelons nous la représentation politique ? Dans ce que nous appelons « démocratie » ? N’est-ce pas ce que produit mécaniquement le procédé de l’élection ?
1) Revenons sur ce que dit
Aristote dans La Politique. Commentaire : « Pour comprendre le lien que les
Athéniens établissaient entre le tirage au sort et la démocratie, il faut
tout d'abord faire intervenir un principe capital de la culture démocratique
grecque : le
principe
de la rotation des charges. Les
démocrates n'admettaient pas seulement l'existence d'une distinction des
rôles entre gouvernés et gouvernants, ils reconnaissaient aussi que, le plus
souvent, les deux fonctions ne pouvaient pas être exercées au même moment
par les mêmes individus. Le principe cardinal de
la démocratie n'était pas que le peuple devait être à la fois gouverné et
gouvernant, mais que tout citoyen devait pouvoir occuper tour à tour l'une
et l'autre position. Aristote définissait ainsi l'une des deux
formes que pouvait prendre la liberté, « principe de base de la constitution
démocratique » : « l'une des formes de la liberté (eleuthéria), écrivait-il,
c'est de commander et d'obéir tour à tour». Ce qui
bien sûr suppose un haut degré de participation citoyenne
et Aristote soulignait très clairement que c’est précisément le jeu
d’alternance entre obéissance et commandement qui formait la vertu du
citoyen en démocratie. « Il semble que l'excellence d'un bon citoyen
soit d'être capable de bien commander et de bien obéir». Et il soulignait
« qu'on ne peut pas bien commander si l'on n'a pas bien obéi » et cela ne
peut correctement s’apprendre que dans l’alternance des rôles. La rotation
des charges devait être également distribuée, ce qui n’était possible que
par le tirage au sort ; mise en pratique, elle impliquait pour les Athéniens
la forme par excellence de l’activité politique. Une véritable
participation. Elle produisait automatiquement un principe de bon
gouvernement car ceux qui allaient à un moment prendre des décisions avaient
auparavant obéi, ils savaient qu’il devraient rendre des comptes, ils
pouvaient très bien comprendre le poids de conséquences pour eux-mêmes de
leurs décisions. « Celui qui commandait un jour était dissuadé de tyranniser
ses subordonnés, parce qu'il savait qu'il devrait, un autre jour, leur
obéir. La rotation n'était sans doute qu'une procédure, elle ne prescrivait
donc pas le contenu des décisions ou des commandements justes. Mais par sa
simple existence, la procédure engendrait un effet de justice ».
Plus de vingt siècles plus tard, nous l’avons vu, Rousseau théorisait la généralité de la loi dans le même sens. Si en effet chaque citoyen votant la loi avait conscience qu’elle s’appliquerait à lui-même en retour, il ne serait pas porté à exprimer une décision pour les autres qu’il désapprouverait pour lui-même. La volonté générale se veut à elle-même du bien. Mais l’explication de Rousseau restait théorique et partait d’un idéalisme moral. La grande différence c’est que « les démocrates athéniens ne se contentaient pas de prêcher la justice et d'exhorter les gouvernants à se mettre en esprit à la place des gouvernés, ils leur donnaient les moyens et les motifs de le faire ». La rotation des charges produisait une boucle vertueuse en remettant régulièrement gouvernant et gouverné dans une place connue et qui reviendrait encore.
2) L’oubli quasi définitif du tirage au sort et des institutions qui l’entouraient, la préférence exclusive donnée à l’élection devait nécessairement changer la donne et mécaniquement conduire le citoyen à ne faire qu’obéir et à ceux qui gouverne ne faire que commander. Une situation où les citoyens devraient consentir au pouvoir plutôt que d’y accéder.
Or ce principe du consentement est précisément ce qui a présidé à la création du gouvernement représentatif. Rousseau est très clair dans le Contrat social. Il nous dit que le concept de représentant « nous vient du gouvernement féodal ». S’il est dur dans sa critique de la représentation, c’est parce qu’il y voit le serment d’allégeance que le vassal faisait, devenant ainsi « l’homme du seigneur ». D’où la dénonciation : « absurde gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée, et où le nom d'homme est en déshonneur ».
Ce qui s’est joué dans la création du gouvernement représentatif, c’est surtout la rupture avec la filiation par l’hérédité de la noblesse. Elle s’est faite nettement aux États-unis où les titres de noblesse étaient abolis. Elle s’est faite en France dans la rupture consommée avec la monarchie. Non pas que l’on désirât que désormais les charges publiques soient distribuées de façon égale entre les citoyens. Non pas du tout. « La seule chose qui comptait vraiment était que leurs titulaires soient désignés par le consentement des autres. La source ou l'agent de la distribution rendaient son résultat acceptable quel qu'il fût. Le souci de la justice distributive dans l'attribution des offices n'avait pas entièrement disparu sans doute. L'élection apparaissait globalement comme un mode de répartition infiniment plus juste et égalitaire que l'hérédité ». Et on s’en est contenté. Nous continuons à penser de la même manière, sans soupçonner un seul instant que de manière subreptice, le système de l’élection devait conduire inexorablement à substituer une forme d’aristocratie (de sang) à une autre (élective). Il ne faut pas croire que les dirigeants de l’époque étaient complètement ignares sur la différence entre les effets d’un partage par le sort et ceux de l’élection. Elles étaient connue par l’élite cultivée des dirigeants. Mais comme le dit si bien Bernard Manin, « elle n'a pas, pour autant, suscité de controverse parce que ceux-là s'en réjouissaient sans doute, plus ou moins secrètement, et que ceux-ci étaient de toute façon trop attachés au principe du consentement pour défendre avec vigueur le sort ». Donc, la question a été pliée et on n’a quasiment plus jamais évoqué le tirage au sort qui est tombé dans l’oubli. L’élite bourgeoise pouvait se frotter les mains, elle allait pouvoir se perpétuer indéfiniment. Il suffisait que sa distinction passe aux yeux de l’opinion pour « démocratique ». Et le tour était joué. Peu à peu le consensus s’établissait, on pouvait ajouter que dans un État moderne, vu le nombre, il était « impossible » que chacun puisse accéder à des fonctions politiques, il était convenu que « le citoyen était avant tout envisagé et traité comme celui qui attribue les charges, et non plus (ou beaucoup moins) comme un candidat possible, comme quelqu'un qui pourrait désirer les charges ». Peu à peu donc, le citoyen disparaissait au profit de l’électeur.
3) Il est très facile de prouver que
les fondateurs du gouvernement représentatif « s'efforcèrent aussi, de façon
plus consciente et délibérée, de faire en sorte que les élus soient d'un
rang social plus élevé que leurs électeurs, qu'ils se situent plus haut que
ceux dont ils tenaient leur pouvoir dans l'échelle de la fortune et celle,
plus difficilement saisissable, du talent et de la vertu ». C’est le
principe de la distinction, l’un des principes structurels les plus
constants du gouvernement
représentatif.
- Avant les secousses des révolutions, cela ne fait pas mystère, en Angleterre, l'accès à la Chambre des Communes était réservé à des cercles sociaux très limités. Les élections se faisaient le plus souvent à l'unanimité et même les voix étaient rarement comptées. Élire un représentant au parlement revenait à honorer un leader local. C’était quasiment un affront pour la famille qui détenait habituellement un siège que de voir disputer à l’un ses siens l’honneur d’être député au Parlement. Donc la perpétuation était assurée au sein d’une élite convenue. Dans l'Angleterre post-révolutionnaire, bien que le jeu ait été plus ouvert, le droit de vote était encore réservé à une fraction très étroite de la population. « Les élections prirent la forme d'un choix, mais les électeurs choisissaient encore au sein des élites : ils tranchaient entre des aristocrates en conflit ». Après des années de tourmente et d’instabilité, même si l’électorat s’élargissait, on assistait pourtant à une consolidation de l’aristocratie. « Les électeurs tendaient à suivre ou à imiter les personnalités locales les plus en vue et considéraient, en outre, comme allant de soi que seules ces personnalités en vue puissent être élues à la Chambre des Communes ». De plus, déjà à cette époque, le coût des campagnes électorales était exorbitant et il ne faisait qu’augmenter, à tel point que les représentants eux-mêmes se plaignaient que les élections soient trop coûteuses. « Toutes les études historiques confirment qu'il fallait de la fortune pour rassembler des voix ». Peu de bureaux de vote et le candidat devait même payer le déplacement des électeurs !
En 1711, des conditions de propriété spécifiques plus élevées que celles qu'il fallait pour être électeur étaient établies pour les parlementaires. Il fut décidé que les représentants des comtés (knights ofthe shire) devaient avoir une propriété foncière d'un revenu annuel de six cents livres, et les représentants des villes (burgesses), de trois cents livres. Très dissuasif on en convient. Et cet état d’esprit fut largement maintenu. Shaftesbury, le leader des Wigs expliquait carrément : « De même que les électeurs doivent être propriétaires, de même, mais à un autre degré, les parlementaires élus doivent l'être aussi. Il n'est pas sage de confier la richesse de la nation à des hommes qui n'en auraient eux-mêmes aucune ».
- En France, c’est l'Assemblée
constituante elle-même qui avait établit la distinction entre citoyens
« actifs » et citoyens « passifs
» (!) et seuls les premiers avaient le droit d'élire. « Il fallait payer
une contribution directe égale à la valeur de trois journées de travail pour
être « citoyen actif». D'autre part, les femmes, les domestiques, les
indigents, les vagabonds et les moines n'avaient pas le droit de vote, au
motif qu'ils étaient trop dépendants d'autrui par position sociale pour
avoir une volonté politique autonomes ». Le corps électoral défini en 1789
comptait environ, 4 400 000 citoyens. Il ne fut étendu ensuite que par
l'abaissement de l'âge de la majorité électorale (de vingt-cinq à vingt et
un
ans)
lors de décrets établissant le suffrage universel. Et cela va sans dire les
femmes, les domestiques et les non-domiciliés restaient exclus. En 1794, les
thermidoriens écartèrent les termes de citoyens « actifs » et « passifs »,
mais subordonnèrent le droit de citoyenneté à la capacité de lire et
écrire ; le corps électoral comptait alors probablement 5 500 000 citoyens.
Mais la différence entre citoyens actifs et passifs n’en subsistait pas
moins. En 1789, la Constituante avait décidé que « seuls pourraient être
élus à l'Assemblée nationale ceux qui remplissaient la double condition de
posséder une propriété foncière d'une valeur quelconque et de payer un impôt
équivalent à un marc d'argent ». Condition
assez restrictive pour l’époque à ce que l’on sait. En fait les Constituants
« considéraient le vote comme un droit appartenant à tous les citoyens
indépendants et dotés d'une volonté autonome, mais ils tenaient l'accession
à une charge élective (et donc l'éligibilité) pour une fonction
exercée au nom de la société, que celle-ci pouvait réserver à certains
seulement, pour éviter que l'État ne soit conduit à la ruine par des
mains inexpertes ». Le décret du marc d'argent prouve que, pour les
Constituants, « les élus devaient être socialement supérieurs à leurs
électeurs. L'Assemblée entendait garantir cette distinction par la loi ».
Bien sûr, il y eu des discussions féroces, car il n’était pas question de
remplacer la confiance par un marc d’argent, étrangement pour une fois,
Sieyès y pris part. Le résultat fut que face à montée des oppositions,
l'Assemblée renonça finalement au marc d'argent en 1791. Mais aussitôt après
on trouva un nouveau système encore plus astucieux. Une procédure d'élection
à deux degrés. Les électeurs se réuniraient en « assemblées primaires
» au niveau du canton et ils éliraient des
électeurs de second degré (à
raison de un pour cent citoyens actifs). Ces derniers devraient se réunir à
leur tour au niveau du département pour élire les représentants. La
Constituante avait établi un cens d'éligibilité pour les électeurs de second
degré : il fallait payer un impôt équivalent à dix journées de travail. Le
marc d'argent et la condition de propriété furent abolis mais seuls
pouvaient désormais être élus aux fonctions d'électeur de second degré les
citoyens payant un cens de quarante journées de travail. Énorme pour
l’époque.
La conclusion s’impose : en 1792 les assemblées électorales de second degré étaient dominées très largement par les catégories aisées de la population. Petite note en passant : L'élection à deux degrés était conçue littéralement comme une « épuration de la démocratie » !
- En Amérique, les constituants de
Philadelphie prirent des dépositions très proches de celles des Français.
Ils appelèrent « constitution républicaine » ce que nous nommons
gouvernement
représentatif,
mais ils devaient régler la question de la relation entre des États
différents et la fédération des États-unis en laissant le soin à chaque état
de déterminer le mode de l’élection. Restait la Constitution fédérale.
Madison livrait le fond de sa pensée en disant : « Si l'on considère la
question en toute objectivité, les propriétaires fonciers du pays seraient
les gardiens les plus sûrs de la liberté républicaine ». Mais il savait
qu’il ne serait pas suivi sur ce point.
Le plus intéressant se trouve dans les conditions d'éligibilité qui dans la Constitution finale sont très ouvertes : « Nul ne peut être représentant s'il n'a pas atteint l'âge de vingt-cinq ans, s'il n'est pas citoyen des États-unis depuis sept ans, et s'il n'est pas, au moment de l'élection, résident de l'État dans lequel il a été élu » (Art. I, Sec. 2, cl. 2). Remarquable en un sens, car ne portant pas de trace de distinction, reflet d’une culture plus égalitaire d’un peuple jeune qui avait rompu avec les manières de faire de la vieille Europe. Mais les débats qui préparèrent cette rédaction furent plutôt houleux et complexes. Autour de la propriété. Un des intervenants, Mason, proposa une motion sur « une clause « requérant certaines conditions de propriété foncière et de citoyenneté [des États-Unis] pour les membres du parlement, et excluant les individus ayant des comptes non soldés ou des dettes envers le gouvernement fédéral ». La discussion fut vive et aboutit au rejet de conditions d’éligibilité dans la Constitution de 1787 ; mais pas parce qu’il y avait un réel accord sur le fond, mais pour des questions pratiques. « Les constituants … ne réussirent tout simplement pas à se mettre d'accord sur un seuil commun qui aurait convenu à la fois aux États du Nord et à ceux du Sud, aux États agricoles assez pauvres de l'Ouest et aux États commerçants plus riches de l'Est. Ainsi, l'absence de condition d'éligibilité qui différencie la version américaine du gouvernement représentatif de ses équivalents européens était pour l'essentiel un résultat non voulu ».
Bernard Manin détaille longuement les débats entre d’un côté les « fédéralistes » et les « anti-fédéralistes » qui donnèrent lieu à la ratification. Parmi ces derniers Melancton Smith tint le discours suivant : « L'idée qui nous vient spontanément à l'esprit, lorsque nous parlons de représentants, c'est qu'ils ressemblent à ceux qu'ils représentent; ils doivent être une image exacte du peuple : ils doivent en connaître les conditions de vie et les besoins, ils doivent éprouver ses misères, et être enclins à poursuivre ses véritables intérêt ». Ce à quoi nous pouvons que souscrire sans inconvénient. Les anti-fédéralistes rejetaient « l’aristocratie » du pouvoir, pas seulement celle de la noblesse, car c’était là une évidence partagée, non ce qui les inquiétait c’était « la supériorité sociale conférée par la richesse, la position ou même les talents ». Ils ne voulaient pas que le cours de l’Histoire conduise dans cette direction car, en particulier, « la richesse donne toujours de l'influence, et celle-ci est démultipliée par un vaste réseau de relations familiales ». En face les « fédéralistes » avec Madison en tête, avaient les arguments les plus puissants. Ils reprochaient à leurs adversaires de mettre en cause la procédure de l’élection, arguant que l’on pouvait faire confiance au peuple pour distinguer les meilleurs pour gouverner. Madison était convaincu que « la procédure élective pour la désignation des gouvernants est la caractéristique essentielle du régime républicain. Dans cette forme de gouvernement, les moyens dont on se sert pour empêcher la corruption de ceux qui gouvernent sont nombreux et variés. Le plus efficace est une limitation de la durée de leur mandat, de façon à maintenir en eux le sentiment qu'ils ont à répondre devant le peuple ». Là nous sommes en terrain connu. Dans un article du Federalist 10, Madison « expose sa conception des différences qui séparent la démocratie de la république, il note d'abord que le trait distinctif de la république est : « le fait de déléguer le gouvernement [...] à un petit nombre de citoyens élus par les autres ». Et Bernard Manin de conclure : ce qui différencie une république d'une démocratie n'est donc pas seulement l'existence d'un corps de représentants, mais surtout que les représentants forment un « corps choisi ».
Mais la grande difficulté ici est l’ambiguïté du terme « choisi » auquel on peut attribuer des sens très différents : cela peut vouloir dire choisi parce qu’élu. Mais aussi : appartenant au cercle choisi des citoyens distingués. Ou bien semblable à ceux qu’il représente. Ou bien choisi parce que le meilleur pour cette fonction. Ou encore « le » choisi comme élu par Dieu tant qu’on y est. Donc distingués comment ? En fonction de quoi ?
Personne ne peut raisonnablement confier une charge politique à un menteur, un hâbleur, un fourbe, un malhonnête de peu de valeur ; au fond, ce que ce que nous voulons c’est un homme véridique, simple, franc, honnête et valeureux. Bref, même si le mot est démodé, nous voulons quelqu’un de vertueux. Les anciens le savait, d’où le fait que l’éducation grecque était entièrement tournée vers la vertu. Quand ils pensaient les « meilleurs », les aristoi, c’était dans ce sens. Si nous sommes un temps soit peu réfléchi, nous voudrons choisir les meilleurs au pouvoir. Mais communément notre discernement du « meilleur » est brouillé. Qui est le meilleur ? Le plus « habile » à gravir une hiérarchie en éliminant en éliminant ses concurrents ? Celui qui est « distingué » parce qu’il fait partie des notables ? Quelqu’un qui a une compétence professionnelle reconnue dans un domaine (mais pas de vertu) ? Celui qui a réussi parce qu’il est devenu très riche ? (mais dépravé) Le plus célèbre, le plus en vue dans les média ? (mais incompétent). Reste à vérifier si, en raison de la prédominance de l’élection, par nature le gouvernement représentatif n’incline pas nécessairement vers une aristocratie élective qui n’est pas celle que nous souhaitons. Reste à montrer quel équilibre démocratique on peut lui apporter. Ce que Bernard Manin soutient, c’est que le gouvernement représentatif doit sa stabilité au fait que c’est un régime mixte.
1) Dans un régime fondé exclusivement sur la procédure de l'élection, tous les citoyens n'ont pas une chance égale d'accéder à une charge publique. Mécaniquement les électeurs réservent la fonction de représentant à des individus qu’ils estiment supérieurs à eux-mêmes, nécessairement aux membres des catégories sociales les plus élevées. Le gouvernement représentatif peut toujours par certains côtés devenir plus démocratique par certains côtés, mais rien n’y fait, il conservera toujours, d'un autre côté, une dimension aristocratique, au sens, dit Bernard Manin, où les élus ne pourront pas y être comme leurs électeurs. Même si tous les citoyens sont électeurs, tous n'auront pas des chances égales d'accéder au pouvoir. Ce qui ne peut que conduire à penser qu’on ne peut avoir un effet démocratique avec un moyen qui ne l’est pas, ou alors il faut introduire le tirage au sort en grande proportion et l’effet démocratique sera là.
Comme nous
l’avons vu, « Aristote, Montesquieu ou Rousseau affirmaient que les élections
étaient intrinsèquement aristocratiques. Ils ne considéraient pas que l'effet
aristocratique tenait aux circonstances et aux conditions dans lesquelles la
méthode élective était utilisée, mais à la pure nature de l'élection ».
L’effet
inégalitaire tient à quatre facteurs:
- Les préférences de personne tout d‘abord. On compare parfois la procédure élective à une compétition sportive, pensant que ceux qui ont le plus de mérite devraient réussir. Mais ce n’est pas le cas. L’élection n’est pas un concours. Nous ne sommes pas en Chine impériale. Telle qu’elle est, l’élection ne garantit pas l’égalité des chances. C’est nous qui surimposons cette idée à l’élection. Rien n’assure qu’en émettant leur vote, les électeurs prendront en compte, même de façon partielle, les efforts, les actions ou les décisions des candidats. Rien ne peut les empêcher de préférer un candidat au seul motif de son allure, de la couleur de sa peau, à ce qu’il est plus fort en gueule que les autres, bref de voter à la tête du client. Peut très bien jouer le seul argument de s’être fait un nom, d’avoir une position sociale enviable, une certaine célébrité, ou encore plus trivial, le seul fait d’apparaître souvent à la télévision.
- La dynamique d'une situation de choix ensuite. Bien sûr, nous pensons qu’élire c’est choisir, mais la situation est bien plus complexe qu’il parait. Les élections n'ont pas toujours été organisées comme des choix. Dans l'Angleterre d'avant la révolution, il n'y avait le plus souvent qu'un candidat. De nombreux régimes autoritaires contemporains organisent des élections sans compétition. Il peut parfaitement y avoir des élections sans « démocratie », l’inverse est aussi vrai, nous l’avons vu à Athènes, démocratie sans élection. Le choix suppose que l’électeur voit dans le candidat au moins une qualité, une appréciation favorable qui le distingue, que les autres ne possèdent pas, ou ne possèdent pas au même degré. Le choix s’appuie sur un jugement de valeur qui peut être extrêmement variable et même qui l’est nécessairement. « Les jugements de valeur des électeurs sont en partie déterminés par les conditions de vie, l'état des mœurs ou les modes prévalant dans un contexte donné. Ce sont là des phénomènes collectifs que les candidats potentiels connaissent. Il est raisonnable de penser, par exemple, que dans une société souvent en guerre, la force physique, les talents stratégiques ou les prouesses militaires ont de grandes chances d'être favorablement jugés par les électeurs ». Tout ce que nous savons, c’est que l’électeur retiendra l’élément distinctif que d’autres ne possèdent pas et qui sera jugé favorablement, lui donnant ainsi toutes ses chances. Cet état de fait, qui est de la psychologie de base balaye résolument « les promesses et les programmes présentés par les candidats. L'élection est en effet irréductiblement, il faut le répéter, un choix de personnes. Même si les électeurs comparent aussi les propositions des candidats, la personnalité de ceux-ci joue inévitablement un rôle. D'autre part, les programmes et les promesses ont un statut particulier dans les régimes représentatifs : ils ne sont pas légalement contraignants ». Par contre, une fois qu’un candidat est effectivement désigné, il gouverne.
- Les contraintes cognitives. « Élire consiste à choisir des individus connus. Pour être élu, un candidat doit nécessairement attirer l'attention des électeurs. Il doit être remarquable (ou éminent) et présenter un certain relief par rapport à l'ensemble des autres citoyens. Un individu dont l'image ne se détache pas de celle des autres dans l'esprit de ses concitoyens passe simplement inaperçu et n'a guère de chances d'être élu ». Il n’y a pas de mystère, seuls sont élus ceux qui sont connu, ce qui veut dire à notre époque rien de plus qu’exposés dans les médias. C’est bien ce que les gens comprennent quand ils disent de quelqu’un qu’il est « très connu ». Sans cette condition essentielle, il ne saurait y avoir d’existence politique, car l’existence politique suppose cette reconnaissance. Bernard Manin explique que l’élection favorise des « individu saillants ». Mais la saillance en question ne résulte pas vraiment de qualités intrinsèques, elle a plutôt rapport à un certain contexte, comme une image qui se détache d’un environnement lui-même connu. Les électeurs ne passent pas leur temps à comparer les mérites des uns et des autres. Ils n’en n’ont guère le loisir ou même l’intérêt. D’un autre côté, les campagnes électorales sont là pour effet attirer l'attention des électeurs sur les caractères distinctifs de candidats, pour leur montrer ce qu'ils n'auraient pas remarqués autrement et qu’on veut leur faire voir. C’est juste une question de marketing électoral, tout individu souhaitant être candidat possède nécessairement au moins un trait distinctif qui peut être mis en valeur et qui sera ensuite reconnu.
- Les coûts de la diffusion de l'information. Nous l’avons déjà remarqué, c’est une caractéristique qui était présente dès le début. Les candidats doivent se faire connaître auprès des électeurs et cette information a un coût énorme. C’est indiscutable : « Si les candidats doivent financer la campagne électorale sur leurs propres deniers, l'avantage des catégories sociales fortunées prend sa forme la plus manifeste et la plus immédiate : il se traduit directement dans la composition sociale de l'assemblée élue ». Il est très difficile de compenser cet effet inégalitaire, mais il a eu pour conséquence la formation des partis de masse. Une grande organisation politique peut collecter de l’argent en demandant aux citoyens une contribution. Il faut y mettre une puissante énergie militante pour ne serait-ce qu’approcher les ressources dont disposent les riches. « Le nombre des contributions peut compenser leur modicité, mais il est plus facile de n'avoir à obtenir qu'un petit nombre de contributions plus substantielles. Les candidats sont donc plus enclins à faire appel aux riches qu'aux pauvres pour financer leurs dépenses électorales ». Mais dans ce domaine on ne donne jamais rien sans espoir d’un retour sur investissement. « Il est raisonnable de supposer qu'une fois élu, un candidat porte une attention particulière aux intérêts de ceux qui ont financièrement contribué à son élection ». Comment pourrait-il en être autrement ? A lui seul l’argument des coûts de diffusion prouve que la procédure élective favorise les catégories les plus aisées de la population. Ce qui est très étonnant, note Bernard Manin, c’est qu’il ait fallu attendre si longtemps pour que l’on s’en rendre vraiment compte. Aveuglé que nous étions par le mirage de démocratie surimposé à l’élection, nous n’avons pas compris ce mécanisme. Seul peut être John Stuart Mill semble avoir été lucide sur cette question. Voir la note de bas de page 186 : « Confronté aux traits singuliers de la pratique électorale anglaise du xixe siècle (corruption pure et simple et achat des votes par les candidats, déplacement des électeurs aux frais des candidats -…), Mill avait sans doute toutes raisons d'être spécialement attentif au phénomène des dépenses électorales. Sa réflexion allait cependant au-delà de la corruption et des traits propres au système anglais. Il écrivait par exemple : « Non seulement le candidat ne devrait pas être contraint, mais il ne devrait pas même être autorisé à engager plus que des dépenses fixées et négligeables» Considérations on Représentative Government (1861). Mill était en outre favorable au financement public des campagnes électorales ».
2) Sauf à mentir effrontément, l’aspect aristocratique du gouvernement représentatif ne peut donc pas être nié et il est structurel. Il est aussi utile de se souvenir de ce qui se pratiquait à Athènes : 600 magistratures sur 700 étaient tirées au sort. Cela en laisse 100 pour l’élection. L’aspect démocratique là aussi était structurel. On n’y coupe pas. Qu’avons-nous aujourd’hui ? 699 sur 700 d’élection ? A part les jurés en Cour d’Assise, l’admission dans certaines écoles où est le tirage au sort ?
A part la gestion communale si dévouée souvent, où en sommes-nous de nos pratiques démocratiques ? Quid du référendum ? Quid des votations populaires comme en Suisse ? Quid de la différence entre citoyens passifs et actifs ? Sommes-nous devenus quasiment tous passifs ? En devenant électeur, pour consentir, avons-nous cessé d’être citoyen ? Et puis l’électeur ne s’est-il pas dégradé au bout du compte au rang du contribuable qui seul à de l’importance du point de vue de ceux qui gouvernent ? Remarquez, il y a encore pire, quand le contribuable n’est plus qu’un consommateur, alors là il est descendu encore plus bas, au degré zéro de la citoyenneté. Il se contrefiche de tout. Il peut faire les boutiques le nez en l’air en vivant de manière irresponsable. Pour laisser à d’autres la responsabilité. Aux élus. Parvenus à ce stade, le plus étrange, c’est que ceux-là trouvent encore à redire et puissent se plaindre d’un pouvoir politique… auquel ils ont tout donné. Bref, c’est la condition de vassal face au seigneur dont parlait Rousseau, lui qui rejetait de manière aussi féroce la représentation. Le contrat implicite des gens qui dorment.
Mais tout
n’est pas perdu. Contrairement à ce que l’on dit dans l’opinion, nous ne
sommes pas du tout dans une « crise de la démocratie », nous sommes dans une
crise de la représentation, une crise du gouvernement représentatif qui
ne satisfait plus personne (à par les privilégiés) et une crise qui justifie le
rejet massif du système politique dans l’opinion. Les travers du système
représentatifs sont devenus tellement évidents, la corruption autour de
l’élection si patente, qu’il est devenu très difficile de présenter le modèle
représentatif comme de la véritable « démocratie » sans se faire rire au nez. On
continue vaguement d’y croire, mais de manière purement formelle et pour tout
dire c’est de la langue de bois. Une foi sans vitalité. Quand on n’a plus la foi
chrétienne, on ne va plus à la messe, quand on n’a plus la foi dans le système
représentatif, on ne va plus voter. C’est tout comme. Tout ce qui nous reste
pour la maintenir, c’est une argumentation repoussoir : voyez ces horribles
régimes anti-démocratique, en Corée du Nord, en Chine etc. On est quand même
mieux chez nous en « démocratie » ! Oui. C’est une bonne raison d’aller voter
(c’est tout ce qui nous reste). Et c’est vrai que nous avons plus de
démocratie. Donc ce n’est pas que nous ayons pris en haine la démocratie. Non
pas du tout. Les aspirations démocratique sont bien vivantes et plus que jamais
sous des formes variées et innovantes un peu partout dans le monde. Les
expériences démocratiques fleurissent partout dans le monde, mais surtout avec
des citoyens actifs, dans des économies alternatives. Mais, de
manière tout à fait justifiée, on ne les reconnaît plus dans le gouvernement
représentatif dans son état actuel. Il nous semble qu’entre les régimes
totalitaires où le parti décide de tout, où on marche en rang serré, où la
liberté d’expression n’existe pas, où l’on
torture à tout va et d’un autre côté,
le gouvernement représentatif actuel – qui dissimulent en réalité une oligarchie
financière – il devrait tout de même y avoir une troisième voie. Plus
démocratique.
Tout est question d’équilibre. Si le système représentatif est resté aussi stable dans la durée. Et cela fait plus de 200 ans, c’est qu’il était mixte, parce qu’il comportait à a fois des éléments aristocratiques et des éléments démocratiques. C’est la thèse de Bernard Manin. On a beau pester contre l’état de fait actuel, mais il y a quand même une liberté d’expression. Avec le suffrage universel, l'élection donne à chaque citoyen une voix égale dans le choix des représentants. Donc, à ce titre, les citoyens ordinaires, les pauvres (les 99% en fait) ont les ont le même poids que les plus distingués et les plus riches (les 1%). Les citoyens ont un pouvoir égal de démettre les gouvernants à l'issue de leur mandat. Personne ne peut nier l'existence de ce double pouvoir. Sans ces moyens, cela fait belle lurette que nous aurions rejeté en bloc le gouvernement représentatif. Inversement, c’est aussi un obstacle sérieux qui nous empêche d’imaginer que nous pourrions fort bien écrire une Constitution différente. Il faut le reconnaître : « l'élection est démocratique en ce qu'elle accorde à tout citoyen une voix égale dans le processus de choix et de rejet ». Aristote dirait que notre type de gouvernement est mixte et c’est justement à un gouvernement mixte qu’allait sa préférence. Il disait qu’un gouvernement mixte « se conserve par lui-même et non par l'assentiment d'une majorité extérieure (car cela pourrait être le cas même d'une mauvaise constitution), mais par le fait qu'aucune des parties de la cité ne voudrait d'une autre constitution ». Cependant, sans nul doute possible, eu égard à ce qu’Aristote connaissait, il aurait certainement été horrifié par nos proportions entre aspects oligarchiques et aspects démocratiques. Il aurait aussi été choqué de la disparition du tirage au sort.
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Au fond l’ambiguïté constante dans laquelle se situe le gouvernement représentatif est commode : elle permet de donner des gages à l’opinion en la rassurant sur le fait que tout un chacun a effectivement l’avantage de vivre en régime démocratique, tout en donnant à ceux qui gouvernent des privilèges oligarchiques indéniables. On peut donc dire sans se tromper que nous vivons dans une oligarchie financière, mais donc la vitrine apparente s’appelle gouvernement représentatif. Celui-ci comporte à la fois des aspects aristocratiques et des aspects démocratiques. Des cercles, des coteries, la tendance des membres d’une caste à se reproduire entre eux ; et puis, à travers l’élection un jeu démocratique auquel tout le monde participe. Le système est relativement stable, Bernard Manin démontre pourquoi, mais il n’est pas inamovible, il est comme le reste, voué au changement et en devenir. Il n’est pas tombé du ciel tout cuit seulement pour le menu des soirées électorales. Il est formé par des règles explicites dans la Constitution des différents États, s’ensuit donc que la seule manière de le modifier est de réécrire une nouvelle Constitution posant des règles différentes. On notera enfin que c’est exactement ce que font les peuples après une révolution. Ils écrivent une nouvelle Constitution.
Mais dans quel creuset d’idées ? Dans un changement majeur des mentalités. Quand on ne croit plus dans l’ancien et que l’on exige le nouveau. En amont de tous nos choix il y a nos croyances. Nos croyances sont liées à notre échelle de valeur. Si la valeur dominante est celle de l’argent, elle ne fera que se refléter dans le pouvoir. Le type de gouvernement viendra en miroir de la conscience collective. C’est ce qui explique pourquoi Platon dans La République prenait soin de lier le changement des régimes politiques au changement des mœurs des hommes. Dans un monde plus évolué que le nôtre le type de pouvoir serait complètement différent.
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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