Nous avons vu précédemment que la vue et l’ouïe et étaient les deux seuls sens retenus par l’esthétique. Plotin au début de son Traité du Beau, dit qu’il ne nous est possible de parler de beauté seulement à l’égard de ce qui est par exemple vu dans la peinture, ou de ce qui est entendu dans la musique. Et encore, l’esthétique classique ne laisse que très peu de place à la musique, elle est surtout axée sur le sens de la vue. Il en est ainsi en raison du privilège de la représentation. C’est en effet dans l’espace visible que se constitue la conscience d’objet et si le support de l’ouïe est important, c’est surtout par ce que le son est le véhicule le support du concept. Seulement, à partir du moment où c’est la pensée qui a l’initiative de la perception, la sensation est seconde et la sensibilité est faible.
Le toucher, le goût et l’odorat sont des sens moins intellectualisés et plus sensuels, mais qui restent assez négligés chez l’être humain. Parler d’une relative infirmité humaine à ce niveau n’est pas exagéré. Nous faisions précédemment une comparaison avec l’univers olfactif du chien. Il nous est difficile d’imaginer ce que pourrait être une relation au monde qui est fondée à 80% sur l’odorat.
Ce qui est certain, c’est que l’approfondissement du sens du toucher, du goût et l’odorat produirait une transformation profonde dans notre appréhension ce qui est. Il est aussi hors de doute que notre mode de vie à l’occidentale nous porte aussi à surintellectualiser nos sensations, ce qui les stérilise. L’art de vivre présent dans bien des cultures traditionnelles témoigne souvent d’un raffinement des sens dit « non esthétiques ». Nous avons certainement à gagner à renouer avec une forme de sensualité que nous avons négligé. Est-il possible d’éveiller nos cinq sens ? Quelle est la spécificité ou la profondeur de chacun d’entre eux ?
* *
*
Dans l'ancienne science védique, chacun des cinq sens cf. Arthur Avalon (texte) était associé à l’un des cinq Éléments de la Nature. L’ouïe est en relation avec l’akasha, ce que l’on traduit approximativement par l’Éther. L’akasha est l’élément le plus subtil, porteur de l’information et de la mémoire dans la forme du son. Le sens de l’ouie est intimement lié à l’idéation et à la Manifestation du monde phénoménal comme vibration primordiale.
---------------1)
Le son existe sous différentes formes : a) des bruits variés qui nous
entourent et de la musique dépourvu de signification ou b) dans la parole en
association avec l’élément du langage, le concept porteur d’une
signification.
L’activité mentale s’éveille, se déploie et s’agite même dans la
pensée
conceptuelle ; tandis que le simple son, comme musique ou comme bruit naturel,
a plutôt tendance à réduire notre activité mentale. La
sensibilité et la
sensualité de l’ouïe résident dans cette vibration antérieure à la pensée
conceptuelle. Nous savons bien que notre esprit n’est pas du tout sur le même
registre quand il chevauche des pensées ou quand il est dans l’écoute.
L’écoute est plus sensible et elle défait l’identification, la
pensée est plus
intellectuelle et elle implique souvent une forte identification. La
signification est
communément ce qui nous semble sérieux et digne d’occuper notre
esprit dans notre
monologue intérieur. D’où la
honte évoquée par Saint Augustin dans Les Confessions : « il m’arrive
d’être ému du chant que des paroles chantées, j’avoue que mon péché mérite
pénitence, et alors je préfèrerais ne pas entendre de chants ». Dans le livre X
il se met en recherche de la concupiscence présente dans les cinq sens, le péché
de la jouissance charnelle. Ici pour ne pas céder aux
charmes de la musique, il
faut surtout porter attention aux paroles des Cantiques. Quand la musique se
fait lascive, envoûtante, elle entraîne l’âme dans la direction du
péché. Platon
condamnait certains modes musicaux pas assez virils. Augustin réprouve ce que la
musique contient de sensualité.
Maintenant, cela ne veut pas dire que le son, détaché du mot qui nous sert à
étiqueter, à nommer, n’ai en lui aucune valeur d’intelligence.
Il en a parce qu’il existe une intelligence
perceptive. Elle se manifeste dans la disponibilité par laquelle la
conscience se fait réceptive. Ce qui est différent de la
compulsion continuelle
qui nous porte à moudre des pensées pour juger, coller sur les objets des
étiquettes mentales, à projeter des concepts. Il existe une puissance
immanente du son, qui condense sa valeur
vibratoire d’énergie et d’intelligence,
elle parcourt toute une gamme de sonorités ; et il existe de la même manière des
degrés, une ouïe grossière qui n’est interpellée que par le bruit sous une forme
agressive et une ouïe subtile ouverte à des niveaux très fins du son, jusqu’à
écouter dans les espaces, de silence entre les pensées. Affiner l’ouïe c’est
découvrir que l’univers tout entier est murmure et vibration. C’est aussi
découvrir la profondeur du silence de l’esprit. En effet, un esprit qui
n’est pas intérieurement silencieux ne peut pas écouter. Il n’entend que son
propre bruit. (texte) Il ne peut se mettre aux aguets et pressentir un mouvement, une
respiration et les milles petits bourdonnements de la
Nature. Il ne peut pas
écouter une voix dans ses tremblements et recueillir ce qu’elle ne peut confier
à la parole. Il ne peut pas non plus être attentif à l’activité de son esprit et
encore moins être conscient des Idées. Par conséquent, il est facilement piégé
par ses propres pensées, car il n’y a pas autour un espace de silence. Tant
qu’il n’y a pas d’espace silencieux en nous, il ne peut pas y avoir
d’intelligence lucide. Écouter, (texte) c’est ouvrir un espace à ce qui est et le
laisser vacant. Écouter, c’est autoriser l’entrée en scène de ce qui advient,
sans faire barrage, sans vouloir par avance contrôler, sans chercher à fuir ce
qui est. C’est-à-dire sans être obnubilé par ce que nous sommes en train de dire
ou de penser. L’écoute fait de l’observation
une méditation vivante (texte)
en donnant à
la conscience une profondeur qu’elle n’aurait pas sans cela. L’écoute permet
qu’affleure en permanence la Conscience qui est en toile de fond de toute
expérience.
Ce n’est certes pas l’expérience de la conscience habituelle dans laquelle nous sommes bien trop préoccupés par nos pensées pour écouter. Dans cet état, pour reprendre Ravaisson : l’ouïe n’est « plus l’instrument simple d’une réceptivité immédiate ». « Le son n’est plus uniquement une sensation, mais un objet de perception distincte ». Et c’est en réalité la pensée qui produit la transformation qui « d’une sensation inexplicable, en un objet distinct d’imagination et de conception, en une idée qui a ses parties, qui peut être décomposée et recomposée, expliquée et enseignée ». Ce que nous appelons notre état de veille est précisément cette condition dans laquelle la sensation est noyée dans la trajectoire intentionnelle de la pensée et ses motivations. Cela n’a rien à voir avec le feeling immanent à la sensation qui, dans le moment présent, laisserait s’épanouir le son et le monde sonore.
2) Bergson disait (texte) que chez l’artiste la Nature a oublié d’attacher un des sens aux préoccupation pratiques, de sorte que l’artiste conserve un rapport virginal à ce qui est, une innocence perceptive qui est ce qui le rend sensible et fait précisément de lui un artiste. En fait cette soi-disant « préoccupation pratique » n’est rien d’autre pour la plupart des hommes qu’une activité mentale compulsive. C’est elle qui crée ce voile dont parle Bergson, le voile tissé entre nous et la réalité, ce voile qui fait que nous ne percevons que de manière distraite et en rapport avec notre intérêt intellectuel. La conscience n’est vulnérable et réceptive qu’à cette seule condition que prenne fin pour un temps le bavardage habituel de l’esprit et que s’ouvre l’espace de l’écoute.
Un musicien n’est pas une personne douée d’on ne sait quel talent extraordinaire, c’est d’abord un être sensible à l’univers des sons, plus sensible que la plupart du commun des mortels. Dans un domaine particulier des cinq sens il a conservé un certain degré de présence. Dans les autres il peut être aussi insensible que la plupart des hommes. Mais dans le royaume de l’ouïe a conservé un degré de liberté, car il sait écouter. Ce qui n’implique, encore une fois, aucun effort intellectuel de sa part, mais une simple ouverture. C’est pour cette raison qu’un musicien est le premier à savoir apprécier les qualités esthétiques d’une œuvre musicale. Ce n’est pas parce qu’il aurait emmagasiné tout un tas de concepts dans son esprit qui lui permettraient de juger, de classer, de définir. Non, il peut dé-couvrir par lui-même ce qui est présent dans la richesse harmonique de la musique, car il garde ouvert le domaine de l’expérience du son. Nous ne pouvons dé-couvrir qu’en enlevant ce qui couvre et ce qui couvre la sensibilité musicale, c’est la lourde chape de nos préconceptions, de notre savoir, du savoir de l’intellect qui tend à pré-juger de ce qui est senti, c’est-à-dire de ne pas sentir vraiment. Ainsi, dans un monde tel que le nôtre qui est très envahi par des nuisances sonores, dans lequel on ne peut pénétrer dans un café sans être agressé par une mauvaise musique, le sens de l’ouïe peut rester infirme. Si nous étions plus sensible, nous veillerions à ce que l’univers sonore ne soit pas pollué, autant que l’univers visuel, car cette pollution ne fait que contribuer à une agitation mentale constante qui fait que la capacité réelle d’écouter est constamment inhibée.
---------------3) Dans la plupart des
traditions spirituelles de l’humanité la
Manifestation du Monde est décrite
comme ayant sa Source dans le son primordial. Les chrétiens disent le Verbe
divin. L’âme peut effectuer un passage depuis le verbe mental humain dans le
Verbe divin. Ce que dit Maître Eckhart dans ses Sermons. En Inde, on admet que la
création est tout entière spanda, une vibration qui est une harmonique du
murmure présent dans l’Univers (texte) contenu dans les trois lettres de aum.
Toute chose qui apparaît au niveau de nos sens de la vue en tant que
forme
se ramène ultimement à une vibration dont la formule est en quelque sorte une
fonction d’onde vibratoire. Un son. Les anciens disaient que celui dont la
conscience serait parfaitement pure pourrait, en prononçant les sons
primordiaux, faire jaillir la forme. Cependant, dans la période historique qui
est la nôtre qui est un âge d’ignorance, cette connaissance a été perdue, car il
fallait protéger la puissance de la parole. C’est le sens secret de la puissance
des mantras qui a été perdue car les hommes de doivent pas mal utiliser
la puissance créatrice des sons. Ils en ont donc été privés. Ainsi, la pensée
humaine a perdu sa puissance d’idéation créatrice et elle devenue
simple représentation. Noter que les auteurs du Veda, les
rishis védiques ne sont jamais présentés comme des artisans laborieux qui
auraient agencé des paroles de leur propre cru. Le Veda a été entendu
au niveau le plus subtil de la conscience, il est même présenté comme étant
l’émanation du langage subtil de la
Nature. Parfois, ce sont plusieurs rishis
qui ont entendu le même hymne et c’est noté dans la compilation du Rig Veda
au début de chaque sukta. Il n’y a rien de « personnel » dans les hymnes
védiques. Il est théoriquement possible, dans une expérience d’enstase, que le
yogi entende en lui-même le Veda. La Manifestation est un processus sans fin et
qui se déroule maintenant, la source créatrice est éternelle, mais l’homme ne
peut dans son état de conscience actuel y accéder. Cela explique pourquoi, dans
son essai d’esthétique, Shri Aurobindo considère que la plus haute
poésie est
une poésie mantrique, une poésie qui renouerait avec le Verbe. Ainsi, l’éveil du
sens de l’ouïe dans cette perspective nous reconduit directement à la dimension
métaphysique de la puissance de la création à l’œuvre dans l’univers. De la même
manière, nous pouvons aussi dire que l’éveil de la conscience doit rendre à la
parole sa dimension inspirée, c’est-à-dire sa puissance créatrice.
Dans le Vaisheshika, le système de philosophie de Kanada, les substances se distinguent par les qualités de leurs paramanus ou atomes. Il existe quatre qualités : l’odeur, (gandha), le goût (rasa), la forme (rupa), et le toucher (sparsha). La Terre possède les quatre qualités, l’Eau possède la saveur, la forme et le toucher. Le Feu possède la forme et le toucher. L’Air possède uniquement le toucher.
1) Le sens du toucher est très
élémentaire, au sens archaïque du mot. L’enfant, après entendu la voix de sa
mère explorera son monde par le toucher, ce monde alentour qui reste encore
indifférencié. Le toucher comporte le sens thermique du glacé, du froid,
du tiède, chaud, brûlant etc. et le tact comme le doux, le rugueux, le
soyeux, le rêche etc. Indifférencié veut dire ici que le toucher est purement
qualitatif. Ce qui est
seulement touché comporte des nuances, mais pas aussi
nettement «d'objet » qu'il peut y avoir un objet
dans l'identification par
concept associée à la vue. Le toucher nous donne une présence palpable et il est
significatif que c’est au sens du toucher que l’homme se réfère pour appuyer sa
représentation de la réalité empirique. Le tact est moins sujet à illusion que
la vue. On voit mal comment le rêche, le lisse, le froid etc. pourraient être
autre chose que ce qu’ils nous paraissent et se révéler différent. Au toucher
les choses prennent vie et ne sont pas seulement des objets utilitaires. Le
canif dans ma poche, puis dans ma main a sa forme, son poids ; prendre le temps
de le sentir au creux de la main, c'est lui accorder une existence à part
entière, sentir qu'il est une réalité sensible qui mérite quelques précautions.
L'utilisation comme « couteau » nous met dans la pensée
utilitaire, et dans la
pensée utilitaire une chose ne reçoit plus d'accueil. Si nous laissions les
choses être ce qu'elles sont en les touchant, en les caressant, nous ne serions
pas loin d'éprouver leur présence comme une énergie subtile, ou comme celle
d'une entité. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » dit le poète. Il faut
une grande qualité de sensibilité du tact pour entrevoir l'âme des choses, pour
pressentir qu'elles pourraient bien chacune d'entre elles, avoir une structure
de conscience. Si nous accordions au toucher toute l'importance qui lui revient,
notre commerce avec les choses serait profondément modifié. De la sensibilité du
tact dépend le sens du raffinement qui nous porte à nous entourer de
belles choses. L'amour des choses n'a rien à voir avec l'avidité qui consiste
à nourrir l'ego en possédant des objets à n’en plus finir. Le plaisir du tact a
partie liée avec le soin que nous accordons à la beauté. Passer la main sur
la frise d'une armoire, tout en respirant l'odeur de la cire, prendre au creux
de sa paume une poignée de porte, toute lisse des milliers de mains qui l'on
ouverte, toucher le grain d'un papier peint, la courbe impeccable d'une assiette
de faïence, soupeser la pince qui sert à mettre du bois dans le feu: il y a
mille et un gestes du toucher que nous pourrions faire
consciemment. Nous
pourrions connaître ce plaisir de la rencontre des choses. Au lieu de cela, nous
sommes tellement accaparés par nos pensées que errons comme un fantôme au milieu
des choses sans percevoir leur individualité (texte). Nous vivons coupés du monde des
choses et nous ne les appréhendons que comme objets relatifs à une utilité.
Cette séparation, ainsi que la relation purement utilitaire, produit
l'indifférence et l'indifférence produit la négligence, la saleté et le mauvais
goût. Nous devrions apprendre très tôt à nos enfants le contact des choses Il
n'y aurait plus alors à leur crier dessus de prendre soin de leurs affaires! Un
tout petit amour se noue dans le toucher des objets qui est déjà un élément de
culture. C'est aussi à partir de là que nous pourrions faire sentir à un enfant
la différence entre un objet technique et son caractère très fonctionnel et le
supplément d’âme contenu dans un produit artisanal fait à la main.
---------------2) Nous avons vu que
contact avec l'animal est important pour l'équilibre psychique de l'homme.
Caresser la fourrure d’un chat qui se blotti sur nos genoux est un moment
délicieux. Pour un temps nous n’avons plus besoin d’être entièrement « dans la
tête », nous pouvons être là et en quelque sorte laisser le chat nous enseigner
cette incroyable lâcher-prise que manifeste spontanément l’animal au repos.
C’est aussi un moment où nous n'avons plus besoin de produire une image de
nous-mêmes. Le chat nous accepte tel que nous sommes. Nous pouvons lui donner
une affection sans introduire d’attente. D’ailleurs le chat ne fait jamais ce
que nous voulons. Il est très indépendant. Quand il se laisse caresser, c’est
une grâce qui est en fait aussi riche que la chance en forêt d’avoir pu croiser
un chevreuil. Aussi étrange que cela paraisse, le contact avec l’animal nous
permet d’être nous-mêmes. Il nous permet de sentir ce qu’est une spontanéité,
une vitalité, libre de tout concept, une célébration de la Vie qui ne garde rien
en réserve pour plus tard mais célèbre le moment présent. Le chien est
incroyablement doué dans la célébration de la Vie. Malgré la cruauté avec
laquelle son espèce a souvent été traitée, il conserve une
bonté et une
affection sans limite. Nous n’y faisons pas attention, mais caresser un chien
est réellement un privilège. Du contact, nous irons spontanément vers cette
vitalité libre et facétieuse qui n’existe plus guère que chez l’enfant. L’homme
adulte est si souvent mortellement sérieux et il a besoin de se ressourcer au
contact de l’animal pour se sentir revivre dans la joie simple d’exister sans
autre but que la célébration de la Vie. Mettez un chien dans une salle d'attente
et tout le monde se mettra à parler. Cette joie simple du chien est aussi
Sacrée. Il n’est pas étonnant que nous ayons des exemples de saints entourés
d’animaux. Saint François d’Assises bien sûr, mais plus près de nous Ramana
Maharshi avait une relation touchante avec les animaux. Le sens du
Sacré
nous rapproche de la Nature et le contact avec l’animal nous y introduit. Là
aussi, ce n’est qu’une question de conscience ou d’ouverture de la conscience au
domaine du sensible. (texte)
3) Difficile d’évoquer
le toucher dans la relation humaine. La question est piégée par une
contradiction :
elle évoque ou bien le registre de l’attirance plus ou moins
vulgaire de la sexualité, ou bien la répulsion tout aussi brutale à l’égard
d’un contact déplacé. Ou bien la relation humaine est soit trop charnelle et la
proximité n'est que désir, ou bien elle est envahissante et la
promiscuité n'est
que répulsion. Il n’y a pas de juste milieu, ou il ne se rencontre que dans les
civilisations hors de l’Occident. Aux USA, il faut être très précautionneux dans
ses moindres gestes, car l’accusation d’avances sexuelles ou de comportements
pédophiles n’est jamais très loin. Le contact devient très
cérémonial, froid et
très formel. Il y a des endroits où on vous regarde de travers et le seul fait
de prendre par la main son petit garçon pour le conduire à l’école devient
presque indécent. Or la contradiction n’est pas mince, car dans ce monde de
relations glacées qui est le nôtre, l’être humain a énormément besoin d’un
contact chaleureux, ce qui veut aussi dire aussi parfois… d’une accolade. Le
succès de la campagne
free hugs lancée dans le prolongement du travail d’Amma
devrait nous faire réfléchir. Il vient certainement d'un profond besoin et le
besoin est l’exact contrepoids de ce que nous sommes devenus. Nous sommes
tellement engoncés dans des rôles formels, tellement transis dans notre
isolement ! Nous avons beau pérorer dans nos discours, il y a des moments où
cela nous ferait un bien fou, ne serait-ce que quelques secondes, d’être pris
dans les bras d’un être humain. C’est là que l’on peut déceler à quel point dans
nos sociétés qui se prétendent conviviales, parce que
consommatives, l’être
humain vit dans la séparation. Nous avons plus de contact avec des objets
techniques, du carton, du plastique, ou du métal qu’avec des êtres humains.
Il y a une richesse du toucher et des degrés depuis le contact grossier à la perception des niveaux les plus fins du tact. (texte) Ce n'est pas seulement, comme le pensait Condillac, que le toucher donne une base permanente aux images du mouvement. Il ne fait pas qu'activer une expérience de réflexion du moi où la pensée vient palper ce qu'elle ne voit pas.
Continuons de la même manière que précédemment. La vue est associée à l'élément du Feu, (tejas) à la lumière et elle déploie l’univers visible dans lequel nous distinguons les formes (rupa) associée à un nom (nama). (texte) Le sens de la vue est le plus intellectualisé des sens, car il est le sens en rapport direct avec la représentation. Mais comme précédemment, il y une différence entre le perce-voir qui perce pour atteindre ce qu’il sait déjà, et le Voir qui ne se sert pas de la vue comme d’un simple moyen au service de la pensée, mais en fait le terrain de son expérience.
1) Nous avons vu qu’il y a une différence entre la perception orientée de part en part, via la reconnaissance conceptuelle, et la contemplation qui laisse être le paysage, s’en imprègne, en goûte l’impression. Nous faisions la différence entre la perception habituelle de la vigilance prise sur l’objet et la vision panoramique qui diffuse l’attention dans toutes les directions. Nous avons souligné à de nombreuses reprises que l’intelligence est inséparable du Voir de la lucidité, tout en remarquant aussi que la lucidité impliquait un très haut degré de sensibilité. Enfin, il nous est apparu que l’expérience esthétique dans sa forme la plus pure n’est pas un simple sous-produit du savoir, mais relève du pur sentiment que communique la présence d’une œuvre.
Nous devrions donc
maintenant être à même de comprendre que l’expérience que nous livre le sens de
la vue n’est pas, contrairement à ce que soutient l’intellectualisme,
toute d’un seul tenant et qu’elle comporte une infinité de degrés et la
possibilité d’un raffinement depuis le niveau le plus grossier que peut
appréhender la vue, vers des niveaux plus subtils. La position de
l’intellectualisme, qui ne retient que la
perception conceptualisée et nie la
possibilité de la sensation, de la
profondeur sensible du monde est en réalité le reflet de notre manière
habituelle de percevoir et rien d’autre. Nul besoin d’aller chercher ici une
quelconque position philosophique. C’est d’une banalité très commune. Mais il
faut bien reconnaître que c’est aussi celle du penseur avec ses exemples : le
cube d’Alain, (texte)
le coupe-papier de Sartre, la table de Husserl (texte).
La perception pour autant qu’elle est le lieu d’une
identification conceptuelle
parfaitement définie. La pensée est très à l’aise avec le sens de la vue
parce qu’elle y met les distinctions, les découpures nettes du concept. Si
nous observons attentivement la qualité de notre rapport avec la perception au
moyen de la vue, nous verrons tout de suite qu’elle est en grande partie
téléguidée par l’intellect. C’est tout
simplement humain. C’est notre état de conscience habituel. Ce n’est que très
rarement que nous mettons entre parenthèses la cavalcade continuelle de nos
pensées pour nous laisser prendre au charme d’un paysage, pour nous laisser
toucher par la vie des couleurs, la danse des formes. Il faut dire aussi que le
conditionnement ambiant par
l’image (texte)
abîme beaucoup le sens de la vue. Il détruit la pose nécessaire à l’attention.
Il entretient une agitation de la pensée nuisible à l’empreinte sensible de ce
qui est. Il crée une bulle dont nous ne sortons presque jamais. (texte) Comme dit
Bergson, nous croyons voir et en fait nous nous bornons à
reconnaître.
Nous ne sommes pas ému. La plupart des hommes passent leur vie dans une sorte d’atonie
sensible qui implique au niveau du sens de la vue une sorte de
voile gris jeté sur les choses. En fait ils ne voient que leur propre
grisaille intérieure parfois déchirée en un éclair par un joli sourire (et c’est
à ce moment là que l’on tombe amoureux). Le monde visible est émouvant, parfois
déchirant dans ses contrastes entre laideur et beauté. Quand il est spectacle de
la Nature, il est souvent magnifique et
d’une puissance prodigieuse (texte).
---------------Et pourtant d’ordinaire
nous n’y faisons pas attention. Nous ne voyons pas la beauté de la Terre. (texte) Or
c’est seulement l’embrasement de la beauté qui touche en plein cœur et soulève
l’élan de l’amour. Un seul moment de plénitude éprouvé aux cimes d’une montagne
devant l’immensité d’un paysage fait bien plus pour l’amour de la
Terre que des heures de leçons sur l’écologie. Cette
richesse-là n’est pas de seconde main et si les hommes étaient doués d’une vue
beaucoup plus libre et d’une très haute sensibilité, nul doute qu’ils se
comporteraient de manière totalement différente dans leur rapport au monde. L’irresponsabilité,
la cruauté, la bêtise et l’indifférence ont partie liée avec une affligeante
insensibilité.
2) Nous n’apprenons pas à nos enfants, à nos étudiants à voir, à observer. Il suffirait pourtant de peu de choses pour communiquer davantage d’éveil au sens de la vue. Ce n’est qu’affaire d’attention renouvelée à chaque instant. Krishnamurti ne cesse de le répéter : « observez, observez, observez tout le temps ! » Ce que l’être humain comprend à partir d’une observation directe entre bien plus aisément dans le registre de la connaissance que ce qu’il peut apprendre par le raisonnement et l’analyse. L’observation continue maintient la relation avec ce qui est, renforce l’autonomie de l’intelligence et entretient sa clarté. Le sens de l’observation invite à la question juste, il nourrit le sens du réel et communique son appui au bon sens. Tout enseignant fait cette expérience : les questions les plus pertinentes viennent toujours des étudiants qui sont très observateurs. Qui ont une vision globale. Coupé de l’observation, l’intellect risque toujours de vouloir discuter pour discuter, de couper les cheveux en quatre, de théoriser à vide, de rationaliser ce qui devrait être au lieu de répondre à ce qui est. Le contact avec ce qui est réduit l’entrée en scène de l’ego. Il implique l’ouverture du champ de la perception et la présence au sein de la perception. Il inscrit toute communication avec autrui dans notre monde commun. Celui qui nous est offert au niveau des sens. .Ainsi, la lucidité ne peut pas vraiment être détachée de la vision, de sorte que dans la lumière de l’intelligence, la plus haute lucidité est en même temps insight, vision en profondeur.
_______________
Il y a des gens qui se disent très « visuels », comme d’autres se prétendent très « auditifs ». On entend par là une prévalence esthétique pour la peinture, ou la sculpture chez les premiers, pour la musique pour les seconds. Mais un sens n’en remplace pas un autre et tous méritent d’être développés. Le sens de la vue ne peut être négligé, sans qu’il y ait péril, car il fournit un appui essentiel à l’intuition. On peut sourire des intellectuels au café capables de d’argumenter sans fin sur la prise de conscience et qui ne prêtent pas la moindre attention à la confrontation qui se déroule quelques tables plus loin. Pourtant la résonance est là dans la perception. Il suffit de Voir et le voir a une importance considérable car à cet instant et par tous nos sens, la réalité nous interpelle. (texte) La réponse dans l’instant à ce qui est suppose qu’il n’y ait pas de césure entre ma conscience et le monde. Or cette coupure est entretenue quand l’esprit est transi dans la pensée, quand il ratiocine indéfiniment et perd tout contact avec le champ immense de la vision. Le plus étrange, c’est que nous vivons dans une culture qui entretient cette séparation. Nous construisons au fil des ans un mur entre notre expérience du visible et celui de la pensée. Il y a l’artiste qui joue avec la plastique des choses, ne se préoccupe que de l’effet et n’a pas d’appréhension globale dans le retrait de l’intelligence. Il y a l’intellectuel savant en exil dans la sphère de la théorie, des idées, des représentations et qui ignore ce qui se passe autour de lui et mange au restaurant dans des concepts sans prêter attention à ce qu’il a dans l’assiette. Il y a l’homme pratique pressé d’atteindre son but et dont le regard va de la montre au planning, du panneau de circulation à la prochaine voiture qu’il faut doubler, d’un signal à un autre et pour qui rien d’autre n’existe que dans la pensée attelée à la tâche. Pas le temps de voir. (texte) Et pourtant, au bond de la route, les couleurs de l’automne sont magnifiques, toute une gamme de rouges éclatants s’étale dans les bois. Une brume légère enveloppe la colline. La vision s’étend, l’horizon est immense et mystérieusement, chaque chose semble à sa place. Il y a en toute chose une présence. (texte) Mais bien sûr, cela ne compte pas, il y a toujours quelques problèmes plus importants à penser. Qui maintienne dans la tête. Ce qui dispense de voir. C’est pour cette raison que le regard des passants dans la rue a l’air éteint. (texte) Une absence caractéristique au monde perçu. Une extinction de la lumière de la vision. Du coup plus rien n’a de présence, plus rien n’a de couleur, plus rien n’a de vie et il n’y a plus qu’un arrière plan flottant dans le gris de mornes pensées. Qui est attentif et qui sait observer ?
Le goût est la qualité essentielle de l’Elément Eau, (apas) il se trouve dans la langue qui est également l’organe de la parole. Il est un de nos sens les plus communément négligé. S'il était plus développé, par exemple, nous sentirions immédiatement qu'une nourriture est dévitalisée et si nous avions simultanément la sensation globale qui est portée par un goût raffiné, nous pourrions sentir une répulsion dans le corps. L'insensibilité du goût se traduit aussi par l'inaptitude à reconnaître une palette riche de saveurs, ce qui implique une manière assez frustre de se nourrir dans laquelle domine surtout sucré et salé. L’Ayur-veda conseille d'être attentif non seulement à l'impression immédiate éprouvée dans le goût, mais aussi à l'ambiance du lieu, à l'aspect, aux couleurs, à l'odeur, à la réaction globale du corps. Au niveau subtil, le goût rejoint les quatre autres sens et une intelligence du corps accompagne la sensation globale. C’est elle qui dit de manière subliminale qu’une chose est bonne ou mauvaise. Ce dont la pensée est incapable.
1) La plupart du temps,
l'immixtion de la pensée dans le goût consiste dans le fait de détourner
l'attention depuis ce que nous mangeons vers une autre macération, toute mentale
celle-là, de nos réflexions et de nos problèmes. « J'ai beaucoup de choses
importantes à penser...! » et du coup je suis absent à ce qui est, et
même à ce qui est… dans l'assiette. Complètement identifié à mes pensées,
je n'apprécie plus rien… J'avale. Ce que font la plupart des gens. Il suffit
d’observer pour s’en rendre compte. C’est l’atonie de la conscience normale que
nous entretenons par la restauration rapide.
Plus étrange encore : la pensée est capable de créer une suggestion dans le goût, par exemple dans la satisfaction snob, qu'un plat est forcément « excellent » parce qu’il est l’apanage d’un standing élevé. On peut se convaincre qu'une chose est bonne parce qu'elle est un luxe... alors que si nous écoutions notre corps, il nous dirait tout le contraire ! L’attention est encore identifiée à la pensée, elle n’est pas dans la sensation. Ainsi, la sophistication du concept est capable de s’introduire là où on l’attendrait le moins, au niveau gustatif ! Notons aussi que nous disons avoir du goût en matière esthétique, quand est présente une sensibilité élevée à la forme dans l’art. Mais il est possible de dénaturer le goût en mettant à sa place les complications du concept, ou un savoir historique et technique, là où il n’y a aucune sensibilité, aucune émotion esthétique. C’est ce qui fait dire à Pascal qu’il y a une vanité de la peinture. La même chose peut se produire au niveau du goût cette fois-ci gustatif. Qu’il y ait une dénaturation du goût peut s’entendre dans ce que le mot goût désigne car il ne peut avoir un sens que s’il y a une véritable expérience, une découverte même. Ce n’est pas un hasard si le terme de « goût » est emprunté de la relation de la bouche aux aliments et employé aussi dans le domaine de l’esthétique. Goûter c’est apprécier le rasa, la saveur, la sentir se répandre dans la bouche dans milles éclats. Apprécier de manière esthétique, c’est en éprouver la résonance et se laisser porter par les harmoniques de la beauté, par le charme d’une présence. Si c’est la pensée qui prescrit ce qui doit être senti, ce n’est plus de l’émotion, ce n’est plus une sensation. C’est un concept et un concept n’est qu’une forme. On peut donc sans contradiction être très sophistiqué et en même temps complètement insensible, dans la mesure où la sophistication, c’est toujours du mental. Ce n’est pas le domaine vivant de la sensibilité. De même que la pensée est capable de créer de toute pièce de la peur, elle peut aussi bien créer la réaction associée à « c'est bon », ou « c'est mauvais », « c'est infect ». Le garçon qui a décidé que les épinards « c'est mauvais » peut les trouver délicieux... le jour où c'est sa petite amie qui les prépare!
2) Laissons de côté les surimpositions psychologiques. Supposons que pour une fois nous soyons disponibles, présents à ce que nous mangeons. Nous rendrons alors au goût sa réceptivité et nous verrons qu'il est un royaume à lui seul, au même titre que les dimensions de l'espace pour la vue. En cuisine, on parle d'avant-goût et d'arrière-goût. La variété des saveurs est au niveau du goût est comparable au feu d'artifice des couleurs et aux nuances multiples des parfums.
La variété présente dans le goût n’est pas seulement affaire de notre subjectivité personnelle et de ses préférences. Les saveurs sont en rapport étroit avec la Nature, le corps et ses fonctions ; elle peuvent les stimuler ou les ralentir et elles sont aussi en relation avec l’activité mentale qu’elles influencent. Ce qui est connu depuis des temps très anciens.
L'Ayur-veda
distingue dans le goût six saveurs fondamentales. a) La saveur douce ou
sucrée Madhura rasa (comme dans le miel et les fruits) est liée à la
Terre et l'Eau, elle est de nature froide et rafraîchissante. Le doux et
rattaché à l’amour et l’attachement. Il calme et apporte une sensation de
plaisir. En excès, il donne un développement anormal des tissus, ralentit le
fonctionnement du corps, donne de la lourdeur et un sommeil
excessif. b) La
saveur acide ou aigre, Amla rasa, (comme dans les tomates et les
prunes acides) est liée à la Terre et le Feu. Elle stimule le feu digestif et
aiguise l’appétit. L’acide est rattaché à l’envie et au ressentiment. En excès,
il augmente la soif et ronge. c) La saveur piquante, katu rasa,
(comme dans les piments et le gingembre) est liée à l'Air et au Feu, elle est de
nature chaude et échauffante. Elle assèche l’humidité des aliments. Le piquant
est rattaché à l’hostilité et la haine. En excès, il augmente la chaleur interne
et brûle. d) La saveur salée, lavana rasa (comme dans le poisson
et les crustacés) est liée des éléments Feu et Eau, de nature chaude et
échauffante. Elle renforce le corps en pénétrant les tissus. Elle améliore la
perception gustative. Le salé est rattaché à l’avidité. En excès, il retient
l’eau et provoque une hypertension. e) La saveur amère tikta rasa
(comme dans l’absinthe) est liée à l'akasha et l'Air. Elle est froide et
rafraîchissante. Elle rehausse les autres saveurs. Elle tend à clarifier
l’esprit. En excès, elle assèche et diminue la perception du goût. f) La saveur
astringente, kashhya rasa, (comme dans les lentilles et les haricots) est
liée à l'Air et la Terre. Elle est de nature rafraîchissante et provoque un
effet de contraction, d’absorption. L’astringent est lié à l’aptitude à la
réflexion. En excès, il provoque des obstructions et la sécheresse.
Une nourriture raffinée doit être saine, bien choisie, prise dans le calme et dans un lieu agréable. Elle doit comporter les six saveurs. D’autre part, la nourriture est aussi médicament et l’Ayur Veda conseille de privilégier certains goûts en fonction de la constitution physique de la personne et de ses déséquilibres actuels. On utilise les épices pour modifier les principes métaboliques appelés doshas. Ainsi, une personne de constitution fortement charpentée, kapha, devrait réduire le salé et augmenter le piquant. Une personne de constitution vata se sentira mieux en privilégiant le sucré etc. Dernier point : la corrélation entre la qualité de la nourriture et la qualité de l’éveil est importante. Il existe des précisions remarquables dans ce sens dans les textes anciens. Un régime qui comporte trop de tamas (inertie) alourdit la conscience. On appelle régime sattvique le régime approprié pour qui pratique le yoga, le régime favorable à l’expansion de conscience.
Ce qui est important dans ce système, c’est qu’il réconcilie deux points de vue que nous opposons souvent en occident, celui de la diététique (sain… mais austère le plus souvent du point de vue du goût !) et celui de la gastronomie (agréable mais… fortement calorique !). Le goût, vu de cette manière, est décrit comme une expérience, mais se prolonge dans une connaissance. Il est aussi tout à fait admissible de parler d’une esthétique du goût qui ne relève pas d’expérimentations plus ou moins arbitraires, mais nous ramène à l’incarnation dans la dimension spirituelle de l’homme.
L’odeur de l’humus nous remet sur pied dans
la relation à la Terre. L’odorat est la qualité essentielle de l’Elément Terre (prithivi),
l’odeur et le parfum rencontrent ce qui constitue la matière. Le parfum a en
quelque sorte la dimension primale de la sensualité terrestre. Le caractère
apparemment frustre et organique de l’odorat fait qu’il a souvent été rejeté.
Par la religion et la morale tout d’abord, parce que la sensualité éveillée par
l’odeur serait sensée appeler l’animalité en l’homme. L’odeur et le parfum sont
trop charnel et inviteraient à ce que Saint Augustin appelle la
« concupiscence » et le péché. Les philosophes ont aussi eu tendance à
déconsidérer le sens de l’odorat, car c’est le sens le moins intellectuel et le
moins représentatif. Mais le
discrédit
de l’odorat est très injuste, car il ne prend pas en compte toute la richesse
sensible qu’il nous découvre. Comme précédemment, nous pouvons dire qu’il existe
un niveau subtil de l’odorat, mais qui est très peu pris en compte et très peu
éveillé chez la plupart d’entre nous.
1) Il est intéressant de noter que dans son Traité des Sensations, pour tenter de comprendre l’apparition de la vie subjective, débute par l’odorat. Condillac invente la fiction d’une statue qui naîtrait à la conscience à travers le sens de l’odorat au moment où on approcherait d’elle une rose. Cette forme très primitive de conscience serait bornée à la seule sensation, sans aucune trace de représentation ou de concept, sans même l’idée d’une dualité intérieur/extérieur.
« Les connaissances de notre statue, bornée au sens de l’odorat, ne peuvent s’étendre qu’à des odeurs. Elle ne peut pas plus avoir les idées d’étendue, de figure, ni de rien qui soit hors d’elle, ou hors de ses sensations, que celles de couleur, de son, de saveur.
Elle n’est par rapport à elle que les odeurs qu’elle sent. Si nous lui présentons une rose, elle sera par rapport à nous, une statue qui sent une rose ; mais par rapport à elle, elle ne sera que l’odeur même de cette fleur ».
L’odeur des sous bois mouillé de pluie est une atmosphère et non pas un objet, elle est un je ne sais quoi insaisissable et éphémère qui ne fait que flotter. Or ce sont exactement les caractéristiques de la phénoménalité. Le domaine du relatif est dans sa nature même un flux mouvant dans lequel nous pouvons découper des objets et il est aussi par nature voué au changement, de l’apparition, au maintient, puis à la disparition. Tout phénomène n’est qu’un flottement temporel sur l’océan de l’Etre. L’odeur implique une manifestation phénoménale, dans sa donation qualitative, avec son caractère diffus. Elle est l’épanouissement d’une présence sensible et la disparition du phénomène vers sa fin. L’odeur nous rappelle l’évanescence de toute existence, que toute existence est une exhalaison, une respiration temporelle qui ce maintient puis s’en va vers la mort. Les créations de la Nature les plus éphémères, les fleurs ont pour elle leur beauté splendide et… la flagrance du parfum. (texte)
L’odeur est entièrement qualitative
et subjective et elle l’est tellement qu’elle n’entre que difficilement
dans des concepts permettant de la désigner. Il y a bien une sensation
dans l’odeur, la sensation est une impression, mais ce n’est pas une
perception dont le contenu conceptuel serait objectivable. On peut discuter pour
déclarer en terme de vrai/faux si le mur d’en face est oui ou non orange.
On ne peut pas le faire pour affirmer si une odeur est oui ou non grasse.
L’odorat est un ressenti qui n’exprime pas une pensée, mais n’exprime que
lui-même. Ainsi, il n’y aurait guère de sens à dire que les passagers qui
descendent de l’avion en terre africaine sentent « la même odeur », car chacun
d’eux fait une expérience originale. L’odorat se situe en deçà de
l’intentionnalité. S’il nous fallait trouver quelques moyens ramener à la vie
une personne égarée dans des pensées folles, il ne serait pas indiqué de la
mettre devant un écran de télévision pour qu’elle soit encore sous le coup d’une
agitation compulsive de la pensée, (collective cette fois-ci). Nous penserions
certainement l’inviter à toucher la terre, mais aussi à respirer l’odeur des
pins, le parfum des fougères, ou par exemple, des feuilles de citronnelle quand
on les écrase entre ses doigts, ou encore le parfum sublime de la fraise des
bois au creux de la main. Le parfum retient et arrête, au milieu de la Nature
il ramène vers la Terre, il nous inscrit ici et maintenant. Bien sûr, on
peut marcher dans une forêt enfermé dans un train de
pensées
et ne faire attention à rien. Celui qui est excessivement « dans la tête » peut
devenir presque insensible au niveau de l’odorat ; mais ce qui est remarquable,
c’est que l’invitation de l’odeur est toujours là, mouvante, constante et très
insistante, et il suffit d’un léger espace entre deux pensées pour que la
prégnance de l’odeur nous atteigne. C'est un des services que nous rend l'odorat
que de nous inviter à sentir là où nous aurions tendance excessivement à penser.
2) Il est superficiel de croire que l’odorat est un sens mineur et qu’il a peu à nous apprendre. Il n'est pas fait pour stimuler le concept, mais il entre dans le royaume de la sensation brute. Il y a là une intelligence. En fait, c’est surtout une question de présence dans l’odorat, car seule une immersion profonde dans la présence donne relief et profondeur à l’odorat. Relié au goût et à la vue dans le domaine de la sensation, il est relié à une intelligence qui suffirait souvent à nous protéger de mauvaises surprises. Mais cette intelligence là n’est pas conceptuelle, elle est avant tout instinctive. Il y a une corrélation entre mauvaise odeur et putréfaction ; entre mauvaise odeur et effet de lourdeur et d’inertie dans l’assimilation des aliments. Ce n'est pas vraiment l'intellect qui fait cette corrélation quand elle est vivante. Elle est dans la relation entre le corps et le monde. Si nous étions assez disponible pour nous fier réellement à notre nez, nous saurions prévenir bien des expériences désagréables. Il faut toujours flairer la nourriture avant de la manger dit l'Ayur-Veda et être attentif aux message que nous envoient les sens. Le corps n'est pas si stupide, si « bête » qu'on le dit. En tant qu’être humain, nous n’avons certes pas l’odorat des canidés, mais l’odorat humain est tout de même extrêmement efficace et subtil. Il est possible (sans forcer le jeu de mots) de pressentir à travers l'odorat l'objet, la chose que nous ne voyons pas encore.
L’homme s’est dégagé de l’odorat, tandis que les autres espèces sont restées très ancrée dans le système olfactif, parce que l’être humain, sur le plan mental, marche davantage à l’œil et à l’oreille qu’au nez. Le déclin de l’odorat, diront les biologistes, est lié à l’affaiblissement de la pression de la survie. Une fois que l’homme a conquis la maîtrise de la Terre, il tend à privilégier ce qui a fait sa force dans l’évolution, l’apparition du mental et la puissance des créations de l’intellect. D’où la tendance, dans une société de plus en plus artificielle, à privilégier le visuel et l’auditif, les deux sens les plus liés à la pensée. L’univers fondé sur la pensée est donc très aseptisé de toute odeur. Le moment où le positivisme proclamait la suprématie du savoir scientifique a aussi été celui où a commencé, avec Pasteur, l’entreprise de l’hygiène rigoureuse. Il fallait stériliser les objets et la nourriture et dans la foulée, traquer les mauvaises odeurs. Un univers mental complètement abstrait serait purifié de tout élément rappelant trop l’incarnation véritable. Ce pourrait être celui du Penseur spéculatif, qui, retiré du monde réel, serait parvenu à s’enclore dans un monde d’idées abstraites. Une sorte d’érudit n’ayant pour territoire que les dictionnaires et les livres et de fanal que celui donné par le langage. Mais attention, il deviendrait aussi ce que nous voyons dans les jeux vidéo ou à la télévision : beaucoup d’images et du bruit, mais pas d’odeur. Un monde purement virtuel, purement mental. L’odorat est ce qui risque de nous sortir du virtuel : si la télévision se met à fumer ou si le plat de nouilles brûle dans la cuisine ! Il nous ramènerait ici et maintenant, alors que plongé dans le spectacle, ce qui nous importe, c’est avant d’être dans un ailleurs. Notre technologie ne sait pas encore synthétiser efficacement le royaume de l’odorat. Elle est encore très au-dessous de ce qui se produit en nous chaque nous dans le monde onirique. Mais elle avance aussi dans cette direction, celle du « cinéma sentant » de Boris Vian. Elle aimerait virtualiser tous les sens et nous plonger dans une quatrième dimension entièrement abstraite et nous couper de toute vie concrète. (texte) Recréer un simulacre de vie dans le monde de l’abstraction.
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Nous avons vu que la plus haute vertu de nos cinq sens consiste à nous immerger dans la plénitude vivante du monde sensible. Cependant, la surcouche mentale qui s’y ajoute tisse le plus souvent un voile entre nous et le réel. Dire, comme le pense Bergson, que ce voile est lié à l’adaptation en suffit pas, par contre, dire que la reconnaissance pratique nous met des œillères est plus précis, mais encore insuffisant. Ce qui est plus exact, c’est d’observer que nous sommes à ce point identifié à nos constructions mentales, qu’elles finissent par téléguider en permanence dans notre perception et c’est la raison principale pour laquelle nous ne sentons rien du monde qui nous entoure (texte). Michel Serres, Les cinq Sens.
A l’opposé de ce qui est d’ordinaire enseigné dans notre culture, nous dirons que l’humanité pleine et vraie ne s’accomplit pas dans l’hyperconceptualisation théorique, mais dans l’épanouissement complet de l’éveil sensoriel. Un être humain complet est un être humain sensible dans tous les sens du terme. L’éveil sensoriel n’abolit pas l’intelligence, mais la réveille dans la dimension de ce qui est. Il n’existe pas d’opposition entre la lucidité et la plus haute sensibilité. C’est au contraire l’unité entre intelligence et la sensibilité que les sens nous offre, si nous acceptons l’invitation à sentir. Nous avons besoin de vivifier davantage notre incarnation (texte) afin que notre existence soit une continuelle expérience vécue, une découverte d’instant en instant. Nous avons besoin de sentir davantage le rayonnement sensible du corps et son champ d’expérience. Sans le forcer avec des drogues, des stimulants, sans jamais plus l’anesthésier avec un mode de vie mortifère.
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Questions :
1. En quel sens pourrions-nous parler d’une véritable esthétique du goût ?
2. S’il est possible de parler d’une esthétique du goût, est-elle seulement culturelle ?
3. Comment comprenez-vous cette affirmation d’un auteur contemporain selon laquelle l’éveil est plus près des sens que de la pensée ?
4. Selon la tradition indienne, il existe une ouïe, un toucher, une vue, un goût et un odorat subtil (cf. les Yoga-sutras de Patanjali). Comment le comprenez-vous
5. Quelle relation y a-t-il entre la présence et l’expérience des sens ?
6. Comment expliquer la prédominance de la vue chez l’homme ?
7. Pourquoi le son est-il associé la Manifestation de l’univers ?
© Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan.
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