Enfants nous avions parfois des élans qui faisaient s’envoler nos désirs pour embrasser la Terre entière. Nous aurions voulu la disparition de toutes les guerres, de toutes les horreurs perpétrées par l’homme, nous désirions un monde fraternel, une planète magnifique, des visages heureux dans un univers radieux. Quand le désir a cet élan, il n’est pas dans le registre des désirs habituels de l’ego, il est plus vaste et le moi n’y regarde plus à son seul intérêt. Il est légitime en ce sens de dire qu’il existe un ordre du désir qui n’est pas « personnel » en ce sens.
Nous avons vu que les désirs de l’ego viennent immanquablement de ses manques, de ses frustrations secrètes, de la projection de ses attentes. Il nous est aussi apparu qu’il y a certainement un rapport entre les désirs de l’ego et son passé douloureux. Est-ce à dire que les désirs de l’ego sont conditionnés par le passé ? Les désirs de l’ego peuvent-ils jamais être libres ? Ne sont-ils pas insatiables par nature ?
Ne peut-on reconnaître les désirs de l’ego à ce caractère qu’ils relèvent d’une histoire personnelle qui a ses racines dans notre passé ? Ne désirons-nous pas toujours par rapport au passé ? Si c’est bien le cas, les désirs de l’ego relèvent de la compulsion. A quoi rime ce processus et vaut-il la peine d’être poursuivi une fois qu’il a été reconnu comme tel ?
* *
*
Que nos désirs puissent naître par une sorte de génération spontanée, libre de tout passé, en n’ayant pour maître artisan que notre raison souveraine est depuis l’hypothèse freudienne de l’inconscient, une opinion très suspecte. On doit effectivement verser au crédit de la psychanalyse le mérite d’avoir montré que nos désirs sont très largement dépendants de notre expérience passée. Par contre, faire intervenir systématiquement la sexualité, comme Freud le propose, n’est pas nécessaire pour avoir une idée claire de cette relation.
1)
Revenons
sur l’exemple attendrissant de
Descartes et de « la jeune fille louche ».
Descartes reconnaît que le désir qui l’attirait vers les jeunes filles affectées
d’un strabisme trouvait sa source dans
une
expérience passée dans laquelle il était tombé
amoureux d’une jeune fille qui louchait.
(texte) Descartes reconnaît la liaison intime entre le désir et le passé et il concède
que la part de la raison a été ensuite de
reconnaître ce défaut pour ne plus en être affecté. L’attirance
qui fait naître le désir est donc ici liée inséparablement à une
tendance qui a été
inscrite comme trace dans la
mémoire auparavant, si bien que le
désir est en fait une
répétition
du passé. Le mental, dans son fonctionnement normal, ne le sait pas. Il est
inconscient. Cependant, au milieu de cette
inconscience ordinaire, la
pensée, s’appuyant sur le passé, sollicite le désir qui est désir de
retrouver l’émotion première et de la
revivre à nouveau. L’action de l’intelligence
à l’égard des désirs de l’ego est de reconnaître la
provenance du désir. Le fait que le désir soit mis en lumière contribue à ce
qu’il ne soit plus nourri, ou encore, à ce qu’il ne pilote plus inconsciemment
le sujet dans le domaine de la vigilance. Il faut ici insister sur une
formulation : le désir a ses racines dans le passé. Les racines par nature, sont
cachées et plongent loin en profondeur pour chercher de la nourriture.
La séquence de la création du désir se déroule donc ainsi : tout commence dans l’expérience. L’expérience résulte du contact des sens avec l’objet. Elle peut être agréable, désagréable ou neutre. Du côté des extrêmes, dans l’état normal de conscience, le contact des sens avec l’objet crée une impression dans l’esprit. Comme une rayure inscrite dans la pierre. Une marque. Celle-ci ne peut rester isolée. L’esprit n’est pas fragmenté, il forme un tout. L’impulsion qui est en jeu dans l’impression fait que celle-ci entre en résonance avec une expérience antérieure similaire qui a été conservée dans la mémoire. Elle s’associe avec elle. La fusion de deux impressions produit une impulsion qui surgit d’un niveau plus profond, là même où sont conservées les impressions de toutes les expériences antérieures. Ce niveau est communément appelé inconscient. L’inconscient est pour l’essentiel la trace du passé en moi. Dans ce processus, l’impulsion se développe, et, parvenant au niveau conscient de l’esprit, elle est finalement perçue en tant que pensée. La pensée, obtenant en quelque sorte la sympathie des sens, crée un désir qui met ensuite les sens en action. Cette pensée qui surgit des profondeurs troubles de l’esprit n’est pas vraiment consciente. Elle est cueillie en surface, mais d’ordinaire, le moi y est si fortement impliqué qu’il ne sait rien de sa provenance. C’est un peu comme une bulle qui serait née dans les profondeurs d’un lac, qui aurait affectée par des remous et ne serait reconnue comme présente que quand elle fait « ploc ! » à la surface. Quand nous disons que le désir met les sens en action, à y regarder de près est en réalité il faudrait parler plutôt de ré-action qui sourd des profondeurs de l’inconscient. La soi-disant action est imprégnée de l’aura de nostalgie qui teinte la mémoire, du parfum d’une aspiration du passé. En fait, à la base de la création du désir, il y a un sentiment de manque et c’est à travers ce sentiment de manque que le sujet s’est identifié au processus du désir. Le sujet identifié au désir trouvant son origine dans le passé est l’ego. L’ego est le sujet pour autant qu’il est en quelque sorte hypnotisé par le trouble d’un passé, le vague à l’âme d’un manque secret qu’il veut chercher à combler. La conscience de l’ego est par nature baignée d’inconscience. Tout désir né du passé est donc conditionnel. Il fait partie du conditionné. Il met en scène un conditionnement sous la forme d’une répétition et se situe entièrement dans la continuité de l’histoire personnelle de l’ego. C’est cette histoire personnelle que l’ego amplifie, théâtralise dans son mélodrame personnel. Sans bien sûr qu’il s’en rende compte.
2) Parce que les désirs de l’ego transportent un manque, le moi qui se trouve entièrement identifié au manque va donc se mettre en recherche. Et que recherche-t-il ? La complétude qui permettrait de mettre fin au manque. Le mouvement du désir donne alors sa consistance au temps psychologique, car il a posé une attente. Le futur apparaît doté d’une telle importance qu’il en devient réel. « Un jour, dans l’avenir, mes désirs seront comblés, un jour ce manque qui me tenaille sera résolu. Je n’y suis pas encore arrivé, mais avec le temps… Je vais y parvenir. Je vais conquérir la proie de mes désirs. De cette manière, ce manque que j’éprouve et qui revient si souvent sera résolu. Si je n’y suis pas parvenu jusqu’ici, j’y arriverai demain ». Du coup, la soif de devenir est là, ardente et insatiable, car il y a l’envie harassante de l’avenir qui n’est rien d’autre que la soif de combler le manque, d’avoir plus et plus de satisfaction. Toujours plus. Acquérir plus. Étendre la conquête, s’assurer d’une possession de plus en plus importante. Le futur est là devant, il est peuplé de promesses, il n’interdit rien, il peut être meublé de tous les rêves et de tous les fantasmes. Il est si fascinant et séduisant qu’il en devient… plus réel que le présent. « Bientôt, j’y serai, bientôt j’y arriverai… je serais enfin arrivé, c’est pour demain. Mais en attendant, il faut se battre, vaincre les obstacles, lutter bec et ongles contre tout ce qui me barre la route ». L’ego projette la représentation de ce que la plénitude est forcément là-bas, dans un futur proche ou pas trop lointain, quand les désirs seront satisfaits. Alors la « quête » sera enfin achevée. Quand les désirs seront satisfaits, le bonheur sera enfin et de haute lutte, gagné.
Le malheur,
c’est que le futur, ce n’est pas seulement l’aspiration à désirer, le futur
contient aussi des obstacles, des
menaces, des impossibilités, pire : une buttée
implacable. Le futur est par essence menaçant parce que la
mort est toujours possible qui risque
d’interrompre la poursuite, d’assassiner la
quête. L’insupportable, c’est même
que la mort est certaine. Pour l’ego il ne faut
surtout pas y regarder de près et l’ignorer. Il faut vivre dans la projection du
désir et oublier, renier, rejeter la mort. Comme le futur n’existe que dans
l’ordre de la représentation, il est autant espoir qu’il peut être
crainte. Le désir est déjà pris dans la
dualité
désir/aversion. L’ego, identifié à ses désirs est embarqué dans le
temps
psychologique et sa relation au futur est dans les mâchoires d’un
dilemme
cruel : celui du désir et de la
peur. Parfois le désir semble
s’accorder avec la marche des choses et c’est l’espoir, l’enthousiasme,
l’exaltation. « Je vais y arriver, le bonheur est presque à portée de main ».
(texte) Mais comme le
Devenir est fait de creux et de vagues et que
rien n’y est permanent, il arrive aussi que la peur soit l’unique horizon et
c’est que vient le désespoir, le sentiment de vide et de non-sens, la dépression. Il n’y a
pas de temps psychologique sans une bonne dose d’anxiété ; l’angoisse peut
toujours surgir et meubler le ciel de la conscience des nuages noirs de
l’inquiétude. « Et si je n’y arrivais… jamais ? ». Parfois le désir et la
peur sont présents en même temps, ce qui constitue en soi un état de misère et
de souffrance épouvantable. La misère de la condition humaine comme
dirait Pascal dans les
Pensées. En effet ce dilemme n’est pas vraiment personnel, car ce n’est
pas exactement le mien, c’est le lot de la condition humaine dans la forme
normale de conscience qui est la sienne. Le dilemme du désir et de la
peur
produit de la confusion, de l’égarement et une grande quantité de frustration. La
frustration accompagne la conscience de l’ego comme son ombre. De la
frustration jaillit la violence. Tout ce que l’ego peut alors proposer pour
l’éviter, ce sont des dérivatifs et des compensations. La compensation consiste,
tandis que le moi se trouve possédé par l’énergie de la frustration, à accaparer
avidement un objet de plaisir pour apaiser momentanément la souffrance.
(texte) Un verre
d’alcool, un peu de drogue, l’hébétude devant la télévision… une boîte de
chocolats… et on oublie. La compensation fonctionne certes, mais le prix à
payer, c’est encore de l’inconscience et il est évident qu’elle ne résout rien.
Elle ne fait que différer le malaise ou appliquer sur une plaie à vif un
cataplasme… pour rafraîchir la brûlure du désir. (texte) Le feu du mécontentement est
toujours là et il couve. La cause étant toujours présente, l’effet réapparaît
tôt ou tard. C’est la raison pour laquelle, comme nous l’avons vu, le
corps
émotionnel est parfois actif ou bien à l’état latent. Entre temps, l’ego mène
une existence dite « normale », socialement acceptable.
Comme quoi l’analyse du désir de Schopenhauer, (texte) que l’on juge trop souvent pessimiste, n’est pas si fausse qu’il y paraît. Schopenhauer a remarquablement décrit ce à quoi nous enchaînent les désirs de l’ego. Une vie qui balance entre la souffrance et l’ennui et qui ne trouve de vrais moments de bonheur que lorsque le désir se suspend dans la contemplation.
Nous avons vu que les désirs de l’ego se situent tous dans le même registre : celui de la considération ou de l’enflure personnelle. Dans la fable de La Fontaine La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Boeuf, la grenouille représente symboliquement l’ego qui cherche à s’enfler démesurément… Jusqu’à en éclater. cf. Fables. L’ego qui désire cherche à se faire valoir et il investit dans l’objet du désir la valeur de l’identité qui est la sienne. De là suit que m’ego ne s’intéresse pas réellement aux choses elles-mêmes, à ce qu’elles ont d’unique, à leur beauté ou à ce qu’elles ont de vivant. Ce qui compte pour l’ego ce ne sont pas les choses, mais l’objet pour autant qu’il symbolise un pouvoir capable de renforcer l’identité. Contrairement à ce que nous pourrions croire, les désirs de l’ego sont très abstraits : l’objet n’est désirable et n’a de valeur que parce qu’il est le support d’un accroissement personnel. C’est l’étiquette d’un concept apposée à l’objet qui lui donne son prix élevé. Le monde paraît rempli de choses désirables parce que l’ego se cherche lui-même parmi les objets. « Avec une plus grosse voiture, je me sentirais plus « moi ». Avec un poste à une plus haute fonction, je serais enfin moi, je serais complet, je me sentirais gonflé d’importance, mon sens du « moi » serait flatté. Avec plus d’argent, je me sentirais « spécial » et plus important que tout le monde. Avec un plus haut diplôme, « moi » se sentirait remplit d’aise etc. » Ce n’est pas ce qui est désiré qui importe, c’est le fait que le sens du moi soit investi dans l’objet. C'est une distinction très importante.
1) Nous
pouvons donc comprendre le sens de la multiplicité des désirs. L’ego est à
tout jamais incomplet, car il manque de substance ontologique. Il voudrait se
conférer une existence séparée, mais il n’y a pas d’existence séparée et toute
existence prend son appui dans l’Etre. Il voudrait nous persuader qu’il est
la personne, mais ce n’est qu’une
fiction personnelle tissée par la pensée.
Il
voudrait
nous faire croire qu’il est bien quelque chose, mais dès que nous cherchons à
l’attraper, nous ne trouvons rien. Impossible de clouer le papillon dans une
boîte et de l’exhiber : « c’est moi » ! Et pourtant, depuis l’enfance, nous
avons appris à nous façonner un « moi » et tenté de le rendre substantiel par
toutes sortes d’artifices. « Ceci est à moi, ce n’est pas à toi ». A la base du
désir, (le mot pris au singulier), il y a la soif de devenir de l’ego, l’aspiration à
croître d’avantage, à s’auto-confirmer en se posant comme « moi ». Le désir de
« devenir plus » se multiplie ensuite en autant d’objets sur lesquels il est
possible de rapporter un investissement sur identité. Pour celui qui met son
identité dans la voiture, la voiture c’est « un peu de moi », c’est même
beaucoup de moi. Il ne faudrait surtout pas y toucher, car ce qu’elle est au
regard de l’ego, ce n’est pas une machine à usage de déplacement. Non, c’est une
composante d’identité personnelle. Il conviendra donc de la montrer. Elle
joue le rôle, dans un transfert d’identification, (texte) d’un faire-valoir de l’ego. Si
jamais elle venait à être détruite - ce qui est le cas de toutes les formes dans
le monde relatif – ce serait un drame personnel. Un déchirement du moi à travers
un de ses attachements. Dès l’instant où le sens du moi est investi dans quelque
chose, ou dans quelqu’un, il y a souffrance et la séparation impose de faire
son deuil. Dans notre second exemple, un poste de ministre, en tant que désir de
l’ego, c’est une certaine fierté. Ce qui veut dire ? Une augmentation du moi,
par la reconnaissance, ce qui se traduit par une certaine attitude parvenue ou
la pose convenue devant les journalistes. Le moi est poseur de toutes
manières. A travers ce qu’il parvient à posséder, il se fait valoir dans
l’affirmation d’une certaine supériorité sur autrui. Moi n’est jamais plus imbu
de lui-même que lorsqu’il trouve un piédestal pour se mettre en exergue ou se
porter en triomphe. D’où l’importance des médailles, des décorations, des
récompenses, des concours, des Oscars, des Césars, et j’en passe etc. Dans le
dernier exemple ci-dessus, l’accumulation d’argent est assurément un moyen de
choix d’assurer sa suprématie personnelle. L’empire de l’ego ne s’exerce que
sur l’avoir et non sur l’Être, ce qu’il cherche en permanence à faire accroire,
c’est que plus il possède, plus il gagne de l’être. Ce qui est une illusion.
Cette illusion, nous l’avons déjà rencontrée dans l’amour-passion (texte) quand nous
disions que celui qui en est l’objet devient le portemanteau des désirs de
l’ego.
De là résulte que les désirs de l’ego ne peuvent apparaître que dans un processus de comparaison et qu’ils sont indissociables d’autrui. Le moi se sent augmenté, si « j’ai plus que ». "Avoir plus" me distingue et me fait valoir. Si je peux me prouver à moi-même que je me distingue des autres, je me sens quelqu’un de « spécial », je me confirme comme ayant une réalité séparée et si je peux exhiber que je vaux davantage qu’un autre, alors là, c’est le bouquet ! Le moi ne se sent plus, il est rempli d’aise ! La comparaison constante stimule l’ego sous la forme d’émulation personnelle. Bref, il s’agit d’en mettre plein la vue, de manière à ce que tout ce qui est « mien » devienne une démonstration de ma valeur personnelle. Il est donc logique que le moi désire en tout premier lieu ce qui a une importance aux yeux du monde. Un objet qui n’aurait pas d’importance aux yeux du monde ne servirait pas les fins de l’ego. Le sannyasi qui jette à la rivière la pépite d’or qu’un homme vient de trouver fait un geste incompréhensible aux yeux du monde. Scandale, il rejette le suprêmement désirable dans l’illusion ! Il est dans le monde, mais il n’est pas du monde. Dans une moindre mesure, de la même manière, si vous dites que vous ne regardez jamais la télévision, on vous considère comme une sorte d’extra-terrestre. Comment quelqu’un peut-il ne pas regarder la télévision ? C’est la vitrine de tous les désirs de l’ego. C’est la machine hypnotique qui permet de réassurer sans cesse les désirs de l’ego.
D’où
l’importance relevée (texte)
par
René Girard du
désir mimétique. De là vient aussi la
stratégie constante sur laquelle surfe la publicité. Le
désir mimétique
se situe entièrement sur un plan symbolique. Vouloir aimer comme Roméo et
Juliette, c’est s’identifier à un fantasme magnifique qui donne une importance
au moi. « Je serai ton Roméo, tu seras ma Juliette » ! L’image mythique est un
faire-valoir symbolique qui magnifie le moi. Enlevez l’image et ne considérez
que des être humains, et c’en est fini des désirs de l’ego. L’image est le
support de l’identification. De même, les publicitaires l’ont très bien compris,
plus on suggère un investissement d’identité dans un objet
(texte) et plus il devient
désirable. « … parce que vous le valez bien » !! Comme c’est gentil, ces
petits soins à l’égard du moi !!! Posséder le même portable que la copine, c’est
valoir autant qu’elle. En avoir un qui soit du dernier cri, c’est valoir… plus
qu’elle !!!
Avouons que tout ceci n’est pas très sensé. Une fois vu en profondeur, c’est même carrément de la folie. Mais... c’est de cette manière que la plupart des gens fonctionnent. Suivons Stephen Jourdain. (texte) Faisons pour nous-mêmes l’inventaire de nos désirs sur un cahier. Remontons de nos désirs vers nos motivations. Maintenant, barrons d’un trait tout désir qui résulte d’une projection de l’ego dans l’objet, tout désir qui est désiré avec une seule motivation centrale, acquérir un moi plus gros, plus grand, plus important. Attention, cela implique aussi le passé qui sert de référence au sentiment de manque, par exemple… devenir digne de ce que papa attendait de moi ! Tout le passé de l’ego en fait partie, avec ses rancunes, ses regrets, ses ressentiments, ses attentes, ses frustrations, la rage de se venger d’une vie où on s’est considéré comme un moins que rien etc. (document)
Que reste-t-il sur le papier ? Si nous sommes vraiment honnêtes, peut-être pas grand-chose. Alors nous verrons alors pour la première fois que ce que nous cherchons depuis des années et des années, c’est à combler un sentiment de manque, un sentiment de déficience, par toutes sortes d’objets qui n’ont un sens qu’égocentrique, voire égomaniaque, et qui n’ont jamais eu d’autre valeur réelle que celle-là. Y compris parfois, comme l’a bien vu Emerson, dans le registre des activités soi-disant nobles et désintéressées, dans l’ordre de l’art, du religieux, de la morale ou de l’altruisme de façade. L’ego peut en effet passer par la porte de derrière et de manière subtile, masquer sous des dehors nobles, généreux, socialement admissibles, l’intérêt exclusif de son faire-valoir personnel. Il est très rusé. L’ego des artistes, est souvent monstrueux. Il peut très bien y avoir un sens du moi supérieur et très arrogant chez l’homme prétendument religieux, ou un sens de l’ego puissant chez le poseur moraliste, l’ego se donnant des airs de donneur de leçons en matière de générosité.
2) Or ce qui est tout à fait stupéfiant, c’est que même si nous reconnaissons la pertinence de ce qui précède… cela ne remet même pas en cause la vérité du Désir ! Il existe une joie à s’entourer de belles choses, une joie de créer, de faire, une joie de construire pour construire, de créer pour créer, qui est entièrement indépendante des motivations du moi. Nous pouvons très bien entreprendre, être immensément créatifs, œuvrer dans la connaissance et dans l’art, nous donner corps et âme pour les autres etc. sans surimposer le poids encombrant de la motivation de l’ego. Et c’est justement dans un état d’esprit sans ego que l’action devient libre, inspirée, créative, que les choses deviennent plus légères et joyeuses, qu’il y a une véritable Passion, un amour de l’excellence et du travail bien fait. En fait, toutes les véritables satisfactions que nous trouvons dans la vie viennent de là.
Il se peut
qu’au cours des questions que nous venons de poser sur le papier, nous ayons eu
une soudaine prise de conscience. Une inquiétude. Si nous enlevons la motivation
habituelle de l’enflure personnelle, le sol ne va-t-il pas se dérober sous nos
pas ? Si ce qui nous a exclusivement intéressé jusqu’à présent, ce n’était ni
les autres, ni nos proches, ni nos amis, ni la vie, le monde ou l’univers… mais
uniquement notre petit moi, est-il encore possible d’agir? Notre intérêt
est-il à ce point petit et superficiel ? N’avons-nous jamais connu la
grandeur
et la profondeur véritables qui résultent de l’effacement du moi ? C’est ce type de
prise de conscience qui nous attend en lisant
Krisnamurti. Dans ce registre, il
est sans complaisance et il ne rate pas une occasion de démasquer l’ego. Et
cependant, cela ne veut certainement pas dire que pour autant le désir prenne
fin, mais que l’action juste, l’action créative, l’action inspirée en définitive
sont libres de l’ego.
Quand le désir est dominé par le sens de l’ego, il s’y ajoute un poids écrasant, une démesure, une outrance et la guerre de tous contre tous n’est pas loin. L’ego pour s’affirmer dans ses désirs a besoin d’ennemis. C’est grâce à l’ennemi qu’il assure son identité. C’est aussi vrai au niveau individuel que collectif. Pour renforcer son importance, l’ego se lie avec d’autres ego du même bord et peut dire « nous !», face aux « autres ! ». On ne sent vraiment « chrétien » ou « musulman » que face à un non-chrétien, à un non-musulman. Si tout le monde était chrétien, ou musulman, le concept se dissoudrait et perdrait tout son sens. Pour se senti un Montaigu, il faut des Capulet ! Pour être politiquement de droite, il est indispensable de s’opposer à des gens qui sont politiquement de gauche. Sinon, cela perd son sens, qui est autant purement conceptuel qu’identitaire. C’est de l’ego, mais collectif. L’ennemi permet de s’assurer une position et d’avoir raison tandis que l’autre a tort. Ce qui renforce l’ego. Le moi fonctionne dans la dualité, il a besoin de l’opposition d’un autre moi, pour se sentir lui-même. Il a tort… donc j’ai raison. Moi se dote d’identité en tenant fermement à ses raisons et pour cela, il lui faut un ennemi. L’ego adore la polémique et la polémique, ce n’est pas loin de polemos, la guerre. La racine de toutes les guerres réside dans la structure de l’ego. (texte)
Or dès l’instant où le sens de l’ego domine, s’affirme face à un autre, il provoque immédiatement une réaction de défense qui convoque chez l’adversaire la même attitude, appelle au devant de la scène un autre ego. Si au restaurant je mets une bonne dose de « moi outré », parce que la soupe est froide pour attaquer le serveur, il va réagir immédiatement en convoquant un « moi professionnel ». Chacun va camper dans la position qui est la sienne et le conflit va s’engager. S’il n’y a pas d’imposition du moi, il y a seulement un être humain qui demande de bien vouloir réchauffer la soupe à un autre être humain qui le sert sans difficulté ! Une interaction entre deux êtres humains qui est une communication. Pas de surimposition d’ego encombrants pour compliquer les choses. Les problèmes dans la relation ne commencent que lorsqu’un sens du moi y est placé, car bien sûr l’ego est raide, il a par nature des parti-pris, il est susceptible, il faut moult tractations pour le concilier avec un autre ego. L’ego ne s’avance qu’avec tout ce qu’il considère comme mien, il a dans son sac à dos, ses appartenances qu’il tient à défendre : son passé, ses croyances, ses convictions, son statut, son personnage, sa culture etc. Les défis de la vie exigent de nous une réponse correcte et il y a des choses que nous devons faire. Il est tout à fait correct de demander de faire réchauffer le plat ! Correct de demander la réparation de l’appareil qui est cassé ! Rien à redire au fait d’apprendre, de créer etc. Mais tout change quand l’ego passe au premier plan, car nous mettons dans l’acquisition de l’objet une bonne dose de sens du moi qui n’a aucun rapport avec la situation d’expérience. Quand le sens de l’ego n’est pas là, il y a une réelle disponibilité, une plus grande souplesse, une plus grande efficacité et la relation humaine demeure chaleureuse et vivante. Quand l’ego débarque, il « fait des histoires » et toutes les situations se dégradent et dégénèrent en conflit. Elles se compliquent inutilement parce que ce qui est ajouté, ce sont les désirs de l’ego.
Ainsi s’explique pourquoi dans les traditions spirituelles, il est souvent enseigné : a) que seule l’action accomplie en étant libre de tout désir libère celui qui agit de l’influence aliénante de l’action. En d’autres termes, elle n’est plus susceptible de créer des impressions si vives qu’elles enchaîneront invariablement l’acteur à son action, le conduisant à répéter de manière compulsive le processus du désir. b) que nous n’avons de prise que sur l’action et non sur son résultat. Ce qui est le schéma inverse du mode de pensée de l’ego. c) Il importe avant tout de découvrir que la Plénitude que l’ego place dans ses désirs, dans un futur incertain, est en fait déjà là, elle réside dans la Présence et n’a jamais été ailleurs. La plénitude recherchée dans le futur est une illusion. Personne ne peut trouver la plénitude de la Vie dans le futur, c’est une illusion parce que le futur n’existe pas. La Plénitude est maintenant. Elle est dans la coïncidence parfaite avec maintenant.
Qu’est-ce
qui fait problème dans le désir ? Si c’est le désir lui-même, il n’y a pas
d’autre choix que de chercher, comme l’ascétisme le soutient, à éradiquer les
désirs. Il ne manque pas en effet de traditions pour condamner le désir. Nous
avons vu les critiques cinglantes de
Nietzsche contre le christianisme.
Nietzsche reconnaît qu’il y a au tout début de la bêtise dans les
passions. Il
ajoute
cependant qu’il est possible de spiritualiser, de
diviniser le désir. Ce
qui n’implique en rien le processus de « castration de l’intellect » de la
morale. L’aveuglement, la brutalité, la prédation contenue dans les désirs de
l’objet sont tels qu’il semblerait, comme le dit Proust,
sage de chercher leur extinction. Parce que cette avidité se reconnaît dans la
« concupiscence de la chair », la sexualité a été niée par les
religions.
Partout des hommes saints soutiennent qu’il est mauvais d’avoir des désirs,
(texte) qu’il est mal de ne serait-ce que de regarder une
femme. Les femmes ont été
partout exclues de la vie spirituelle parce qu’elles risquaient de la souiller.
Ce faisant ceux-là mêmes qui condamnent le désir se cachent les yeux et se mordent la
langue, ils sont comme un arbre desséché dans le désert, ils nient la Vie, en
niant la beauté de la femme, ils nient toute la beauté de la Terre. Ce qui ne
fait bien sûr que refouler le désir. Résultat : cela
renforce la séduction
lubrique. De la même manière, le désir de beauté et de raffinement est
entravé
et son refoulement renforce l’avidité etc.
1) Mais si le véritable problème était ailleurs ? S’il n’était pas vraiment dans le désir, mais plutôt dans l’identification du moi au désir ? S’il était dans la surimposition des miasmes de l’ego sur le désir ? Le désir, nous venons de le voir, en lui-même n’est pas réellement problématique. C’est l’ego qui est problématique. Porter en permanence le poids d’un ego, c’est vivre une existence problématique. L'expression courante "avoir des problèmes d'ego" est inutilement redondante. Il appartient à l’ego de créer des problèmes, non pas de façon accidentelle, comme s’il était seulement maladroit, mais bien de manière essentielle, parce que l’ego est par essence problématique. Dès que l’ego intervient, il y a un degré d’inconscience. S’il était possible de voir l’apparition de l’ego, dans une vision pénétrante de repérer son entrée en scène, le voile d’inconscience qui l’accompagne ne pourrait plus se projeter. Quand l’ego est pris sur le fait, il ne peut que disparaître, car sa seule façon d’opérer consiste à agir dans l’ombre et à rester caché. Il ne peut pas opérer au grand jour. Il est impossible à l’ego de continuer son jeu sous le regard de la conscience. Il faut observer attentivement le désir et voir se développer les constructions mentales de l’ego.
Ce qui ne veut pas dire se mettre à analyser. Ce n’est pas exactement analyser, c’est mettre en lumière, voir ce qui est. Le voir dissout l’inconscience et immédiatement, les choses reprennent leur juste place. L’analyse remue du passé et elle enclenche l’introspection. Elle a partie liée avec l’ego lui-même, parce qu’elle se donne du temps. Dès qu’il y a introspection, une division est produite dans la subjectivité. Apparaît moi-juge/moi-condamné. Le moi prend la figure d’un juge au regard inquisiteur qui provoque la honte (texte) d’une autre partie de soi qui est le moi coupable. De cette division provient la mauvaise conscience, le regard rentré, apeuré, l’empire tentaculaire de la culpabilité qui ne fait que renforcer la tyrannie du moi-idéal. Et nous voilà dès lors embarqués dans une constate division entre soi et soi, dans le jeu de cache-cache de la mauvaise foi. Ce que le théâtre de Sartre a eu le mérite de montrer. Ce petit jeu n’est qu’une façon habile pour l’ego de se maintenir, tout en laissant croire que le « mauvais moi » est mis sous contrôle. En jouant sur les deux tableaux, l’ego est certain de pouvoir assurer son règne, tout en distribuant de la bonne conscience à foison. L’ego adore la duplicité. C’est dans la duplicité qu’il est le plus à l’aise. C’est la raison pour laquelle il faut impérativement distinguer la lucidité de l’introspection, car la lucidité est la mise en lumière des activités de l’ego lui-même. Cette Conscience qui témoigne de l’ego lui-même n’en fait pas partie. Elle ne relève pas du conditionné et elle est impersonnelle. Elle est à la source de l’authenticité.
Disons les choses de manière plus abrupte. En abandonnant la duplicité, dans l’authenticité, tu redeviens ce que tu es. Pas un « acteur » célèbre, pas un « savant » émérite, pas « un dieu du stade », un « ministre » engoncé dans sa fonction, une « séductrice » qui a mis son ego dans l’apparence. Mais attention, comme cela a été montré auparavant, pas non plus un « raté », une « victime de la vie », une identité de « malheureux » qui passe sa vie à s’apitoyer sur lui-même et à se plaindre de faits qui se sont déroulés 20 ans auparavant. Ce qui est encore une manière de se faire valoir en posant dans le personnage de victime pour attirer l'attention et la reconnaissance de la pitié. Tout cela repose sur une fiction. Le soap opera de l’ego peut être en apparence brillant ou être médiocre, mais c’est cheap fiction, de la fiction à bon marché et rien de plus. Un simulacre de la vie réelle.
Bref, l’authenticité rend à l’être humain sa simplicité, celle d’un homme ordinaire qui ne cherche pas à être « spécial » de quelque manière que ce soit sous le regard des autres, mais qui est ce qu’il est. Maintenant. Avec ses limites actuelles. Et c’est là qu’un être humain devient touchant, c’est là que la Vie réelle se révèle. La Vie immanente au Je suis. La Présence. Quand on a percé tous les voiles des constructions mentales illusoires dont l’ego s’enveloppe, il y a la simplicité de l’être humain. C’est dans cette simplicité que réside la grandeur véritable dont l’ego n’aura jamais la moindre idée.
L’amour va naturellement vers le simple, car le Soi qui palpite dans une vie délivrée de l’ego retrouve le Soi en l’autre et il sait qu’ils ne font qu’un, il sait que la séparation n’existe pas. Il n’y a alors plus de difficultés à mettre en pratique l’injonction « aimer l’autre comme soi-même », précisément parce que la Vie s’aime elle-même éperdument comme Soi. En l’absence d’ego, la Vie délivrée des limites, des barrières imposées par l’ego, ne peut que s’aimer elle-même en toutes choses. L’ego, lui, est à tout jamais incapable d’aimer, ou bien, ce qu’il propose, c’est une caricature de l’amour sous la forme de l’attachement. « Tu m’appartiens ! ». La véritable Compassion, le véritable Amour sont sans ego. Quand l’amour est présent, il laisse-être sans imposer de contraintes, car les contraintes imposées sont les contraintes de l’ego. Tel est le sens profond de l’aphorisme « aime et fais ce que tu veux ». On voit quel usage l’ego est capable d’en faire et comment le meilleur peut alors basculer dans le pire. L’ego est extrêmement habile dans le détournement des vérités. L’ego est un expert en détournement de fonds ! Financier bien sûr, mais aussi affectif, moral, intellectuel et même spirituel. Pour son propre compte. D’où l’importance cruciale d’une lucidité constante.
2) Le sens véritable de l’identité, ce que nous pourrions appeler le Soi, n’a rien à voir avec le narcissisme de l’ego, sa fascination compulsive pour son image, ou son attachement à l’idée d’être « unique ». Il ne faut pas non plus confondre l’ego, avec le principe d’individuation du psychisme. L’expression « désirs de l’ego » est à prendre dans le registre même où se manifeste effectivement un ego. La plupart d’entre nous sommes tellement identifiés à l’ego que nous le prenons à tort pour ce que nous sommes. Dans l’ignorance des profondeurs de l’âme, nous en restons à une forme d’identité très pauvre et limitée. Comme la plupart des gens ne s’éveillent pour ainsi dire jamais à la Présence, ils ne comprennent tout simplement pas pourquoi l’ego constitue en lui-même un problème. Ils ne voient pas pourquoi à un moment ou un autre, l’ego doit être transcendé. C’est en reconnaissant le cortège de souffrances et de folies qui accompagne son règne que la question centrale commence à se poser : suis-je seulement cela ? Un ego ? Quand l’intelligence entrevoit le tableau réel, elle tranche net l’identification. Mais il semble que pour cela il faille du temps et beaucoup de souffrance.
Tant que nous sommes benoîtement installé dans le confort de notre vie personnelle et que la souffrance reste supportable, on peut vivoter dans la conscience de l’ego. Ce n’est pas vraiment confortable, car il y a toujours un malaise sous-jacent, et en plus, comme Pascal l’a si admirablement compris, (texte) l’ego est très incommode pour les autres. (texte) Le plus drôle dans cette tragi-comédie, c’est qu’il reproche facilement aux autres leur égoïsme, sans voir la futilité du sien.
Or ce qui
est neuf, c’est que nous vivons dans une époque où l’ego est emporté dans
l’escalade de
la montée aux extrêmes. Jamais la démence et le pouvoir de
nuisance de l’ego n’ont été à ce point étalés au grand jour. Il faut très peu de
choses pour que les écailles nous tombent des yeux. Juste un aperçu de la
folie
du monde. C’est au milieu de ce péril que l’urgence d’aller au-delà de l’ego
devient inévitable. Une transformation de la conscience
(document) est la seule
issue possible pour l’humanité, car tous les moyens de destruction ont été remis
entre les mains de l’ego pour qu’il ravage la planète et qu’il continue de semer
le chaos. L’examen sur le vif de ce que représentent les
désirs de l’ego est un aperçu suffisant. Après, la compréhension se répand comme
une onde de choc et on pourrait alors dire avec Morphéus dans
Matrix :
« bienvenu dans le monde réel ! » Regarde le monde fabriqué par l’ego bien en
face ! Vois ce qu’il produit dans la relation, vois les
dysfonctionnement que
l’ego produit au sein de la famille, vois le nombrilisme des
figures
médiatiques, vois la prédation économique régentée par l’ego, vois comment l’ego
s’exhibe dans les plus riches, comment l’ego s’amplifie dans l’envie chez les
plus pauvres, vois l’ego dans la volonté de puissance des chefs de
guerre et des
hordes de fanatiques, vois l’empire dévorant de la
technique sur la planète
quand elle est mise au service de l’ego, voit l’ego agrandi sous la forme de
compagnies, de multinationales qui semble s'ingénier à montrer à quel point l’ego
collectif peut être boulimique de puissance, cynique et malsain… Et tu
comprendras que l’humanité est psychologiquement malade parce qu’elle n’est plus
en phase avec la Vie. L’ego fut une aide et il fallait en passer par là, dit
Aurobindo, mais l’ego doit être dépassé et par conséquent, les désirs de l’ego
doivent aussi être dépassés. Au stade actuel, l’ego est devenu morbide.
Freud
avait dans Malaise dans la Civilisation commencé le diagnostic, mais sans
toutefois atteindre la
racine du problème.
La Vie est tellement plus vaste que ce que les désirs de l’ego voudraient atteindre ! Non seulement plus vaste, mais aussi infiniment plus complexe, riche et profonde. Un immense Désir créateur qui ne cessent de se déployer pour la joie du pur déploiement de Soi. Pour la joie du Jeu de la création. Être délivré de l’ego, c’est précisément sentir cela : le mouvement majestueux de la Vie universelle qui joue infiniment avec elle-même et qui nous porte dans son courant, dans son Délice d’exister. L’expérience continue de l’unité avec le déploiement de la vie est appelée dans l’advaita-vedanta, la réalisation du Soi. Et que devient le désir dans la réalisation ? S’il est possible de donner ici des indications, elles tiendraient dans quelques remarques. Il n’y a pas de description exacte qui puisse être vraiment appropriée. C’est un changement de conscience radical. Qu’est-ce qui peut bien motiver quelqu’un qui a cessé de s’identifier aux désirs de l’ego ? La réponse tient dans la relation directe à la vie elle-même ici et maintenant. Quand l’esprit se trouve en complète harmonie avec la Vie, il est en quelque sorte en unité avec la nature et ce sont les besoins de la Manifestation qui deviennent les mobiles de son activité. (texte) Rien qui soit très « personnel » donc, au sens habituel, mais une Nécessité intérieure qui enjoint de répondre à l’appel qui vient de la vie elle-même là où elle est laissée en souffrance. Cela s’appelle la compassion. C’est la nécessité du retour dans la Caverne. Ainsi, même en l’absence d’ego, le processus de création qui a pour nom Désir se poursuit, bien qu’il n’ait plus le même sens. En elle-même, la Vie n’a besoin de rien et elle ne souffre d’aucun manque, quand elle crée, c’est par surabondance. Telle est aussi la marque d’un vrai désir que de ne pas aller vers un objet pour combler un vide, mais d’être d’un seul tenant, un mouvement joyeux de Manifestation. Il est naturel pour la vie de se donner elle-même, autant qu’il lui est spontané de susciter la guérison là même où un déficit de conscience a ouvert la porte à la maladie. Le grand corps malade de l’humanité appelle pour sa guérison une conscience plus élevée.
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Nous sommes partis de la relation entre le désir et le passé pour rendre compte des désirs de l’ego. Sous cet angle, le désir n’est rien moins que conditionné, il est pris dans le cercle de l’expérience, de l’impression, du désir et de l’action qui elle-même produit l’expérience qui engendre l’impression etc. Non seulement le désir est en ce sens compulsif et répétitif, mais il se maintient sous la coupe d’une identité limitée qui est celle de l’ego et sous la domination du temps psychologique. Le temps psychologique nie, dénie et renie la présence au présent. L'ego s'engage dans une folle poursuite dont le but n’est jamais atteint et où la satisfaction se dérobe à chaque pas. L’ego ne peut pas s’arrêter, il chasse, il poursuit mais entièrement dans le domaine de l’illusion. Tout ce qu’il saisit lui échappe car il est déjà ailleurs, même quand il prétend être là. Le désir de l’objet est son mode d’échappatoire de prédilection devant le présent.
Il y a cependant un mystère dans le Désir qui ne se réduit certainement pas à la seule figure des désirs de l’ego. Les désirs de l’ego, dans le mythe de Platon, ne parlent que de l’influence de Pénia. Ils ne permettent pas de comprendre la puissance de création du désir qui vient de Poros. Le Désir divin.
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Questions :
1. Laisser tomber les désirs de l’ego est-ce pour enlever toute motivation?
2. Peut-on être libre en désirant par rapport au passé?
3. L’avidité dans le désir pourrait-elle s’expliquer en termes uniquement biologiques?
4. Désirer toujours plus, n’est-ce pas une manière de se sentir vivre dans le futur?
5. C’est une joie de désirer ce qui paraît impossible dans la mesure où… : comment complèteriez-vous cette phrase?
6. L’ego collectif peut-il être réellement différent de l’ego individuel ?
7. Quelle relation y a-t-il entre désir de l’ego et duplicité?
© Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan,
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