Nous avons vu que les penseurs de l’altérité, partant de la problématique d’autrui, insistaient sur l’importance irréductible de la diversité humaine ; ils voyaient dans l’unité une pensée menaçante, un système « totalitaire », qui ferait presque injure à la diversité qui selon eux est première et doit être reconnue. Est-ce la peur étrange d’être absorbé dans un Tout qui éliminerait l'importance de la particularité, (R) celle d’un moi différent d’un autre moi ? A voir. Ce qui est sûr, c’est que du coup, ils tendaient à mettre l’accent sur le multiple, sur ce que l’autre à d’expressément différent, de particulier et qui est impensable, mais que l’on rencontre dans son visage. Cette représentation de l’altérité irréductible est devenue très répandue. D’où l’éloge de la différence pour la différence. D’où la valorisation du fait de se considérer comme « spécial » et le besoin de voir l’altérité reconnue sa différence. Qui devient la marque de fabrique de l’identité. D’où la méfiance à l’égard de la « pensée unique » et le choix du relativisme.
Cependant, comme nous l’avons déjà montré, il ne faut pas confondre l’unité et l’unicité, sous peine de tomber dans des confusions. L’unité ne nie pas la diversité, mais l’enveloppe et compose avec elle un seul tout, de sorte que la fragmentation s’efface, mais sans nier la multiplicité. Ainsi en est-il de la nature même de l’Univers. De même en est-il de beauté selon Descartes. Inversement, penser selon le cadre de l’unicité, c’est mentalement cloner la même chose partout et viser l’uniformité. Vouloir faire une symphonie avec une seule note. Ce qui n’a rien à voir avec l’unité. Et nous savons bien que l’uniformisation tous azimuts est meurtrière.
Nous allons dans cette leçon revenir sur l’unité. Nous avons, à de très nombreuses reprises, croisé le thème de l’unité. L’unité est-elle un principe de simple logique où une donnée fondamentale de la conscience ? Est-elle d’ordre mathématique ? Est-elle dans les choses ? Relève-t-elle de la vie ?
* *
*
Dans un premier temps nous allons revenir sur des développements antérieurs pour les prolonger. Nous avons en effet assez souvent croisé cette question. Étrangement, c’est de nos jours sous les projecteurs de la physique, dans la compréhension de l’univers matériel, que l’idée d’unité surgit avec le plus d’insistance, ce qui est un retournement singulier du paradigme mécaniste qui était au départ orienté dans une direction plutôt opposée.
1) Souvenons-nous. A l‘aube de
la Modernité, les cartésiens ont adhéré en
bloc à une forme d’explication très simple des phénomènes
naturels, celle de la
causalité par contact,
(par choc). La force du vent pousse les pales du moulin. Une roue dentée pousse
une autre roue dentée et provoque son déplacement. Une boule de billard provoque
le déplacement d’une autre boule. Une cause
produit un effet qui est cause d’un effet et on peut donc s’imaginer une
succession de causes à l’infini dans ce qui serait alors le monde matériel. Nous
avons vu avec Pierre Thuillier l’importance de l’horloge
en Occident.
Nous
avons étudié la fascination des mécanismes et des
automates chez Descartes. Le mécanisme
produira le matérialisme et la vision du
déterminisme intégral que l’on retrouve chez
Laplace.
Si le
paradigme de la causalité par contact devait à lui seul rendre compte de
l’ensemble des phénomènes naturels, nous ne pourrions pas trouver la moindre
unité dans le réel. Des effets mécaniques qui partent dans toutes les directions
ne peuvent engendrer qu’une multiplicité exponentielle et
divergente. Il n’y aurait que des
processus mécaniques distincts et leur interaction au
hasard. Ce serait au fond les « séries de causes » indépendantes dont parle
Cournot qui se croisent pour donner des événements.
Il n’y aurait que du divers et pas d’univers. Pas d’organisation. Or, nous
voyons bien qu’il existe partout des structures ordonnées. Nous le voyons dans
les cristaux, les mouvement naturels, surtout, nous sommes obligés de le
reconnaître dans le domaine du vivant. Cependant, la
séduction des Modernes vis-à-vis du modèle de l’animal-machine
a été plus forte que l’émerveillement des Grecs devant les beautés de la Nature.
Ils se sont imaginé qu’existaient partout des
mécanismes, des
roues,
des poulies, des cordes qui devaient faire fonctionner la Nature. D’où l’idée
que les veines sont des tuyaux, les nerfs des cordes, le poumon un soufflet, le
cœur une pompe etc. et toutes ces images fantaisistes de la biologie qui émerge
au XVIIème. Il faut lire de près
Canguilhem à ce sujet. La machine réalisait en un sens une forme d’unité.
Une machine possède en effet une unité dans laquelle toutes les parties sont
assemblées afin de réaliser une
opération. On pouvait penser qu’entre le coq de basse-cour et le coq en
automate, il n’y avait pas de différences. Descartes disait seulement que les
machines crées par Dieu étaient infiniment plus complexes que celles fabriquées
par l’homme. On s’est imaginé à l’époque qu’avec ce genre d’explication, il
serait possible de « rejeter les causes finales hors de la physique ». De
congédier la vision finaliste
d’Aristote. Mais les cartésiens ne se rendaient pas compte qu’ils tombaient dans
une naïveté bien plus grande
encore, bien plus simpliste que le finalisme qu’ils voulaient rejeter. Car pour
que le modèle de la machine soit pensable, il faut plus qu’une intelligence
finalisée, il faut carrément un ingénieur fabriquant les machines : le mécanisme
n’a de sens que par anthropomorphisme.
Tant que le scientifique est aussi
un
chrétien, comme Descartes, cela ne fait pas difficulté. On peut sauver le modèle
d’une Nature conçue comme une horloge, en
reportant sur Dieu la fonction d’ingénieur
en chef. De mécanicien suprême. Ce qui a été fait très tôt. Il faut bien qu’il y
ait un horloger si la Nature est une horloge dira Voltaire. Si vous enlevez
Dieu, l’explication mécaniste ne veut plus rien dire, elle perd sa
cohérence. Or bien évidemment, les mécanistes allaient au fil du temps devenir
les matérialistes et ils voulaient par-dessus tout éviter tout recours à une
hypothèse théologique. Alors que le principe d’organisation à l’œuvre dans la
Nature ne pouvait d’évidence pas être mécanique.
L’entêtement
des cartésiens se voit très clairement dans la réception qu’ils ont pu donner
aux idées nouvelles de Newton. En voilà un qui
parlait d’action à distance ! De causalité sans contact ! Et pourquoi pas
l’Esprit tant qu’on y est ! (Fumisterie je vous dit !). Newton a été pris pour
un charlatan, car on ne
croyait
chez les mécanistes que dans la causalité par contact. D’un coup de génie
remarquable Newton inventait un nouveau
paradigme de la physique, très
mal reçu par les philosophes de la serrurerie et de l’animal machine. Newton
unifiait brillamment dans une seule théorie les explications des phénomènes
terrestres comme la chute des corps ou les marées et les phénomènes célestes,
comme le mouvement des planètes. Les cartésiens auront un peu de mal à
comprendre, mais il faudra se rendre à l’évidence, l’idée de
force tenant ensemble les processus
naturel, le tout encadrés par des équations remarquablement efficaces, est
tout à fait valide. Or il est incontestable que ce nouveau principe
d’intelligibilité avait chez Newton une très forte connotation mystique, et même
carrément alchimique ! Newton n’est pas du tout un
« pur savant » positiviste. Il a pas mal fricoté avec l’alchimie et la
théologie. Pour lui, l’espace et le temps
sont des attributs de l’entendement infini de Dieu. Très habilement
Newton
récupérait aussi en passant l’atomisme des
anciens
grecs pour l’intégrer à son système. La vision était grandiose, il devenait aisé
de comprendre que la causalité par contact des cartésiens n’était qu’un aspect
mineur de l’arrangement des choses et qu’il y avait au-dessus des forces pour
maintenir la cohésion du Réel. Si la force de gravité est la même force qui
tient ensemble le mouvement des astres et qui nous cloue au sol, il appert qu’il
y bien une unité du cosmos, une sorte de colle cosmique pour tenir ensemble
tous les éléments qui sans cela resteraient séparés. L’idée de force avancée par
Newton allait donc bien plus loin que le seul attribut de l’inertie
que Descartes concédait à la matière, elle suggérait déjà que
l’unité du monde
tient davantage à une énergie magnifiquement ordonnancée qu’à l’agencement de
« choses » séparées.
Les progrès
de l’atomisme dans le développement
prodigieux de la chimie, ont ouvert ensuite une
nouvelle voie à l’esprit analytique et on se lançait dans la grande quête du « constituant ultime » de la matière. On allait fouiller au cœur de
choses qui nous entoure pour trouver la brique fondamentale dont tout devait
être constitué, l’atome. Les plus audacieux pensaient
qu’en furetant dans cette direction on pourrait sûrement mettre la main sur un
principe d’organisation suffisant
qui permettrait de tout expliquer. En se
passant du Dieu de Newton. Descartes et Galilée avait distingué
qualités premières des corps que
la mesure pouvait cerner et les
qualités secondes que l’expérience humaine pouvait recevoir. Il fallait
faire une réduction dans le matériel. Gassendi
prit cette direction, inventa le concept de
molécule, et chercha à dériver les qualités secondes des qualités premières.
Le matérialisme
continuait sa route, les atomes devaient être la seule réalité ultime et ils
devaient tout expliquer.
2) On sait
ce qu’il advint finalement de l’hypothèse atomiste, quand on découvrit que
l’atome insécable ne l’était pas, qu’un
monde grouillant d’énergie, d’ondes et de particules fuyantes existait dans
l’infiniment petit, avec son ordre mathématique, comme celui que l’on trouvait
dans les objets macroscopique. Le vide que l’on
n’avait au début considéré que comme une sorte de néant ou d’espace, révélait un
dynamisme insoupçonné. La représentation
de l’atome comme une constellation autour d’un noyau marqua les esprits. Elle
montrait une structure étrangement similaire à l’agencement du cosmos. Là
où
on s’attendait à trouver des objets durs, solides éternels, on finissait par ne
trouver que des structures énergétiques qui pouvaient être fissibles. Entre la
masse matérielle, les
champs électriques et électromagnétiques,
il n’y avait pas de frontières réelles. Einstein avait montré que la
grande
boîte, ou la scène de Newton n’était au fond qu’une abstraction humaine. Il
n’était plus possible de séparer
l’espace et le temps et on en vint très vite à admettre qu’en réalité il
n’existait qu’une texture d’espace-temps-causalité dans laquelle étaient noués
tous les objets physiques. La Relativité ne laissait aucune place à l’idée même
d’une existence séparée, d’une multiplicité qui ne soit pas porté par l’unité du
Réel. D’une
manière
fantastique, elle donnait à l’espace et au temps une élasticité qui interdisait
de les penser à part, il fallait les concevoir en interaction avec la matière.
On devait retrouver ce que Newton avait pressenti, l’idée que l’univers tout
entier était constitué d’énergie en devenir, et la démonstration serait
bientôt faite de la convertibilité de la masse en énergie.
Bref, au final, une existence « particulière » est physiquement une abstraction et non une réalité. Un simple concept. La particularité n’existe pas réellement, si toute forme est constituée d’énergie, toute forme est un aspect singulier d’une seule et même substance qui circule partout dans l’univers et rien n’est séparable de quoi que ce soit d’autre. Il est toujours possible de parler de différentes forces fondamentales qui structurent les objets, qui oeuvrent dans le déploiement des phénomènes, mais parler de « choses » qui seraient primitivement séparées c’est strictement impossible. Absurde. Et puisque nous sommes par le corps, ainsi que tous les vivants composés de matière, il faudra reconnaître qu’à un niveau subtil, toutes les différences s’estompent, il n’y a que l’unité vibrante de la Manifestation.
La
mécanique quantique, qui est née
en même temps que la relativité n’est pas en reste sur cette
question.
Bien que les deux théories divergent dans leurs principes, sur le plan de la
description, elles sont tout à fait convergentes dans leur affirmation de
l’Unité du réel. L’ultime audace de la mécanique quantique étant de réintroduire
l’observateur conscient dans sa
description. Ce qui était une gageure pour la physique classique dans la lignée
de Newton. Certes, le caractère probabiliste de la mécanique quantique pourrait
en première analyse tromper. Einstein détestait l’idée que la Nature puisse être
à un floue et gouvernée par le hasard. « Dieu ne joue
pas aux dés ! » A quoi Bohr répondait : « arrêtez donc de commander à Dieu ce
qu’il doit faire ! » Cependant, le mécaniste pourra en tirer prétexte et dire
que si le hasard est fondamental, alors c’est comme si l’ordre apparaissait à
partir du désordre. Du chaos apparaîtrait une organisation de l’ordre, jusque
dans les formes les plus complexes, sans qu’aucun principe d’unité ne soit
nécessaire. Mais le flou fondamental n’exclut pas un
ordre impliqué,
comme le montre David Bohm. Il faut éviter d’introduire une représentation
fragmentaire là où la
fragmentation
n’existe
pas. Là où la séparation n’est même pas pensable. Ce qui est le propre du
domaine quantique. Les physiciens quantiques n’hésitent pas à dire que la
particule est juste un concept descriptif et non
une réalité en soi. Nous sommes dans un domaine où la différence entre particule
et une onde n’est même pas décelable, tantôt dans une
expérience, les phénomènes se
présentent comme onde et tantôt dans une expérience différente, ils se
présentent comme des particules. L’observé ne peut être séparé de
l’observateur et du processus d’observation. Niels Bohr avait totalement
intégré comme symbole le principe de complémentarité (l’image du
yin/yang). Il avait si bien assimilé l’idée que le monde physique constituait
une unité qu’il était parfaitement à l’aise avec l’idée que deux particules
intriquées pouvaient, même à grande distance, rester liées. Quand Einstein y
voyait une action fantôme à distance, cela ne le choquait pas plus
que cela. Ce devait être ainsi, même s’il devait en coûter des sueurs
froides pour un esprit fonctionnant dans une logique
duelle éprise de séparations nettes. Réaliste.
L’expérience a bel et bien montré qu’Einstein avait tort, même si c’est un
mystère, l’action fantôme existe bel et bien. Son implication, est qu’il existe
un niveau de réalité où la corrélation infinie des
événements est présente, un niveau où l’information communique et est même
simultanée. Nous sommes donc en droit de dire, comme le formulait Hoyle,
que tout événement est pris dans la toile de la même Réalité. La formule donnée
plus haut était que l’Univers supporte chaque événement qui se produit en son
sein. Mais il faut ajouter en plus que l’unité porte nécessairement en elle
une information.
Dans l’introduction à l’écologie que nous avons menée plus haut, au fil des pages du Tao de l’Écologie d'Édouard Goldsmith, nous avons pris comme point de départ le principe fondamental de l’écologie qui est : dans la Nature, toutes choses sont liées. Il n’existe pas de séparation et chaque être vivant est en relation permanente avec son environnement. Non seulement l’écologie constitue la science architectonique qui enveloppe toutes les connaissances ayant trait au vivant, mais son point de départ est l’unité systémique fondamentale de la vie.
1) C’est
précisément de l’oubli de l’unité que naissent en cascade toutes sortes de
distorsions qui sont autant de représentations fausses et par suite de
techniques destructrices. Par nature l’intellect est fait pour
l’analyse, mais hélas, cela veut aussi dire le découpage en fragments, puis
encore en fragments plus petits. Et plus vous découpez ce qui est vivant en
fragments, plus vous êtes
récompensé,
on vous donnera une médaille de chercheur ! Alors que la fragmentation constitue
une perte de l’unité vivante et réelle. Inutile d’insister sur ce point, nous
l’avons déjà étudié, mais le fait est que la
pensée fragmentaire est le
paradigme dominant de la pensée occidentale, qu’elle
se revendique ou non de l’approche scientifique. Or pour entrevoir l’unité
réelle, il faudrait faire preuve, non d’un
intellect à couper les cheveux en quatre, mais d’une
intelligence capable de
relier
de manière globale. De resituer la partie dans la Tout, de replacer la
différence dans l’Unité, de comprendre l’équilibre dynamique au sein du tout,
bref, s’appliquer à une vision plus riche et plus
complexe et non pas un appauvrissement et une réduction analytique. Il
ne faut pas être très futé pour comprendre qu’un tissu, qu’un organe aura des
propriétés différentes prélevé de l’organisme de celles qu’il possédait quand il
en était partie intégrante. Ou qu’une substance chimique devant agir sur un
organe aura forcément des effets sur les autres. Ou qu’une plante considérée à
part, en monoculture, n’aura pas le même développement si elle est associée à
d’autres dans une culture diversifiée. Ou encore, que l’observation du
comportement d’un animal en laboratoire est forcément
moins riche que celle obtenue quand on l’étudie dans son milieu naturel etc. En
éliminant pour l’isoler un élément de ses interactions avec la totalité, - ce
qui est le triomphe de l’intellect analytique- on obtient une abstraction morte,
car on supprime précisément ce qui donne son dynamisme au processus vivant.
L’empreinte de la Totalité ou rien n’est séparable de quoi que ce soit.
Amiel le disait, l’analyse
est mortifère quand elle s’en prend à l’unité de la vie. Or de cet aveuglement
analytique a
procédé tout
notre savoir et la plus grande partie des productions de la
technique jusqu’à aujourd’hui encore.
Nous savons
que tous les êtres vivants sont constitués
primitivement de cellules, qui sont les unités vivantes les plus
élémentaires, déjà individualisées par la délimitation d’une membrane renfermant
des molécules dans le cytoplasme. Cette gélatine contient une incroyable usine
miniaturisée produisant l’ensemble des ingrédients nécessaires à au
développement de la cellule. Même ici, nos ordinateurs sont encore très loin
d’atteindre la créativité d’un tel agencement et d’une telle sophistication.
Sans compter le très haut degré d’intégration que suppose l’organisation
en poupées russes des tissus, des organes jusqu’à l’organisme. Cela ne peut pas
se comprendre analytiquement. Il y a chez un être humain pas moins de 70 000
milliards de cellules d’à peu près 200 types cellulaires différents. Il n’existe
aucune machine humaine pouvant ne serait-ce qu’approcher d’un pouce une telle
complexité ; pas seulement en raison du nombre prodigieux des éléments, mais en
plus parce qu’il y a aussi une différence structurelle radicale entre la machine
humaine et l’être vivant. La machine fabriquée par l’homme est
assemblée, elle est partes
extra partes, elle n’a aucune unité qui lui soit propre, tandis que le
vivant s’auto-construit, s’auto-régule,
s’auto-répare, s’auto-reproduit
et n’est pas sous la dépendance d’un agent d’entretien extérieur. Il est
autoréférentiel à tous les niveaux de sa croissance, tout ce qu’il
produit est auto-développement, jamais dans l’assemblage
de bric et de broc, et quand il meurt, il est encore recyclé par la vie qui l’a
construit. Cela implique bien sûr des mécanismes
effectifs par milliards
tous coordonnés entre eux. Il n’y a pas de partes extra partes dans la
Vie. On ne peut pas, en partant du mécanisme
cartésien, aller vers le vivant, on peut
tout juste appréhender par le mécanisme quelques détails et jamais
l’unité. Si le vivant est une machine, c’est en y incluant le
pilote, le
concepteur, le programmeur et j’en passe, bref une intelligence extraordinaire
dont nous n’avons pas la moindre idée, tant elle déborde nos limites. Et tout
cela vit, non seulement en unité dans la totalité d’un organisme, mais aussi en
interrelation symbiotique avec un milieu. On mesure donc la pauvreté du mot
« fonctionne » quand il est rapporté au vivant à partir du paradigme mécaniste.
Et encore une fois, parce que l’unité est la règle, la relation des vivants entre
eux – qui est véritablement une relation – se fait surtout à travers une
coopération. Nous vivons dans cet
incroyable prodige de l’unité de la vie dans une incroyable inconscience, sans
savoir ce qu’il représente. Que du haut de son chapeau
mental l’homme ordinaire ne s’en rende même pas compte est tout le luxe que
la Nature lui a concédé comme libre-arbitre, mais n’empêche, comme le reste des
vivant, il est porté dans son existence même par l’immensité de la vie.
L’entendement humain est vraiment très très limité et ne peut avoir qu’une toute
petite idée de ce que représente l’Unité, la raison humaine ne parvient qu’à
composer « des » unités abstraites qui n’ont qu’un rapport très ténu avec
l’unité réelle de la vie.
2) Il n’y a
pas la moindre justification à bâtir des raisonnements à la manière de Kant,
dans la Critique de la Faculté de Juger, en introduisant partout des « comme
si » : Tout se passe « comme si » la vie était intelligente ! « Comme si »
il y avait une unité de la Vie ! « Comme si » la vie était vivante ! etc.
Cette soi-disant prudence est une forme d’arrogance dissimulée pour ne pas
vouloir reconnaître ce qui est là et se voit comme le nez au milieu de la
figure. Il y a une Intelligence à l’œuvre dans ce qui est vivant et
incontestablement, elle se déploie dans l’Unité. Tout le reste, c’est de la
rhétorique pour finasser en évitant éviter de regarder les choses en face. Le
reconnaître ne veut pas
dire que nous ayons moyen de l’expliquer, mais le nier, c’est faire l’autruche.
Il faut rendre ici un hommage appuyé à Rupert Sheldrake qui est certainement le biologiste qui a accomplit la démarche la plus remarquable dans la direction d’une compréhension de l'unité du vivant. Nous n’allons pas revenir en détails sur ce qu’il a découvert, mais nous en tenir aux conséquences. Le vivant est organisé à tous les étages par des champs d’information analogues à ceux que la physique a découvert. Mais alors que la physique a déconstruit le concept chosique de la matière, il semble que la biologie rechigne à se débarrasser des vestiges du mécanisme de la physique classique et de l’animal machine. Or la seule manière sensée de comprendre l’intelligence de l’organisation vivante, c’est de penser non pas « chose », mais énergie-information-unitaire, de la voir comme un champ structurant. Un champ morphique plus exactement. Ou même, comme le fait Sheldrake, de penser les structures vivantes comme enveloppées par différents niveaux de champs qui portent la matrice formelle donnant toute la variété que l’on rencontre dans l’univers vivant. Non seulement le champ morphique est une bonne image de l’intelligence organisatrice, mais en plus il est aussi à même de rendre compte de l’adaptation d’une espèce dans ce qu’elle gagne en mémoire par la répétition et l’habitude. La causalité formative implique que la mémoire est immanente à la Nature.
Plus on se
penche sur le monde vivant plus on est forcé de reconnaître qu’il a constamment
tendance à relier, à vivre l’un avec l’autre et à coopérer. Ainsi que le disait
Lewis Thomas : « il n’existe pas d’être solitaires. Chaque créature est, dans
une certaine mesure, reliée au reste dont elle est, de plus, dépendante ». Ce
sont les réseaux d’organismes que l’on appelle
écosystèmes. C’est à l’intérieur de ces
réseaux que s’effectuent en boucles tous les échanges de matière et d’énergie. A
ce niveau, comme nous l’avons vu, il est impossible de continuer à raisonner en
termes de causalité linéaire. Parce
que tous les processus fonctionnent de manière cyclique.
Ainsi, toute perturbation de forte amplitude ne peut que se répercuter dans
l’ensemble et l’affecter. Elle doit s’étendre à l’ensemble et elle peut même
dans certains cas s’amplifier par des mécanismes de
feedback internes. Ce qui est
extraordinaire, c’est la richesse des interactions. Dans un écosystème
équilibré, les plantes, et les animaux vivent dans un jeu de compétition et de
dépendance mutuelle. Si chaque espèce peut développer une croissance
exponentielle de sa population, elle est en même temps contrôlée et maîtrisée
par ses interactions. Les organismes vivants entretiennent des relations
essentiellement de coopération marquées
par une coexistence qui est simultanément interdépendance. En fait la seule
expression qui convienne ici c’est relation symbiotique. Si une
forme de « compétition » existe, elle se déroule toujours dans un contexte plus
vaste de coopération, de sorte que le système dans son ensemble vise toujours un
équilibre et tend invariablement vers la promotion de la vie. En fait le mot « compétition »,
est puisé dans le vocabulaire égotique des relations humaines et rend très mal
ce qui a réellement lieu. Il en est de même du mot « hiérarchie »
qui souffre du même défaut. Là aussi, nous puisons dans le vocabulaire égotique
pour projeter dans la Nature nos systèmes rigides de domination et de contrôle,
alors qu’il s’agit plutôt ici d’organisation. Et tous les systèmes
vivants sont organisés, non pas de manière pyramidale, comme les théoriciens du
complot aiment à le dénoncer
dans la manipulation humaine. L’image qui conviendrait mieux serait plutôt celle
de l’arbre. L’arbre de vie que l’on
retrouve dans tant de civilisations. L’arbre systémique diffuse le pouvoir de la
sève, de l’intelligence qui l’ordonne, de sorte qu’aucune extrémité, les
feuilles, les fruits, ne « domine » l’autre, tous les niveaux interagissent,
permettant ainsi à l’ensemble de prospérer. La « supériorité »
est un concept égotique. C’est plutôt une organisation dans la complexité. Dans
ce contexte, l’idée de vie prend un sens remarquable qui n’est nullement opposé
à la mort, car la mort
est l’opposé de la naissance, non de la vie. Elle est la destruction qui
participe à tous les étages de la création. La vie se maintient dans une
régénération constante, y compris dans notre propre corps et c’est encore une
raison pour laquelle
l’image rigide de la chose est fausse, le corps n’est pas une statue, mais une
rivière d’énergie.
En fait, la seule question pertinente serait de savoir si le vivant possède oui ou non un certain degré de conscience de l’unité qui le porte. Or nous avons montré à plusieurs reprises que c’est effectivement le cas. Certes pas de manière mentale (mais le mental peut-il appréhender l’unité ?), mais de manière sensible. Ce qui a deux sens : nous avons montré qu’indéniablement, le champ perceptif de l’animal est unitaire. Mais nous avons aussi vu précédemment que le vivant est pris dans une toile sensible qui l’affecte jusque dans la souffrance qui lui est proche. La Vie se sent elle-même dans chaque vivant et dans la moindre de ses parties. La vie cohère avec elle-même comme un soi en chaque vivant et s’éprouve pathétiquement dans tout ce qui l’affecte.
Il faut retourner de fond en comble la question initiale. Comment pouvons-nous passer à côté du sens de l’unité alors même qu’il est omniprésent ? Comment se fait-il que nous ayons fait de l’unité un simple principe de logique et que nous ayons complètement perdu son sens vivant ? La conscience d’unité ne devrait-elle pas être notre état naturel ? Il n’existe rien d’autre que l’unité. Tout autre état peut être « normal », vu les conditions que nous avons crées, mais ne sera jamais naturel.
1) Selon la
parole du poète : « aucun homme n’est une île », mais tous existent au sein du
même continuum, si bien qu’aucun d’entre eux n’est en réalité séparable d’un
autre. Pas plus qu’il ne peut être séparé du continuum de la Vie, de l’unité
vivante de la Terre et de l’univers tout entier. C’est le fait métaphysique
fondamental. Impossible à défaire, impossible à nier car c’est le tissu même de
l’existence et sa vérité la plus essentielle.
Cependant, il est tout de même possible de croire dans la séparation. Et c’est bien ce que l’humanité a fait. L’implication en est que sur l’unité réelle, le mental doit dès lors projeter la dualité jusqu’à la rendre à force d’auto-persuasion irréductible. La pensée de la séparation une fois apparue, (texte) engendre la croyance dans la séparation et comme la croyance agit et qu’elle est ce sur quoi se fondent les actes, il en résulte que le mental manifeste dès lors une expérience de la séparation, une expérience qui en définitive ne sera jamais réelle, car elle ne se fonde sur rien, mais elle permettra pourtant d’édifier un monde de séparation peuplé d’une infinité « d’autres ». Des moi séparés. Des identités séparées, des cultures, des religions, des histoires, des mondes séparés etc. Alors chacun sera à même de penser et de croire qu’il est un ego « spécial », différent des « autres ». Croire qu’il est une île. Chacun pourra revendiquer sa différence, s’arroger le droit d’ériger sa différence en « principe » et de la proclamer, de sorte que de ce processus naîtra implacablement l’idée de supériorité.
Dans la Réalité, chaque existence est une vague du même océan, une vague ne peut pas être séparée des autres et encore moins être dissociée de l’océan qui forme la matrice de toutes les vagues. Dans la Réalité donc, l’idée de supériorité n’existe pas. La rose n’est pas supérieure au lilas, qui n’est pas supérieur au muguet, chacune expression est l’efflorescence radieuse de la même Vie et offre une touche irremplaçable à la même beauté. Mais à partir du moment où la dualité fait son office, à partir du moment où la dualité devient rigide et prend la forme de la séparation, l’ego qui en est le seul sujet se trouve dans une situation paradoxale. Il a besoin d’un « autre » pour se prouver à lui-même qu’il est bien un ego « spécial » séparé et autonome, il exige d’être confirmé et reconnu dans sa différence. Il ne peut pas l’être dans la Réalité et il ne pourra jamais l’être, car il n’existe rien de tel qu’une individualité séparée et indépendante, car l’Être est essentiellement Un. Aussi l’ego, qui n’est jamais qu’une pensée séparée et nombrilique, doit s’affirmer dans l’illusion, aussi a-t-il besoin de réassurer à l’aide de l’autre la pensée de la séparation. De réitérer l’illusion. Chaque ego appelle la pensée d’un autre ego pour qu’il le confirme dans son inaccessible différence. Seulement, dès qu’il s’est posé séparé et indépendant, il est aussi obligé de voir l’autre comme indépendant et séparé, ce qui est très menaçant.
Pour
maintenir l’illusion d’une existence séparée, j’ai besoin d’y croire et
de me faire croire, j’ai besoin que les autres soutiennent la dualité qui est la
condition même de mon affirmation et sans laquelle elle ne pourrait pas tenir la
route. Il faut que je puisse enfin affirmer ma particularité de manière
irréductible, élever ma propre statue au point de me convaincre qu’elle est
réelle. Mais cela ne marche jamais ! C’est une tentative toujours relancée et
toujours vouée à l’échec, un rêve qui reste un rêve toujours menacé par son
incohérence, un rêve qui vire nécessairement au cauchemar. Tout ce que je puis
faire, c’est renforcer l’image de moi en suscitant chez les autres une
adhésion qui excite la confirmation de mon existence personnelle. Mais bien sûr,
il y a rarement des oreilles aussi complaisantes, ou bien elles en le sont qu’un
temps, car en vertu du même principe par lequel je veux être « moi », « moi »
séparé, et ne m’intéresser qu’à moi, l’autre en face – fait la même chose » ! Et
il ne s’intéresse qu’à lui-même et se fiche pas mal de moi ! Fait insupportable
en plus, l’autre – que je réduis alors à une image - est dans une position où,
en vertu de ma dépendance à son égard, il peut sévèrement attenter à mon image.
Vexer mon amour propre. Déboulonner ma
statue. Me réduire à moins que rien et
défaisant cette image de moi dont j’ai besoin pour exister de manière séparée
dans la dualité. L’autre est virtuellement mon ennemi car il peut refuser de
jouer le jeu et percer ma carapace. La seule option qui me reste alors pour
confirmer mon existence séparée, c’est de tenter de le
soumettre. De lui
infliger ma vengeance quand il a osé… attenter à mon honneur. En lisant la
terreur dans son regard effrayé, j’aurai pour un instant la jouissance furtive
de mon affirmation personnelle, « moi » trouvant confirmation de ma volonté de
séparation dans l’asservissement d’un autre. L’ego ne gagne un petit triomphe
qu’en maintenant le conflit. Mais il sera difficile de maintenir longtemps une
illusion qui est tellement contraire à la réalité qu’elle est dès le départ
vouée à l’effondrement.
On peut pourtant se chercher des attelle pour soutenir un édifice qui risque de s’écrouler un jour ou l’autre. Tant qu’on y est, on peut aussi s’y mettre à plusieurs pour renforcer un ego collectif, un « nous » face à « eux », qui permette à quelques uns (pas tous surtout pas, il faut qu’il y ait dualité!) de partager une même image, de flatter une même identité, contre des « autres », d’un autre parti, d’une autre culture, d’une autre religion, d’une autre nation, d’une autre couleur de peau etc. Les uns pourront alors prendre l’identité des forts et des vainqueurs tandis que les autres prendront l’identité des faibles et des vaincus. Bourreaux et victimes pris dans la même folie. Et avec ce mécanisme, on peut fabriquer toute la démence de l’Histoire. Une Histoire de fous écrite pas des egos qui se racontent des histoires de fous, fabriquent un cauchemar qui n’a jamais eu le moindre rapport avec la Réalité. Qui est complètement inventé. Sur une base fallacieuse. Dans la Réalité, il n’y a pas « d’autres ». Le tort que je fait à un soi-disant « autre », c’est le tort que je me fais à mon propre soi. Dans la Réalité, il n’y a qu’une Vie qui s’aime elle-même et qui s’éprouve elle-même en chacune de ses Manifestations. Il ne peut pas y avoir la moindre raison dans le fait de s’en prendre à soi-même, sinon inconsciente dans des mémoires résiduelles qui portent l’incapacité de se pardonner à soi. Mais celui qui se pardonne à lui-même, pardonne aussi à tous les autres. Et l’élan est donné qui se propage comme une onde, la vague de l’acceptation et de la compassion qui se répand tandis que le sentiment de l’unité refait surface. A chaque fois que la dualité s’estompe, la vérité réapparaît, le pressentiment de l’Unité devient imminent. Jean Klein dit que c’est une invitation de la Réalité. Que nous sommes libre d’accepter ou de refuser… pour continuer le jeu sévère, épuisant, le jeu terrible et malheureux de la séparation.
2) La question de l’unité de ce qui est est verticale. Pas horizontale. (texte) Intemporelle et non liée au temps psychologique. Elle transcende toute représentation - quelle qu’elle soit - car précisément la représentation se meut d’ordinaire (mis à part la donation poétique) dans la dualité. La pensée représentative n’est jamais aussi à l’aise que dans le jeu des concepts duels qui permettent de la renforcer et de la réifier. L’intellect mis au service de l’ego adore la dualité et l’erreur de l’intellect consiste à produire et à reproduire de la division, là où il n’en n’existe pas. Ou bien à composer des unités fictives qui ne correspondent à rien de réel et de vivant. (texte) C’est la pensée fragmentaire dans les termes de David Bohm et Krishnamurti. L’intellect engendre avec une grande facilité l’opposition sujet/objet qui est la première forme de la dualité et il n’a guère de difficulté pour inventer ensuite l’opposition moi/l’autre et la réifier encore plus. Dans toutes les avenues du savoir et dans tous les domaines de la vie. Mais il perd toute intelligence de l’unité. Or à chaque fois que l’unité est perdue, il n’y a au fond qu’ignorance.
Pour mieux comprendre ce qui se passe, il est indispensable d'explorer ce qui se produit au sein des états de conscience. Celui qui lit les écrits de l’advaita-Vedanta, verra qu’il y est beaucoup question de l’avastha-traya, (texte) la théorie des trois états relatifs de conscience. (texte) Littéralement advaita veut dire non-dualité. Vedânta veut dire aboutissement de Veda, la connaissance. L’ultime connaissance est celle qui mène sur les rives de l’unité de la Conscience. Les trois états relatifs de conscience sont le sommeil profond, le rêve et l’état de veille. Dans le sommeil profond, ou sommeil sans rêve, le moi a disparu, le sujet s’est résorbé au sein de la Nature. Comme l’a spirituellement dit Alain, dans le sommeil, je suis tout, mais je n’en sais rien. La conscience résorbe l’espace, le temps, la causalité et reviens vers le Soi. Elle est tout, mais la torpeur dans laquelle elle se trouve engloutie empêche toute reconnaissance de cette unité. Dans l’état de rêve se produit une manifestation bigarrée de formes. L’ego est à demi manifesté et avec lui la dualité sujet/objet fait son apparition. Il croit être victime d’une histoire, il croit que tous les événements qui se produisent sont réels.
------------------------------La
déréliction ne prend fin qu’au réveil, quand surgissant dans la
vigilance, le sujet renvoie à l’illusion les mirages de la nuit. A ce moment là,
il apparaît très clairement que la dualité sujet/objet dans laquelle se situait
l’expérience onirique était fictive. En vérité, il n’y avait que l’unité, le
spectateur, le spectacle et l’histoire n’était que la conscience du rêveur et
rien d’autre, mais encore une fois, l’unité réelle demeurait voilée. A l’état
de veille, et sous l’impulsion de l’ego, la dualité se durcit, devient très
forte et très convaincante. Le sentiment de déréliction de l’ego dans le Monde
en est la conséquence, et il est d’autant plus farouche que l’ego s’identifie
fortement au corps et au domaine des formes. C’est dans la
vigilance hypertendue que les oppositions
de la dualité paraissent les plus réelles. Ce que le Vedânta
soutient, c’est qu’encore une fois, l’unité de l’Être n’a pas disparu, elle est
seulement recouverte par le voile de l’illusion de la dualité. L’état dit de
« veille », innervé de l’intérieur par la dualité, est en fait un état encore
passablement confus et pénétré d’inconscience, c’est pourquoi, cet état,
quelles que soient ses formes, est appelé un état d’ignorance, avidya.
Privation de vidya, la vision de l’unité réelle. Ce n’est pas
véritablement un état d’éveil, car il est très sérieusement limité et livré au
jeu des conditionnements de l’ego. L’Éveil véritable n’advient que lorsque la
vision de l’unité surgit et qu’elle est embrassée de manière définitive. C’est
un basculement de la conscience (shift of awareness) radical.
L’expression non-dualité du Vedânta marque une prudence, une manière de
refuser de définir l’Unité, de l’enfermer dans un système, parce qu’en
elle-même, elle est insaisissable conceptuellement. Elle est, mais de
manière tout à fait inexplicable pour le mental. Le mental ne peut pas saisir
l’unité, car elle n’apparaît que quand sont suspendues les constructions
mentales ordinaires. L’advaita préfère insister sur ce qui fait obstacle
à la vision de l’unité, il pointe en direction de l’unité, en laissant ouverte
la question de ce qu’elle est. Nous sommes donc ici à l’extrême limite de la
philosophie, à l’extrême limite de ce que la science peut connaître, à l’extrême
limite de ce que l’art peut atteindre et de ce que la religion peut inculquer.
Sur le seuil d’une ouverture soudaine de conscience, du satori comme on
dit dans le Zen. Le seuil de la mystique véritable. D’après son biographe
immédiat, Plotin a fait plusieurs fois l’expérience de l’unité et c’est cette
expérience qui imprègne de sa nostalgie toute son œuvre. La conscience d’unité
est la clé de la philosophie de Plotin. Mais ce n’est pas une philosophie, même
si elle a pu inspirer une philosophie. La seule manière d’y voir un peu
plus clair est d’évoquer ici un état supérieur de conscience en prenant bien
soin de ne pas parler d’un état dit « altéré » de conscience, car c’est tout le
contraire. C’est la vigilance ordinaire qui est un état altéré de conscience,
car
sévèrement limité dans la conscience que le sujet a de lui-même.
Dès lors, la difficulté - et elle est de taille- c’est que, de même que nous rejetons les mirages et les inepties du rêve en entrant dans l’état de veille, il doit se produire la même chose en sortant des rêves de la dualité pour entrer dans la conscience d’unité. Et attention, il ne s’agit bien d’un état, pas d’une acrobatie intellectuelle, un système « d’unicité » conceptuelle sorti tout droit de la fabrique du mental. (texte) C’est une expérience vivante, très réelle, puissante mais rebelle à toute conceptualisation. Le paradoxe que l’on retrouve maintes fois dans la spiritualité vivante, c’est que l’unité est inconceptualisable, mais elle peut être vécue par un être humain. Elle peut même frapper à sa porte sans qu’il l’ai cherché. C’est ce qu’on s’appelle éveil spontané. (texte) Michel Hulin emploie le terme mystique sauvage. Parfois complètement en dehors de toute tradition. (texte) La conscience d’unité peut aussi sembler être le fruit d’une longue préparation à travers des exercices spirituels. Telle est la voie du yoga classique, la préparation par les postures, le travail du souffle, la méditation. Telle est la voie de l’attention en pleine conscience dans le Zen, (texte) le centrage de la conscience dans le Tai-chi. La prière du cœur dans les pratiques de l’Église orthodoxe Russe. La méditation sur la respiration recommandée par Bouddha etc. C’est malheureusement une dimension que nous avons perdu dans la philosophie grecque mais qui était pourtant très vivante, notamment dans l’orphisme et autour de Pythagore.
Une fois que nous comprenons que l’Un dont parle la mystique n’est pas un concept, mais le fondement sur lequel joue le multiple, que l’unité est ouverte à l’âme dans l’expérience intérieure, il devient évident qu’existe de profondes affinités entre des monde conceptuels que nous avons tendance à séparer. Relisons Plotin dans la V ème Ennéade :
« Il est raisonnable d'admettre que l'acte qui émane en quelque sorte de l'Un est comme la lumière qui émane du soleil; toute la nature intelligible est une lumière; debout, au sommet de l'intelligible et au dessus de lui, règne l'Un, qui ne pousse pas hors de lui la lumière qui rayonne. Ou encore, nous admettrons que l'Un est, avant la lumière, une autre lumière qui rayonne sur l'intelligible, en restant immobile. L'Etre qui vient de l'Un ne se sépare pas de lui et n'est pas identique à lui. Il est faux qu'il ne soit pas une substance, et qu'il soit comme un aveugle: il voit, il se connaît lui-même; il est le premier être connaissant. L'Un est au delà de la connaissance, comme il est au-delà de l'intelligence; il n'a pas plus besoin de cela connaissance que de nulle autre chose. La connaissance est une certaine unité; lui est simplement unité; s'il était une certaine unité, il ne serait pas l'Un en soi. L'Un est antérieur à quelque chose.
C'est pourquoi, en vérité, il est ineffable; quoi que vous disiez, vous direz quelque chose: or ce qui est au delà de toutes choses, ce qui est au delà de la vénérable intelligence, ce qui est au delà de la vérité et qui est en toutes choses n'a pas de nom, car ce nom serait autre chose que lui".
Un texte qui pourrait mot pour mot être mis dans la bouche d’un auteur spirituel indien. Et bien sûr, il n’est pas nécessaire que Plotin ait voyagé vers l’Inde pour pouvoir dire ces choses, comme les philosophes qui ont accompagné Alexandre dans ses conquêtes. En substance l’expérience de l’unité est la même, car c’est l’expérience de la Conscience même, qu’elle soit ensuite moulée dans la langue grecque, le sanskrit, le français, l’allemand de Maître Eckhart, ou l’anglais importe peu. Quiconque a quelquefois croisé la saveur de l’unité, s’y sentira immédiatement familier. Ce que le Vedânta a à dire ajoute c’est que la conscience d’unité est aussi naturelle que les trois états de veille, de sommeil et de rêve que rencontre tout être humain. C’est seulement rehaussement de la conscience à un degré plus large, plus sensible et en même temps plus intime à Soi. Enfin, pour prolonger ce que Platon dit à un moment dans le Banquet, l’unité est aussi l’amour qui unit toutes choses dans la création.
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L’unité n’est donc pas réductible à l’abstraction d’un nombre qui permet de compter. Et cependant elle ne l’exclut pas, car comme l’avait découvert Pythagore, le nombre est partout présent dans la nature et l’unité donne forme à l’harmonie. Les mathématiques sont partout dans l’Univers et elles montrent abondamment la répétition séquentielle des mêmes structures géométriques. Ce serait trop long à expliquer et nécessiterait une nouvelle leçon.
L’unité n’est pas la construction mentale d’allure totalitaire d’un système et aucun système ne peut rendre raison de l’unité. Et pourtant, comme le dit Platon, tout est lié dans la Nature, même si le système des choses toujours nous échappe. L’unité n’a pas son modèle dans la particularité irréductible, c’est au contraire la volonté de l’ego d’affirmer une particularité irréductible qui tend à détruire l’unité. Les philosophes ont inventé le mot juste : chaque existence est singulière, ce qui veut dire qu’elle porte en elle, de manière à chaque fois originale, l’Universel dans un forme qui semble, si on la sépare du tout, particulière. L’unité s’inscrit dans le cœur vibrant de chaque être, comme son Soi le plus intime, mais elle n’est pleinement reconnue que quand elle est consciemment expérimentée comme unité dans tout ce qui est. C’est ce que veut dire conscience d’unité. Il n’est donc pas étonnant que l’approche scientifique qui secrètement la cherche puisse la manquer, parce que l’objectivité repose sur la séparation sujet/objet alors que précisément elle ne peut se révéler que quand cette séparation prend fin. Dire de l’unité qu’elle est la marque du Divin serait le dernier mot, mais nous avons accolé à Dieu tellement de surimpositions, le mot est devenu tellement confus, qu’il vaut mieux l’éviter. Ou s’en servir avec une grande prudence.
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Questions:
1. L'état de division est-il naturel?
2. Dans quelle mesure le mode d'existence à l'occidentale crée-t-il les conditions d'une conscience séparée?
3. En définitive, n'est pas un mode de protection de l'ego qui nous incite à renforcer la conscience de la séparation?
4. Quand la physique parle d'unité du réel, ne devient-elle pas métaphysique?
5. Faut-il démystifier la religion pour donner à la conscience d'unité sa véritable valeur?
6. Le règne de la division est-il un fait où une construction de l'esprit?
7. Peut-on tirer de l'existence d'autrui un argument pertinent pour repousser l'unité du réel?
© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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