Nous avons vu précédemment que la vue et l’ouïe et étaient les deux seuls sens retenus par l’esthétique. Plotin au début de son Traité du Beau, dit qu’il ne nous est possible de parler de beauté seulement à l’égard de ce qui est par exemple vu dans la peinture, ou de ce qui est entendu dans la musique. Et encore, l’esthétique classique ne laisse que très peu de place à la musique, elle est surtout axée sur le sens de la vue. Il en est ainsi en raison du privilège de la représentation. C’est en effet dans l’espace visible que se constitue la conscience d’objet et si le support de l’ouïe est important, c’est surtout par ce que le son est le véhicule le support du concept. Seulement, à partir du moment où c’est la pensée qui a l’initiative de la perception, la sensation est seconde et la sensibilité est faible.
Le toucher, le goût et l’odorat sont des sens moins intellectualisés et plus sensuels, mais qui restent assez négligés chez l’être humain. Parler d’une relative infirmité humaine à ce niveau n’est pas exagéré. Nous faisions précédemment une comparaison avec l’univers olfactif du chien. Il nous est difficile d’imaginer ce que pourrait être une relation au monde qui est fondée à 80% sur l’odorat.
Ce qui est certain, c’est que l’approfondissement du sens du toucher, du goût et l’odorat produirait une transformation profonde dans notre appréhension ce qui est. Il est aussi hors de doute que notre mode de vie à l’occidentale nous porte aussi à surintellectualiser nos sensations, ce qui les stérilise. L’art de vivre présent dans bien des cultures traditionnelles témoigne souvent d’un raffinement des sens dit « non esthétiques ». Nous avons certainement à gagner à renouer avec une forme de sensualité que nous avons négligé. Est-il possible d’éveiller nos cinq sens ? Quelle est la spécificité ou la profondeur de chacun d’entre eux ?
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Dans l'ancienne science védique, chacun des cinq sens cf. Arthur Avalon (texte) était associé à l’un des cinq Éléments de la Nature. L’ouïe est en relation avec l’akasha, ce que l’on traduit approximativement par l’Éther. L’akasha est l’élément le plus subtil, porteur de l’information et de la mémoire dans la forme du son. Le sens de l’ouie est intimement lié à l’idéation et à la Manifestation du monde phénoménal comme vibration primordiale.
---------------1) Le son existe sous différentes formes : a) des bruits variés qui nous entourent et de la musique dépourvu de signification ou b) dans la parole en association avec l’élément du langage, le concept porteur d’une signification. L’activité mentale s’éveille, se déploie et s’agite même dans la pensée conceptuelle ; tandis que le simple son, comme musique ou comme bruit naturel, a plutôt tendance à réduire notre activité mentale. La sensibilité et la sensualité de l’ouïe résident dans cette vibration antérieure à la pensée conceptuelle. Nous savons bien que notre esprit n’est pas du tout sur le même registre quand il chevauche des pensées ou quand il est dans l’écoute. L’écoute est plus sensible et elle défait l’identification, la pensée est plus intellectuelle et elle implique souvent une forte identification. La signification est communément ce qui nous semble sérieux et digne d’occuper notre esprit dans notre monologue intérieur. D’où la honte évoquée par Saint Augustin dans Les Confessions : « il m’arrive d’être ému du chant que des paroles chantées, j’avoue que mon péché mérite pénitence, et alors je préfèrerais ne pas entendre de chants ». Dans le livre X il se met en recherche de la concupiscence présente dans les cinq sens, le péché de la jouissance charnelle. Ici pour ne pas céder aux charmes de la musique, il faut surtout porter attention aux paroles des Cantiques. Quand la musique se fait lascive, envoûtante, elle entraîne l’âme dans la direction du péché. Platon condamnait certains modes musicaux pas assez virils. Augustin réprouve ce que la musique contient de sensualité.
Maintenant, cela ne veut pas dire que le son, détaché du mot qui nous sert à étiqueter, à nommer, n’ai en lui aucune valeur d’intelligence. Il en a parce qu’il existe une intelligence perceptive. Elle se manifeste dans la disponibilité par laquelle la conscience se fait réceptive. Ce qui est différent de la compulsion continuelle qui nous porte à moudre des pensées pour juger, coller sur les objets des étiquettes mentales, à projeter des concepts. Il existe une puissance immanente du son, qui condense sa valeur vibratoire d’énergie et d’intelligence, elle parcourt toute une gamme de sonorités ; et il existe de la même manière des degrés, une ouïe grossière qui n’est interpellée que par le bruit sous une forme agressive et une ouïe subtile ouverte à des niveaux très fins du son, jusqu’à écouter dans les espaces, de silence entre les pensées. Affiner l’ouïe c’est découvrir que l’univers tout entier est murmure et vibration. C’est aussi découvrir la profondeur du silence de l’esprit. En effet, un esprit qui n’est pas intérieurement silencieux ne peut pas écouter. Il n’entend que son propre bruit. (texte) Il ne peut se mettre aux aguets et pressentir un mouvement, une respiration et les milles petits bourdonnements de la Nature. Il ne peut pas écouter une voix dans ses tremblements et recueillir ce qu’elle ne peut confier à la parole. Il ne peut pas non plus être attentif à l’activité de son esprit et encore moins être conscient des Idées. Par conséquent, il est facilement piégé par ses propres pensées, car il n’y a pas autour un espace de silence. Tant qu’il n’y a pas d’espace silencieux en nous, il ne peut pas y avoir d’intelligence lucide. Écouter, (texte) c’est ouvrir un espace à ce qui est et le laisser vacant. Écouter, c’est autoriser l’entrée en scène de ce qui advient, sans faire barrage, sans vouloir par avance contrôler, sans chercher à fuir ce qui est. C’est-à-dire sans être obnubilé par ce que nous sommes en train de dire ou de penser. L’écoute fait de l’observation une méditation vivante (texte) en donnant à la conscience une profondeur qu’elle n’aurait pas sans cela. L’écoute permet qu’affleure en permanence la Conscience qui est en toile de fond de toute expérience.
Ce n’est certes pas l’expérience de la conscience habituelle dans laquelle nous sommes bien trop préoccupés par nos pensées pour écouter. Dans cet état, pour reprendre Ravaisson : l’ouïe n’est « plus l’instrument simple d’une réceptivité immédiate ». « Le son n’est plus uniquement une sensation, mais un objet de perception distincte ». Et c’est en réalité la pensée qui produit la transformation qui « d’une sensation inexplicable, en un objet distinct d’imagination et de conception, en une idée qui a ses parties, qui peut être décomposée et recomposée, expliquée et enseignée ». Ce que nous appelons notre état de veille est précisément cette condition dans laquelle la sensation est noyée dans la trajectoire intentionnelle de la pensée et ses motivations. Cela n’a rien à voir avec le feeling immanent à la sensation qui, dans le moment présent, laisserait s’épanouir le son et le monde sonore.
2) Bergson disait (texte) que chez l’artiste la Nature a oublié d’attacher un des sens aux préoccupation pratiques, de sorte que l’artiste conserve un rapport virginal à ce qui est, une innocence perceptive qui est ce qui le rend sensible et fait précisément de lui un artiste. En fait cette soi-disant « préoccupation pratique » n’est rien d’autre pour la plupart des hommes qu’une activité mentale compulsive. C’est elle qui crée ce voile dont parle Bergson, le voile tissé entre nous et la réalité, ce voile qui fait que nous ne percevons que de manière distraite et en rapport avec notre intérêt intellectuel. La conscience n’est vulnérable et réceptive qu’à cette seule condition que prenne fin pour un temps le bavardage habituel de l’esprit et que s’ouvre l’espace de l’écoute.
Un musicien n’est pas une personne douée d’on ne sait quel talent extraordinaire, c’est d’abord un être sensible à l’univers des sons, plus sensible que la plupart du commun des mortels. Dans un domaine particulier des cinq sens il a conservé un certain degré de présence. Dans les autres il peut être aussi insensible que la plupart des hommes. Mais dans le royaume de l’ouïe a conservé un degré de liberté, car il sait écouter. Ce qui n’implique, encore une fois, aucun effort intellectuel de sa part, mais une simple ouverture. C’est pour cette raison qu’un musicien est le premier à savoir apprécier les qualités esthétiques d’une œuvre musicale. Ce n’est pas parce qu’il aurait emmagasiné tout un tas de concepts dans son esprit qui lui permettraient de juger, de classer, de définir. Non, il peut dé-couvrir par lui-même ce qui est présent dans la richesse harmonique de la musique, car il garde ouvert le domaine de l’expérience du son. Nous ne pouvons dé-couvrir qu’en enlevant ce qui couvre et ce qui couvre la sensibilité musicale, c’est la lourde chape de nos préconceptions, de notre savoir, du savoir de l’intellect qui tend à pré-juger de ce qui est senti, c’est-à-dire de ne pas sentir vraiment. Ainsi, dans un monde tel que le nôtre qui est très envahi par des nuisances sonores, dans lequel on ne peut pénétrer dans un café sans être agressé par
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Questions :
1. En quel sens pourrions-nous parler d’une véritable esthétique du goût ?
2. S’il est possible de parler d’une esthétique du goût, est-elle seulement culturelle ?
3. Comment comprenez-vous cette affirmation d’un auteur contemporain selon laquelle l’éveil est plus près des sens que de la pensée ?
4. Selon la tradition indienne, il existe une ouïe, un toucher, une vue, un goût et un odorat subtil (cf. les Yoga-sutras de Patanjali). Comment le comprenez-vous
5. Quelle relation y a-t-il entre la présence et l’expérience des sens ?
6. Comment expliquer la prédominance de la vue chez l’homme ?
7. Pourquoi le son est-il associé la Manifestation de l’univers ?
© Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan.
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