Leçon 208.   Penser la révolution    

    Nous utilisons aujourd’hui le terme de révolution avant tout dans sa signification politique, mais il faut noter que son sens premier est astronomique. On parle de révolution de la Terre autour du soleil, de révolution des astres dans le temps circulaire des transformations de la Nature. Une révolution complète c’est le passage entier qui vient boucler un cycle avant d’en commencer un nouveau.

    A la différence, une révolution politique semble s’inscrire plutôt dans le temps linéaire qui est celui de l’Histoire. L’idée qu’elle transporte est celle d’un retournement complet, idée proche de celle que nous avions rencontré avec Platon en parlant de la conversion de l’homme à la Vérité, sauf qu’ici nous devons nous exprimer autrement : Dans une révolution politique, il y a un bouleversement complet de l’ordre établi et son remplacement par un nouvel ordre, ce qui veut dire une autre forme de gouvernement. Noter aussi que l’on parle de révolution scientifique dans le même sens : renversement d’un ancien paradigme et remplacement par un nouveau paradigme qui change radicalement notre représentation du monde.

    La puissance et l’envergure d’une révolution politique exclut que nous la traitions comme un simple changement de surface, il faut plutôt parler d’une lame de fond qui soulève de manière brutale et souvent sanglante, l’ordre établi pour instaurer de manière irréversible un ordre nouveau. Se pose alors toute une série de questions : quel est le moteur d’une révolution politique ? S’agit-il d’un phénomène terminal dans lequel se rassemble et se libère brusquement un changement qui a été longuement préparé sur un terrain social et économique ? N’est-ce pas la puissance des aspirations humaines qui portent les peuples vers un changement radical ? Est-ce que ce sont  les souffrances accumulées de conditions de vie impossibles, ou bien les idéaux qui provoquent les révolutions ? Qu’est-ce qu’une révolution politique ?

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A. Les prémisses et le changement

    Commençons par déblayer le terrain avec quelques distinctions. On peut toujours jouer le relativisme en disant que « tout dépend de quel côté on se place ». Ce que le pouvoir appellera « désordre inacceptable », « trouble provoqué par des malades drogués », (cf. Libye) le peuple lui l’appellera révolte et révolution. Mais en rester là est très superficiel. C’est dans les choses-mêmes qu’il faut se situer et non dans un parti-pris ou dans l’autre. La difficulté est de bien discerner entre coup d’État, violence, révolte, insurrection, ce qui fait la force de l’événement.

     1) Revenons sur les précédentes leçons. Nous avons vu que pour Camus la révolte porte en elle une exigence de justice. Le révolté dit « Non ! » face à la corruption, le mensonge, la cupidité, l’exploitation etc. il en a assez et demande la justice et l’intégrité. La révolte est d’abord morale avant que d’être politique. Nous avons vu que le révolté qui attend la résolution d’une situation d’injustice n’est pas au service d’un intérêt limité. Il n’est pas porté à engager directement la violence. Par contre lhomme violent demeure dans l’égocentrisme de ses intérêts et impose le rapport de force. Il prendra l’initiative de l’affrontement. Il peut y avoir une expression de la révolte sans violence. Il existe même des stratégies non-violentes très efficaces pour combattre l’injustice. Il est évident que toutes les révolutions commencent par des révoltes, mais une révolte reste limitée à quelques uns et n’a pas l’envergure d’une révolution qui implique tout un peuple. Toutefois, nous pouvons observer que rares ont été dans l’Histoire les révolutions non-violentes. L’exemple de la libération de l’Inde de la tutelle anglaise avec très peu de pertes en vies humaines reste emblématique. Quand le peuple manifeste dans la rue, il y a toujours des casseurs pour se joindre aux émeutes. Le pouvoir en place peut même chercher la provocation pour qu’il y ait des débordements de violences, ce qui justifie l’usage de la force. Mais de toute manière, même s’il n’y avait pas de violence, il y a dans toute révolution des rapports de force. Un point important sur lequel nous pourrons revenir : Camus, prenant appui sur un concept de révolution tiré du communisme marxiste, dit que la révolution trahit la révolte. L’idée intéressante ici c’est que l’idéologie (que l’on marque souvent avec un –isme : nazisme, fascisme, communisme, islamisme etc. ) récupère à son profit le sentiment d’oppression, d’injustice, de frustration d’un peuple et le détourne vers ses propres fins. Donc, au lieu d’autoriser dans la poussée révolutionnaire une libération de l’utopie cherchant ses propres voies, elle planifie selon des buts arrêtés, dans la direction d’un régime qui finit par être autoritaire. A l’inverse, on dira du révolté qu’il sait très bien ce dont il ne veut pas, ce dont il a assez, mais il ne sait pas encore ce qu’il veut. Le révolté se cherche. Dans la révolte, rien n’est planifié, la voie est libre pour la construction d’un monde meilleur qu’il s’agit de créer.

    ---------------Ceci mis à part, disons qu’il faut que la révolte se transforme d’abord en insurrection pour qu’éclate une révolution. Mais là encore, il peut y avoir ambiguïté. Une insurrection peut être seulement la fronde d’un corps institutionnel, d’un parti, d’un  pouvoir social, d’une classe ne recherchant qu’à défendre ses intérêts contre le pouvoir en place. Défendre un corporatisme par la force ce n’est pas conduire une révolution. On parlera d’insurrection des magistrats, de l’armée, des étudiants, des ouvriers, des paysans, etc. mais il faut encore que le mécontentement soit global et que les motivations de la révolte soient très largement partagées de sorte qu’il y ait un vrai soulèvement populaire. Il faut donc dépasser les intérêts de classes. On peut même aller plus loin. Une révolution commence là où un mouvement de révolte de grande ampleur se met en place dans lequel il y a non seulement contestation, mais prise de pouvoir. On dira qu’en 1968 les étudiants sont entrés en insurrection contre le pouvoir, mais le mouvement de grève générale menait le pays vers une révolution. C’est dans les situations insurrectionnelles se répandant comme par contagion, que naissent les révolutions. Quand l’insurrection devient générale, on est au bord de la révolution. Le pouvoir politique doit céder.

    Le mot réforme est employé pour désigner une initiative du pouvoir face à la montée de la contestation et en réponse à celle-ci. Quand la rue manifeste, le gouvernement propose des « réformes ». La réforme est un changement, mais qui reste lent et s’inscrit dans une continuité, sans qu’il y ait une nouvelle orientation. On peut réformer des institutions, mais ce n’est pas du tout la même chose que de mener une révolution ! Un coup d’État aurait certes plus d’audace, mais un coup d’État n’est pas une révolution, c’est une prise du pouvoir par la force. Rien ne garantit que les aspirations d’un peuple soient portées, le risque étant que ceux qui s’emparent du pouvoir, le plus souvent les militaires,  veuillent le conserver pour eux-mêmes et s’installer à demeure. Un coup d’État peut être réactionnaire et donc contre-révolutionnaire. A partir du moment où un peuple ne se reconnaît plus dans le pouvoir politique qui le dirige, s’instaure une situation de résistance. Normalement ce mot désigne un mouvement qui lutte contre un occupant, ou bien contre un gouvernement à la solde d’un occupant. C’est pour cette raison que l’on parle de la Résistance dans les années du gouvernement de Vichy. Cependant, quand le fossé se creuse entre les intérêts du pouvoir, confisqués au bénéfice d’une famille, d’un clan, d’une ethnie, d’une classe d’apparatchiks etc. et le bien de tous, naît un mouvement de révolte qui fait entrer en résistance ceux que l’on appellera des opposants, voire parfois les dissidents. Si une révolution éclate, ils en seront les acteurs de premier plan.

    En résumé, une révolution implique un changement rapide, un soulèvement de masse dans lequel tout un peuple se trouve engagé, mouvement qui a des implications dans le domaine social, culturel, économique et politique, et qui traduit la volonté de liquider un passé et d’ouvrir une ère nouvelle. Sans un changement radical des normes, des valeurs et des principes de gouvernement, nous ne parlerions pas de révolution.

    2) Une révolution marque donc une rupture importante dans le cours de l’Histoire qui brise une continuité qui était auparavant considérée comme normale, en d’autres mots, nous pouvons parler d’un saut révolutionnaire, un peu comme en physique on parle d’un brusque changement d’état d’un système. En nous appuyant cette fois sur l’histoire, nous pouvons, juste par commodité, ajouter quelques distinctions :

    Par révolutions sociales on entend des transformations politiques ayant une portée radicale et un poids de conséquences considérables ayant changé la donne de l’Histoire : telle que la l’abolition de l’esclavage, ou encore le 4 août 1789 l’abolition des privilèges, le droit de vote accordé aux femmes etc. On dira qu’en France les événements de mai 1968 n’ont pas produit de bouleversement dans les institutions, cependant ils ont mené aux accords de Grenelle et provoqué un changement des mentalités. Cette expression « révolution sociale » est souvent généralisée. Rétrospectivement, nous avons tendance à louer certaines décisions politiques en disant par après « … cela a été une véritable révolution sociale ». On l’a dit par exemple à propos de la légalisation de l’IVG ou l’introduction de la pilule.

    Par révolutions communistes on entend historiquement les révolutions inspirées par la doctrine marxiste de la lutte des classes, essentiellement du combat mené par le prolétariat contre la bourgeoisie : victoire du parti communiste en Chine lors de la guerre civile de 1949, révolution Russe de 1917, Révolution cubaine en 1959, etc.

    Par révolutions islamiques on entend les révolutions faisant chuter un régime pour l’instauration d’un État islamique. Telle que la révolution iranienne de 1979 qui a aboutit au renversement de la monarchie du Shah. De même, la prise du pouvoir par les moudjahiddines lors du renversement de la République démocratique d’Afghanistan en 1992, comme celle des talibans en 1996, revendiquent cette appellation.

    Par révolutions libertaires on entend les révolutions qui ont cherché à revenir à un idéal populaire d’autogestion se passant de la tutelle et de la hiérarchie d’un État. Ce sont des idées que l’on rencontre notamment dans l’anarchisme. Les historiens citent en exemple la Commune de Paris en 1871. La révolution de l’Ukraine libertaire de 1918 à 1921, ou la révolution espagnole de 1936-1939.

    Enfin, ce qui fait surtout l’objet de cette leçon, on entend par révolutions politiques, le fait historique marquant dans l’histoire d’une nation, d’une transformation radicale des institutions et du personnel politique, suite à un soulèvement populaire. La Révolution française de 1789-1799 s’est imposée comme référence, car elle a instauré une République dont les principes ont servi de modèle par la suite. Après à la guerre d’indépendance de 1775-1783, la révolution américaine elle aussi s’est imposée comme modèle, car elle a conduit à la formation des États-Unis en tant que nation. Citons encore le florilège poétique de : la révolution de velours en Tchécoslovaquie en 1989, la révolution des œillets au Portugal en 1974, la révolution des roses en Géorgie en 2003, la révolution orange en Ukraine en 2004, la révolution des tulipes au Kirghizstan en 2005, la révolution de safran en Birmanie en 2007 et plus près de nous, la révolution de jasmin en Tunisie. Dans cette même catégorie on peut aussi inclure les guerres d’indépendance, comme la révolution haïtienne de 1791.

B. Lignes de force et mouvement global

    Nous venons de le voir, un coup d'état militaire n’est pas nécessairement le signe d’une révolution. Nous pourrions ajouter que la prise de pouvoir par des petits groupes, les diverses formes de révoltes populaires, paysannes, religieuses, de guérilla urbaine, les moments historiques de déstabilisation du pouvoir politique, les poussées régionalistes,  les révoltes ethniques ne sont pas encore une révolution. Un accès de violence collective n’a pas nécessairement une relation directe, nécessaire (R), ni même obligatoire et avec un changement révolutionnaire. Ce que l’on peut dire en revanche, c’est qu’une fois un point de rupture atteint, les instruments du contrôle social chutent ; on alors voit l'armée, la police, se ranger du côté des insurgés et faire alliance avec le mécontentement populaire. Mais c’est cela qui fait difficulté : en vertu de quoi la conscience collective d’un peuple en vient-elle à s’unifier dans un mouvement révolutionnaire, en sorte qu'elle provoque un renversement des anciennes structures politiques ?

    1) Tout ce que nous avons montré jusqu’à présent nous porterait à répondre: quand se produit un déclic dans la conscience d’un peuple, un éveil, il sort brusquement de l’hypnose de la peur pour revendiquer sa liberté et c’est ce qui génère une énorme vague qui d'un soulèvement populaire fait une révolution. Or dans ces conditions, il est indispensable que l’insurrection populaire s’organise, si elle ne le fait pas, la vague risquera d’être défaite dès qu’elle rencontrera le moindre obstacle. Il faut mettre en place le rapport de force entre un peuple opprimé et ce qu’il faut bien appeler un tyran. Ce qui fait la différence entre l’insurrection et la révolution, c’est un art d’organiser son mouvement afin de la mener jusqu’à son terme, à savoir le renversement du tyran. Et là, nous ne sommes plus du tout dans de la théorie, mais dans une pratique, dans une stratégie de lutte dont nous avons beaucoup d’exemples dans l’Histoire. La lutte implique nécessairement un rapport de force, mais pas nécessairement l’usage de moyens violents. Il faut se rappeler à ce sujet que Gandhi lui-même répète que l’action non-violente est une stratégie de combat.

    Que l’insurrection doivent être reprise en main dans une stratégie efficace est un point qui n’a pas échappé à Marx dans La Révolution et la contre-révolution en Allemagne. « L’insurrection est un art au même titre que la guerre et que d’autre formes d’art. Elle est soumise à certaines règles dont l’omission conduit à sa perte » ceux-là même qui prétendrait la conduire. D’un côté, on peut toujours dire qu’elle est un mouvement chaotique comportant un haut degré d’incertitude. Et c’est vrai, Marx le concède, c’est  « une équation dont les paramètres sont indéterminés au plus haut point et peuvent changer de valeur d’un jour à l’autre ». Selon la théorie du chaos, le point de rupture d’un système d’un état à un autre conserve un caractère imprévisible. Mais d’un autre côté, mener l’insurrection, c’est justement faire en sorte que le chaos insurrectionnel soit organisé, ce qui n’est possible Selon Marx qu’en respectant certaines règles :

    - (1) « Ne jamais jouer à l’insurrection, si l’on n’est pas décidé à la mener jusqu’au bout », ce qui veut dire « affronter toutes les conséquences ». La révolution doit être pleinement assumée en tant que telle, elle ne tolère aucun dilettantisme et elle doit être un élan qui va jusqu’à son terme, à savoir le renversement de l’oppresseur.

    - (2) « Rassembler à tout prix une grande supériorité de forces à l’endroit décisif, au moment décisif, faute de quoi l’ennemi, possédant une meilleure préparation et une meilleure organisation, anéantira les insurgés » : nous citons ici le commentaire de Marx par Lénine le 8 octobre 1917 dans Conseils d’un absent (texte) Marx de son côté disait: « les forces combattantes contre lesquelles il faut agir ont entièrement de leur côté la supériorité de l’organisation, de la discipline et l’autorité traditionnelle ». C’est l’appareil d’État qui devient adversaire tant qu’il est encore du côté du tyran et avec lui, il y a toujours au début la force d’une police et d’une armée. Ce que suggère Marx, c’est qu’il y a des lieux stratégiques du pouvoir qui une fois investi peuvent retourner le rapport de force (la place centrale de la capitale, l’Université, le parlement, la télévision d’État, les journaux etc. De même, il y a des moments opportuns dans lesquels il faut sans hésitation savoir faire jaillir les revendications populaires.

    - (3) « Une fois l’insurrection commencée, il faut alors agir avec la plus grande détermination et passer à l’attaque. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; dans la défensive, il est perdu avant même que de s’être mesuré avec les forces de l’ennemi ». Ce qui implique d’abord que la révolution implique une attitude combattante qui ne doit pas être relâchée tant que son but n’est pas atteint.

    - (4) « Il faut attaquer l’adversaire à l’improviste, alors que ses troupes sont encore dispersées ». Toute insurrection a à ses débuts la faiblesse et la force de la guérilla, la faiblesse qui vient de ce qu’elle n’est pas un corps d’armée ordonné pour la guerre, la force parce que justement elle peut remporter beaucoup par surprise. Nous retrouvons ici ce que nous disions à propos du situationnisme. Il s’agit dans la révolution de construire la situation de sorte que dans l’action révolutionnaire, on passe d’une situation aliénée à une situation dans laquelle se réalise l’élan vivant de la liberté.

    - (5) « Il faut s’efforcer de remporter chaque jour de nouveaux succès, même modestes », l’important étant de « maintenir l’ascendant moral que vous aura valu le premier succès des insurgés ». Chaque statue du tyran qui tombe est un gain appréciable, chaque quartier conquis est une joie supplémentaire au bénéfice moral du peuple en colère. En fait maintenir l’ascendant moral est l’ingrédient le plus fondamental. Tant qu’un peuple a foi dans son destin et qu’il se sait en marche, rien ne peut lui résister. Il a pour lui le nombre d’une population entière face à une milice qui est peu nombreuse. Sitôt que des défections apparaissent dans les autorités, parmi les généraux, dans le corps de police, les petits pas accomplis deviennent de grands progrès. Il ne peut y avoir la moindre place laissée au doute tant que le but n’est pas accompli. Marx termine en rappelant les paroles du plus grand maître de la tactique révolutionnaire, Danton : "de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace".

    2) Ce qui nous pose immédiatement une question : faut-il, à l’image de Danton pour la Révolution Française, qu’il y ait dans toute révolution des leaders ? Est-il indispensable que les aspirations des peuples soient portées par de fortes personnalités ? Peut-il y a voir une révolution sans leaders de la révolution ? Quel est leur rôle ? Une révolution met-elle en avant des personnalités seulement parce qu’elle a besoin de symboles ? N’est-il pas indispensable que la Force qui afflue dans la nation s’incarne dans des caractères bien trempés ? Ceux que l’on appelle les « héros de la révolution » ?  On peut toujours dire que ce sont toujours les hommes qui font l’Histoire, cela va de soi, mais la Force qui conduit les révolutions est supra-individuelle. Il y a de la pertinence dans la théorie hégélienne selon laquelle les héros de l’Histoire ne sont en définitive que des instruments d’un dessein qui les dépasse. Aucun individu n’agit seul et selon ses propres forces, - l’individu isolé, comme l’individualisme sont vides de sens -, mais un homme qui se lève et sent affluer en lui la vigueur de son peuple, en devient le bras, et si nécessaire, le bras armé. Il est prêt pour un coup d’éclat immédiat.

    Ce que Marx a cru, c’est que cette force supra-individuelle pouvait être identifiée avec un ---------------déterminisme économique. La prémisse fondamentale du marxisme a été que l’accumulation des contradictions du capitalisme créait les conditions de la révolution. L’idéologie marxiste embraya alors son discours dans cette voie en prétendant, cette fois sous la condition du temps et du long terme, que la révolution communiste allait donner naissance à une société plus juste et plus solidaire. Mais on change alors de point de vue, la révolution s’inscrit alors dans un projet, celui d’une « classe » historique qui cherche à s’emparer du pouvoir pour asseoir sa domination sur l’ancienne « classe » dominante. Dans cette perspective, les forces économiques comptent davantage que l’élan d’un peuple vers sa liberté. On voit pointer la perspective d’une planification de l’Histoire conforme à une idéologie, avec en prime, dictature du prolétariat, salut dans une cité communiste égalitaire où l’État providence s’occuperait de chacun dans une utopie heureuse. Il est exact de dire que les contradictions du capitalisme précipitent sa déconstruction, mais il faut parler alors d’un phénomène global qui concerne sur toute la planète l’auto-destruction du modèle occidental. C’est différent. Le concept de « classe » dont se sert le marxisme est devenu très vague et historiquement daté. Il était fonctionnel en Allemagne, en Russie dans la lutte menée par le prolétariat contre le capital du temps de Marx, quand existait une conscience collective forte de la masse ouvrière et de la masse paysanne. Mais l’expansion planétaire du consumérisme a provoqué une telle dissolution des repères, que le modèle marxiste est devenu rhétorique et inapplicable. Gramsci l’a très bien compris dans ses Carnets de Prison. Selon lui, c’est en raison de l’hégémonie culturelle du modèle occidental dans l’opinion que la révolution annoncée par Marx ne s’est pas produite. Le capitalisme a su fabriquer le consentement passif des masses et le consentement est devenu l’huile pour lubrifier le moteur du système. Che Guevara sert à vendre des t-shirt. Les slogans révolutionnaires sont recyclé dans la pub. L’oligarchie de l’argent a si bien œuvré, qu’il n’existe en Occident plus d’opposition politique capable de menacer les sphères du pouvoir, alors même que les peuples auraient bien des raisons de se soulever.

    Quand nous parlons de révolution politique, nous avons en vue la situation de peuples qui ont vécu trop longtemps sous le joug de l’oppression et qui soudainement s'éveillent et font éclater leur révolte. La poussée révolutionnaire s’inscrit dans un contexte précis, dans une situation politique où les droits humains sont bafoués. Pour le comprendre, il nous faut donc revenir aux principes énoncés lors de la Révolution française. L’article 35 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 24 juin 1795 affirme très clairement :"quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs." Dans notre contexte actuel, les peuples arabes entendent très bien cette phrase, mais la vulgate du marxisme, ils ne l’écouteraient pas. Et c’est pour la même raison que les voix de l’islamisme se tiennent en retrait. L’article 35 de la Déclaration prolonge celui  du 26 août 1789, qui explique que la résistance à l'oppression est un droit naturel, inaliénable et sacré. Nous avons vu que la vitalité de la démocratie suppose de la part du citoyen tout à la fois une vertu d’obéissance civile et de résistance civile.  Quand la loi est l’expression de la volonté générale, s’y opposer reviendrait pour le Peuple à s’opposer à lui-même, ce qui est absurde. Mais quand la loi est devenue un instrument d’oppression au service d’un pouvoir qui a confisqué au peuple sa souveraineté, il n’est plus d’obéissance qui vaille. La légitimité (R) du pouvoir est perdue. C’est la résistance (texte) qui s’impose et dans ce cas de figure, la désobéissance civile dans un soulèvement populaire est vertu. Dire qu’il s’agit d’un droit naturel signifie que la résistance à l’oppression doit être inscrit au nombre des droits de l’homme fondamentaux, au même rang que par exemple le self governement, le droit d’un peuple à se gouverner lui-même. Le mot inaliénable indique que ce droit ne saurait être ôté, sans qu’aussitôt les hommes perdent leur liberté politique. Le mot sacré indique la transcendance d’une valeur à laquelle nous devrions tenir et qui mérite d’être protégée.

    La conséquence radicale est donc celle-ci : de même qu’un peuple est uni dans l’obéissance civile quand sa volonté est respectée, il est tout aussi uni quand, d’un seul élan, il se soulève contre son oppresseur. Dans l’intervalle, la désunion règne et elle règne parce que tout a été fait de la part du pouvoir afin que le peuple demeure divisé contre lui-même, afin qu’il perde la conscience de son unité en tant que peuple. Dans l’oppression, il n’y a plus de peuple, que comme une masse effrayée, placée sous la tutelle d’un tyran. Et au bout du compte, la vitalité d’un peuple s’épuise dans une longue apathie qui l’a réduit au silence. Elle ne se réveille que dans un sursaut révolutionnaire. Si nous nous devons ramener la révolution à son essence, il faut dire qu’elle est cet intense moment historique dans lequel un peuple prend conscience de lui-même et revendique son autonomie. Le droit de reconquérir sa souveraineté et de reprendre en main son destin. Le droit de se donner à lui-même sa propre loi, au lieu de vivre sous la tutelle d’une loi qui lui serait imposée sans son réel assentiment. Telle est en résumé la lecture à laquelle nous conduit la philosophie politique que l'on rencontrait chez Rousseau et son prolongement chez les révolutionnaires de 1789.

C. L’esprit des révolutions

On a admis parfois que c’est l’exploitation, la misère, l’accroissement des inégalités qui conduisent, par le biais de quelques héros à la chute d’un régime. Que ce soit dix, vingt, trente ou quarante ans d’oppression sous un pouvoir écrasant, c’est toujours trop de toute façon. Mais quand se produit le point de rupture, suivi de la chute de dominos des composantes du pouvoir, ce qui arrive est toujours inédit et c’est un moment d’éveil de la conscience d’un peuple. Qui mérite d’être reçu avec respect. Il est trop facile de dire que les hommes ne se révoltent que parce qu’ils n’ont plus rien à perdre. Quand bien même le processus se heurterait à des difficultés et même si les hommes n’obtiennent pas encore ce qu’ils désirent, ce qui se produit, c’est une ouverture de conscience. Maintenant, si ce processus, par une étrange loi de résonance, se propage dans toute une région du monde, nous devons considérer sérieusement que cette vague de transformation est là pour emporter le mouvement de l’Histoire, bien au-delà simplement de l’épopée d’une seule nation.

1) Et puis, nous devons nous débarrasser des attentes fébriles et immédiates. S. Aurobindo dans le recueil S. Aurobindo et l’Avenir de la Révolution française n’y va pas par quatre chemins : « Il ne faut ni s’alarmer, ni se décourager lorsque des événements violents, des choses terribles surviennent… C’est en se soumettant patiemment au marteau et au ciseau que le bloc de pierre se voit transformé en cette sculpture qui va charmer le regard et ravir l’âme. Mais s’il était sensible, il nous dirait sans doute que sa métamorphose lui a coûté très cher. Telle est la loi inexorable de la Nature. Et à notre connaissance, elle ne s’est jamais laissée fléchir sur ce point». La révolution n’est pas un jeu vidéo hors du réel, mais un bouleversement du réel. Aurobindo insiste encore : « Cet heureux pays qu’est la France, nous le savons, ne fit pourtant pas ses premiers pas vers le progrès grâce à quelque expansion décente et méthodique, mais bien par une purification par le sang et le feu. Ce ne fut pas une assemblée de citoyens respectables, mais l’immense prolétariat ignorant qui, émergeant à peine d’une apathie prolongée, liquida en cinq années terribles l’oppression accumulée de treize siècles ». (Pour le détail, voir L’Idéal de l’Unité humaine dont sont tirés ces extraits). La grandeur de la Révolution française ne réside pas dans ce qu’elle accomplit, mais dans ce qu’elle pensa et qu’elle fut. Son action fut surtout destructrice. Elle prépara beaucoup, elle ne fonda rien. Même l’activité constructive de Napoléon ne fit que bâtir un gîte à mi-chemin où les idées de 1789 pouvaient se reposer jusqu’à ce que le monde fût prêt à mieux les comprendre et à les réaliser pleinement".

Soyons donc aussi indulgents dans nos jugements sur les révolutions actuelles, que nous pouvons être fiers à l’égard des révolutions passées. Elles ont leur beauté et leur grandeur, elles sont porteuses d'immenses potentiels. Tout ce que nous souhaitons, c’est que par-delà le bouillonnement des violences, elles ne s’enferment dans aucune rigidité, qu'elles ne s’inscrivent pas de manière durable dans un nouvel « isme ». Il faut tenir compte du fait « de l’impuissance d’aucun « isme » à exprimer la vérité de l’Esprit qui dépasse tous les compartimentages» ; de la Révolution française, Aurobindo dit encore un peu plus loin, qu’elle fut « la manifestation de Zeitgeist, l’Esprit du Temps». C'est la clé. Le noeud chaotique d'une révolution est un moment exalté, parfois furieux, mais déterminé de l'esprit du temps. La détermination révolutionnaire est la résolution d’abolir une forme pour en laisser apparaître une nouvelle. Toute grande création passe par la destruction d’une forme antérieure. Une vague nouvelle ne se forme que dans un creux. Ce qui est frappant dans les révolutions arabes, c’est ce besoin impérieux, urgent, de se débarrasser de la vieille structure de pouvoir dont on ne veut plus. Impossible dans ce cas de se contenter d’une vague réforme. Changer un ministre ou deux, cela ne suffit pas. C’est tout le système de corruption du pouvoir qui doit disparaître. Celui qui est à sa tête et toute sa clique. La forme ancienne est vouée à disparaître de la scène. La révolution ne peut se contenter d’expédients, elle appelle du sang neuf pour une vraie régénération. L’Esprit à l’œuvre dans le temps ne saurait se contenter de reproduire ce qui a été à l’identique.

Une révolution surprend toujours quand elle éclate ; elle porte en elle l’inédit et  l’imprévisible de ce qu’elle fait advenir. Les Occidentaux, qui ont vu au Maghreb l’incroyable succession de révolutions que personne n’aurait jamais cru possible, ont été un peu vite en disant que les soulèvements arabes étaient une revendication de la démocratie. C’est vrai en un sens, mais pas suffisant. C’est vrai parce que le mot démocratie, même si sa réalité actuelle est imparfaite, garde en lui la vitalité de l’utopie. Quand la ferveur monte, avec la libération des vieilles structures, on se sert des mots qui sont le plus susceptibles de traduire un élan et une aspiration. Et le mot démocratie est de ceux-là. Mais la vérité, c’est que quelque chose de plus vaste s’est produit dans cette vague révolutionnaire qui a affecté plusieurs pays simultanément et tend à se répandre. Nous ne voyons pas la portée de ce qui est en train de se produire. Or il se trouve que l’écho en a été perçu jusqu’en Russie et en Chine. Cette vague de transformation ne laisse rien en place. Elle va très probablement affecter de loin en loin, comme une onde de ---------------choc, l’ensemble de l’humanité. Si nous étions attentifs à ce qui a ce qui frémit en nous à ce moment précis de l’Histoire, nous verrions que notre sympathie spontanée, note joie de voir les peuples arabes se libérer en se lançant dans la tourmente révolutionnaire, fait vibrer une corde sensible en tout être humain. Quand une servitude tombe, quelque part, c’est l’humanité tout entière qui se réjouit. Il n’y a pas de séparation entre les peuples, ni de frontières réelles entre les lieux différents sur Terre. L’idée que des événements puissent se produire en un point, comme dans une chambre isolée de laboratoire, sans affecter le monde dans son ensemble, est une lubie scientifique. L’humanité est une et la Terre est une entité à part entière. Pour parler le langage de Raymond Ruyer, les séparations qui érigées dans l’extériorité sur le plan de l’observable n’existent pas sur le plan du participable.

Et le participable, c’est aussi le fait que nous vivons au sein d’une humanité dont la conscience est en devenir. La vie, en tous les foyers de conscience où elle s’éprouve elle-même, n’est pas séparable et elle n’est pas séparable non plus dans le mouvement de sa manifestation temporelle.

Continuons. En dépit de la maturation des idées depuis la Révolution française, des « trois idées-sœurs : liberté, égalité, fraternité… Aucune n’a été réellement conquise en dépit de tout le progrès accompli. La liberté, tant proclamée comme essentielle au progrès moderne, n’est qu’une liberté extérieure, mécanique et irréelle. L’égalité, tant recherchée et pour laquelle on s’est tant battu, est, elle aussi, extérieure et mécanique, et finalement elle se révélera irréelle. Quand à la fraternité, elle n’est même pas considérée comme un principe applicable d’organisation de la vie, et ce que l’on propose à sa place, est un principe extérieur et mécanique d’association égale, ou, au mieux, une camaraderie de travail ». Nous n’avons pas encore compris ce que ces principes signifieraient dans une société qui leur donnerait leur véritable dimension spirituelle. Dans L’Idéal de l’Unité humaine, S. Aurobindo dit encore : « L’intellect et les sentiments sont seulement des instruments de l’être, et ils peuvent être ou bien des instruments de la forme extérieure et inférieure, ou bien des instruments de l’homme supérieur et intérieur : des serviteurs de l’ego ou des transmetteurs de l’âme ». Ce sont les aspirations de l’âme qui font pression pour que l’homme se recrée dans l’idée la plus haute qu’il puisse se forger de lui-même. Mais la radicalité ici, c’est que cela suppose nécessairement « un changement de la nature intérieure de l’homme et de sa manière de vivre ».

Ainsi, « La liberté, l’égalité, la fraternité sont trois divinités de l’âme ; elles ne peuvent se réaliser par les mécanismes extérieurs de la société, ni par l’homme tant qu’il vit seulement dans l’ego individuel et dans celui de la communauté. Quand l’ego réclame sa liberté, il arrive à un individualisme compétitif. Quand il revendique légalité, il arrive d’abord au conflit, puis tente de fermer les yeux sur les variations de la Nature et ne connaît d’autre moyen que de bâtir une société artificielle et mécanique. Une société qui cherche la liberté comme idéal, est incapable d’arriver à l’égalité ; une société qui cherche l’égalité sera obligée de sacrifier la liberté. Et parler de fraternité à l’ego, c’est parler d’une chose contraire à sa nature. Tout ce qu’il connaît, c’est une association à la poursuite de fins égoïstes communes ; tout ce qu’il est capable de réaliser, c’est une organisation plus rigoureuse afin de répartir également le travail, la production, la consommation et les plaisirs ». Bref, tant que l’on en reste à une conscience égocentrique, la fraternité, c’est au mieux la convivialité du supermarché. Ce qui n’a rien à voir avec la fraternité humaine.

« Et pourtant, la fraternité est la vraie clef ». « L’union de la liberté et de l’égalité ne peut s’accomplir que par le pouvoir de la fraternité humaine ; elle ne peut se fonder sur rien d‘autre. Mais la fraternité n’existe que dans l’âme et par l’âme ; elle ne peut exister par rien d‘autre ». Contrairement à ce que croient les idéologues, la fraternité dont l’humanité a besoin dans l’urgence extrême où elle est placée, « n’est pas affaire de parenté physique ni d’association vitale ni d’accord intellectuel ». Et nous arrivons à un point dans le texte où les mots pourraient être mal compris. Ce que l’âme cherche, c’est la réalisation de sa divinité intérieure. Le divin dont parle Aurobindo n’est pas on ne sait quel projection imaginaire d’une religion établie, mais la forme de conscience de soi la plus élevée. « Quand l’âme réclame la liberté, c’est la liberté de développer le divin dans l’homme et dans tout son être. Quand elle réclame l’égalité, ce qu’elle veut, c’est cette même liberté également pour tous, et la reconnaissance d’une même âme, une même divinité dans tous les êtres humains. Quand elle cherche la fraternité, elle fonde cette égale liberté de développement sur un but commun, une vie commune, une unité de pensée et de sentiment, elle-même fondée sur la reconnaissance de l’unité spirituelle intérieure ».

 2) Il faut se rappeler que ce texte a été écrit par un révolutionnaire activement engagé dans la libération de l’Inde et qui a fait ses découvertes les plus radicales en prison, en 1908-1909, pour ses activités indépendantistes. Il y a une totale cohérence entre ce qui est dit ici et l’action révolutionnaire. Le point de convergence. La prise de conscience révolutionnaire va depuis l’action révolutionnaire à la révolution de l’esprit, qui est précisément l’esprit de toutes les révolutions. Esprit méconnu certes ; mal compris plus encore ; mais sans ce Feu intérieur, nous ne verrions dans l’homme que cendre, sans reconnaître sa flamme. Et pourtant cette flamme court dans l’Histoire et elle brûle toutes les constructions éphémères pour en bâtir de nouvelles. Elle dissout les formes et donne l’énergie pour les recréer. L’Univers est en constante création et décréation et le monde humain n’échappe pas à sa loi. Aurobindo, en admirateur fervent de la Révolution française, l’a entièrement relue en terme spirituels. Pendant la seconde guerre mondiale, il suivait avec une attention totale les avancées sur les cartes de l’armée allemande, en exigeant le point d’arrêt. Il n’hésiterait pas un seul instant aujourd’hui avec la même intensité à suivre le Feu de l’Esprit dans les pays du Maghreb. Dans son langage, la shakti, la Force, ce qui veut dire la puissance de la manifestation de ce qui est. Dans son jaillissement, sa splendeur, sa férocité et son audace. Sans dissimuler quoi que ce soit : la création, la conservation, comme la destruction. Dans le bouleversement cyclique du temps, sans l’obsession linéaire du progrès. Avec l’urgence, le risque et l’aventure, avec l’incertitude,  le jeu périlleux et la danse cosmique du changement.

Ôtons la poussière qui nous cache la vue avec ces représentations étriquées qui réduisent les révolutions à quelques uns des facteurs qui auraient pu les faire naître. Le surgissement révolutionnaire n’est pas téléguidé par une idéologie. On nous avait déjà assommé pendant longtemps avec l’idée d’une dualité insurmontable entre l’est et de l’ouest, jusqu’au moment où le mur de Berlin s’est effondré. Et on s’y est remis avec la dualité insurmontable entre monde occidental démocratique et monde islamique. Jusqu’à ce que la révolution de Jasmin éclate en Tunisie et se propage, nous montrant des peuples qui demandant fièrement plus de liberté, d’autonomie et de démocratie. Nos dualismes idéologiques explosent toujours à un moment ou un autre, parce que les aspirations humaines sur le plan spirituel sont partout les mêmes et que les divisions n’existent que sous le crâne des théoriciens. L’ironie cynique de l’affaire, c’est que c’est justement cette représentation duelle qui, en renforçant la peur de l’islamisme dans l’esprit des politiques, leur a permis de soutenir des régimes autoritaires… complètement opposés aux aspirations démocratiques. Et il se pourrait bien que cette farce montée de toutes pièces, soit une construction mentale à destination de l’opinion et un paravent pour cacher des enjeux plus importants…  comme la sécurisation de l’approvisionnement en pétrole au Moyen-Orient.

 De même, il est inexact de penser qu’une révolution s’inscrit de manière linéaire dans des conditions économiques déterminées. Ce n’est pas vraiment la pesanteur lourde des traditions, l’empire des clans, la misère, la pauvreté qui suscitent les révolutions. C’est le besoin de liberté qui, après un oubli dans le long couloir du temps, renaît dans la conscience d’un peuple. Quand les jeunes générations, en manifestant, sortent tout un peuple de la somnolence, quand elles exigent plus de justice sociale, une participation à la vie politique, la fin des régimes de faveurs, des privilèges organisés, une distribution équitable des richesses, elles incarnent avant tout un éveil. Mais après tout, les systèmes politiques sont partout si bien verrouillés qu’ils auraient encore pu maintenir indéfiniment la misère et la servitude. Écoutons Tocqueville sur la liberté : « certains peuples la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu'elle leur donne que ceux-ci aiment alors en elle ; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si nécessaire, qu'aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu'ils se consolent de tout en la goûtant. D'autres se fatiguent d'elle au milieu de leurs prospérités ils se la laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre par un effort ce même bien-être qu'ils lui doivent. Que manque-t-il à ceux-là pour rester libres ? Quoi ? Le goût même de l'être”.

La fin du passage est importante. Une adresse au monde occidental qui aurait bien tort de se croire à l’abri des révolutions parce qu’il serait libre. Soi-disant. De quelle liberté ? On connaît la thèse de Francis Fukuyama, pour qui la démocratie, c’est le régime du chien bien nourri qui reste tranquillement sur le pas de la porte, qui ne se révolte plus parce que sa gamelle est remplie régulièrement. Ajoutons : du coup il en oublie le goût de la liberté. Le consumérisme ambiant, c’est un régime de la somnolence grassouillette, qui nous fait oublier que nous sommes libres. Une sieste ludique, névrotique, virtuelle, « au milieu de la prospérité », dont on pourrait bien être tiré brutalement s’il advenait des temps bien plus difficiles. Mais cela pourrait aussi vouloir dire que, dégoûté de vivre dans un monde fictif, coupé de la nature, irresponsable et infantile, nous pourrions décider de tenter une liberté plus vraie. Cette seule prise de conscience pourrait nous ouvrir les yeux. Le monde dans lequel nous vivons en Occident est en vérité, dans les conditions de vie qu’il offre, extrêmement inégalitaire, oppressant, conflictuel ; il est aussi très sclérosé dans de vieilles structures de pouvoir dont plus personne ne veut. A part ceux qui en profitent. C’est un monde en crise, pas un voilier sous le vent, mais un bateau à la dérive qui fait eau de toutes parts. C’est un monde en déconstruction ; et si une révolution éclatait, elle ne ferait que précipiter un peu plus son effondrement. C’est tout. La crise que nous traversons appelle les révoltes. Et nous savons qu’entre révolte et révolution, le pas est vite franchi.

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    Pour paraphraser Nietzsche, bien des aurores sont encore à naître et dans le même sens, bien des révolutions sont encore à accomplir. Une vie humaine n’est créative qu’en étant révolutionnaire, c’est-à-dire qu’en se recréant à chaque instant. Elle ne l’est plus quand elle ne fait que se perpétuer mécaniquement dans une forme. Et toute forme est vouée à s’acheminer vers sa fin. Ce n’est pas la révolution permanente à la Trotski et qui consistait à répéter partout dans le monde le modèle bolchevique. Non, c’est cette révolution de l’intelligence et du cœur dont parle Krishnamurti dans Tradition et Révolution. Et la révolution de l’intelligence et du cœur implique une révolution dans la conscience humaine qui, en même temps qu’une révolution politique, sera simultanément une révolution écologique. Mais c’est une autre histoire que nous n’avons pas à traiter ici.

    On ne se débarrasse pas si facilement de l’idée même de révolution. Surtout quand on croit pouvoir la consigner sagement dans les annales de l’Histoire, dans un passé plus ou moins lointain. Si le temps est un processus en constante transformation, la révolution politique, elle, est en plus un processus par lequel un peuple prend en main les rênes du temps – qu’il n’aurait jamais dû lâcher, ou confier à un écuyer cynique.

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Questions:

1. En quoi une révolution "idéologique" pourrait-elle se distinguer d'une véritable révolution politique?

2. Quelles sont les forces qui sont en jeu dans le mouvement contre-révolutionnaire?

3. Le temps joue-il contre ou pour la révolution?

4. Les marxistes disent qu'il ne saurait y avoir de révolution sans théorie révolutionnaire, que faut-il en penser?

5. Vouloir planifier idéologiquement une révolution, n'est-ce pas par avance justifier des massacres pour la bonne cause?

6. Qu'est-ce qui dans nos démocraties actuelles justifierait le déclanchement d'une révolution populaire?

7. Peut-il avoir de véritable changement sans révolution?

 

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     © Philosophie et spiritualité, 2011, Serge Carfantan,
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