Le mot expression est un terme
très vague, large, très compréhensif : il traduit un passage libre de
l’intérieur vers l’extérieur : on peut dire qu’un paysage
ex-prime de la
mélancolie, comme un livre ex-prime la pensée d’un auteur, comme un passage
d’une sonate de Beethoven exprime une forte tension, à la limite on dira que
dans un groupe, tout le monde « s’exprime » parce qu’on parle un peu dans tous
les sens, même si personne n’écoute et s’il s’agit seulement de se montrer quand
on n’a pas grand-chose à dire : c’est encore de « l’expression », une sortie
libre vers le dehors, dans le registre de la
parole,
on dira du domaine privé, vers un domaine public.
S’agissant de la liberté d’expression, le sens devient plus restrictif. D’abord il s’agit plus d’un simple fait, mais d’un droit fondamental inscrit au registre des droits de l’homme, la liberté accordée à chacun de pouvoir exprimer ses opinions par la parole, dans un discours public, dans un livre, dans un magazine, dans des médias audiovisuels, sous une forme artistique d’une chanson, d’une peinture, d’une sculpture etc. Dans ce cas on parlera volontiers d’art engagé. Or comme il s’agit d’un droit passé désormais dans le droit positif, il présuppose aussi une définition politique de la liberté qui inclut le principe général : « ma liberté s’arrêt là où commence la liberté d’un autre ». Cependant, en droit français, à la différence des États-unis, le principe est personnalisé : je ne peux pas au nom de la liberté d’expression revendiquer le droit d’insulter, de diffamer, de porter sciemment tort à autrui par des paroles, des publications etc. car il y aurait attaque envers la personne, ce qui contredit le principe du droit. Mais on peut aussi aller encore plus loin et légiférer pour encadrer très sévèrement la liberté d’expression en proscrivant sous la menace de sanctions sévères toute forme d’expression qui par exemple mettrait en cause les représentants du pouvoir. Les pays totalitaires savent très bien le faire qui jettent en prison les opposants pour délit d’opinion. Mais dans ce cas, la liberté d’expression ne veut tout simplement plus rien dire. Où sont les limites ? Légiférer en matière de liberté d’expression a-t-il un sens ? Faut-il parler de la liberté d’expression comme d’un droit qui appartient à la libre-pensée de chacun ou plutôt comme un droit citoyen qu’il serait nécessaire d’exercer ? Le droit de dire ce que l’on veut ? Peut-on par exemple se réclamer de la liberté d’expression po..\livres\Etudes_de_philosophie_des_religions.htmur faire l’apologie de la violence, du racisme, de la haine, du suicide ? Faut-il assumer le risque de faire de la liberté d’expression un droit inconditionnel, quitte à ce que certains en fasse mauvais usage ?
* *
*
Avec la montée aux extrêmes de l’intégrisme on a droit dans les médias d’un côté aux protestations contre les injures faites à la religion sous l’épithète de blasphème et d’un autre côté l’affirmation du droit à la liberté d’expression. Commençons par là. Le blasphème envers la religion, est parfois distingué de la diffamation à l’égard des personnes. Cependant, du point de vue de l’étymologie, diffamation et blasphème sont équivalents. Blasphème vient du latin blasphemia lui-même tiré du grec βλασφημία, qui se décompose en ἡ βλάπτειν (injurier) et φήμη/φάμα (réputation). D’où l’on tire qu’il s’agit d’une faute morale comme diffamation : atteinte à l’honneur de quelqu’un. La littérature classique est pleine de ces histoires où des gentilshommes s’estimant « diffamé » exigent réparation de leur « honneur » en prenant l’épée ou le pistolet contre le « blasphémateur », pour laver l’affront. Le concept a été déplacé ensuite vers la religion, le blasphème devenant : « toute parole de malédiction, de reproche prononcé contre Dieu ». Ce qui est assez étrange d’un point de vue théologique mais qui se comprend assez bien sur le plan psychologique.
1) Y a-t-il un enjeu vraiment différent de la diffamation dans le blasphème ? Alors que même l’étymologie veut que l’on ne les sépare pas ? Un enjeu qui puisse justifier que l’on interdise la liberté d’expression sur des matières religieuses ? Celui de l’histoire ? De la tradition ? De la culture ?
Incontestablement, quand nous entendons le terme de « blasphème », nous avons
l’impression de revenir des
siècles
en arrière, en plein obscurantisme moyenâgeux. Ambiance façon Le Nom de la
Rose d’Umberto Eco, où des autorités religieuses
toutes-puissantes traquent des impies – qui refusent la foi- ou des égarés – qui
sont sortis des voies de l’autorité de Église. Ambiance terrible où règne la
peur, où il ne fait pas bon être dénoncé publiquement
pour blasphème. Mais ambiance qui n’est plus celle de notre époque. D’où cette
étrange odeur de renfermé qui semble sortir tout droit du Moyen-Âge quand au
cinéma un film suscite chez les catholiques une indignation désignée comme
« blasphème ». La dernière tentation du Christ de Martin Scorcese. La
peinture très limite d’Andres Serrano Piss Christ. Ou encore au théâtre :
Sur le concept du visage du fils de Dieu, et Golgotha Picnic. En
fait nous y sommes habitués, l’esthétique de la provocation
est la marque de fabrique de la
postmodernité. Mais où porter la provocation quand on a usé presque toutes
les ficelles de l’horreur, à la violence en passant par le scatologique ? Il
reste encore ce bon vieux filon du blasphème religieux. Mais si on voit bien la
provocation, dans un monde devenu complètement laïque et profane, plus personne
ne comprend vraiment ce que le mot blasphème veut dire.
Alain Cabantous dans son Histoire du blasphème en Occident (doc) explique que chez les Grecs le mot désignait sur une parole de mauvais augure, pouvant porter tort à quelqu’un ou à un dieu ; dans le judéo-christianisme il devient une incantation sévère centrée sur la parole du Décalogue : « tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain ». Dans l’Ancien Testament maudire Dieu était passible de mort. Normal. Le concept de Dieu était celui du dieu guerrier. Le monothéisme des religions du Livre ne tolère aucune concurrence dans sa représentation du Sacré. Nous l’avons déjà souligné, le polythéisme des Grecs, ou encore celui des Hindous était par nature plus tolérant. Pour le redire, pendant des millénaires il était possible en Inde à un athée de faire une conférence sur les marches d’un temple, de proclamer que les dieux n’étaient que des inventions des humains. On venait même l’écouter. La religion n’était pas fondée sur un credo, comme nous le pensons en Occident, mais sur une confiance dans le Divin au-delà de toutes les formes, même si l’homme religieux avait pour lui sa préférence personnelle pour une ishtadeva, un support de dévotion. Dans pareil contexte, le blasphème délibéré consistant à détruire le sacré d’un autre n’a vraiment aucun sens. Selon le théologien François Boespflug, dans La Pensée des Images : « Tous les peuples n'ont pas exprimé le besoin de brocarder leurs propres dieux. Le blasphème visant les dieux du lieu est une affaire limitée au bassin méditerranéen qui a commencé dans la Grèce antique. On n'en trouve pas trace en Inde ancienne, en Chine, au Japon." (doc)
Le judaïsme
a interdit de représenter Dieu et même de prononcer son nom, mais ce n’est pas
une religion qui
cherche
le prosélytisme, en conséquence il a plus tendance à s’en prendre à celui qui
menace la communauté juive qu’à celui qui maudirait Dieu. L’islam est plus
rigide puisque la seule représentation de Dieu ou du Prophète est considérée
comme un blasphème. - Quand bien même dans le texte du Coran on ne trouve
nulle par l’idée que la représentation de Dieu ou celle de Mahomet sont
interdites-. Et même s’il a existé un art très raffiné dans l’islam en
contradiction avec ce que les fanatiques prétendent. Le christianisme, de part
sa position théologique, s’exposait lui directement au blasphème. Il a même
plutôt fait de la provocation dans ce sens. Jésus est présenté comme Dieu
fait homme et c’est délibérément que le christianisme institue un culte des
icônes, l’adoration des images et le culte des saints. Mais en donnant toute sa
légitimité à l’humanité du Christ il a suscité immédiatement le blasphème par la
critique de cette même humanité et il s’exposait aussi très fortement aux
critiques d’un credo différent. Le texte
des Évangiles n’est pas non plus en reste pour dénoncer les « faux
dieux », ceux des autres, ou du judaïsme regardé comme une loi vidée de son
esprit, tandis que le christianisme proclame l’avènement de l’Église
universelle, celle qui est rassemblée sous l’égide du Christ sauveur.
Toutefois, c’est une évidence,
le recours à l’accusation de blasphème sous la domination du christianisme a
avant tout été porté par des visées de pouvoir sur les peuples et cela à des
fins de contrôle. Au VIeme siècle,
le blasphémateur chrétien est en permanence sous le coup de la menace d'une
"punition du dernier supplice". Saint-Louis au XIIIeme
siècle, promulgue la première législation royale sur la question : les coupables
devront être marqués d'un fer sur le front. Les récidivistes de blasphème auront
même la langue et la lèvre percées. La papauté interdit au blasphémateur
d'entrer dans une église et d'avoir une sépulture chrétienne. Le pouvoir
politique royal étant « de droit divin », le canon de l’Église va perdurer
jusqu’à la Révolution. Toujours pour citer
Boespflug :
"Le roi pensait que si Dieu était injurié, il cesserait de protéger l’État des
épidémies et des crises de toutes sortes. Le blasphémateur faisait donc courir
un danger au peuple et devait être puni en conséquence." (doc)
Dans d’autres régimes plus athées, en URSS et en Chine, on a utilisé la dénonciation des « réactionnaires », exigé d’eux une forme de « confession », l’autocritique (pour blasphème idéologique envers l’autorité suprême du Parti ?). Étranges ressemblances. On se sert toujours des mêmes outils de coercition des peuples. En Europe l’arme du blasphème servait à se débarrasser des opposants que l’on ne parvenait pas à réduire par d’autres moyens. Le comble, c’est que du même coup le roi pouvait par là montrer que le pouvoir politique avait une véritable autorité… religieuse ! Le « temporel » était allié au « spirituel ». Un roi qui condamne pour blasphème montre sa piété. La même arme peut aussi très efficacement permettre de se débarrasser des sorciers (texte) et des sorcières, des érudits à l’esprit trop indépendant, de tous ceux dont l’activité est jugée répréhensible. Il suffit de les accuser de servir « l’œuvre du diable », d’être les serviteurs du démon pour qu’aussitôt une cohorte de fanatiques (texte) parte avec des fourches les chercher. Après, c’est selon, l’Inquisition avait un arsenal de supplices très sophistiqués, on écartelait, on décapitait on brûlait aussi, comme on le voit à nouveau ces jours-ci.
L’accusation de blasphème une fois installée dans la conscience collective d’un peuple, comme croyance normative et exclusive, assortie de sanctions, produit des effets terribles. Et c’est encore peu de dire qu’elle porte atteinte à la liberté d’expression. Dans les religions du Livre, la structure mentale dualiste est très marquée ; on a donc les termes duels dieu/diable, de là suit que la manière la plus virulente de désigner le mal est de dénoncer la parole du « mal » exact contraire de la parole du bien, celle de Dieu. Qui est dans le Livre sacré. L’accusation de blasphème pointe directement et désigne les serviteurs du « mal ». Ce qui veut dire les ennemis de Dieu, du Prophète, de la religion, de la communauté des croyants. Autrefois ; comme aujourd’hui, on parlait d’honneur à défendre, de venger l’honneur du Christ, de Mahomet contre des impies, des mécréants, des infidèles etc. D’où la violence déployée contre caricaturistes. En 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten, en 2015 contre Charlie Hebdo.
2) Maintenant il faut nous arrêter sur les fondements psychologiques du blasphème et faire le lien avec la diffamation. Diffamation veut dire que l’honneur d’une personne a été atteint. La blessure ressentie n’est pas la douleur d’une violence physique, mais elle est plus intime ; une souffrance qui atteint en son fond l’amour propre. Elle semble si vive, si cruelle, qu’elle motive et légitime une réaction contre l’agresseur qui attente directement à l’image du moi. La presse est pleine de ces affaires où une personnalité s’estimant souillée par un propos mensonger, haineux, humiliant ou méprisant, par l’imposition de faits qui ne sont pas avérés, s’estime en droit d’attaquer en diffamation celui qui en est l’auteur. Nous avons vu que l’ego ne saurait exister sans une image de lui-même et dès l’instant où nous nous identifions à l’ego, nous devons défendre bec et ongle une image et même, à la limite, plutôt mourir que de perdre son honneur. La diffamation en atteignant directement l’amour propre provoque une diminution de l’ego, le sentiment d’une disparition : « Je ne suis plus rien, mon honneur a été détruit ». Contre-attaquer et qui sait, gagner face à celui qui nous a outragé c’est restaurer l’image du moi et par là ressentir à nouveau une augmentation de l’ego. Un triomphe. Le triomphe de l’honneur restauré.
Mais à quel prix ! On peut emprunter les voies de la violence : gardée en soi, c’est le ressentiment, transporté dans des actes, cela s’appelle la vengeance, maintenue comme une tradition, c’est la vendetta. On peut aussi emprunter des voies légales et porter plainte. Effectivement la diffamation est inscrite dans le Code civil, elle est : « l'allégation ou l'imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne à laquelle le fait est imputé ». « En l'absence de faits imputés, il s'agit d'une injure ». On peut donc user du droit à cet effet. Il suffit d’identifier la personne à une image d’elle-même ou même à une réputation. Et le concept est large. La diffamation peut concerner autant une personne physique, qu’un groupe de personne, une personne publique et même la mémoire d’un mort.
Sur le plan psychologique, il n’y a pas de différence, l’enjeu, c’est toujours de restaurer l’image du moi. Une question d’identité au fond, mais au sens le plus superficiel qui soit, la petite personne de l’ego (texte). Un éclair de compréhension nous ferait voir que toutes ces histoires d’honneur bafoué ne touchent pas à la vraie nature de la personne mais sont des histoires que l’ego se raconte pour se maintenir devant un autre ego en se donnant une importance, un prestige, ou une supériorité. La logique stupide de la vengeance pour restaurer un honneur est juste une histoire d’ego. Nous n’avons presque rien à pardonner d’une offense quand nous comprenons qu’elle n’a pas vraiment d’importance, que cela ne vaut pas la peine d’en faire tant d’histoires en entrant dans la réactivité de l’ego.
Nous avons
vu que l’ego collectif fonctionne comme l’ego individuel. Il y a « moi »
qui se met au centre du monde et tend à asservir tous les autres, encore pire,
il y a « nous », la communauté et il y a « eux », et cela donne les
identités
collectives. Ici face à « nous » les croyants, « eux » les infidèles, les
mécréants, les impies etc. Et encore une fois joue à fond l’identification, dans
le panier de l’identité du moi, il y a ce à quoi l’ego est
attaché, tout ce qui est à même de
procurer un certain sens de l’identité. Pour bien des gens la religion procure
un fort sentiment d’identité : dit autrement, c’est comme s’ils répondraient
immédiatement à la question qui êtes-vous ? : « je suis chrétien », ou « je
suis juif », « je suis musulman », car c’est cela même qu’ils croient
être, tandis que pour un autre l’identité sera investie dans une
fonction, une position sociale, dans une définition sexuelle etc. Le panier de
l’ego contient tout ce à quoi nous sommes fortement identifiés. Il
en résulte, puisque l’ego n’est rien de plus que cette pensée, que si l’image
du moi est agrandie, l’ego en ressentirait une fierté,
un renforcement d’identité. Fierté de conquérant. Inversement si cette image est attaquée, il y a une diminution de l’ego, d’où la frustration, la
colère de se sentir affaibli dans son sens du « moi », (tout en disant que c’est
la communauté des croyants toute entière qui a été atteinte). Et c’est là toute
la force du blasphème, si je mets toute mon identité dans la religion (texte) et
que des gens tournent en ridicule les croyances auxquelles je suis fortement
attaché (mes croyances c’est moi) alors je vais me sentir insulté, méprisé,
moqué, diminué, réduit à moins que rien et pour compenser cette diminution, je
vais chercher à venger l’offense qui m’atteint directement dans mon
identité. Je
voudrai « venger le prophète ». Cela n’a rien à voir avec la religion, on
retrouve cette même négativité dans la persistance égotique dans
tous les domaines. C’est le côté fanatique de l’ego
qui n’est pas
propre à la religion, mais qui réside dans sa nature
dysfonctionnelle. L’insanité de l’ego doit être vue en pleine
lucidité, ce qui n'est
rien d'autre que de voir la folie dans laquelle il nous entraîne. Il faut
comprendre que dans ces méandres psychologiques les arguments abstrait en faveur
de la liberté d'expression portent mal : on touche à des
croyances centrales. Elles doivent être reconnues pour
ce qu'elles sont, et personne ne peut le faire pour quelqu’un d’autre.
La situation est tragique, mais pas désespérée ; il y a en chaque être humain une intelligence capable de voir, une sensibilité douée de compassion, une raison à même de comprendre toute l’importance de la liberté d’expression ; et nous avons des règles de droit pour la protéger. La Révolution française a porté les idées des Lumières, affirmé la liberté d’expression, consommé la séparation de l’Église et de l’État et abolit la notion de blasphème. Nous avons parfaitement intégré le droit que chacun possède de penser par lui-même (ce que chacun fait déjà en un sens), mais surtout de pouvoir sans être inquiété communiquer en public ses pensées. Kant le dit très clairement, et c’est aussi un acquis solide, d’une certaine manière, si on empêche les hommes de communiquer leurs pensées, on les prive aussi de la liberté de penser. L'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 dit: « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. » Il y a cependant deux logiques : où bien nous considérons que la liberté d’expression doit être inconditionnelle, ou bien nous en acceptons le principe, tout en encadrant son usage au nom du respect de la personne.
1) C’est ici que les juristes invoqueront la différence de point de vue entre les États-unis et la France.
- Aux
États-unis, la liberté d’expression est invariablement ramenée à l’esprit du 1er
amendement de la Constitution du 15 décembre 1791 : « Le Congrès ne fera aucune
loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction de son libre
exercice ; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des
citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser à l'État des pétitions pour
obtenir réparations des torts subis ». La Constitution
étant
par nature le droit du droit, elle s’applique au gouvernement et elle dit ici
que le gouvernement ne devait préférer aucune religion à une autre, ou une
religion à l'absence de religions. Ce n’est pas dans les attributions de
l’État. Si, descendant des institutions politiques vers le citoyen, on conserve
cet esprit, on dira que chacun reste libre de s’exprimer, dès lors que sa
parole n’en vienne pas à empiéter et restreindre la
liberté d’un autre, et donc par voie de conséquences, il ne faut pas
restreindre la liberté de la presse ou l’exercice d’une
religion. Il est possible de se moquer ouvertement des institutions et des
dirigeants du pays, voire de les caricaturer, (Georges Bush en sait quelque
chose) sans être inquiété par la loi. Mais il y a bien sûr des exceptions :
la diffamation publique, l’incitation à l’émeute, l’obscénité, le harcèlement,
les documents classifiés, le droit d’auteur, les brevets. Et c’est de cette
manière que le contrôle est réintroduit.
- En France,
le droit encadre plus strictement la liberté d’expression, il est une extension
de la morale civique, qu’il finit par remplacer dans les faits. La
morale est centrée sur le respect des personnes et
tout ce qui contrevient au respect de la personne est une violation morale que
la loi peut sanctionner. Le
révisionnisme est
donc soumis à des sanctions pénales. La publication de propos
racistes l’est également. La diffamation d’autrui peut
aussi être réprimée. Quand un journaliste, comme Jean-François Kahn, écrit à
propos de B : « Si les cons volaient, B. serait pilote
de Boeing », il prend un risque devant la loi, car on peut y voir une
diffamation. Par contre s’il s’agissait de sketches dans un spectacle comique,
on ne relèverait pas la diffamation au nom d’un « droit à l’humour ».
Normalement c’est la
morale
qui affirme que la personne a une dignité et droit au
respect, c’est la morale qui dit que porter un
jugement négatif sur autrui est
blessant ; mais quand une société est devenue
aussi immorale que la nôtre, il ne reste plus d’autorité que la
loi et la loi ne va pas plus loin que la
conscience commune. Elle prend pour acquis l’idée que
la personne est son
image, que si on porte atteinte à l’image de quelqu’un
on ne respecte pas la personne et donc les paroles
négatives doivent par exemple faire l’objet d’un contrôle. Mais l’usage de la
jurisprudence française revient par le haut, dans la Convention européenne des
droits de l’homme de 1950 vers le principe: « Toute personne a
droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il
puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de
frontière ». La Cour européenne des droits de l'homme ajoute : « La liberté
d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées »
accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais
aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le
pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels, il n'est pas de
« société démocratique ». Et là on revient vers l’idée que la liberté
d’expression devrait être inconditionnelle.
2) Cette différence d’approche fait problème jusqu’à manifester des contradictions. Aux États-unis où la libre parole est protégée par le premier amendement, mais les médias ont flouté les caricatures. C’est en France où la liberté d’expression est très encadrée par la loi qu’un hebdomadaire aussi critique et satirique Charlie hebdo, « sans foi ni loi », trouve son public. En fait la loi n’a pas à contrôler, à encadrer et nous avons tout à gagner à ce que la liberté d’expression soit portée par la maturité des hommes qui en font usage. Avec de l’audace, de la franchise, du courage même, mais sans pour autant virer au règlement de compte personnel à l’étalage de la haine. Laisser entendre que les propos haineux sont acceptable au nom du premier amendement, c’est en pas voir leur effet. Quand il s’agit d’un groupe social visé par ses propos, comment pourra-t-il vivre normalement, comment aller à l’école, comme chercher un emploi, comment s’installer au restaurant quand on vit dans un environnement où des propos désobligeants sont tenus publiquement sur votre groupe social ? C’est étouffant et très limitatif. Cela inhibe par avance l’engagement citoyen et porte en fait atteinte à la liberté individuelle. Nous entretenons par inconscience cette pollution psychique, ce qui favorise et sème les germes de la discorde.
Comment distinguer humour noir, satire, que l’on admet, du mépris, de l’incitation à la violence que l’on refuse ? La clé réside dans la responsabilité (doc) qui accompagne la liberté d’expression, ou à l’inverse la complète irresponsabilité de celui qui tient un propos dont les conséquences vont être par la suite dramatiques.
On a parfois
reproché aux intellectuels de tenir des propos irresponsables, car ce qu’ils
oublient trop souvent, c’est
que le seul poids de l’autorité, voire
pire de la célébrité, crédibilise
n’importe lequel de leurs propos auprès d’un public peu averti et qui prend tout
au premier degré. On est dans un monde où la moindre ânerie d’une starlette
écervelée peut faire le tour d’Internet et inciter des followers
imbéciles à répéter la même sottise. Les médias mainstream sont presque
formatés pour cela : soit ils appellent « liberté d’expression » une langue de
bois de quelques spécialistes dociles et proches du pouvoir, ou bien la
« liberté d’expression » c’est de l’émotionnel
inconsistant, soit des affrontements entre personnes, ou encore, dans une
émission de télé-réalité la licence de sortir
n’importe quelle sottise pour faire couiner de rire la galerie (qui là a bien
compris le propos). Plus
c’est « léger » et plus cela
devient bête, mais c’est encore marqué de l’étiquette « liberté d’expression ».
Restons sérieux et dans les propos qui ont un peu de poids. C’est vrai, d’un côté, qu’il faut se souvenir que nous ne sommes responsables que de nos paroles et non de la manière dont elles sont interprétées ou comprises par autrui. Mais de l’autre, comme dit Homère, une fois que les paroles ont franchi « la barrière de tes dents », tu ne peux plus les retenir. Les paroles agissent : il n’y a pas que les actes qui produisent des effets. Il est stupide de croire que l’on puisse faire une séparation entre pensée, parole et action car ils s’entresuivent de manière inséparable. Ceux qui disent que la parole peut offenser, mais qu’elle ne tue pas se leurrent, c’est une très grave erreur, parce que derrière l’acte qui tue, il y a aussi une pensée, même si c’est une pensée démente. Et dans les insultes on sème pas mal de conséquences indésirables. Ne pas le comprendre, c’est croire qu’à l’état de veille, nous serions comme dans le monde onirique. Oui en rêve, il n’y a pas de conséquences des mots, pas de morale qui vaille, parce que le monde onirique est produit par le rêveur. Mais ce n’est pas le cas dans l’état de veille dans la communication entre les personnes.
Nous l’avons déjà montré, en amont de nos actes il y a nos pensées, en amont de n’importe quel acte, il y a des croyances, des croyances entendues, des croyances avalées sans discernement, des croyances reçues, des croyances rentrées dans la tête à coup de propagande. Celui qui saccage un musée ou un lieu de culte parce que les représentations qu'il y trouve sont blasphématoires croit qu’il doit le faire. La croyance-pensée programme l’acte, qu’elle soit plus ou moins consciente ou complètement inconsciente importe peu.
Celui qui, « parole en l’air », (formule absurde en vérité), laisse traîner dans l’esprit d’un auditoire qu’il a un plaisir à se mêler à la « sexualité puérile » des enfants, qu’il le veuille ou non, sera bien entendu par un pervers, trop bien entendu. Il n’existe pas vraiment de parole gratuite, pas plus qu’il existe des pensées gratuites. Nous mettons en mouvement une énergie formidable dans toutes nos pensées. La conséquence, à minima, c’est que l’on n’a pas le droit de tenir des propos irresponsables quand on est en position d’autorité. Cela vaut devant un conjoint, devant son enfant, cela vaut devant un groupe, devant une classe, dans une réunion citoyenne. Partout.
La liberté d’expression est une liberté magnifique,
mais elle mérite d’être servie sur un plat d’argent, en pesant ses mots, servie
aussi avec bienveillance, retenue, décence, en ayant égard à celui à qui on
s’adresse. On peut dire les même choses, dire la vérité, même si elle est assez
désagréable, mais sans y mettre pour autant de négativité. La
négativité est une charge émotionnelle ajoutée à la
parole qui transforme les mots en projectiles. Si
faire usage de la liberté d’expression c’était seulement se défouler les uns sur
les autres, les paroles ne seraient plus entre nous qu’injures, éclats et
provocations. La vie en relation deviendrait insupportable. Ce qu’elle est
devenue bien souvent. C’est vrai que la psychanalyse est passée par là, elle a
encouragé ce genre d’attitude : il ne faut rien « réprimer », tout déballer.
Nous faisons cela très bien. Encore une fois, trop bien. (texte)
Cela donne le chaos relationnel dans lequel nous
vivons qui détruit toute communication authentique. Nous avons oublié
précaution, civilité, respect et politesse. Mais l’exercice est difficile, car
faire preuve de diplomatie ne veut pas dire pour autant s’autocensurer
complètement, sinon c’est le virage dans la
langue de bois où on brasse
de l’air dans un langage convenu. Pour ne rien dire di tout. Du politiquement
correct qui lamine tout débat. Albert Jacquard savait demeurer simple, aimable
et jovial… tout en tenant des propos complètement incendiaires. Claude
Lévi-Strauss a beau
être
un de ces messieurs de l’institut poli et affable, il n’avait pas pour autant sa
langue dans sa poche, il était capable d’une sévérité critique assez inattendue
et même très iconoclaste de la part de quelqu’un de très assis dans l’establishment.
Pas de langue de bois.
Et il y aussi un point dont il faut se souvenir et qu’a très bien relevé Bergson dans Le Rire. Pour un lecteur contemporain, il est assez étonnant de trouver chez Bergson cette idée que le rire agit comme une « correction morale » que la société inflige à ses membres quand ils deviennent des personnages imbus d’eux-mêmes, outrés et ridicules. Le rire se moque de la raideur artificielle, de l’outrance et la caricature a une fonction critique en fait indispensable. C’est souvent une autre manière, très efficace, très spectaculaire de porter la critique. Un dessin peut être très puissant et en dire en fait plus long que des discours, car il peut exhiber le fait, là où cela fait mal. Une société dans laquelle on peut se moquer des autorités est une société libre, à l’inverse un État dans lequel on jette en prison et où on torture jusqu’aux dessinateurs ne peut pas être libre. C’est une prison qui ne dit pas son nom. Après tout ceux qui sont visés ont toujours je choix de ne pas lire ce qui leur déplaît. Ils doivent accepter que par nature leur position d’autorité invite la critique et forcément une certaine dérision. L’esprit vivant défait le sérieux empesé des gens qui se prennent trop au sérieux et qui donc ne peuvent pas l’être vraiment. Car le sérieux n’est pas une simple pose mais une relation profonde avec la vie qui n’exclut pas l’humour. Alors tant mieux s’il existe dans nos sociétés de grands enfants qui prennent plaisir à brocarder les puissants, pour la plus grande joie d’un public qui se gondole de rire devant leurs audaces. Ils ne méritent pas une volée de balles de kalachnikov. Ils ont leur place dans l’exercice du sens critique.
La liberté
d’expression est d’une valeur si précieuse, d’une importance si centrale, d’une
portée si étendue, qu’elle devrait immédiatement s’imposer à tous au-delà de
toute contestation. L’être humain a besoin pour entrer dans la pleine
conscience de ce qu’il est de vivre et de grandir dans la
liberté. Mais que vaudrait une liberté sans libre accès à la
connaissance ? Que vaudrait une liberté qui ne serait pas guidée par une
intelligence éclairée, capable de reconnaître le vrai
et de rejeter ce qui est faux, mensonger ou
illusoire ? Restreindre la liberté d’expression, est-ce
que cela ne revient pas à inviter les êtres humains à rester dans l’ornière des
préjugés sans leur donner l’opportunité d’en
sortir ? Restreindre la liberté d’expression, n’est-ce pas empêcher que soient
partagées les différences de points de vue qui donnent un appui à la réflexion ?
Et puis, franchement, sans la vigueur de l’esprit critique l’humanité
aurait-elle progressé dans quelque domaine que ce soit ? Un monde dans lequel la
liberté d’expression est réprimée n’est-il pas condamné à s’enfoncer dans les
ténèbres de l’ignorance ?
1) Si nous
voulons la démocratie, alors nous voulons aussi la liberté d’expression et l’une
ne peut aller sans l’autre. On peut toujours discuter la médiocrité des médias
mainstream, estimer qu’ils ronronnent un peu trop dans une bien-pensance favorable aux
puissants, mais si nous discutons, c’est justement parce que nous voulons
davantage de liberté d’expression. On peut avec Tocqueville surfer sur l’idée
que la démocratie porte en elle un certain despotisme
de la masse (texte) contre les minorités ; raison pour laquelle
nous avons besoin de davantage de liberté d’expression pour que les
minorités se manifestent et puissent en toute légalité devenir majorité. Un
peuple n’est certainement pas mieux gouverné parce qu’il est rangé comme un seul
homme devant un seul parti. Il ne l’est pas davantage quand il n’a qu’un
choix binaire. Il faut aussi
écouter les petites voix. La pluralité de vue aiguise le jugement et elle
doit être entendue quand il s’agit de prendre des décisions pour le bien commun.
Le parlement n’est-ce pas le lieu où l’on parle ? Où l’opinion
doit être portée et entendue dans sa diversité ? Nous ne pouvons qu’accepter le
jeu de la communication, de l’échange d’idées : on apprend beaucoup plus de ceux
que l’on dit d’un bord opposé, que de ceux avec qui on s’entend déjà. Et comme
cette confrontation peut-elle être possible sans une complète liberté
d’expression ? Nous avons déjà besoin de
nous écouter les uns les autres pour
vivre ensemble, alors pour ce qui est de prendre des décisions conforme à la
volonté générale, il faut que
celle-ci s’exprime avec un maximum de diversité. Que les citoyens puissent
entrer dans le débat démocratique.
Que dire de la découverte scientifique ? Peut-elle seulement exister sans remise en cause des théories acquises ? L’histoire des sciences n’est pas un long fleuve tranquille, mais une longue tribulation où l’on croise à chaque pas la controverse. Ce que nous savons de science certaine, c’est que notre savoir est limité et rien ne le limite davantage que la croyance qu’il est achevé. Ceux qui viennent bousculer les certitudes établies ne sont pas des hérétiques qu’il faudrait pourchasser et à qui il faudrait interdire la voix au chapitre. Sans liberté d’expression dans le champ du savoir la science devient dogmatique, elle se transforme en pseudo-religion, exactement le contraire de ce qu’elle devrait être. La science n’est pas une religion, elle n’est pas non plus sagesse, ni même exactement philosophie ; elle a besoin du débat philosophique pour ne pas se figer dans des dogmes. Ce qui suppose une véritable liberté d’expression au sein de la recherche. La révolution lancée par Galilée a dû affronter la censure de l’Église avant de pouvoir s’imposer et c’est comme si chaque époque, à partir de ce qu’elle croit savoir, réinventait une théorie de la Terre plate, s’imaginant que son système d’explication de l’univers est fait pour rester définitif. Dans une science en devenir. Dans une société en devenir. Dans un monde en devenir. Dans un univers en devenir. Et c’est ainsi que la science « communiste » prétendait s’opposer à la science « capitaliste » entraînant avec elle sous Staline la régression de la biologie. Il fallait bénir les tenants de la science prolétarienne et excommunier les tenants de la science réactionnaire. Et pour cela réduire la liberté d’expression, empêcher la libre communication et circulation des idées. D’aucuns s’inquiètent aujourd’hui de la pression exercée par le fondamentalisme au sein des disciplines scientifiques, si on ne va pas devoir arracher les pages des manuels pour les mettre en accord avec les croyances ambiantes. Les positivistes étaient très fiers au XIXème siècle de proclamer pour le futur la fin des superstitions et même des religions. Auguste Comte pensait avant la fin de sa vie enseigner le positivisme à Notre Dame de Paris ! Singulier renversement : à une époque où on célèbre l’homme augmenté, les nanotechnologies, le décodage du génome, le télescope et la sonde Rosetta, on voit simultanément proliférer un tribalisme d’un autre âge, un repli dans une version rigoriste, médiévale de la religion. Un journaliste, un dessinateur peut se faire tuer pour opinion blasphématoire, comme s'il était pris en faute grave, car devant par avance partager une conception du sacré qu'il ne connaît même pas. La technologie la plus avancée dans l’image au service de la pensée la plus régressive. Et la peur rampante là partout qui finit par faire de la liberté d’expression un acte héroïque. Alors qu’elle devrait être la chose la plus spontanée du monde dans une société libre.
2) Résumons. L’expression est naturellement libre. Mais si parlons de droit à la liberté d’expression c’est qu’il arrive trop souvent dans la société politique que l’expression soit réprimée. Nous parlons de droit parce que nous estimons cette liberté si précieuse que nous voulons la protéger. Oui mais quelle liberté ? Nous ne parlons pas de liberté d’expression pour légitimer le droit de parler pour ne rien dire, pour sortir tout ce qui nous passe par la tête, nous faire voir en public ou agresser n’importe qui avec des propos offensants. Nous parlons de liberté d’expression surtout comme un droit de pouvoir échanger publiquement avec d’autres des idées avec pour seul élan notre désir de partager, de comprendre, notre liberté de parole et avec pour seule arbitre la vérité. Dans un exercice critique. Il faut alors revenir au sens originel de la critique, comprendre que critique, d’après le terme grec, veut dire discriminer : Séparer le vrai du faux, le réel de l’illusoire, en sanskrit viveka. Et il est évident que la communication et l’échange avec autrui sont une aide puissante pour faire ce travail. On dévie déjà du sens premier en transformant l’exercice critique en polémique dirigée contre telle ou telle personne ou tel ou telle groupe. Le travail critique porte essentiellement sur les idées et non sur les personnes. Nous pouvons très bien être sans compromis avec l’erreur et l’ignorance mais garder cependant beaucoup de respect et de sympathie pour les personnes. Il est possible que l’autre se trompe, il est possible que je sois moi aussi dans l’erreur, mais nous avons tout à gagner à nous écouter l’un, l’autre pour y voir plus clair. Nous avons tout à gagner à ce que l’expression entre nous reste libre. Cet espace libre de discussion de la liberté d’expression doit par-dessus tout être préservé ou bien c’en est fini de toute possibilité de vivre ensemble, car chacun se refermera sur ses parti-pris, on va creuser les séparations, accentuer les divisions et alimenter les conflits. Et de là on arrive aux violences civiles et aux guerres. Ce qui se produit avec les religions aujourd’hui.
Il faut donc encore et toujours revenir vers les principes énoncés dans les droits de l’homme. En rappel : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ». Laissons maintenant la parole à Laurence Hansen-Love : (doc) «
La loi française sanctionne l’injure, la diffamation et la provocation à la haine raciale, à la discrimination ou à la violence envers des personnes ou des groupes de personnes, mais non la critique des idées, des symboles et des représentations. Elle ne reconnaît ni ne condamne le sacrilège ou le blasphème. Chacun est libre d’exprimer et de diffuser des critiques, même irrévérencieuses, envers tout système de pensée politique, philosophique ou religieux. La liberté de conscience, qui est celle de croire, de pratiquer une religion, ou de ne pas croire, est aussi garantie par la Convention européenne des droits de l’homme et la Constitution. Elle doit naturellement s’appliquer sans discrimination. Certains peuvent se sentir offensés ou blessés par la critique de leurs croyances, notamment sous la forme satirique. Mais la liberté d’information et d’expression, celle des journalistes comme des citoyens, neOn ne peut être plus clair. Comme le dit Platon, les opinions sont des représentations, souvent approximatives et instables, traversant l’esprit comme un vol d’oiseaux dans un colombier. Même élevées au rang de théories, elles forment seulement à la limite une carte, mais pas le territoire. Comme croyances, elles sont en droit révisables. Comme croyances religieuses, sur le plan de la vérité l’argument d’autorité qui les soutient n’est pas décisif et ne peut être imposé à quiconque. Pas plus qu’il y a de sens d’ailleurs à vouloir ramener de force un récalcitrant à l’opinion commune. Ce que dit assez finement John Stuart Mill : « Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, et si un seul d’entre eux était de l’opinion contraire, la totalité des hommes ne serait pas plus justifiée à imposer le silence à cette personne, qu’elle-même ne serait justifiée à imposer le silence à l’humanité si elle en avait le pouvoir ». (texte)
3) En toute honnêteté, même un érudit religieux reconnaîtra qu’il y a dans les textes sacrés des scories historiques, un langage adressé à un peuple à une époque donnée, dans des circonstances précises, sous une forme qu’il pouvait comprendre. Les temps changent et on ne peut s’adresser à toutes les époques dans le même langage. Edgar Morin parle en ce sens de « croyances biodégradables ». Mais ce qu’un esprit religieux cherchera ce n’est pas les détails historiques, c’est la dimension intemporelle du message des Écritures. La dimension spirituelle. Sûrement pas une lecture littérale de bagarres de tribus, de combats de chefs de guerre, lecture qui est absurde et anachronique. L’existence immémoriale des conflits d’interprétation, qui eux-mêmes ont provoqué des schismes violents à l’intérieur des religions en Occident, devrait attirer notre attention sur la prétention de quiconque de détenir la vérité d’un texte religieux. L’humilité s’impose quand on cherche l’esprit, l’arrogance est la posture de l’ignorant.
Reste pour finir la question dont nous sommes partis, mais portée maintenant sur le terrain théologique qu’occupe le croyant. La Source de la création, Cela qui n’enferme aucune bornes, qui manifeste, soutient et résorbe toutes choses, la vie infinie, ce que les religions appelle Dieu aurait besoin de « laver un affront » ? Se sentirait diminué par des poings levés et des paroles diffamantes ? Aurait un ego à défendre ? Une image à restaurer ? C’est absurde. Comme si un moustique pouvait déranger un ciel d’été. Même une étoile qui disparaît n’enlève rien à la majesté de l’univers, qui est en constante recréation. Donc, même en se situant au cœur des religions dans leur théologie, cela n’aurait aucun sens. Il faut plutôt se poser la question autrement. Qui se sens humilié d’un affront ? Qui se sent diminué dans le blasphème ? Qui se sent diffamé ? Seulement l’ego humain qui s’est fabriqué une identité avec une représentation étrange de Dieu où il est attiffé comme un guerrier querelleur, cruel, vindicatif, qui exige de ses serviteurs une attitude soumise et résignée. Tout à fait de l’ego humain. C’est bien cet ego humain qui, se sentant insulté, pointe le doigt vers le blasphémateur. Et celui-là qui s’imagine un dieu guerrier, fier, arrogant, menaçant et impitoyable endosse cet image pour combattre les impies. Il peut massacrer à tour de bras tout en croyant sacrifier à sa divinité quand il ne fait en réalité qu’augmenter son sens de l’ego dans l’expression triomphale de la violence.
Et si toutes ces croyances n’étaient qu’une fabulation humaine et n’avait rien à voir ni avec l’esprit religieux ni avec Dieu ? Et si tout cela faisant partie de l’illusion que les hommes se sont créés en inventant l’enfer sur Terre ? Quand ces mêmes religions, dans lesquelles chacun finit par trouver de quoi flatter l’image qu’il a de lui-même, finissent par comprendre dans leurs propres écrits que l’amour de Dieu pour sa création est sans fin et inconditionnel, alors elles contredisent et jettent bas toute la théologie de la peur qu’elles ont inventé pendant des siècles. A des fins de pouvoir. Une théologie indigne de Dieu. Une démence de plus de l’ego humain qui voulant se mesurer à l’infini l’a revêtu de ses propres limites, de ses propres conditionnements et de ses propres folies.
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Souvenons-nous des différences entre droits de l’homme et droits du citoyen. Les droits de l’homme proclament l’universalité les aspirations humaines et posent les principes d’une société libre où la dignité de la vie serait respectée. Le blasphème n’y est pas invité, mais la liberté d’expression y a sa place réservée. Le droit positif qui composent la juridiction peut suivre ces indications et on peut tenter de légiférer sur la liberté d’expression. On le fait d’autant plus quand elle s’évanouit, que le principe subsiste seul, mais que rares sont ceux qui l’assument en pleine conscience et à leurs risques et périls. De manière réfléchie, décidée. Bref en prenant à cœur ce que la liberté d’expression veut dire.
Nous ne savons pas ce que le futur va dessiner, si la montée des extrêmes ne va pas mettre le monde à feu et à sang, ou bien si elle n’est pas le dernier sursaut des formes décadentes de religions avant leur disparition. Le baroud d’honneur de l’obscurantisme. Ce que nous savons c’est qu’il est indispensable de renouveler sans cesse la flamme de la liberté d’expression et qu’elle ne s’éteigne pas. Prendre le risque d’un droit inconditionnel qui n’est que l’expression de la liberté elle-même.
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© Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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