Leçon 188.    L’idée du droit        

    Le mot droit  a son origine dans le vocabulaire de la géométrie. La ligne droite, n’est pas la ligne courbe ou brisée. Un angle droit fait 90°, on dit deux droits pour 180°. De là, il est facile dégager un sens moral, celui de la droiture qui marque l’intégrité d’une personne. La droiture s’entend communément a) comme une fidélité à des principes auxquels nous sommes attachés et dont nous ne dévions pas.  b) De manière plus subtile, la droiture désigne une rectitude intérieure de la conscience, la rectitude de celui qui, même soumis à des influences qui risqueraient de le corrompre, ne se laisse pas manipuler et reste droit, ou intègre.

    Il semble que, pour ce qui est du droit codifié et de sa pratique, c’est le sens a) qui mérite avant tout d’être retenu. Dans la pratique, les principes sont appelés la règle de droit. Le juriste applique la règle de droit à des faits (R) : un divorce, un conflit de propriété, une succession etc. A lui de formuler ce que dit la loi, ce que dit le droit et de trouver une solution de droit.  Cependant, voir les choses de cette manière serait risquer de confondre le droit avec la morale, ce qui est une erreur. Le juriste n'est pas du tout un moraliste professionnel.

     Qu'est-ce que le droit? Est-ce la simple mise en œuvre d'une procédure indiquée dans un code de loi? Est-ce l'ensemble des règles morales qui donnent lieu à un consensus exprimé par le vote de la loi? Ou bien faut-il dériver le principe du droit du seul exercice consistant à répartir équitablement un échange?

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A. Droit et morale

    Considérons en premier lieu les rapports du droit avec la morale. Durkheim pensait que c’est le fait de vivre en société qui a amené les hommes à définir leurs relations juridiques, à fixer : « ce que tous peuvent exiger de chacun et ce que chacun peut attendre de tous ». Si c’est la société qui produit la morale, elle doit aussi être à l’origine de l’idée du droit. De manière plus précise disons que le droit est par définition social. Voyons ce qui le distingue de la morale proprement dite.

     1) Rappelons ce qui a été montré dans une leçon précédente, pour apporter quelques précisions supplémentaires. Nous avons vu que le droit ne se comprend qu’à partir de l’administration de la justice. Pour le saisir, il ne faut pas partir de la théorie, mais des faits dans lequel il est exercé sous la forme d’un jugement qui est rendu à propos des choses que les hommes partagent en commun.

    Toutefois, quand nous disons d’un grand homme que c’était un homme juste nous exprimons surtout une grandeur morale. Dans les textes grecs, il y a l’exemple : « Aristide était un homme juste », dikaios. Il fut frappé d’ostracisme et exilé par ses contemporains, peut être parce que la démocratie supporte mal cette éminence Ce même adjectif vaudrait aussi pour Socrate, homme juste lui aussi et modèle en matière de morale. Pour Aristote, juste veut dire la vertu universelle, la somme de toutes les vertus. « Être un homme juste est à la fois être pieux, courageux, prudent, tempérant, modeste etc. : ce qu’était Aristide, et pourquoi le peuple athénien l’a pris en grippe». Dans son sens le plus profond, l’idée de justice enveloppe l’idée d’une harmonie avec toutes choses, d’une harmonie avec le Cosmos. La vertu de justice fait écho à l’Ordre présent dans la Nature et à celui présent dans la Cité. Idée qui revient constamment chez les grecs, notamment chez Héraclite (texte) et Platon, (texte) idée qui est aussi fortement accentuée dans la tradition indienne. Dans son sens le plus commun, l’homme juste sera celui qui par ses qualités morales constitue pour la Cité une véritable bénédiction, le juste étant juste dans son rapport avec les autres. Ainsi « le courage et la tempérance ou la prudence d’Aristide profitaient à toute la Cité, le constituaient vis-à-vis d’elle dans un rapport juste». La justice déborde donc de ce point de vue le droit, elle est la somme de toute la morale. Le terme exact qu’utilise Aristote et que nous devons retenir est justice générale.

    ---------------L’expression en appelle logiquement une autre, celle de justice particulière qui concerne effectivement le droit. Cependant, la différence entre les deux  ne doit pas laisser croire que le droit pourrait se situer comme à côté de la morale et pourrait s’en passer. Tout d’abord, si le droit est social, il ne peut exister de société sans lois morales. On peut même trouver des communautés qui n’ont pas d’autres principes de coexistence que le respect de valeurs morales traditionnelles et dans lesquels le principe du droit n’est pas différencié. Nous avons aussi montré qu’un régime politique ne tient que sur le fondement dans la conscience collective d’une adhésion à des valeurs. La démocratie met en exergue la vertu du respect, la tolérance et de la responsabilité du citoyen, l’aristocratie le sens de l’honneur etc.  Les lois morales sont les colonnes du temple que forme la Cité. Voir par exemple ce que dit Platon dans la prosopopée des lois. Elles forment l’ossature de ce qu’Aristote appelle donc la justice générale. Elles peuvent avoir une origine religieuse, ou simplement traditionnelle, mais il n’en reste pas moins que pour Aristote, elles ne sont pas le droit, le to dikaion. Le droit n’est pas une morale, ce n’est pas un système fait pour régler nos conduites. « On a tort d’identifier le droit à l’observance de ces lois morales faites pour gouverner des conduites».

    2) Alors ? Qu’est-ce que la justice particulière ? Nous l’avons vu dans une précédente leçon. Quand nous disons qu’un homme est « juste », au sens réduit du terme, nous voulons dire qu’il a pour habitude de ne pas prendre plus que sa part, que ce soit pour les biens sociaux, ou inversement des charges. « Dans un partage successoral, être juste est ne pas s’emparer des plus beaux meubles de la succession ; pour l’épicier rendre exactement la monnaie, pour un banquier payer ses dettes » etc. Être juste, c’est attribuer à chacun ce qui lui revient, sans excès ni défaut. L’homme juste prend exactement sa part, rien de plus et rien de moins non plus. Ainsi, la justice particulière est une partie de la justice générale qui est l’ensemble de la moralité sociale. Cette définition a le grand avantage de rendre son objet beaucoup plus précis et d’éviter de la confondre avec la somme de toutes les vertus. C’est une vertu purement sociale.

    Si maintenant on veut préciser ce qu’est la justice particulière, Aristote nous dit que nous n’avons recours au juge que pour établir le juste partage des biens et des charges publiques. (texte) Noter la méthode ici : Aristote nous demande d’observer dans les faits le travail du juge ; en bref, il s’agit simplement de voir en quoi la justice est exclusivement affaire de juristes. Bien sûr, dans la vie quotidienne, nous pouvons nous retrouver dans une position analogue à celle du juge. Si un élève falsifie son carnet de correspondance en s’attribuant une note qu’il n’a pas eu, il se met en faute. C’est au maître d’école d’attribuer à chacun ce qui lui revient, c'est-à-dire ici la note que l’élève mérite, pas à l’enfant. L’élève doit accepter la note sans la modifier. Cependant, nous ne parlons normalement de juste ou d’injuste que dans un cadre juridique précis. Si, au moment de la session d’un héritage, l’un des parents fait main basse sur la plus grande partie des biens, on dit que c’est injuste, parce que le code civil ne l’entend pas ainsi. A moins de tomber dans une grande confusion et la lutte ouverte entre individus, il faut que le partage relève d’un organe public spécifique. Du juge. Encore une fois, la justice particulière est affaire du juge et des juristes, le particulier lui n’est alors compris que comme exécutant du droit.

    Ce qui nous mène à une série de conséquences remarquables qu’il vaut mieux formuler, même si elles peuvent passer pour des truismes :

    a) Le droit ne poursuit pas la vérité, le juriste n’est pas un pur savant en quête d’une explication scientifique. Il serait abusif de dire du droit qu’il est une science. b) « Le droit ne poursuit pas l’utilité, le bien être des hommes, leur sûreté, leur enrichissement, le progrès, la croissance ; du moins n’est pas son objet proche, direct, immédiat. Nous distinguerons l’art du droit de la politique et de l’économie ». Il faut se garder de tout mélanger et il est important de prendre conscience de la spécificité de chaque domaine, autant que son interaction avec les autres domaines. Il appartient au politique de gouverner en fonction du bien public. Il appartient à économie de définir la manière par laquelle un choix politique peut contribuer à la prospérité d’une société. c)  Le droit est d’abord et avant tout « mesure du partage des biens. D’après une formule répétée par la plupart des philosophes et juristes à Rome… le rôle du droit est d’attribuer à chacun le sien. Suum cuique triburere (de tribuere : répartir) » Il faut le marteler : l’objet du droit, c’est le partage. « Que fait le juge ? Il a devant lui, au début d’instance, des plaideurs qui se disputent l’attribution de biens, de créances ou de dettes : un morceau de champ, une pension, la garde de tel enfant, le statut de père de tel enfant, telle fonction publique. Il les renvoie ayant dit la part de chacun, attribué à chacun sa chose. Le législateur qui guide le juge, et donc en tant qu’il contribue par ses lois à l’œuvre du droit, ne fait pas une œuvre différente. » d) Le lieu du droit se situe dans les choses, il concerne le domaine relatif de l’extériorité, res exteriores. Cela dit en passant, il y a toutes sortes de biens qui ne font pas l'objet d'un partage, ce sont par exemple les biens spirituels. Nous pourrions distinguer par exemple la joie immense d’écrire un livre, du problème compliqué de la répartition des droits d’auteurs ! La Joie est tout entière dans l’âme et elle ne se partage pas, il est de même de l’expérience intérieure de la Beauté ou de l’Amour. « Dans le langage de Gabriel Marcel, (texte) le droit ne touche guère au monde de l’être, il a trait au monde de l’avoir, des choses qu’on partage ».

B. L’art de juger et la proportion

    Continuons avec Michel Villey, dans Philosophie du Droit, cette fois pour préciser l’objet du droit. Dans la terminologie d’Aristote, to dikaion est un neutre que l’on peut traduire, « l’état de chose juste », tandis que dikaiosune serait la vertu de justice qui lui correspond. On dira que « le dikaios serait la justice en moi, subjective, le dikaion, c’est la justice hors de moi, dans le réel, objective ».

     1) Quand je déclare mes revenus, de manière exacte et indépendante de ma volonté, mon employeur livre un état de mon salaire au contrôleur des impôts. Pas moyen de tricher. Si je m’abstiens de payer, je vais recevoir une injonction sévère de rappel de l’administration. On pourrait même m’envoyer un huissier. Le seul fait que ma déclaration soit correcte veut dire qu’elle correspond à un état de chose juste, un dikaion ; mais cela ne fait pas de moi automatiquement un citoyen qui aurait la vertu de justice dikaiosune, si mon intention inavouée était de frauder. Tout ce que l’administration attend, c’est le respect des règles de droit en vigueur, peut lui importe mes intentions. Je peux payer parce que je respecte la loi, et que la rectitude est dans ma nature. Par honnêteté. Mais l’administration ne se pose pas ce genre de question qui relève de la morale.

    Défini de cette manière, « l’état de chose juste » est décrit comme un meson, un milieu, terme utilisé constamment par Aristote dans son Éthique. Toute vertu, bien qu’avec des difficultés, réalise un juste milieu entre deux extrêmes, l’un par défaut, l’autre par excès, comme nous l’avons vu. (texte) Le courage par exemple se situe entre la lâcheté et la témérité. En droit ce juste milieu est considéré non pas dans le sujet, (vertu) mais seulement dans les choses, in re. Je dois payer une certaine somme pour mes impôts. Pas plus. Pas moins. Une part qui ne doit être ni excessive ni insuffisante. (texte) Le droit n’est donc pas là pour « surveiller la vertu de l’individu, ni même de régler sa conduite. Il n’importe pas au juriste que subjectivement je sois honnête et rempli de bonnes intentions à l’égard des finances publiques, seulement que mon impôt soit payé ». L’étude du droit, et on pourrait parler de « science » si on veut, va permettre de définir la part d’impôt qui me revient. Autre exemple important, que nous avons abordé précédemment en parlant de la responsabilité : « le droit pénal n’a pas pour fonction d’interdire, quoi que certains le prétendent, l’homicide, le vol, ou l’avortement ; ces défenses relèvent de la morale ». Le Code pénal, puis le jury aux Assises, répartissent les peines, suivant toujours le même principe : à chacun la sanction qui lui revient. Nous voyons que les précisions apportées par Aristote sont essentielles, elles montrent que l’idée du droit est la fille de l’idée de justice, mais désormais, elles se distinguent, le droit a gagné son autonomie. Nous voyons aussi la différence entre un jugement moral, comme l’accusation moralisatrice de malhonnêteté et un jugement de droit, qui se prononce en disant l’état de chose juste.

    ---------------2) Il est donc important de ne pas perdre de vue l’idée de proportion contenue dans le droit. Celle-ci implique que le droit est conçu dans une relation sociale sans laquelle il n’aurait aucun sens. Il n’existerait pas de droit de Robinson tout seul dans son île, parce que le droit est une construction conceptuelle entièrement sociale, parce que d’emblée relationnelle.

    Enfin, le droit se comprend à l’intérieur d’un État comme droit du citoyen. Mais nous avons vu que les choses se compliquent dans la mesure où, la relation va bien au-delà de l’humain, nous ne sommes pas seulement citoyen, mais aussi écocitoyen, comme le montre Jonas, nous sommes désormais obligés, en raison de la puissance de la technique, d’inclure dans notre responsabilité, la sauvegarde de la vie sur Terre. Ce qui est nouveau.

    Ce qui est très net et qui ressort dans l’analyse d’Aristote, c’est que « le dikaion n’est pas le « droit subjectif » de l’individu, pensé en fonction d’un sujet unique », ce qui est la plaie de l’individualisme postmoderne. Selon Aristote, la justice traite du bien d’autrui, « ce qui signifie que le droit n’est pas qu’attribut de ma personne, pas exclusivement « mien » ». Les conséquences de cette thèse sont remarquables, car s’il est une perversion constante dans la référence au droit, c’est bien celle qui consiste à maquiller des revendications individualistes, sous les atours du droit, pour leur donner de la respectabilité. Au point que nous en arrivons à assimiler à tort la revendication individuelle au droit lui-même, ce qui est une erreur. Il ne faut pas perdre de vue le domaine relationnel commun du droit, c’est en lui que ce situe le travail de mesure de l’échange qui est le fait du droit.

    Une fois admis ce point, nous pouvons sans difficulté comprendre que le droit est la proportion que nous découvrons être la bonne entre des choses, ou des charges partagées entre personnes. Dans le texte grec, c’est l’ison, l’égal, mais l’emploi du mot égal dans notre contexte actuel risque de prêter à confusion, car le sens premier du droit ne prescrit pas l’égalitarisme. Aristote laisse la ouverte la question du critère de distribution. (texte)  Disons que l’ison désigne, non pas une égalité quantitative stricte, mais une harmonie trouvée dans un équilibre. Michel Villey le dit très bien : « l’ison n’est pas que l’équivalence de deux quantités, plutôt l’harmonie, la valeur du juste, proche parente de la valeur du Beau. L’ison est un juste milieu entre un excès et un défaut ». (texte) Ce n’est pas l’égalité simple ou arithmétique de l’égalitarisme. « Une sentence judiciaire, un article de notre Code civil ont pour fonction d’indiquer la part de chacun : telle chose, telle dette est à x relativement à y. » Il n’y a rien de très compliqué à saisir dans cette opération si nous voulons bien nous transporter un instant dans le travail du  juge qui doit traiter une affaire. Il doit régler la répartition dans une succession, fixer les règles de la garde des enfants entre parents divorcés, selon la loi. L’idée d’une égalité absolue n’est pas la mesure du droit, la mesure est inscrite dans la loi et elle est variable.  Nous pouvons remarquer que nulle part les impôts ne sont égaux, car ils sont proportionnels aux fortunes. « Et si ce sont les charges publiques qu’on entreprend de distribuer, il est évident qu’elles seront inégalement réparties, en fonction de la compétence ou du prestige de chacun. Les uns seront ministres, d’autres simples secrétaires d’État ». Si on veut un exemple encore plus simple, prenons le cas de la différence entre un examen et un concours. Dans l’examen, tous les candidats obtenant la moyenne sont admis. Égalité absolue. Dans un concours, on retiendra par exemple les 150 meilleurs. Égalité proportionnelle fondée sur les résultats de chacun d’eux. Dans un cas, comme dans l’autre, bien que le critère soit différent, nous pouvons dire que « c’est juste ». S’il y a un problème de procédure, le traitement juridique sera bien sûr différent. Le juge traite dans certains cas de commutations (égalité absolue) et dans d’autres cas de distribution (égalité proportionnelle). « Dans les distributions, le discours juridique tend à exprimer une proportion. Et dans les échanges, une équivalence ».

    Nous pourrions assimiler les biens que chacun possède à des masses. Lors d’un échange, il y a transfert de masse, soit par contrat volontaire (je vous ai vendu ma voiture et vous êtes venu la chercher), soit par délit (vous l’avez volé ma voiture). Que fait le juge ? L’objet de la justice n’est pas directement de distribuer ou de faire des échanges, c’est l’affaire des commerçants. (texte) Le juge vérifie la rectitude de l’échange, son rôle est, en cas de défaillance, de rétablir l’équilibre d’une masse à l’autre. Je devrais recevoir une valeur égale à la valeur de ma voiture dans la cote de l’Argus. J’ai le droit d’être indemnisé en cas de vol. Dans ces deux cas, il importe peu que je sois un politicien en vue, un cultivateur à la retraite ou un étudiant en sciences politiques, le droit ne fait que trancher une égalité de valeur entre deux prestations ou dans un dommage accompagné du délit qui lui correspond. De ce point de vue, le délit n’est pas une atteinte à la loi morale, « mais l’atteinte injurieuse aux biens ou à la personne d’un particulier qui demande une peine pour compensation ». De même, « le contrat n’est pas défini par la rencontre des volontés de deux contractants, qu’une loi morale obligerait à tenir leurs promesses, c’est une opération d’échange… où doit être sauvegardée l’équivalence des prestations ».

    Mais cette situation d’égalité arithmétique ne recoupe pas l’ensemble des situations complexes de la vie sociale qui nous ramènent invariablement à des cas de proportionnalité géométrique. Par exemple, dès que l’on aborde le registre du salaire. L’heure de travail du dentiste, vaut plus que celle de la caissière de supermarché. Une insulte à un agent de police, à un ministre, à un président, ou à un particulier ne sont pas corrigées par la même indemnité, il faut tenir compte de la charge publique, de la fonction de la personne. La proportion géométrique se réintroduit donc automatiquement dans le procès.

    On pourrait ici argumenter avec le relativisme historique pour contourner les résultats de cette analyse, dire que « c’était vrai du temps d’Aristote » et autres fadaises. En réalité, ce que nous découvrons, c’est qu’Aristote s’est contenté de décrire l’activité juridique et que pour l’essentiel, celle-ci reste la même. C’est un grand mérite du travail de Michel Villey d’avoir su dans Philosophie du Droit, le rappeler.

C. Le lieu du droit et l’État

Nous venons de dire que le droit est social. Le terme est trop vague pour se faire une idée précise de la sphère dans laquelle le droit s’impose. Il n’y a pas de droit  pour Robinson. On peut parler de loi naturelle, mais pas de droit dans la Nature. Aristote dit qu’un être qui serait autosuffisant, comme un dieu, serait en dehors de la société des hommes. Le droit n’aurait pas de sens chez les dieux, il n’en n’a que chez les humains. Mais encore faut-il préciser à quel niveau. Il peut exister une communauté humaine soudée dans des fortes valeurs morales, sans droit, distincte en cela d’une société politique structurée munie d’un droit. Cela a-t-il un sens de parler de droit dans le cadre de la famille ? Peut-on parler de droit international ?

1) Là encore, nous avons beaucoup à apprendre d’Aristote, surtout dans l’Ethique à Nicomaque dans laquelle il parle longuement de l’amitié (livre VIII et IX). Nous avons résumé déjà les distinctions proposées sur l’amitié, ce qui nous intéresse ici, c’est ce qu’il dit au sujet de l’amitié parfaite. « Entre amis tout est commun ». (texteSi l’amitié régnait dans ce monde, tout serait mis en commun et il n’y aurait point de partage à faire, donc… pas de droit. Il faut prendre au sérieux la formule « si l’amitié régnait sans partage », l’amitié aidant, il n’y aurait pas de partage. L’incitation à partager a donc une ambiguïté, car elle suppose que chacun reste sur son quant à soi. Si nous prenions soudain conscience que l’humanité forme une seule famille et que la Terre appartient à tous, aussi bien nous supprimerions les partages existants (qui sont outrageusement injustes) pour considérer toutes choses comme un legs commun de toute l’Humanité. Si donc le droit existe, c’est par le fait même que nous ne vivons pas dans l’amitié et que la concorde (texte) entre les peuples n’est pas de mise. Le droit n’existe que dans une forme de conscience axée sur la séparation, ou encore une forme de conscience qui n’est pas la communauté. Michel Villey dit par exemple  « qu’un monastère franciscain théoriquement se passerait de droit ». Du point de vue de la conscience, nous ne pouvons pas vraiment célébrer le droit, car là où il s’affirme avec vigueur, c’est précisément quand la relation humaine manque cruellement d’unité.

Le même raisonnement vaut à l’intérieur de la famille. Quand une famille est unie, l’amour porte les relations, l’amour apporte une commune identité, il n’y a pas assez d’altérité pour qu’interviennent des relations de droit. Pour citer encore Michel Villey :

« A l’intérieur de la famille il n’y a pas de séparation entre les biens de ses différents membres, pas même une vraie séparation (altérité) entre ses membres. Sans doute on y opère des partages : le père de famille partage le pain, la mère la soupe entre les enfants… seulement ces partages sont instantanés, sporadiques, sans effet durables.

La bourse est commune. Si le fils démolit l’auto de la famille, les parents payeront la réparation. Les membre de la famille ne sont pas suffisamment « autre » pour qu’il se forme entre eux un droit ; le fils «  est quelque chose du père » écrit Aristote».

Hegel dira plus tard que la famille relève de l’amour et non de la justice. Mais quand l’amour n’y est plus et que les couples se déchirent qu’est-ce qui apparaît… le droit. On va chercher un avocat quand tout va mal et que la famille éclate dans le divorce. Notons que le droit romain ne s’occupait pas des rapports internes de la famille, suivant Aristote, il avait souci de différencier l’économie domestique, du droit proprement dit. Aristote pour sa part admet l’existence de quasi-droits dans la famille, ceux qui touchent aux rapports entre les époux et leurs enfants, mais il qualifie ces droits d’imparfaits, parce que du point de vue du droit le concept de famille reste imprécis.

2) Logiquement donc, le droit a plutôt sa place dans les rapports externes entre chefs de familles. Pour le dire nettement, pour Aristote, le seul droit parfait est le droit civil. C’est celui qui correspond le mieux à la définition du droit, c’est dans là que le droit a son lieu privilégié. Le mot civil doit s’entendre dans un sens politique, droit du citoyen dans la Cité (texte) et le citoyen est défini comme un homme libre pourvu de droit à la différence de l’esclave qui ne s’appartient pas à lui-même et est privé de droit. De là suit que le droit ne peut s’exercer que dans l’État, il suppose l’existence d’une Constitution. Nous savons que dès qu’il y a État, il existe automatique trois pouvoirs structurels, le législatif, l’exécutif et le judiciaire.

« Le doit ne peut vraiment s’exercer que dans une Cité organisée. Il ne peut être sans un juge – et sans constitution publique. Reprenons le texte d’Aristote : il n’accorde la qualité de droit au sens plein et parfait du mot qu’au dikaion politikon : droit dans la cité, droit « civil », visant des rapports entre citoyens chefs de famille. Seuls ils sont suffisamment « autre », et cependant assez « amis », pour que soit entre eux définis la proportion dans le partage des biens extérieurs ». En bref donc, on n’exigera pas du citoyen l’amitié parfaite, mais on peut attendre de lui le respect d’autrui et le respect une fois posé, nous sommes entièrement dans la relation sur laquelle le droit peut s’appliquer ! Notons d’ailleurs que chez un auteur comme Kant il y a une ambiguïté autour de cette notion de respect qui est entendue à la fois comme respect formel de la loi et respect d’autrui comme personne.

La philosophie politique moderne a intégré cette leçon en s’accordant sur l’idée que l’apparition de l’État et celle du droit sont simultanés. Elle s’est servie à cet effet pour le montrer du paradigme du contrat social qui suppose la fiction théorique d’un état de nature dont l’humanité serait sorti pour entrer dans l’état social. Elle pose, contrairement à Aristote qui ne va pas jusque là, que la sociabilité humaine repose entièrement sur la convention et n’est pas naturelle. En stipulant qu’un contrat social implicite (une autre fiction) fait de nous des citoyens, elle interprète donc la sociabilité à partir du droit. Notons que Machiavel dans Le Prince, enseigne qu’il y a pour le Souverain deux manières de combattre ses ennemis, la force et la loi, (texte) quand la loi n’est plus efficace, il importe d’agir par la force.

Prenons l’exemple caractéristique de Thomas Hobbes dans Le Léviathan. Selon lui, dans l’état de nature, il n’existerait que des individus séparés et en conflit permanent les uns avec les autres. L’état de nature serait un état de guerre (texte) et l’humanité s’autodétruirait si elle n’entrait pas dans une société politique structurée, dans un État capable de sécuriser les relations de manière musclée. Parce que la fonction première de l’État est pour Hobbes d’assurer la sécurité, le pouvoir le plus efficace doit d’être tout puissant. D’où l’option de Hobbes en faveur de l’absolutisme qui confie tous les pouvoirs à un seul. Parce qu’il s’agit de tenir les individus en respect, la loi est établie par le Souverain à des fins de sécurité. Le Souverain n’est même pas engagé par contrat vis-à-vis des hommes qu’il gouverne. Il reçoit d’eux les pleins pouvoirs. On voit donc à quel point on s’éloigne encore du sens premier du droit, la loi devenant un instrument de cœrcition.

    3) Reste la question du statut du droit international. On ne saurait soutenir que l’amour règne sans partage entre les États autant que dans le cadre d’une famille. Parler de « communauté » internationale entre des États est plus un artifice de langage ou un idéal qu’un fait avéré. De même, la formule du droit « attribuer à chacun ce qui lui revient » selon le juste est très difficilement applicable à la relation entre États. Nous n’avons pas une situation dans laquelle le droit pourrait trancher dans un rapport conflictuel entre des citoyens en fonction d’une règle préétablie dans la loi.  « Dans le conflit entre Israël et ses voisins, nous serions en peine d’affirmer à qui revient selon la justice tel des morceaux de la Palestine ». C’est justement la cause des guerres la plus fréquente. En l’absence de rapports juridiques précis, chacun va donc s’attribuer « le droit de », chacun revendique le droit subjectif de posséder tel ou tel territoire, ce qui est un glissement dangereux dans la conception même du droit, comme nous l’avons vu avec Kant. Avouons enfin que la « communauté entre nations » est un concept vague pour faire jouer la justice dans un sens rigoureux.

    Si nous suivons Aristote, tout ce que nous pourrions demander aux États ennemis, c’est « de respecter certaines lois commune qui sont règles de moralité (justice générale). Il leur est prescrit de ne pas torturer, de ne pas bombarder des civils ou prendre des otages, de montrer un certain esprit de paix, un minimum d’humanité – et dans la mesure du possible, si les choses n’ont pas trop changé, d’observer les trêves, les traités, de tenir leur promesses. Application d’une certaine morale commune, sauf à tenir compte du rapport des forces en présence ». Pour être précis, ce genre de problème relève de la diplomatie plutôt que du droit. « La Grèce antique n’a pas de droit ni de justice internationale, seulement une morale internationale ». Cette position est parfaitement tenable, elle a le mérite conserver un sens rigoureux de l’exercice du droit et de donner toute son importance à la politique internationale. Mais nous voyons aussi... qu’elle dénie la pertinence de la notion de « droit international ».

Comment lui donner un sens ? Les choses seraient certainement plus simples si l’humanité prenait conscience de son unité essentielle, c’est tout naturellement qu’alors elle s’organiserait de manière pacifique. Si nous comprenions que « le monde est ma famille », nous retrouverions le sens de la communauté humaine. Plus élevée est la compréhension que l’humanité et une, qu’elle est embarquée dans une communauté de destin sur la même Terre-patrie et la nécessité d’une coopération humaine devient évidente.

En attendant, ce que l’affection mutuelle permettrait d’accomplir sans loi, le droit y suppléé avec des lois.  Si, comme le soutient Aristote, le droit ne peut s’exercer qu’au sein d’un État organisé, qu’il n’existe pas sans juge et sans Constitution, alors l’idée de droit international ne trouvera sa réalisation pleine et entière que si on parvient à considérer le Monde comme un immense État et chaque homme sur Terre comme un citoyen du Monde. Le droit attenant au citoyen du monde pourrait s’appeler Droits de l’Homme. Il faudrait une Organisation des Nations Unies,  faisant de chaque nation un membre à part entière d’une fédération d’États libre ou d’un État mondial. Il y faudrait encore une Constitution mondiale et un Tribunal Pénal International. Nous avons même dans une leçon précédente évoqué la nécessité d’un Font Monétaire International pour la création d’une monnaie mondiale.

On voit que l’énoncé idéaliste au conditionnel a tout de même trouvé une réalisation historique. Kant dans l’opuscule Vers la Paix perpétuelle attendait  de l’Histoire qu’elle réalise cette intention. Depuis 1945 il est incontestable que des avancées très sérieuses ont été faites dans cette direction. Volontairement. Mais il y a aussi un processus involontaire. Dans un monde où l’économie est de fait largement mondialisée, il est illusoire de penser que la politique et le droit ne devraient pas l’être. Au contraire, il est essentiel que la politique au niveau du monde ne soit pas à la traîne de l’économie et plus essentiel encore qu’elle garde le contrôle sur l’économie. Il en est de même pour la justice et le droit dont nous savons bien que la collaboration au niveau international doit être constamment renforcée. Le droit international existe déjà, de manière très imparfaite c’est certain, mais nous déployons tout de même depuis des décennies beaucoup d’efforts pour le perfectionner. La marche de l’Histoire nous conduit, bon gré, mal gré, vers l’unité et elle tire avec elle toutes les institutions. Aussi malcommode que soient les raisonnements juridiques sur un plan international, nous sommes amenés, bon gré, mal gré, à y entrer. Que nous ayons pu depuis la dernière guerre traduire en justice des responsables politiques majeurs pour crime contre l’humanité est en soi une modification radicale. Personne de conteste la nécessité de légiférer en matière de commerce international, en matière de protection de l’environnement etc. S’il est une chose que nous avons maintenant si reconnaître, c’est que l’idéal des Droits de l’Homme mérite d’être poursuivi. Enfin, nous savons que le droit, bien que par nature plutôt conservateur, peut aussi changer et évoluer. Nous avons vu que le chemin de l’Histoire nous montre que les idéaux des Droits de l’Hommes sont peu à peu entrés dans le Droit codifié des États.

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Il y a une circularité dans la relation entre le droit et la justice. Qu’est-ce que le juste ? si nous prenons pour mesure les prescriptions établie dans la jurisprudence, la réponse est simple, est juste ce qui est conforme au droit. Le droit fixe la norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. La justice est là pour faire respecter le droit et pour l’appliquer. Ce sont des notions qui tournent en rond. Aussi, par définition, la loi, dans son principe, comme prescription du droit, est juste et le droit est l’ensemble des normes de référence de la justice. La justice et le droit se renvoient l’un à l’autre : pour désigner ce qui n’est pas juste, on consulte le droit, pour fixer le droit, on en appelle à la justice.

Or nous venons de voir que le droit n’est pas simplement procédurier, car il conserve une relation avec la morale, sans se confondre avec elle. La définition du juste qui lui convient a été donnée par Aristote : « être juste c’est attribuer à chacun ce qui lui revient ». Nous avons vu qu’en fait le droit tient entièrement dans cette formule et il suffit d’en tirer les conséquences pour en avoir une idée claire. Le droit est une recherche de l’équilibre des échanges. Il n’est pas un instrument de cœrcition du pouvoir politique. Il n’est pas une simple technique non plus, dans la mesure où il enveloppe une recherche de la vérité pour parvenir à une solution juste. Ce n’est pas un idéal politique, ni un idéal moral et encore moins une tribune de formulation de toutes les revendications morales. Le droit est concrètement une institution en charge des règlements de partage des biens et des charges à l’intérieur de l’État.

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Vos commentaires

Questions:

1. Y a-t-il contradiction entre l'idée du droit qui régit l'échange et la notion de droit subjectif?

2. Faut-il soutenir que la notion de droit subjectif est historique?

3. L'idée du droit selon Aristote, autoriserait-elle une administration de la justice par un ordinateur?

4. En quoi la notion de droits de l'homme et celle de droit au sens premier se situent-elles sur des plans différents?

5. Comment Aristote aurait-il interprété l'idée de droits de l'homme?

6. La notion de droit international est-elle foncièrement idéaliste?

7. Que faut-il entendre par droit subjectif?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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